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mercredi 27 mai 2015

10 ans : le référendum volé de 2005 ou le passé qui ne passe pas



Et oui, cela fera dix ans demain 29 mai 2015. J'espère qu'on me pardonnera cet accès de feignasserie mais je me contente de reproduire pour l'occasion un morceau du chapitre six de Europe, les Etats désunis. Joyeux anniversaire à tous les démocrates ! 




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Le « référendum volé » de 2005 ou le passé qui ne passe pas

Le pessimisme hexagonal est partagé, on le sait, par d'autres peuples d'Europe. En France, il existe toutefois une circonstance aggravante. Elle relève de ces événements qui, si on parvient à les mettre entre parenthèse suffisamment longtemps pour les croire oubliés, finissent par se rappeler à notre souvenir faute d'avoir été jamais digérés. Le « référendum volé » de 2005 relatif au projet de traité constitutionnel européen est assurément de cet ordre. Il appartient à ce passé qui ne passe pas car il n'est ni du registre de l'erreur, ni du registre de l'échec, mais de celui de la tromperie. En choisissant d'ignorer le choix fait par le peuple le 29 mai 2005, les dirigeants français ont tout révélé de cette Europe-là. D'abord qu'elle était l'antithèse-même de la démocratie. Ensuite que cela leur convenait et qu'ils étaient décidés à consentir à tout dans le but de préserver cet objet désincarné.

Les Français n'ont pourtant été ni les seuls ni les premiers faire l'amère expérience que leur voix comptait désormais pour presque rien dans l'inexorable déploiement de l'a-démocratie européenne. D'autres peuples se sont vus rabroués par leurs propres mandataires au motif que, décidément, ils n'y comprenaient rien. Le tout généralement enveloppé dans le discours infantilisant d'usage : si les électeurs votent de travers c'est parce que le sujet est « trop compliqué » et qu'on n'a pas suffisamment mis l’accent sur « la pédagogie ». A la bêtise fondamentale de citoyens peu avertis, mieux vaudrait donc opposer la compétence et l'acuité lucide des élites « éclairées », les seules, d'ailleurs, à bénéficier d'une véritable « expérience européenne ». Dormez, braves gens, ou zonez devant des talk-shows. On s'occupe à votre place de concevoir votre Bien.

Chez certains de nos voisins, on a au moins tenté de préserver les apparences. On y a rappelé aux urnes les « mal-votant », comme on appelle les pêcheurs à confesse. A grand peine parfois. En Irlande, par exemple, il a fallu pas moins de quatre votes pour avaliser deux traités. Celui de Nice, d'abord, avait été rejeté par 54 % des électeurs irlandais en juin 2001 avant d'être accepté un an et demi plus tard, à l'occasion d'un second vote. Celui de Lisbonne, ensuite, a également nécessité deux votes. Le premier, en 2008, ayant concentré plus de 53 % de « non », on revota, très favorablement cette fois (67%), en 2009.

A l'encontre des récalcitrants de 2005, on fut moins scrupuleux. Aux Pays-Bas, on n'osa pas plus qu'en France redonner la parole à des électeurs a priori peu enclins à en faire bon usage. Les Néerlandais subirent à peu près le même traitement que les Français. On s'en souvient, eux aussi avaient vivement rejeté le projet de traité en 2005. A la question « Etes-vous pour ou contre l'approbation par les Pays-Bas du traité établissant une Constitution pour l'Europe ? », plus de 61 % des électeurs avaient répondu par la négative. En 2008, c'est donc au Parlement du pays, bien plus docile, qu'il fut demandé de ratifier Lisbonne.


Un tweet de Nicolas Sarkozy

Lisbonne

Lisbonne : la copie, ou presque, du projet de traité constitutionnel. Un jumeau auquel il ne manque que quelques grains de beauté discrets pour être un clone parfait. Grosso modo, on s'est contenté de gommer le mot « Constitution » pour le remplacer par « traité » et par ôter les éléments à caractère symbolique qui visaient à simuler la création d'un pseudo-Etat. Comme l'hymne, par exemple, ou le drapeau étoilé, ce qui n'empêche nullement ce dernier de flotter partout, puisqu'il est l'emblème des Communautés européennes depuis 1985. Comble de la mièvrerie, la devise « unie dans la diversité » fut évacuée également. La voilà donc à nouveau disponible pour servir de slogan à une future publicité pour les vêtements Benetton. Enfin, le personnage qui devait porter le titre de « Ministre des affaires étrangères » écope de celui de « Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères », avec le succès que l'on sait : il n'y a pas plus erratique - plus inexistant, même - que la diplomatie européenne.

Outre cela, le contenu est le même. Il est simplement éclaté dans les traités préexistants qu'il amende, de sorte que l'Union est désormais régie par deux textes : le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), c'est à dire le traité de Rome modifié, et le traité sur l'Union européenne (TUE), soit Maastricht adapté. Une simple réorganisation, donc, mais pas une réécriture. Un juriste, Jean-Luc Sauron, auteur d'un livre intitulé Comprendre le traité de Lisbonne1 expliquait d'ailleurs la chose très simplement. Interrogé sur la question de savoir s'il existait une différence entre le projet constitutionnel et le nouveau traité, il répondait : « Faut-il en chercher une ? Le TCE a été ratifié par une majorité d’États membres représentant 56 % de la population européenne. Pouvait-on, dans ces conditions, gommer ce texte ? »2. C'est vrai, ça ! On avait suffisamment travaillé sur ce projet en 2005, on n'allait tout de même pas, au motif de deux référendums négatifs et France et aux Pays-Bas, s'amuser à tout reprendre. L’Europe, c'est du sérieux ! Elle n'a pas que ça à faire ! Quant à ceux qui réclamaient que le nouveau texte soit à son tour soumis à référendum, le juriste leur répondait : « le référendum, c’est la négation du destin commun. Ce n’est pas Lisbonne que refusent les tenants du référendum, c’est une plaisanterie. Ils refusent l’Union européenne comme elle est, le monde comme il est, le marché comme il fonctionne ». Et refuser le marché comme il fonctionne, ça, vraiment, c’est impardonnable...

Il n'était pas dans les usages de la droite sarkozyste de refuser le marché tel qu'il fonctionne. Le traité de Lisbonne, proposé à la ratification du Parlement, n'avait certainement pas cette ambition. Durant la campagne présidentielle de 2007, la candidate socialiste, elle, avait appelé de ses vœux un texte plus « social ». Surtout, Ségolène Royal avait suggéré que ce nouveau texte soit soumis, comme son prédécesseur de 2005, à un nouveau référendum. Il était en effet de bon aloi de considérer à gauche qu'un traité rejeté par le peuple devait être représenté au peuple même s’il avait changé de contenu. C'est en tout cas ce que défendra longuement le président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale, Jean-Marc Ayrault, dans un fort beau discours prononcé dans l’hémicycle le 6 février 2008. Il y expliquera notamment combien lui semble mortifère la substitution, pour la première fois dans l'histoire de la République, du Parlement au peuple à la suite d'un échec référendaire. Combien l'Europe, parce qu'elle lui est chère, lui semble mériter une appropriation populaire et combien il lui paraît urgent de l'extirper du giron des spécialistes pour la confier aux soins des citoyens.

Deux hommes que tout sépare....ou pas.
Au moment de voter la révision constitutionnelle préalable à la ratification de Lisbonne, la gauche française, pourtant, reniera sa parole. Au sein du Parlement réuni en Congrès, 142 députés et sénateurs socialistes s'abstiendront. Pis, plus d'une trentaine d'entre eux votera favorablement. C'est cela, ce consentement muet de certains, cette complicité explicite de quelques autres, qui permettra à Nicolas Sarkozy d'obtenir la majorité des trois cinquièmes nécessaire à la ratification du texte – le même texte – rejeté trois ans plus tôt.

Pourquoi est-il utile de revenir sur cet événement aujourd'hui vieux de plusieurs années et qui fut largement commenté en son temps ? Simplement parce qu'il s'agit d'un séisme antidémocratique qui connaît aujourd'hui des répliques. Parce que cette maladie du politique qui consiste à ne jouer la comédie d'une démocratie strictement procédurale que pour mieux vider de sa substance la démocratie réelle, produit aujourd'hui des symptômes.

