- Billet invité -
Par Olivier Delorme
Olivier Delorme est écrivain et historien. Passionné par la Grèce, il est l'auteur de La Grèce et les Balkans: du Ve siècle à nos jours (en Folio Gallimard, 2013, trois tomes), qui fait aujourd'hui référence. Une interview qu'il avait accepté de donner à L'arène nue à l'occasion de l'arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce est disponible ici.
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Une décennie de conflits (1912-1922)
Pour la Grèce, le cycle ouvert par les succès des guerres balkaniques en 1912 s’est achevé en 1922 par la Grande Catastrophe : l’arrivée dans ce petit pays pauvre (4,7 millions d’habitants) d’1,5 million de réfugiés, souvent démunis de tout, chassés « à chaud » de la République turque en gestation ou « échangés » en vertu du traité de Lausanne (24 juillet 1923). Dans cette catastrophe, l’autoritaire roi Constantin Ier, un Glücksburg beau-frère du Kaiser, attaché à une neutralité très pro-allemande lors du premier conflit mondial, déposé par une intervention militaire de l’Entente en 1917 puis restauré par un plébiscite truqué en 1920, a joué les premiers rôles. Même si c’est le Premier ministre démocrate et modernisateur Vénizélos, renvoyé deux fois en 1915 parce qu’il voulait ranger son pays au côté de l’Entente, qui a engagé le processus en obtenant des concessions territoriales en Asie Mineure lors de la conférence de Paris, puis un mandat de maintien de l’ordre en Anatolie contre la révolte nationaliste de Kemal.
La société grecque sort durablement déstabilisée de cette décennie de conflits. D’autant que tous les pays d’Europe du Sud-Est seront bientôt frappés avec une particulière violence par la crise de 1929. Si bien que, de coups d’État en troubles sociaux, la République établie en 1924 laisse place à une monarchie qui, à peine rétablie, se transforme, le 4 août 1936, en une dictature inspirée du fascisme italien, dirigée par le général Métaxas, sous l’autorité du roi Georges II.
La Deuxième guerre mondiale
Or, malgré cette proximité idéologique et les accords de clearing qui ont fait de Berlin un partenaire essentiel d’Athènes (1), Mussolini attaque la Grèce le 20 octobre 1940. Hostile à toute turbulence balkanique alors qu’il prépare l’attaque de l’URSS, Hitler le lui a pourtant interdit, le 4, au Brenner. Mais le Duce, dépité d’avoir trop peu obtenu de la France, humilié de n’avoir pas été prévenu de l’entrée des Allemands en Roumanie et convaincu que l’invasion de la Grèce sera une promenade militaire, a décidé de passer outre.
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Métaxas |
Métaxas repousse l’ultimatum italien. Mais espérant qu’Hitler arrête Mussolini et craignant de l’indisposer, il n’accepte qu’avec retard l’aide militaire britannique. Son « Όχι » (Non) n’en provoque pas moins un enthousiasme patriotique auquel participe jusqu’au Parti communiste (KKE), persécuté la veille encore. Ainsi son secrétaire général, de sa prison et malgré le Pacte germano-soviétique, appelle-t-il ses camarades à combattre « sans réserve » dans la guerre conduite « pour la liberté, l’honneur, notre indépendance nationale »… par Métaxas.
Bien qu’inférieure en nombre et plus encore en matériel, l’armée hellénique repousse l’attaque lancée depuis l’Albanie (occupée par l’Italie en avril 1939) – première victoire d’un pays agressé par l’Axe – jusqu’à plus de 50 km au nord de la frontière. Mais du même coup, elle contraint Hitler à sauver son allié de l’humiliation. Les troupes allemandes stationnées en Bulgarie pénètrent en Grèce le 6 avril 1941. La Yougoslavie, où un coup d’État renverse le régent qui avait cédé aux pressions allemandes, est écrasée en quelques jours. Les nazis tournent alors la Ligne Métaxas, inspirée par la Ligne Maginot, qui ne couvrait que la frontière bulgare ; partout, et notamment aux Thermopyles, ils se heurtent à une résistance acharnée. Mais la coordination entre Grecs et Britanniques est mauvaise, les Allemands disposent de la maîtrise du ciel, de la supériorité matérielle… et de quelques amitiés à l’état-major grec.
Le 18 avril, le successeur de Métaxas (mort de maladie en janvier) se suicide faute de pouvoir obtenir du roi les décisions qu’il juge nécessaires. Puis le 21, le général Tsolakoglou, hostile à la guerre dès le début, capitule en Macédoine occidentale ; il deviendra le chef du premier gouvernement de collaboration. Le 27, la croix gammée flotte sur l’Acropole. Le roi, son Premier ministre Tsoudéros - un libéral contraint de maintenir à leur poste les hommes de Métaxas - les soldats britanniques et grecs qui l’ont pu se sont repliés en Crète. Les premiers actes de résistance, très nombreux, consistent à faire évader ceux qui n’ont pu partir. Tandis que Hitler – décision sans équivalent – rend hommage à la combativité des Grecs en libérant leurs prisonniers de guerre… dont beaucoup constitueront les premiers maquis.
Du 20 au 30 mai, les parachutistes allemands s’emparent de la Crète. Mais la défense de l’île, à laquelle participe la population, est si meurtrière que le commandement allemand renoncera aux opérations aéroportées d’envergure, à commencer par celle qui devait viser Malte. Surtout, la ténacité des Grecs, en différant l’attaque de l’URSS, empêchera les Allemands d’arriver devant Moscou avant l’hiver, tandis que les 300 pilotes et 370 appareils perdus en Crète manqueront cruellement pour ravitailler Stalingrad.
L'énergique Résistance grecque
La contribution de la Grèce à la victoire est donc loin d’être négligeable. D’autant que la Résistance y est immédiate : dès l’arrivée des nazis sur l’Acropole, l’evzone qui avait la garde du drapeau grec s’en enveloppe et se jette dans le vide ; puis le 30 mai, deux étudiants,
Manolis Glézos et Lakis Sandas, en arrachent le drapeau nazi. En ville, les manifestations populaires contre les occupants se multiplieront, contraignant par exemple les nazis, cas unique, à renoncer au Service du travail obligatoire. Quant aux maquis, dès la fin de 1942, ils coupent la ligne d’approvisionnement de l’Afrikakorps qui passe par le chemin de fer de Thessalonique au Pirée, au moment où Rommel tente de stopper les Alliés devant El-Agheila. Ils contrôlent aussi des régions montagneuses où Italiens et Allemands n’osent plus s’aventurer et où la population expérimente des formes inédites d’autogouvernement.
La répression est d’autant plus sauvage : après la Pologne et l’URSS, la Grèce connaîtra les pertes humaines (8 % à 9 % de la population ; 1,5 % en France) et matérielles les plus considérables en Europe. En outre, la perturbation des circuits économiques par le partage du territoire entre trois occupants – allemand, italien, bulgare – et la mise en coupe réglée du pays déclenchent, à l’hiver 1941-1942, une famine, sans équivalent durant cette guerre, qui tuera entre 250 000 et 300 000 des 7,36 millions de Grecs.
Dans le même temps, Churchill crée les conditions d’une autre tragédie en voulant imposer, à la Libération, le retour d’un roi discrédité par son rôle à la tête du régime Métaxas. En Égypte, il préserve ainsi les cadres de la dictature et recourt à la force contre les démocrates et communistes des brigades grecques libres, qui exigent leur mise à l’écart. Et en Grèce, les agents britanniques favorisent par l’argent et les armes les mouvements qui, bon gré mal gré, acceptent de se rallier au roi, contre l’EAM/ELAS (Front national de libération/Armée populaire grecque de libération), de très loin le plus important et le seul présent sur tout le territoire, organisé autour du KKE mais qui regroupe bien au-delà, jusqu’au centre-droit républicain et à certains secteurs de l’Église. Si bien que la concurrence attisée par les Anglais tourne de à l’affrontement. D’autant que, après l’armistice signé par le gouvernement Badoglio le 3 septembre 1943, l’ELAS s’empare de nombreux dépôts d’armes des troupes italiennes en pleine débandade.
La dernière année d’occupation sera particulièrement terrible. Victimes de la famine comme les autres Grecs, soumis aux travaux forcés et aux violences, les juifs de Thessalonique (80 % des juifs de Grèce) qui n’ont pu rallier les maquis sont déportés entre mars et août 1943 : plus de 75 % des 48 974 juifs de Grèce du Nord sont gazés à Auschwitz dès leur arrivée, et une centaine sont affectés au Sonderkommando. La révolte d’octobre 1944, qui fait sauter un crématoire, leur doit beaucoup et les derniers mourront en chantant l’hymne national hellénique. Ailleurs en Grèce, à Athènes notamment, les juifs bénéficieront souvent d’une aide efficace de l’EAM, de l’Église et de la population.