« L'épisode Lisbonne », qui a consisté, pour la première fois, à transformer les représentants du peuple en censeurs de celui-ci était appelé à avoir des répercutions de long terme. Il a révélé un large consensus dans la classe politique, non plus seulement pour fabriquer une Europe techno-libérale mais également pour transformer les Assemblées en instances de reformulation d'une parole populaire dont on admettait clairement, désormais, qu'on la trouvait impropre. On est au-delà de l’œcuménisme pro-européen décrit supra3. Ici, le consensus ne se fait plus sur la physionomie et sur l’orientation que l’on souhaite donner à l’Union européenne. Il se fait sur les moyens qu'on est prêt à employer pour parvenir à poursuivre l’intégration. Ces moyens sont lourds puisqu'ils consistent à transformer le statut-même du Parlement. Celui-ci cesse d'être le lieu privilégié d'expression de la volonté populaire, pour devenir, purement et simplement, le lieu de son invalidation.

A cet égard, « l'épisode TSCG » n'est que la toute petite réplique d'un séisme antérieur. Le retournement de point de vue d'un seul est même homme, François Hollande, en l'espace de quelques semaines et l’enterrement rapide d’une promesse de campagne paraît presque véniel. Le candidat Hollande avait assuré, lors de la campagne présidentielle de 2012, qu'il renégocierait, sitôt élu, le « traité Merkozy » hérité de son prédécesseur. Il n’avait pas dû lui échapper que le TSCG et sa règle d’or constituaient des dispositions supplémentaires en faveur d’une austérité dont on peine toujours à comprendre que la gauche puisse s’en accommoder. Le président Hollande a choisi de répudier son engagement et d’opter, à la place, pour un colifichet - la négociation d'un « Pacte de croissance » dont on n'a plus, depuis, aucune nouvelle -. Ce faisant, il a confirmé une chose à laquelle, cette fois-ci, beaucoup le monde s'attendait : il n'existe, concernant ce qu'il est convenu d'appeler « la réorientation de l'Europe », pas l'ombre d'un projet véritable. Surtout, il n’existe pas l'ombre d'une volonté solide.

1 Jean-Luc Sauron, Comprendre le traité de Lisbonne, Gualino éditeur, décembre 2007.
2 Jean-Luc Sauron, « le traité de Lisbonne est un simple aménagement du règlement intérieur de l’Union », interview publié sur le blog Coulisses de Bruxelles, 25 février 2008.
3 Va falloir acheter le livre !    

Ce qui est bien c'est que les choses ont changé depuis.... ;-)


dimanche 24 mai 2015

Filikí Etería n°9 - la Grèce vue de Grèce – revue de presse






- Billet invité -

Par Cristoballaci El Massaliote
 
Cristoballaci El Massaliote est désormais un spécialiste mondialement connu de l'exégèse de la presse grecque. Cette semaine encore, il répond à toutes les questions brûlantes que nous nous posons, notamment au sujet du sommet européen de Riga, et le l’ébullition de la vie politique grecque actuelle en l'absence d'accord avec les créanciers.


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Alors que la presse française contemplait impuissante la chute de l’ancienne capitale de la Reine Zénobie, la presse grecque s’agitait avant le sommet de Riga. Les tensions internes apparaissaient dans les partis politiques et faisaient écho aux articles assassins de certains éditorialistes d’opposition hellènes. Les événements les plus récents vont sans doute conforter ces dernier, puisque l'on a appris dimanche que faute d'accord à Riga, Athènes risquait de ne pas pouvoir rembourser le FMI début juin. 

1/ Négociations sur la dette : le sommet de Riga 

La presse grecque du vendredi 22 mai se passionnait pour le sommet de Riga de la veille pendant lequel un entretien entre Alexis Tsipras, François Hollande et Angela Merkel semblait prêt de déboucher sur une « conclusion réussie » et préparer un accord final entre les trois institutions partenaires sur le dossier de la dette grecque (Commission européenne, BCE et FMI)

Kathimerini soulignait toutefois que les discussions avaient également porté sur le financement supplémentaire de la période post-mémorandum (après le 30 juin) ainsi que sur la demande de restructuration de la dette grecque. 

Selon Ta Nea, Athènes devrait demander l’organisation d’une réunion extraordinaire de l’Eurogroupe pour aboutir à un accord à la fin mai. Le quotidien souligne que malgré « le climat amical » au cours de l’entretien, Mme Merkel et M. Hollande ont fait clairement savoir qu’il n’y aurait pas d’accord sans la participation du FMI.

2/ Relation avec les USA : Kammenos flirte avec l’OTAN

Le ministre de la défense, M. Kammenos, a annoncé qu’à l’occasion de sa visite à Washington, prévue le 21 mai, il envisageait de proposer aux Etats-Unis la création d’une base aérienne de l’OTAN sur une île du Sud-Est de la mer Egée. Le ministre a en outre ajouté qu’il demanderait le renforcement de la base de l’OTAN à Souda en Crète. 

Reprenant des sources gouvernementales, Kathimérini du 16 mai affirmait déjà que les positions exprimées par M. Kammenos avaient suscité l’embarras du Premier Ministre et d’autres membres du gouvernement. Ceux-ci auraient affirmé que les déclarations unilatérales du ministre de la défense n’exprimaient pas la politique portée par le gouvernement grec. 

3/ Réformes

a/ Nouveau taux de TVA pour faire plaisir à Bruxelles

Ethnos du 21 mai relève que le gouvernement grec a présenté, lors de la réunion du Groupe de Bruxelles une nouvelle réforme de la TVA, proposant un taux principal à 23%, un taux de 14% pour les hôtels, la restauration, le transport, l’électricité, l’eau et le gaz, et un taux réduit à 7% pour certains produits (médicaments, livres, aliments). Kathimerini notait également que l’idée d'introduire une taxe sur les transactions bancaires était sur la table des négociations.

b/ Une esquisse de réforme des retraites sous la pression des créanciers

Ta Nea du 21 mai notait que les exigences des créanciers sur la réforme du système de la sécurité sociale, poussaient le gouvernement grec à étudier une « politique punitive » dans le dossier des départs anticipés à la retraite. Les bénéficiaires auront désormais l’obligation de verser les cotisations d’assurance jusqu’à l’âge de 62 ans même après leur départ anticipé à la retraite. De plus, selon Eleftheros Typos le pécule de départ à la retraite serait réduit de 10%.

4/ Vie politique : l’accord avec les créanciers fissure les différents partis 

Le Journal des Rédacteurs du 19 mai relève à la Une que les différentes fuites dans la presse sur l’accord entre la Grèce et les créanciers provoquaient, avant même la publication du contenu des tensions internes au sein de Syriza et de la Nouvelle Démocratie. 

Ainsi, au sein de Syriza, le « réseau rouge » a organisé une manifestation contre l’accord, tandis que la « plateforme de gauche » exprimait ses objections sur son site internet iskra.gr

Au sein de la Nouvelle Démocratie, il y aurait désormais deux courants différents : celui exprimé par les parlementaires du parti qui seraient favorables au rejet par de accord entre le gouvernement et les créanciers, et le courant autour de la famille Mitsotakis qui est favorable au vote de l’accord estimant que même une solution médiocre sera meilleure que la rupture. 

5/ Sondages : Syriza reste populaire en dépit de doutes sérieux sur la stratégie gouvernementale avant le sommet de Riga

 Selon un sondage du 18 mai (Université de Macédoine /Skaï TV), l’estimation de vote est la suivante : Syriza : 36,5% ; Nouvelle Démocratie : 15,5% ; Aube dorée : 6% ; La Rivière : 6% ; KKE : 4% ; Grecs indépendants : 3% ; PASOK : 3%, autres partis : 7,5% ; indécis : 18%. 

Pour la première fois depuis les élections, la majorité des sondés (41%) estiment que la stratégie suivie par le gouvernement dans les négociations avec les créanciers est erronée, contre 35% qui estiment qu’elle est juste.