Une occupation particulièrement meurtrière
La terreur se déchaîne également à la périphérie des bastions des maquis. Wehrmacht et SS y brûlent les récoltes, tuent le bétail, empoisonnent les puits. 2300 otages sont exécutés dans le seul Péloponnèse de novembre 1943 à juillet 1944 ; d’autres sont encagés en tête des trains afin de dissuader les saboteurs. Les Allemands multiplient les « Oradour » : 700 habitants de Kalavryta, à l’est de Patras, sont massacrés en décembre 1943 ; Komeno de l’autre côté du Golfe de Corinthe, Klissoura en Macédoine, Distomo, non loin de Delphes, sont d’autres localités martyres. Dans ce dernier cas, le carnage dure trois jours, le pope est décapité, les hommes sont torturés, pendus ou abattus, les femmes violées, on leur coupe les seins ou leur ouvre le ventre, des enfants sont éviscérés… Au total, près de 900 villages seront rasés et 500 autres en grande partie détruits.
Les armateurs au secours d'un pays ruiné
À Athènes et au Pirée, les Allemands et leurs supplétifs grecs bouclent périodiquement les quartiers populaires. Durant ces
bloka, les maisons sont pillées et la population rassemblée sur une place où les suspects, désignés par des délateurs cagoulés, sont souvent torturés en public, avant d’être envoyés au camp de concentration d’Haïdari, pendus ou fusillés sur place, comme les 200 habitants de Kaisariani, le « petit Stalingrad » (1er mai 1944), auxquels le Premier ministre Tsipras est allé rendre hommage le jour de sa prise de fonction le 26 janvier 2015.
Les conséquences de cette terreur sont multiples : en 1945, la production agricole a chuté de plus de 50 % par rapport à 1939 et la moitié des ouvriers et paysans est au chômage ; l’extrême pauvreté, la faim et la maladie règnent un peu partout ; 65 % des véhicules à moteur, 95 % du matériel roulant des chemins de fer, 70 % des ponts et plus de 50 % du réseau routier sont détruits ou inutilisables ; la circulation monétaire est passée de 24 millions à 68 milliards de drachmes de 1941 à 1944, et le litre d’huile de 50 à 400 000. À la Libération, dans ce pays ravagé, l’armement maritime est la seule activité qui peut repartir rapidement et faire rentrer des devises, raison pour laquelle elle est alors défiscalisée. Nombre d’armateurs ont en effet mis leur flotte au service des alliés et reçoivent, pour compenser leurs pertes, des liberty ships américains ainsi que des navires italiens. Car, contrairement à l’Allemagne, l’Italie et la Bulgarie payent alors des dommages de guerre à la Grèce.
Une Libération sous patronage Britannique
Cette Libération est en outre pleine de désillusions. Les 9-10 octobre 1944, lors d’une rencontre à Moscou, Churchill et Staline scellent un « accord des pourcentages » qui donne à la Grande-Bretagne (en accord avec les États-Unis) 90 % d’influence en Grèce, contre 10 % à l’URSS. Le 14, les Britanniques défilent dans Athènes sous les acclamations de la foule. Pourtant, le général anglais Scobie va se comporter davantage en gouverneur de colonie qu’en libérateur. Il s’oppose à l’amalgame des résistants dans l’armée régulière (réalisé alors en France par de Gaulle) que réclament les quelques ministres que Churchill a concédés à l’EAM après avoir longtemps bloqué la formation d’un gouvernement d’union nationale. Pire, Scobie ne désarme pas les supplétifs des nazis qui tuent 100 à 200 manifestants pacifiques en plein centre d’Athènes, les 3 et 4 décembre, puis il s’en prend à l’EAM plutôt qu’aux assassins.
Incapable de se faire entendre pacifiquement, l’EAM tente alors d’établir un rapport de force par l’insurrection : le 12, les Anglo-gouvernementaux ne contrôlent plus que quelques km2 dans Athènes et les installations portuaires du Pirée. Mais Churchill (scandalisant Roosevelt) envoie des renforts et fait mitrailler par la RAF les quartiers victimes des bloka allemands quelques semaines plus tôt. Et la direction de l’EAM renonçant à engager l’essentiel de ses forces – elle n’a jamais eu pour but que d’être associée au pouvoir, pas de s’en emparer –, le rapport de force s’inverse : le 12 février 1945 (la conférence de Yalta s’est terminée le 11), elle accepte de désarmer l’ELAS.
Or, les engagements obtenus en échange ne seront jamais tenus. Au contraire, le gouvernement sous tutelle anglaise organise une terreur blanche dont les ex-collaborateurs des nazis sont le bras armé et les anciens résistants la cible ; ces derniers s’organisent en groupes d’autodéfense : la logique de guerre civile est en place. Jugeant impossible la tenue d’un scrutin équitable, le très stalinien secrétaire général du KKE Zachariadis, rentré depuis peu de Dachau, impose le boycottage des élections législatives du 31 mars 1946. Massivement truquées, celles-ci seront suivies d’un plébiscite (1er septembre) sur le retour du roi qui le sera tout autant. Les libertés individuelles et publiques sont restreintes, la terreur s’amplifie et, en réponse, l’Armée démocratique (AD) de Grèce est créée le 28 octobre 1946.
Sous le commandement d’un ancien résistant, Markos Vafiadis, l’AD remporte d’importants succès, mais si Staline trouve intérêt à ce que Yougoslaves et Bulgares l’aident, il n’a nulle intention de remettre en cause son accord avec Churchill : gêner les Occidentaux, oui ; risquer un conflit avec eux pour la Grèce, non. D’autant que les Anglais cèdent la place aux Américains, qui dotent l’armée royaliste de conseillers et de puissants moyens. Zachariadis ne comprend pas la situation. Il impose des choix stratégiques désastreux, puis prend le parti de Staline contre Tito – alors que ce dernier fournit l’aide matérielle la plus importante à l’AD.
Le terrible bilan de la guerre civile grecque
La guerre civile prend officiellement fin en 1949 ; elle ne se termine véritablement qu’avec la chute de la dictature des Colonels en 1974 (c’est alors seulement qu’est abrogée la loi d’exception du 27 décembre 1947 interdisant l’EAM et le KKE). Ce conflit a fait au moins 150 000 morts et les exécutions se poursuivent jusqu’en mai 1955. 70 000 à 100 000 (ou plus) anciens résistants, conscrits ou citoyens soupçonnés d’être de gauche ont été déportés dans les camps de concentration des îles où les violences, la torture, les exécutions sommaires sont quotidiennes. 900 000 paysans suspects de sympathies pour la rébellion ont été déplacés vers des banlieues privées de tout équipement, 1000 villages supplémentaires ont été détruits. 80 000 à 100 000 Grecs ont choisi l’exil vers les pays socialistes. Déchéance de nationalité, confiscation des biens, révocation de fonctionnaires, suppression des droits syndicaux, institution d’un certificat de civisme indispensable pour obtenir un emploi, une patente, un permis de chasse… et que la police peut refuser de manière discrétionnaire, complètent le tableau d’un régime qui n’a guère plus que les apparences d’une monarchie parlementaire. Il s’agit en réalité, comme le montre l’assassinat du député Lambrakis en 1963 (l’affaire « Z » du livre de Vassilis Vassilikos et du film de Costa Gavras), d’un État autoritaire dominé par des forces extraconstitutionnelles – l’armée, l’appareil de sécurité, le palais et notamment la reine Frédérika, petite-fille du Kaiser (2) et pasionaria de la réaction. Et le très partiel processus de démocratisation amorcé en 1955 est interrompu par le coup d’État des Colonels d’avril 1967.
Les États-Unis privilégient l'Allemagne par rapport à la Grèce
Tous les gouvernements grecs de l’après-guerre sont donc sous l’étroite surveillance des États-Unis, et c’est en réaction à la situation en Grèce et en Turquie que le président américain Truman énonce, le 12 mars 1947, sa nouvelle doctrine de politique étrangère, en application de laquelle est mis en œuvre le Plan Marshall. Mais en Grèce, à cause de la guerre civile, cette aide sera dirigée à 60 % vers l’armée. Or, si la conférence de Paris évalue le montant des dommages de guerre dus à la Grèce par l’Allemagne à 7,2 milliards de dollars, la nouvelle politique américaine va privilégier le redressement de la RFA. Ainsi les accords de Londres du 27 février 1953 consistent-ils, selon l’expression de l’historien de l’économie allemand Albrecht Ritschl (3), en un défaut de paiement organisé par Washington, sur lequel se fonda le « miracle économique » allemand. L’Allemagne voit alors ses différentes dettes réduites (entre 45 % et 60 %), bénéficie d’un moratoire de cinq ans et d’un rééchelonnement de long terme pour le paiement du solde, les annuités étant limitées à 5 % du revenu de ses exportations. Enfin, le règlement des réparations se trouve renvoyé à la conclusion d’un traité de paix avec les Alliés, lui-même conditionné à la réunification.