6/ Les doutes et les attaques d’une partie de la presse grecque au début de la semaine

L’éditorialiste Antonis Karakoussis signait un article intitulé « Le difficile rendez-vous de M. Tsipras avec l'Histoire » dans le journal de centre gauche To Vima du 18 mai. Son analyse était particulièrement dure : « L'évolution dans le temps en atteste, les dirigeants de la gauche se sont toujours distingués par leurs erreurs politiques infantiles. Le cas le plus caractéristique est celui du lendemain de la libération après l'Occupation nazie. Toute proportion gardée, il manque également dans la conjoncture actuelle les élaborations nécessaires, de même que la souplesse et la compréhension de la complexité du monde moderne, des alliances et des intérêts qui le régissent. Dans le cas de Syriza, il y a même un surplus d'idées obsessionnelles et de dogmatisme, tandis que les approches sont linéaires et simplistes. Dans la situation actuelle, il n'est pas exclu que cette nouvelle opportunité historique soit perdue, encore une fois, pour la gauche ».

Le journaliste Nicos Constantaras signait également un texte acide dans le journal de centre-droit Kathimerini  : « En sa qualité de principal parti de l'opposition depuis 2012, Syriza a choisi la voie facile de la dénonciation de ses adversaires et d'une surenchère de promesses faites à chaque groupe d'électeurs. Il n'a pas su travailler sur les divergences de vues de ses composantes qui sont pourtant importantes. Ce qui unissait son parti était la dénonciation simpliste du mémorandum et les promesses faciles. Lorsqu'il est arrivé au pouvoir, il n'a pas cherché à opérer la synthèse pour aboutir à une position sérieuse et unique. Malheureusement, la coalition avec les Grecs indépendants a renforcé le fantasme selon lequel la Grèce peut imposer sa volonté aux créanciers. La coopération éventuelle avec un autre parti politique aurait pu permettre à Syriza à négocier dans le but de trouver une solution ».   

Le journal pro-PASOK  Ethnos, enfin, contenait un article assassin intitulé « Marcher droit vers le précipice et sans sherpa ». Le journaliste écrivait : « La première des deux semaines nécessaires, selon le ministre Varoufakis, pour parvenir à un accord avant que la Grèce ne se retrouve dans une impasse financière, s'est déjà écoulée. Et pourtant, personne ne sait encore ce qui va se passer. Au-delà de déclarations d'autosatisfaction, les négociations stagnent. Les questions épineuses restent entières, le gouvernement ne semble pas capable de surmonter ses lourdeurs idéologiques, ni les résistances internes de ses composantes extrémistes. L'incertitude augmente plutôt que de baisser ». 


mardi 19 mai 2015

Grèce : les réparations allemandes, une histoire qui vient de loin

 
 




- Billet invité -

Par Olivier Delorme


Olivier Delorme est écrivain et historien. Passionné par la Grèce, il est l'auteur de La Grèce et les Balkans: du Ve siècle à nos jours (en Folio Gallimard, 2013, trois tomes), qui fait aujourd'hui référence. Une interview qu'il avait accepté de donner à L'arène nue à l'occasion de l'arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce est disponible ici.
 
Il nous livre aujourd'hui cette brillante synthèse des moments forts de l'histoire grecque, qui nous permet de comprendre d'où vient la récente polémique relative aux "réparations de guerre allemandes". Une polémique que certains en France jugent anachronique, mais qui pourtant fait réfléchir.... en Allemagne. Le président de la République fédérale, Joachim Gauck, s'est en effet prononcé récemment en faveur du versement de réparations à Athènes.
 
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Une décennie de conflits (1912-1922)

Pour la Grèce, le cycle ouvert par les succès des guerres balkaniques en 1912 s’est achevé en 1922 par la Grande Catastrophe : l’arrivée dans ce petit pays pauvre (4,7 millions d’habitants) d’1,5 million de réfugiés, souvent démunis de tout, chassés « à chaud » de la République turque en gestation ou « échangés » en vertu du traité de Lausanne (24 juillet 1923). Dans cette catastrophe, l’autoritaire roi Constantin Ier, un Glücksburg beau-frère du Kaiser, attaché à une neutralité très pro-allemande lors du premier conflit mondial, déposé par une intervention militaire de l’Entente en 1917 puis restauré par un plébiscite truqué en 1920, a joué les premiers rôles. Même si c’est le Premier ministre démocrate et modernisateur Vénizélos, renvoyé deux fois en 1915 parce qu’il voulait ranger son pays au côté de l’Entente, qui a engagé le processus en obtenant des concessions territoriales en Asie Mineure lors de la conférence de Paris, puis un mandat de maintien de l’ordre en Anatolie contre la révolte nationaliste de Kemal.
 
La société grecque sort durablement déstabilisée de cette décennie de conflits. D’autant que tous les pays d’Europe du Sud-Est seront bientôt frappés avec une particulière violence par la crise de 1929. Si bien que, de coups d’État en troubles sociaux, la République établie en 1924 laisse place à une monarchie qui, à peine rétablie, se transforme, le 4 août 1936, en une dictature inspirée du fascisme italien, dirigée par le général Métaxas, sous l’autorité du roi Georges II.
  

La Deuxième guerre mondiale

Or, malgré cette proximité idéologique et les accords de clearing qui ont fait de Berlin un partenaire essentiel d’Athènes (1), Mussolini attaque la Grèce le 20 octobre 1940. Hostile à toute turbulence balkanique alors qu’il prépare l’attaque de l’URSS, Hitler le lui a pourtant interdit, le 4, au Brenner. Mais le Duce, dépité d’avoir trop peu obtenu de la France, humilié de n’avoir pas été prévenu de l’entrée des Allemands en Roumanie et convaincu que l’invasion de la Grèce sera une promenade militaire, a décidé de passer outre. 
 
Métaxas

Métaxas repousse l’ultimatum italien. Mais espérant qu’Hitler arrête Mussolini et craignant de l’indisposer, il n’accepte qu’avec retard l’aide militaire britannique. Son « Όχι » (Non) n’en provoque pas moins un enthousiasme patriotique auquel participe jusqu’au Parti communiste (KKE), persécuté la veille encore. Ainsi son secrétaire général, de sa prison et malgré le Pacte germano-soviétique, appelle-t-il ses camarades à combattre « sans réserve » dans la guerre conduite « pour la liberté, l’honneur, notre indépendance nationale »… par Métaxas.
 
Bien qu’inférieure en nombre et plus encore en matériel, l’armée hellénique repousse l’attaque lancée depuis l’Albanie (occupée par l’Italie en avril 1939) – première victoire d’un pays agressé par l’Axe – jusqu’à plus de 50 km au nord de la frontière. Mais du même coup, elle contraint Hitler à sauver son allié de l’humiliation. Les troupes allemandes stationnées en Bulgarie pénètrent en Grèce le 6 avril 1941. La Yougoslavie, où un coup d’État renverse le régent qui avait cédé aux pressions allemandes, est écrasée en quelques jours. Les nazis tournent alors la Ligne Métaxas, inspirée par la Ligne Maginot, qui ne couvrait que la frontière bulgare ; partout, et notamment aux Thermopyles, ils se heurtent à une résistance acharnée. Mais la coordination entre Grecs et Britanniques est mauvaise, les Allemands disposent de la maîtrise du ciel, de la supériorité matérielle… et de quelques amitiés à l’état-major grec.
 
Le 18 avril, le successeur de Métaxas (mort de maladie en janvier) se suicide faute de pouvoir obtenir du roi les décisions qu’il juge nécessaires. Puis le 21, le général Tsolakoglou, hostile à la guerre dès le début, capitule en Macédoine occidentale ; il deviendra le chef du premier gouvernement de collaboration. Le 27, la croix gammée flotte sur l’Acropole. Le roi, son Premier ministre Tsoudéros - un libéral contraint de maintenir à leur poste les hommes de Métaxas - les soldats britanniques et grecs qui l’ont pu se sont repliés en Crète. Les premiers actes de résistance, très nombreux, consistent à faire évader ceux qui n’ont pu partir. Tandis que Hitler – décision sans équivalent – rend hommage à la combativité des Grecs en libérant leurs prisonniers de guerre… dont beaucoup constitueront les premiers maquis.
 
Du 20 au 30 mai, les parachutistes allemands s’emparent de la Crète. Mais la défense de l’île, à laquelle participe la population, est si meurtrière que le commandement allemand renoncera aux opérations aéroportées d’envergure, à commencer par celle qui devait viser Malte. Surtout, la ténacité des Grecs, en différant l’attaque de l’URSS, empêchera les Allemands d’arriver devant Moscou avant l’hiver, tandis que les 300 pilotes et 370 appareils perdus en Crète manqueront cruellement pour ravitailler Stalingrad.


L'énergique Résistance grecque

La contribution de la Grèce à la victoire est donc loin d’être négligeable. D’autant que la Résistance y est immédiate : dès l’arrivée des nazis sur l’Acropole, l’evzone qui avait la garde du drapeau grec s’en enveloppe et se jette dans le vide ; puis le 30 mai, deux étudiants, Manolis Glézos et Lakis Sandas, en arrachent le drapeau nazi. En ville, les manifestations populaires contre les occupants se multiplieront, contraignant par exemple les nazis, cas unique, à renoncer au Service du travail obligatoire. Quant aux maquis, dès la fin de 1942, ils coupent la ligne d’approvisionnement de l’Afrikakorps qui passe par le chemin de fer de Thessalonique au Pirée, au moment où Rommel tente de stopper les Alliés devant El-Agheila. Ils contrôlent aussi des régions montagneuses où Italiens et Allemands n’osent plus s’aventurer et où la population expérimente des formes inédites d’autogouvernement.
 
La répression est d’autant plus sauvage : après la Pologne et l’URSS, la Grèce connaîtra les pertes humaines (8 % à 9 % de la population ; 1,5 % en France) et matérielles les plus considérables en Europe. En outre, la perturbation des circuits économiques par le partage du territoire entre trois occupants – allemand, italien, bulgare – et la mise en coupe réglée du pays déclenchent, à l’hiver 1941-1942, une famine, sans équivalent durant cette guerre, qui tuera entre 250 000 et 300 000 des 7,36 millions de Grecs.
 
Dans le même temps, Churchill crée les conditions d’une autre tragédie en voulant imposer, à la Libération, le retour d’un roi discrédité par son rôle à la tête du régime Métaxas. En Égypte, il préserve ainsi les cadres de la dictature et recourt à la force contre les démocrates et communistes des brigades grecques libres, qui exigent leur mise à l’écart. Et en Grèce, les agents britanniques favorisent par l’argent et les armes les mouvements qui, bon gré mal gré, acceptent de se rallier au roi, contre l’EAM/ELAS (Front national de libération/Armée populaire grecque de libération), de très loin le plus important et le seul présent sur tout le territoire, organisé autour du KKE mais qui regroupe bien au-delà, jusqu’au centre-droit républicain et à certains secteurs de l’Église. Si bien que la concurrence attisée par les Anglais tourne de à l’affrontement. D’autant que, après l’armistice signé par le gouvernement Badoglio le 3 septembre 1943, l’ELAS s’empare de nombreux dépôts d’armes des troupes italiennes en pleine débandade.
 
La dernière année d’occupation sera particulièrement terrible. Victimes de la famine comme les autres Grecs, soumis aux travaux forcés et aux violences, les juifs de Thessalonique (80 % des juifs de Grèce) qui n’ont pu rallier les maquis sont déportés entre mars et août 1943 : plus de 75 % des 48 974 juifs de Grèce du Nord sont gazés à Auschwitz dès leur arrivée, et une centaine sont affectés au Sonderkommando. La révolte d’octobre 1944, qui fait sauter un crématoire, leur doit beaucoup et les derniers mourront en chantant l’hymne national hellénique. Ailleurs en Grèce, à Athènes notamment, les juifs bénéficieront  souvent d’une aide efficace de l’EAM, de l’Église et de la population.

Une occupation particulièrement meurtrière
 
La terreur se déchaîne également à la périphérie des bastions des maquis. Wehrmacht et SS y brûlent les récoltes, tuent le bétail, empoisonnent les puits. 2300 otages sont exécutés dans le seul Péloponnèse de novembre 1943 à juillet 1944 ; d’autres sont encagés en tête des trains afin de dissuader les saboteurs. Les Allemands multiplient les « Oradour » : 700 habitants de Kalavryta, à l’est de Patras, sont massacrés en décembre 1943 ; Komeno de l’autre côté du Golfe de Corinthe, Klissoura en Macédoine, Distomo, non loin de Delphes, sont d’autres localités martyres. Dans ce dernier cas, le carnage dure trois jours, le pope est décapité, les hommes sont torturés, pendus ou abattus, les femmes violées, on leur coupe les seins ou leur ouvre le ventre, des enfants sont éviscérés… Au total, près de 900 villages seront rasés et 500 autres en grande partie détruits.

Les armateurs au secours d'un pays ruiné

À Athènes et au Pirée, les Allemands et leurs supplétifs grecs bouclent périodiquement les quartiers populaires. Durant ces bloka, les maisons sont pillées et la population rassemblée sur une place où les suspects, désignés par des délateurs cagoulés, sont souvent torturés en public, avant d’être envoyés au camp de concentration d’Haïdari, pendus ou fusillés sur place, comme les 200 habitants de Kaisariani, le « petit Stalingrad » (1er mai 1944), auxquels le Premier ministre Tsipras est allé rendre hommage le jour de sa prise de fonction le 26 janvier 2015.

 

Les conséquences de cette terreur sont multiples : en 1945, la production agricole a chuté de plus de 50 % par rapport à 1939 et la moitié des ouvriers et paysans est au chômage ; l’extrême pauvreté, la faim et la maladie règnent un peu partout ; 65 % des véhicules à moteur, 95 % du matériel roulant des chemins de fer, 70 % des ponts et plus de 50 % du réseau routier sont détruits ou inutilisables ; la circulation monétaire est passée de 24 millions à 68 milliards de drachmes de 1941 à 1944, et le litre d’huile de 50 à 400 000. À la Libération, dans ce pays ravagé, l’armement maritime est la seule activité qui peut repartir rapidement et faire rentrer des devises, raison pour laquelle elle est alors défiscalisée. Nombre d’armateurs ont en effet mis leur flotte au service des alliés et reçoivent, pour compenser leurs pertes, des liberty ships américains ainsi que des navires italiens. Car, contrairement à l’Allemagne, l’Italie et la Bulgarie payent alors des dommages de guerre à la Grèce.

Une Libération sous patronage Britannique 

Cette Libération est en outre pleine de désillusions. Les 9-10 octobre 1944, lors d’une rencontre à Moscou, Churchill et Staline scellent un « accord des pourcentages » qui donne à la Grande-Bretagne (en accord avec les États-Unis) 90 % d’influence en Grèce, contre 10 % à l’URSS. Le 14, les Britanniques défilent dans Athènes sous les acclamations de la foule. Pourtant, le général anglais Scobie va se comporter davantage en gouverneur de colonie qu’en libérateur. Il s’oppose à l’amalgame des résistants dans l’armée régulière (réalisé alors en France par de Gaulle) que réclament les quelques ministres que Churchill a concédés à l’EAM après avoir longtemps bloqué la formation d’un gouvernement d’union nationale. Pire, Scobie ne désarme pas les supplétifs des nazis qui tuent 100 à 200 manifestants pacifiques en plein centre d’Athènes, les 3 et 4 décembre, puis il s’en prend à l’EAM plutôt qu’aux assassins.
 
Incapable de se faire entendre pacifiquement, l’EAM tente alors d’établir un rapport de force par l’insurrection : le 12, les Anglo-gouvernementaux ne contrôlent plus que quelques km2 dans Athènes et les installations portuaires du Pirée. Mais Churchill (scandalisant Roosevelt) envoie des renforts et fait mitrailler par la RAF les quartiers victimes des bloka allemands quelques semaines plus tôt. Et la direction de l’EAM renonçant à engager l’essentiel de ses forces – elle n’a jamais eu pour but que d’être associée au pouvoir, pas de s’en emparer –, le rapport de force s’inverse : le 12 février 1945 (la conférence de Yalta s’est terminée le 11), elle accepte de désarmer l’ELAS.
 
Or, les engagements obtenus en échange ne seront jamais tenus. Au contraire, le gouvernement sous tutelle anglaise organise une terreur blanche dont les ex-collaborateurs des nazis sont le bras armé et les anciens résistants la cible ; ces derniers s’organisent en groupes d’autodéfense : la logique de guerre civile est en place. Jugeant impossible la tenue d’un scrutin équitable, le très stalinien secrétaire général du KKE Zachariadis, rentré depuis peu de Dachau, impose le boycottage des élections législatives du 31 mars 1946. Massivement truquées, celles-ci seront suivies d’un plébiscite (1er septembre) sur le retour du roi qui le sera tout autant. Les libertés individuelles et publiques sont restreintes, la terreur s’amplifie et, en réponse, l’Armée démocratique (AD) de Grèce est créée le 28 octobre 1946.
 