De surcroît, dans une Grèce qui connaît un important exode rural et une industrialisation insuffisante pour l’absorber, l’émigration est une indispensable soupape aux tensions sociales et politiques internes. Plus d’un million d’hommes (à peu près l’accroissement naturel) quittent la Grèce entre 1950 et 1970, dont 80 % pour l’Allemagne, leurs transferts financiers fournissant une des principales rentrées en devises. Maintenir le statu quo politique et social interne supposait donc de ne pas fâcher Bonn, qui trouvait avantage à cette main-d’œuvre à bas coût : après le putsch des Colonels, l’ambassadeur de RFA sera ainsi le premier Européen à demander audience au nouveau ministre des Affaires étrangères. Au total, l’Allemagne n’aura versé à la Grèce que 115 millions de Deutsche Marks (moins de 60 millions d’euros) en 1960, destinés aux seules victimes de persécutions raciales.
Quand la crise européenne fait resurgir brutalement la question des réparations
La question des réparations ne sera de nouveau soulevée qu’en 1996, par le ministre des Affaires étrangères socialiste Pangalos. Mais c’est la crise de 2008-2009 qui la relance véritablement. En effet, l’intransigeance allemande vis-à-vis de la Grèce aboutit alors à un conditionnement de « l’aide » européenne qui porte atteinte aux droits du Parlement, à la Constitution, à l’État de droit, et aboutit à une précarisation/paupérisation de masse ainsi qu’à une crise humanitaire, sans résultat économique probant. Elle ravive aussi le souvenir de l’Occupation et de la famine, diffusant du même coup dans l’opinion l’idée que si l’Allemagne refuse toute remise de dette à la Grèce, la Grèce se trouve justifiée à réclamer à l’Allemagne le paiement de la dette de guerre jamais payée. Ce sentiment est d’autant plus fort que nombre d’organes de presse et de politiciens allemands justifient alors l’intransigeance allemande par des stéréotypes essentialisants – pour ne pas dire racistes : le Grec fainéant, voleur, fraudeur, menteur – et des propositions – vendre des îles, l’Acropole… – qui choquent profondément le sentiment patriotique des Grecs. Sans compter que la revendication grecque est portée par Manolis Glézos, 93 ans, qui décrocha la croix gammées de l’Acropole en mai 1941, avant d’être plusieurs fois condamné à mort pendant la guerre civile, déporté, puis de devenir député, de participer à la fondation de Syriza, de figurer au premier rang des manifestations contre la politique européenne et d’être élu député européen en 2014.
Si bien que le gouvernement Samaras (conservateurs/socialistes, 2012-2014) a été contraint de faire mine de s’intéresser au dossier, 70 % des Grecs considérant que l’Allemagne devait payer les réparations puisque les Accords de Londres en renvoyaient le règlement après le traité de paix entre l’Allemagne réunifiée et les Alliés, effectivement signé en 1990. Mais lors de la réunification et précisément pour repousser toute éventuelle demande, le chancelier Helmut Kohl avait obtenu que le traité de Moscou, dit « quatre plus deux (4) » (12 septembre 1990), n’apparaisse par formellement comme traité de paix, argumentation qu’on peut trouver spécieuse en ce qu’elle permet à l’Allemagne, sous couvert d’une argutie juridique, d’échapper à ses engagements dont l’Italie, la Bulgarie ou la Hongrie ont dû pour leur part s’acquitter.
Rappelons en outre que les litiges liés à la deuxième guerre mondiale ne peuvent être considérés éteints du seul fait du temps. En 1998, les banques suisses rendent aux héritiers de victimes des persécutions raciales les fonds gelés depuis la guerre. Et en 2014, la France crée, à la suite d’un accord avec les États-Unis, un fonds d’indemnisation des héritiers de personnes étrangères transportées vers les camps d’extermination par la SNCF. En 1990, l’Allemagne elle-même institue des fondations de réconciliation destinées à indemniser des victimes polonaises, russes, biélorusses, ukrainiennes ; et en 2000, l’État et 17 grandes entreprises allemandes financent un fonds destiné à indemniser des victimes du travail forcé.