Sous le commandement d’un ancien résistant, Markos Vafiadis, l’AD remporte d’importants succès, mais si Staline trouve intérêt à ce que Yougoslaves et Bulgares l’aident, il n’a nulle intention de remettre en cause son accord avec Churchill : gêner les Occidentaux, oui ; risquer un conflit avec eux pour la Grèce, non. D’autant que les Anglais cèdent la place aux Américains, qui dotent l’armée royaliste de conseillers et de puissants moyens. Zachariadis ne comprend pas la situation. Il impose des choix stratégiques désastreux, puis prend le parti de Staline contre Tito – alors que ce dernier fournit l’aide matérielle la plus importante à l’AD.
 
Le terrible bilan de la guerre civile grecque
 
La guerre civile prend officiellement fin en 1949 ; elle ne se termine véritablement qu’avec la chute de la dictature des Colonels en 1974 (c’est alors seulement qu’est abrogée la loi d’exception du 27 décembre 1947 interdisant l’EAM et le KKE). Ce conflit a fait au moins 150 000 morts et les exécutions se poursuivent jusqu’en mai 1955. 70 000 à 100 000 (ou plus) anciens résistants, conscrits ou citoyens soupçonnés d’être de gauche ont été déportés dans les camps de concentration des îles où les violences, la torture, les exécutions sommaires sont quotidiennes. 900 000 paysans suspects de sympathies pour la rébellion ont été déplacés vers des banlieues privées de tout équipement, 1000 villages supplémentaires ont été détruits. 80 000 à 100 000 Grecs ont choisi l’exil vers les pays socialistes. Déchéance de nationalité, confiscation des biens, révocation de fonctionnaires, suppression des droits syndicaux, institution d’un certificat de civisme indispensable pour obtenir un emploi, une patente, un permis de chasse… et que la police peut refuser de manière discrétionnaire, complètent le tableau d’un régime qui n’a guère plus que les apparences d’une monarchie parlementaire. Il s’agit en réalité, comme le montre l’assassinat du député Lambrakis en 1963 (l’affaire « Z » du livre de Vassilis Vassilikos et du film de Costa Gavras), d’un État autoritaire dominé par des forces extraconstitutionnelles – l’armée, l’appareil de sécurité, le palais et notamment la reine Frédérika, petite-fille du Kaiser (2) et pasionaria de la réaction. Et le très partiel processus de démocratisation amorcé en 1955 est interrompu par le coup d’État des Colonels d’avril 1967.
 
Les États-Unis privilégient l'Allemagne par rapport à la Grèce
 
Tous les gouvernements grecs de l’après-guerre sont donc sous l’étroite surveillance des États-Unis, et c’est en réaction à la situation en Grèce et en Turquie que le président américain Truman énonce, le 12 mars 1947, sa nouvelle doctrine de politique étrangère, en application de laquelle est mis en œuvre le Plan Marshall. Mais en Grèce, à cause de la guerre civile, cette aide sera dirigée à 60 % vers l’armée. Or, si la conférence de Paris évalue le montant des dommages de guerre dus à la Grèce par l’Allemagne à 7,2 milliards de dollars, la nouvelle politique américaine va privilégier le redressement de la RFA. Ainsi les accords de Londres du 27 février 1953 consistent-ils, selon l’expression de l’historien de l’économie allemand Albrecht Ritschl (3), en un défaut de paiement organisé par Washington, sur lequel se fonda le « miracle économique » allemand. L’Allemagne voit alors ses différentes dettes réduites (entre 45 % et 60 %), bénéficie d’un moratoire de cinq ans et d’un rééchelonnement de long terme pour le paiement du solde, les annuités étant limitées à 5 % du revenu de ses exportations. Enfin, le règlement des réparations se trouve renvoyé à la conclusion d’un traité de paix avec les Alliés, lui-même conditionné à la réunification.
 
De surcroît, dans une Grèce qui connaît un important exode rural et une industrialisation insuffisante pour l’absorber, l’émigration est une indispensable soupape aux tensions sociales et politiques internes. Plus d’un million d’hommes (à peu près l’accroissement naturel) quittent la Grèce entre 1950 et 1970, dont 80 % pour l’Allemagne, leurs transferts financiers fournissant une des principales rentrées en devises. Maintenir le statu quo politique et social interne supposait donc de ne pas fâcher Bonn, qui trouvait avantage à cette main-d’œuvre à bas coût : après le putsch des Colonels, l’ambassadeur de RFA sera ainsi le premier Européen à demander audience au nouveau ministre des Affaires étrangères. Au total, l’Allemagne n’aura versé à la Grèce que 115 millions de Deutsche Marks (moins de 60 millions d’euros) en 1960, destinés aux seules victimes de persécutions raciales.

Quand la crise européenne fait resurgir brutalement la question des réparations

La question des réparations ne sera de nouveau soulevée qu’en 1996, par le ministre des Affaires étrangères socialiste Pangalos. Mais c’est la crise de 2008-2009 qui la relance véritablement. En effet, l’intransigeance allemande vis-à-vis de la Grèce aboutit alors à un conditionnement de « l’aide » européenne qui porte atteinte aux droits du Parlement, à la Constitution, à l’État de droit, et aboutit à une précarisation/paupérisation de masse ainsi qu’à une crise humanitaire, sans résultat économique probant. Elle ravive aussi le souvenir de l’Occupation et de la famine, diffusant du même coup dans l’opinion l’idée que si l’Allemagne refuse toute remise de dette à la Grèce, la Grèce se trouve justifiée à réclamer à l’Allemagne le paiement de la dette de guerre jamais payée. Ce sentiment est d’autant plus fort que nombre d’organes de presse et de politiciens allemands justifient alors l’intransigeance allemande par des stéréotypes essentialisants – pour ne pas dire racistes : le Grec fainéant, voleur, fraudeur, menteur – et des propositions – vendre des îles, l’Acropole… – qui choquent profondément le sentiment patriotique des Grecs. Sans compter que la revendication grecque est portée par Manolis Glézos, 93 ans, qui décrocha la croix gammées de l’Acropole en mai 1941, avant d’être plusieurs fois condamné à mort pendant la guerre civile, déporté, puis de devenir député, de participer à la fondation de Syriza, de figurer au premier rang des manifestations contre la politique européenne et d’être élu député européen en 2014.
 
Si bien que le gouvernement Samaras (conservateurs/socialistes, 2012-2014) a été contraint de faire mine de s’intéresser au dossier, 70 % des Grecs considérant que l’Allemagne devait payer les réparations puisque les Accords de Londres en renvoyaient le règlement après le traité de paix entre l’Allemagne réunifiée et les Alliés, effectivement signé en 1990. Mais lors de la réunification et précisément pour repousser toute éventuelle demande, le chancelier Helmut Kohl avait obtenu que le traité de Moscou, dit « quatre plus deux (4) » (12 septembre 1990), n’apparaisse par formellement comme traité de paix, argumentation qu’on peut trouver spécieuse en ce qu’elle permet à l’Allemagne, sous couvert d’une argutie juridique, d’échapper à ses engagements dont l’Italie, la Bulgarie ou la Hongrie ont dû pour leur part s’acquitter.
 
Rappelons en outre que les litiges liés à la deuxième guerre mondiale ne peuvent être considérés éteints du seul fait du temps. En 1998, les banques suisses rendent aux héritiers de victimes des persécutions raciales les fonds gelés depuis la guerre. Et en 2014, la France crée, à la suite d’un accord avec les États-Unis, un fonds d’indemnisation des héritiers de personnes étrangères transportées vers les camps d’extermination par la SNCF. En 1990, l’Allemagne elle-même institue des fondations de réconciliation destinées à indemniser des victimes polonaises, russes, biélorusses, ukrainiennes ; et en 2000, l’État et 17 grandes entreprises allemandes financent un fonds destiné à indemniser des victimes du travail forcé.
 