Rappelons enfin que la Convention IV de La Haye (1907) reconnaît le droit de poursuivre un État afin d’en obtenir réparation. C’est sur cette base que des descendants de victimes des massacres nazis – notamment celui de Distomo – ont attaqué l’Allemagne et que des tribunaux grecs l’ont condamnée à verser des indemnisations. Ce qu’a confirmé la Cour suprême (2000), autorisant le gouvernement d’Athènes à saisir des avoirs allemands dans le pays en cas de défaut.
Les pressions allemandes se feront intenses sur le gouvernement du socialiste Simitis pour écarter cette éventualité, à l’approche du Conseil européen de Feira (juin 2000) qui doit qualifier ou non la Grèce (5) pour le passage à l’euro. Le gouvernement grec renonce aux saisies après avoir levé aussi son veto à la candidature turque à l’UE ; la Grèce sera qualifiée à Feira. Les plaignants grecs obtiendront également gain de cause devant la Cour de cassation italienne, dont la jurisprudence affirme la compétence universelle en cas d’atteintes graves aux droits humains et au droit humanitaire, mais le recours de l’Allemagne contre l’Italie devant la Cour internationale de Justice aboutit, en février 2012, à faire prévaloir l’immunité de juridiction sur le droit des victimes – ce que contestent nombre d’ONG, dont Amnesty International.
Où en sommes nous ?
L’arrivée au pouvoir de la coalition Syriza/Grecs indépendants relance également ce dossier, le ministre de la Justice, Nikos Paraskevopoulos, évoquant au Parlement, en mars 2015, l’application de l’arrêt de la Cour suprême en 2000 – et donc la saisie.
Reste un troisième volet du litige : en 1941, l’Allemagne a procédé à un emprunt forcé auprès de la Banque de Grèce, pour un montant de 476 millions de Reichsmarks, afin de couvrir les frais d’occupation du pays ainsi que l’approvisionnement de l’Afrikakorps. Et l’on ne voit pas pourquoi cet emprunt, non visé par les Accords de Londres, ne devrait pas être remboursé.
Dès lors la question se pose d’évaluer ce que représentent en euros 2015 les montants en Reichsmarks 1941 pour l’emprunt forcé et en dollars 1947 pour les réparations. La somme généralement avancée était de 162 milliards qui devraient être affectés d’un taux d’intérêt annuel minimal (3 % par exemple). Un rapport sur le chiffrage global, commandé par le gouvernement conservateurs/socialistes et rendu au début 2015, a été tenu secret. Le vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères de ce gouvernement, Évanghélos Vénizélos, par ailleurs président du parti socialiste panhellénique (PASOK), a parlé de sommes colossales et le chiffre évoqué alors dans la presse s’élevait à 311 milliards d’euros – l’économiste Jacques Delpla (6) l’a pour sa part estimé, en 2011, « au moins » à 575 milliards. Enfin, devant la commission d’audit de la dette du Parlement grec, le 6 avril 2015, Dimitris Mardas, vice-ministre des Finances, chiffrait la totalité des dommages dus par l’Allemagne à 278,7 milliards d’euros (dont 10,3 milliards au titre du prêt forcé), alors que la dette grecque se montait à 220 milliards en 2006, 321,7 milliards aujourd’hui et que l’Allemagne en détient 72 milliards.
Quant à l’Allemagne, si Die Linke et les Verts ont reconnu depuis longtemps l’existence d’un problème à régler par la négociation, le gouvernement continue à le nier. Pourtant, lors d’un débat au Bundestag en mars 2015, Thomas Oppermann, président du groupe SPD, a déclaré que « les crimes des nazis n’ont pas de date d’expiration », manifestant ainsi que le SPD, membre de la coalition, était désormais lui aussi favorable à l’ouverture de discussions sur la question. Puis ce fut le tour de l’ex-chancelier Helmut Schmidt. Déjà en 2011, celui-ci avait mis en garde ses compatriotes contre une politique égoïste (« Nos excédents sont en réalité les déficits des autres. Nos créances sont leurs dettes. ») risquant de réveiller « le sentiment latent de méfiance » généré en Europe par « notre histoire monstrueuse et unique
(7) ». Le 29 avril 2015,
sur la chaîne de télévision ARD, il ajoute que « la position actuelle du gouvernement allemand ne pourra être maintenue longtemps », celle-ci consistant à considérer comme définitif le règlement d’une question bilatérale auquel la participation et l’assentiment de la partie grecque n’ont jamais été sollicités.