Rappelons enfin que la Convention IV de La Haye (1907) reconnaît le droit de poursuivre un État afin d’en obtenir réparation. C’est sur cette base que des descendants de victimes des massacres nazis – notamment celui de Distomo – ont attaqué l’Allemagne et que des tribunaux grecs l’ont condamnée à verser des indemnisations. Ce qu’a confirmé la Cour suprême (2000), autorisant le gouvernement d’Athènes à saisir des avoirs allemands dans le pays en cas de défaut.
 
Les pressions allemandes se feront intenses sur le gouvernement du socialiste Simitis pour écarter cette éventualité, à l’approche du Conseil européen de Feira (juin 2000) qui doit qualifier ou non la Grèce (5) pour le passage à l’euro. Le gouvernement grec renonce aux saisies après avoir levé aussi son veto à la candidature turque à l’UE ; la Grèce sera qualifiée à Feira. Les plaignants grecs obtiendront également gain de cause devant la Cour de cassation italienne, dont la jurisprudence affirme la compétence universelle en cas d’atteintes graves aux droits humains et au droit humanitaire, mais le recours de l’Allemagne contre l’Italie devant la Cour internationale de Justice aboutit, en février 2012, à faire prévaloir l’immunité de juridiction sur le droit des victimes – ce que contestent nombre d’ONG, dont Amnesty International.

Où en sommes nous ?

L’arrivée au pouvoir de la coalition Syriza/Grecs indépendants relance également ce dossier, le ministre de la Justice, Nikos Paraskevopoulos, évoquant au Parlement, en mars 2015, l’application de l’arrêt de la Cour suprême en 2000 – et donc la saisie.
 
Reste un troisième volet du litige : en 1941, l’Allemagne a procédé à un emprunt forcé auprès de la Banque de Grèce, pour un montant de 476 millions de Reichsmarks, afin de couvrir les frais d’occupation du pays ainsi que l’approvisionnement de l’Afrikakorps. Et l’on ne voit pas pourquoi cet emprunt, non visé par les Accords de Londres, ne devrait pas être remboursé.
 
Dès lors la question se pose d’évaluer ce que représentent en euros 2015 les montants en Reichsmarks 1941 pour l’emprunt forcé et en dollars 1947 pour les réparations. La somme généralement avancée était de 162 milliards qui devraient être affectés d’un taux d’intérêt annuel minimal (3 % par exemple). Un rapport sur le chiffrage global, commandé par le gouvernement conservateurs/socialistes et rendu au début 2015, a été tenu secret. Le vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères de ce gouvernement, Évanghélos Vénizélos, par ailleurs président du parti socialiste panhellénique (PASOK), a parlé de sommes colossales et le chiffre évoqué alors dans la presse s’élevait à 311 milliards d’euros – l’économiste Jacques Delpla (6) l’a pour sa part estimé, en 2011, « au moins » à 575 milliards. Enfin, devant la commission d’audit de la dette du Parlement grec, le 6 avril 2015, Dimitris Mardas, vice-ministre des Finances, chiffrait la totalité des dommages dus par l’Allemagne à 278,7 milliards d’euros (dont 10,3 milliards au titre du prêt forcé), alors que la dette grecque se montait à 220 milliards en 2006, 321,7 milliards aujourd’hui et que l’Allemagne en détient 72 milliards. 

Quant à l’Allemagne, si Die Linke et les Verts ont reconnu depuis longtemps l’existence d’un problème à régler par la négociation, le gouvernement continue à le nier. Pourtant, lors d’un débat au Bundestag en mars 2015, Thomas Oppermann, président du groupe SPD, a déclaré que « les crimes des nazis n’ont pas de date d’expiration », manifestant ainsi que le SPD, membre de la coalition, était désormais lui aussi favorable à l’ouverture de discussions sur la question. Puis ce fut le tour de l’ex-chancelier Helmut Schmidt. Déjà en 2011, celui-ci avait mis en garde ses compatriotes contre une politique égoïste (« Nos excédents sont en réalité les déficits des autres. Nos créances sont leurs dettes. ») risquant de réveiller « le sentiment latent de méfiance » généré en Europe par « notre histoire monstrueuse et unique (7) ». Le 29 avril 2015, sur la chaîne de télévision ARD, il ajoute que « la position actuelle du gouvernement allemand ne pourra être maintenue longtemps », celle-ci consistant à considérer comme définitif le règlement d’une question bilatérale auquel la participation et l’assentiment de la partie grecque n’ont jamais été sollicités. Enfin, c’est le président fédéral, Joachim Gauck, qui, dans un entretien du 2 mai 2015 à la Süddeutsche Zeitung, déclare : « Nous ne sommes pas seulement des gens qui vivons aujourd’hui, à cette époque, nous sommes aussi les descendants de ceux qui ont laissé derrière eux un sillage de destruction en Europe pendant la seconde guerre mondiale, en Grèce entre autres. (…) Pour un pays conscient de son histoire comme le nôtre, il est juste d’envisager la possibilité qu’il puisse y avoir des réparations. »
 
Joachim Gauck, président de l'Allemagne

 
(1) Entre 1929 et 1938, la part de l’Allemagne dans les importations de la Grèce passe de 9,4 % à 29 % et de 23,2 % à 38,6 % dans ses exportations, tandis que Goebbels, Goering ou le docteur Schacht, ministre des Finances du Reich, viennent dispenser leurs conseils à Athènes.

(2) Frédérika (1917-1981), princesse de Hanovre et duchesse de Brunswick, a été chef d’équipe des Bund Deutscher Mädel, avant que la participation à ces jeunesses hitlériennes au féminin ne fût obligatoire. Elle rencontre le prince héritier Paul lors des Jeux Olympiques de Berlin et l’épouse en 1938. Durant la guerre, son entêtement à écrire à ses frères, hauts gradés dans la SS, convainc Churchill de l’éloigner en Afrique du Sud. Durant la guerre civile elle devient l’égérie des ultras lors de ses visites au front, assure les relations publiques de la répression en Occident, règne sur les « Villes enfantines » où orphelins et enfants enlevés aux familles suspectes sont rééduqués, fait le voyage de Samos pour assister à l’exécution de « bandits » communistes en 1949. Dans un pays ruiné, elle invite tout le Gotha à une fastueuse croisière sur le yacht royal Agamemnon en 1953 (« La croisière du sang bleu » des Mythologies  de Roland Barthes), puis elle exige, en 1962, la levée d’un impôt spécial pour doter sa fille Sophia qui doit épouser Juan Carlos de Bourbon. Elle dirige la Fondation de prévoyance royale (les Grecs l’appelle le « Fonds de la reine »), financée par des taxes sur la loterie, l’essence, le tabac, les voitures, les places de cinéma ou de théâtre, qui lui permet d’entretenir un réseau de clientèle avec de l’argent public. Omniprésente auprès de son falot époux Paul Ier, elle joue un rôle déterminant dans le choix de Karamanlis comme Premier ministre en 1955 puis dans sa démission en 1963 ; c’est elle qui aurait demandé qu’on « cabossât » Lambrakis. Mère autoritaire d’un Constantin II qui ne brille guère par ses qualités intellectuelles, elle l’aurait poussé à faire démissionner le Premier ministre Papandréou en 1965, et amorcer ainsi la crise conduisant au coup d’État des Colonels, puis elle l’aurait convaincu de légaliser leur coup d’État, après s’être inquiétée, en entendant à la radio leur premier communiqué parler de justice sociale, qu’il s’agît de « spartakistes ».
(3) Entretien avec Yasmin El-Sharif intitulé « Au XXe siècle, Berlin a été le roi de la dette » et publié en français par Courrier international, 30 juin 2011.
(4) Signé à Moscou par les quatre puissances occupantes (États-Unis, URSS, Royaume-Uni, France) et les deux États allemands.
(5) Elle ne l’avait pas été lors du Conseil européen de Madrid en 1998.
(6) Les Échos, 22 juin 2011 (http://www.lesechos.fr/22/06/2011/lesechos.fr/0201458716889_jacques-delpla-----l-allemagne-doit-575-milliards-d-euros-a-la-grece--.htm). Jacques Delpla a été conseiller technique au cabinet de plusieurs ministres des Finances français, chargé de cours à HEC et à l’IEP de Paris, membre du Conseil d’analyse économique et de la Commission pour la libération de la croissance française ; il est conseiller sur le marché des capitaux à la BNP Paribas - Banque de Financement et d’Investissement, professeur-associé à la Toulouse School of Economics.
(7) Discours du 4 décembre 2011, disponible in extenso en français : http://www.boulevard-exterieur.com/Helmut-Schmidt-L-Allemagne-dans-avec-et-pour-l-Europe.html
 


lundi 18 mai 2015

Filikí Etería n°8 - la Grèce vue de Grèce – revue de presse


 
 

 

- Billet invité -
 
Par Cristoballaci El Massaliote
 
Cristoballaci El Massaliote est désormais un spécialiste mondialement connu de l'exégèse de la presse grecque. Cette semaine encore, il répond à toutes les questions brûlantes que nous nous posons : les créanciers d'Athènes sont-ils de plus en plus durs ? La Russie va-t-elle mettre la main au porte-monnaie ? La Grèce et la Turquie se rapprochent-elles ? Tsipras est-il toujours aussi populaire ? Les réponses ci-dessous !
 
 
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Alors que la presse française était captivée par l’ouverture du Festival de Cannes et par les déclarations d’une actrice "forcée" de tourner à Dunkerque, les médias grecs, eux, traitaient des négociations sur la dette, des relations avec la Turquie ou avec la Russie,  d’un scandale de corruption impliquant une entreprise d’armement allemande, du projet d’union homosexuelle défendu par le gouvernement SYRIZA et de la victoire d’un collectif de femmes de ménages.
 
***
 
I / Les négociations sur la dette : suspense et rebondissements ?

a/ De nouveaux sacrifices ?

En pleine reunion de l’Eurogroupe du 11 mai, différents médias (capital.gr, MegaChannel) avancaient que les créanciers aller réclamer un excédent primaire supérieur à 2% (contre 1,2% à 1,5% demandé par la Grèce), entrainant ainsi la mise en place de mesures supplémentaires à hauteur de 7 ou 8 milliards d’euros. Non seulement les créanciers ne font aucun effort, mais ils durcissent même les conditions exigées pour obtenir un accord !
 
b/ Un Eurogroupe qui avance ou qui patine ?
 
Le lendemain,  de nombreux journaux (Ta Nea, Ethnos, Kathimerini, Avghi, Eleftheros Typos, Le Journal des Rédacteurs) commentaient le communiqué de l’Eurogroupe dans lequel  les ministres des finances de la zone euro « saluaient les progrès qui ont été réalisés jusqu’ici dans les négociations ».

Les ministres reconnaissaient toutefois que davantage de temps et d'efforts devaient être nécessaires pour “répondre  aux problèmes  actuels” tout en félicitant les autorités grecques pour “l’accéleration de leur travail”. Parce que les Grecs, eux, font des concessions. Certes, ils ont toujours des lignes rouges : réforme des retraites et du marché du travail. Mais ils lâchent régulièrement du mou. Les "Européens", eux, jamais.
 

c/ Moscovici et Dijsselbloem prêts à évoluer ?
 
Le Président de l’Eurogroupe, M. Dijsselbloem, a affirmé que les fonds (autrement dit la dernière tranche du second plan d'aide, qui représente un montant de 7,2 milliards et que la Grèce attend) ne seront versés que lorsqu’un accord sera trouvé, mais il a toutefois évoqué l’éventualité de débloquer certaines sommes sous forme de « sous-tranches » en fonction des réformes qui seraient effectivement « mises en œuvre».

De son côté, le commissaire européen aux affaires économiques, P. Moscovici, a déclaré : « Il y a des avancées sur le fond, des avancées substancielles et donc incontestablement la situation a évolué ». Il a toutefois ajouté qu’il « reste encore de chemin à parcourir », avant de résumer les blocages qui, selon lui persisteraient  sur deux sujets (réformes des retraites et réforme du marché du travail).


d/ ou des négociations qui s’enlisent ?

Le 13 mai, la presse grecque se désespérait en constatant que les négociations entre le gouvernement Tsipras et ses créanciers trainaient en longueur.

Au cours du conseil des ministres du 12 mai, plusieurs cadres du gouvernement avaient insisté sur la nécessité de « renforcer la négociation politique » en estimant que les discussions au niveau technique et au sein du Groupe de Bruxelles étaient épuisées. Alexis Tsipras a alors déclaré que la “Grèce a fait autant de pas que possible vers les partenaires européens en prouvant par les actes qu’elle respecte les procédures, les lois et le cadre de fonctionnement de la zone euro”, avant de rajouter que “ C’est maintenant aux partenaires de faire les pas nécessaires et de prouver dans les actes qu’ils respectent le verdict démocratique des peuples au sein du droit européen commun “ (Ta Nea, Ethnos, Avghi, Le Journal des Rédacteurs). Ta Nea (centre gauche) estime que le Premier Ministre grec a « jeté la balle » dans le camp des partenaires européens en leur adressant ce message et en soulignant l’impossibilité de nouvelles concessions.


e/ des espoirs pour le 21 mai...

De leurs côtés, les journaux Ethnos et Avghi (proche de Syriza) soulignent l’importance du Sommet européen de Riga les 21 et 22 mai, qui soulève de nombreux espoirs, notamment parce qu’une nouvelle rencontre entre Alexis Tsipras et Angela Merkel est posible. Les deux journaux évoquaient également la possibilité d’une réunion extraordinaire de l’Eurogroupe sans pour autant avancer de date.


II/ Relations internationales

 
a/ Un scandale de corruption avec une entreprise alllemande d’armements
 
La presse du 12 mai (Kathimerini, Ta Nea, Eleftehros Typos) commentaient la mise en détention provisoire d’un officier de l’armée en retraite, Panagiotis Katsis, accusé d’avoir reçu des pots de vin (3 millions d’euros) de la société allemande Rheinmetall afin de faciliter la signature de contrats de ventes d’armes à la Grèce (chars Léopard).

b/ Le soutien des USA
 
Parlant de « nouvelle intervention américaine », Avghi du 13 mai reprenait les déclarations du porte- parole de la Maison Blanche, Josh Earnest, qui aurait réitéré le soutien des Etats-Unis aux efforts déployés par l’UE et la Grèce pour faire face à la crise grecque, il aurait toutefois souligné que le règlement du problème « relève de la responsabilité de la Grèce, de l’UE et d’autres organismes internationaux impliqués », faisant allusion bien s^^ur au FMI.
 
c/ le rapprochement et la coopération Grèce – Turquie se confirment.
 
Le ministre grec des Affaires Etrangères, Nikos Kotzias, était en visite en Turquie le 12 mai, où il a rencontré M. Erdogan. Selon Ta Nea et Avghi le message qui ressort de l’entretien est que « malgré l’importance des problèmes existants entre les deux pays, il existe une volonté commune de les résoudre ».

Nikos Kotzias s’est également entretenu avec son homologue turc, M. Cavusoglu. Ta Nea relève qu’au cours de la conférence de presse conjointe les deux ministres ont annoncé la création d’un groupe gréco-turc, qui sera chargé de renforcer la coopération entre les deux pays dans le domaine de l’économie, du tourisme et des investissements.

Plusieurs journaux (Kathimerini, Avghi, Eleftheros Typos, Le Journal des Rédacteurs) relèvent que les deux ministres ont pris plusieurs décisions importantes (prospections sur le plateau continental en mer Egée, sécurité maritime, et règlement du dossier chypriote). Le Journal des Rédacteurs souligne que dans le domaine de l’immigration, les deux ministres ont décidé d’accroître la collaboration et d’adopter des mesures sévères contre les trafiquants de migrants.


d/ Russie : le versement d’une avance russe sur le futur gazoduc se confirmerait
 
Plusieurs médias du 11 mai (Ethnos, protothema.gr) commentaient l’entretien téléphonique du 7 mai entre le président russe V. Poutine et le Premier Ministre grec, pendant lequel, Alexis Tsipras aurait confirmé la volonté du gouvernement grec de participer à la construction du gazoduc grec transportant du gaz russe depuis les frontières gréco-turques . Le Président Poutine, aurait exprimé sa volonté de financer la société grecque qui participera à la construction du gazoduc en versant une avance. Cette somme pourrait être restituée à la Russie au travers des bénéfices générés par la société grecque après l’entrée en fonction du gazoduc (sources communiqué officiel grec). 

De son côté, la présidente du parlement hellénique Mme Konstantopoulou a représenté la Grèce aux manifestations organisées le 9 mai en Russie pour fêter la victoire des alliés sur l'Allemagne nazie et la fin de la deuxième guerre mondiale (Ta Nea, Ethnos).