Enfin, c’est le président fédéral, Joachim Gauck, qui, dans un entretien du 2 mai 2015 à la Süddeutsche Zeitung, déclare : « Nous ne sommes pas seulement des gens qui vivons aujourd’hui, à cette époque, nous sommes aussi les descendants de ceux qui ont laissé derrière eux un sillage de destruction en Europe pendant la seconde guerre mondiale, en Grèce entre autres. (…) Pour un pays conscient de son histoire comme le nôtre, il est juste d’envisager la possibilité qu’il puisse y avoir des réparations
. »
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Joachim Gauck, président de l'Allemagne |
(1) Entre 1929 et 1938, la part de l’Allemagne dans les importations de la Grèce passe de 9,4 % à 29 % et de 23,2 % à 38,6 % dans ses exportations, tandis que Goebbels, Goering ou le docteur Schacht, ministre des Finances du Reich, viennent dispenser leurs conseils à Athènes.
(2) Frédérika (1917-1981), princesse de Hanovre et duchesse de Brunswick, a été chef d’équipe des Bund Deutscher Mädel, avant que la participation à ces jeunesses hitlériennes au féminin ne fût obligatoire. Elle rencontre le prince héritier Paul lors des Jeux Olympiques de Berlin et l’épouse en 1938. Durant la guerre, son entêtement à écrire à ses frères, hauts gradés dans la SS, convainc Churchill de l’éloigner en Afrique du Sud. Durant la guerre civile elle devient l’égérie des ultras lors de ses visites au front, assure les relations publiques de la répression en Occident, règne sur les « Villes enfantines » où orphelins et enfants enlevés aux familles suspectes sont rééduqués, fait le voyage de Samos pour assister à l’exécution de « bandits » communistes en 1949. Dans un pays ruiné, elle invite tout le Gotha à une fastueuse croisière sur le yacht royal Agamemnon en 1953 (« La croisière du sang bleu » des Mythologies de Roland Barthes), puis elle exige, en 1962, la levée d’un impôt spécial pour doter sa fille Sophia qui doit épouser Juan Carlos de Bourbon. Elle dirige la Fondation de prévoyance royale (les Grecs l’appelle le « Fonds de la reine »), financée par des taxes sur la loterie, l’essence, le tabac, les voitures, les places de cinéma ou de théâtre, qui lui permet d’entretenir un réseau de clientèle avec de l’argent public. Omniprésente auprès de son falot époux Paul Ier, elle joue un rôle déterminant dans le choix de Karamanlis comme Premier ministre en 1955 puis dans sa démission en 1963 ; c’est elle qui aurait demandé qu’on « cabossât » Lambrakis. Mère autoritaire d’un Constantin II qui ne brille guère par ses qualités intellectuelles, elle l’aurait poussé à faire démissionner le Premier ministre Papandréou en 1965, et amorcer ainsi la crise conduisant au coup d’État des Colonels, puis elle l’aurait convaincu de légaliser leur coup d’État, après s’être inquiétée, en entendant à la radio leur premier communiqué parler de justice sociale, qu’il s’agît de « spartakistes ».
(3) Entretien avec Yasmin El-Sharif intitulé « Au XXe siècle, Berlin a été le roi de la dette » et publié en français par Courrier international, 30 juin 2011.
(4) Signé à Moscou par les quatre puissances occupantes (États-Unis, URSS, Royaume-Uni, France) et les deux États allemands.
(5) Elle ne l’avait pas été lors du Conseil européen de Madrid en 1998.
(6) Les Échos, 22 juin 2011 (http://www.lesechos.fr/22/06/2011/lesechos.fr/0201458716889_jacques-delpla-----l-allemagne-doit-575-milliards-d-euros-a-la-grece--.htm). Jacques Delpla a été conseiller technique au cabinet de plusieurs ministres des Finances français, chargé de cours à HEC et à l’IEP de Paris, membre du Conseil d’analyse économique et de la Commission pour la libération de la croissance française ; il est conseiller sur le marché des capitaux à la BNP Paribas - Banque de Financement et d’Investissement, professeur-associé à la Toulouse School of Economics.