Selon Ethnos et Eleftheros Typos, Alexis Tsipras, devrait se rendre une nouvelle fois en Russie pour participer au Forum économique international de Saint-Pétersbourg (18-20 juin). Un entretien est d’ailleurs prévu entre les deux dirigeants.


III/ Politique intérieure
 
a/ Privatisations du Pirée et des aéroports
 
Ta Nea du 13 mai s’interessait à la privatisation du port du Pirée et des aéroports régionaux. Le conseil d’administration du TAIPED (fonds de mise en valeur du patrimoine privé de l’Etat) a décidé le 12 mai de procéder à la vente de 51% du port du Pirée avec la possibilité pour l’investisseur de porter sa participation à 67,7% après cinq ans. Par ailleurs,  l’accord de 1,2 milliards d’euros avec l’entreprise allemande Fraport pour la cession du droit de fonctionnement et de gestion des 14 aéroports régionaux est en cours d'achèvement.

b/ Union homosexuelle
 
Selon Le Journal des Rédacteurs, le projet de loi prévoyant l’adoption d’un pacte de vie commune pour les couples du même sexe sera prêt en juin. Selon un sondage effectué par la société Focus Bari, 70% des Grecs se déclarent favorables à l’adoption d’un pacte de vie commune pour les couples du même sexe, contre 20% qui s’y opposent, 8% qui sont indécis et 2% qui déclarent ne pas savoir ce que c’est une pacte de vie commune.

c/ Les sondages confirment la popularité de SYRIZA et d’Alexis Tsipras

Selon un sondage (MRB /Real News) Les intentions de vote se répartissent comme suit : SYRIZA : 36,1% ; Nouvelle Démocratie : 20,9% ; La Rivière: 5,8%; KKE: 5,5%; Aube dorée: 5,1%: Grecs indépendants: 4,1%; PASOK : 3% ; autres partis : 5,9%.

D’autre part, 71,9% des sondés estiment que le gouvernement doit accepter un accord de compromis afin que la Grèce reste dans la zone euro, contre 21,3% qui estiment que le gouvernement doit accepter un accord uniquement si celui-ci comprend tous ses engagements préélectoraux même si cela signifiait une rupture et une sortie de la zone euro.

Enfin, si l’accord devait comprendre l’ensemble des mesures demandées par les créanciers, 42,6% des sondés souhaitent l’organisation d’un référendum, 37% la ratification de l’accord par le Parlement et 11,3% l’organisation des élections anticipées.
Un autre sondage (Marc/Journal des Rédacteurs),
la popularité des chefs de partis se répartit ainsi :
 Alexis Tsipras (SYRIZA) : 72,5% ; Panos Kammenos (Grecs indépendants) : 40,9% ; Stavros Theodorakis (La Rivière) : 40,1% ; Dimitris Koutsoumbas (KKE) : 31,5% ; Antonis Samaras (ND) : 30,8% ; Evanghélos Vénizélos (PASOK) : 18,8% ; Nikolaos Michaloliakos (Aube dorée) : 10,9%.

En cas d’impasse des négociations entre la Grèce et ses créanciers, 51,1% estiment que le gouvernement actuel devra poursuivre sa politique, 22,8% sont favorables à un référendum et 16,6% sont favorables à l’organisation des élections anticipées.

A la question de savoir si le gouvernement doit éloigner la « Plateforme de la Gauche » et les « Grecs indépendants » et former un gouvernement de coalition avec La Rivière ou le PASOK, 58,3% des sondés n’y sont pas favorables, contre 37,1% qui y sont favorables.
Enfin, 76,9% des sondés sont favorables au maintien de la Grèce dans la zone euro, contre 19,2% qui sont favorables au retour à la drachme.
 

d/ Victoire pour le collectif des femmes de ménage
 
La presse de la semaine passée (Ta Nea, Kathimerini, Eleftheros Typos, LeJournal des Rédacteurs) faisait état de la décision du gouvernement de procéder à la réembauche des 595 femmes de ménage du ministère grec des finances, qui avaient été licenciées par le gouvernement Nouvelle Démocratie.

 
e/ Des tensions avec la banque de Grèce
 
La presse du 14 mai (Ethnos, Ta Nea, Kathimerini, Avghi, Le Journal des Rédacteurs) commentaient les « relations tendues » et le « manque de confiance » existants entre le gouvernement et le gouverneur de la Banque de Grèce, M. Stournaras. Ce dernier essuie de vives critiques de la part de SYRIZA, dont plusieurs cadres souhaiteraient sa démission, estimant qu’il compromet le gouvernement. Dans son intervention de la veille au Parlement, le ministre de l’énergie, M. Lafazanis, a reproché à M. Stournaras d'avoir des responsabilités, en sa qualité de ministre des finances de l'époque, dans le démembrement d’ATEbank (Banque Agricole de Grèce).


f/ La commission pour la vérité sur la dette grecque
 
Le chef de file du groupe des experts internationaux de la commission pour la vérité sur la dette grecque du Parlement hellénique a estimé que la façon dont a été gérée la dette publique grecque constitue une violation des règles du Droit international des droits de l’Homme puisque la politique exercée ayant provoqué une crise humanitaire.

Selon les estimations de la commission, la plus grande partie de la dette grecque serait « illégale, toxique et non viable ». Le 18 juin, une évaluation préliminaire sur la légalité de la dette grecque sera publiée. De plus, la Commission devrait disposer prochainement de tous les éléments sur les accords conclus dans le domaine de l’armement (Ethnos, imerissia.gr).

 

jeudi 14 mai 2015

Charlie, Todd, le bébé et l'eau du bain







Le texte ci-dessous est une réflexion autour du livre d'Emmanuel Todd, dont le moins qu'on puisse dire est qu'il a ébouriffé du monde. Moi y compris. D'une part parce je le trouve à la fois brillant et contestable, ce qui n'est pas une mince affaire. Ensuite parce que j'ai l'impression que son auteur vient peut-être de marquer un but contre son camp, ce qui me désole. Enfin parce qu'il me semble qu'il a souvent été lu comme s'il était un bloc, ce qui peut hélas conduire à louper le meilleur. 

Il est vrai qu'il est difficile de se retrouver dans l'ouvrage de Todd pour les gens qui, tout comme lui :
- s'opposent vigoureusement à la construction européenne telle qu'elle va, et aspirent à se débarrasser au plus vite de la monnaie unique,
- éprouvent du respect pour la Russie, et voient parfaitement ce que la France aurait à gagner à se rapprocher de ce grand pays,
- n'hurlent pas au scandale quand ils entendent dire qu'il existe, au sein de la classe politique française et notamment dans le rapport à l'Allemagne, un petit quelque chose de l'ordre du « vichysme post-moderne », selon une expression du ministre grec Yanis Varoufakis que ne renierait sans doute pas Todd, 
- ont le cœur à gauche mais rejettent absolument le catéchisme du « droit à la différence », tant ils sentent tout le potentiel ségrégatif qui se niche dans les idées faussement généreuses de la gauche « diversitaire »,
- sont favorables l'exogamie, absolument pas hostiles à l'idée d'une France multiethnique, mais très hostiles, en revanche, à celle d'une France multiculturelle,
- sont prêts à convenir que les manifestations du 11 janvier 2015 ont avant tout réuni des  représentants des catégories supérieures et intermédiaires, qu'il n'y avait là ni « les banlieues », ni l'électorat du Front national issu des catégories populaires, et que ça ne plaide que moyennement en faveur de la thèse de « l'immense sursaut populaire ». 

Il est difficile, donc, de se retrouver dans l'ouvrage d'Emmanuel Todd pour des gens qui lui ressemblent, mais qui pourtant
- sans trouver Charlie Hebdo fantastiquement drôle, rejettent l'idée que ce journal soit « islamophobe ». Et rejettent plus encore la comparaison des caricatures de Mahomet à celles des Juifs de jadis. Caricaturer Mahomet, c'est se moquer de croyances, d'idées, pas d'individus, 
- sont résolument laïques (mais non « laïcards » ou « laïcistes » ), et ne trouvent pas judicieux d'abandonner la laïcité soit aux européistes et aux néolibéraux (qu'en feraient-ils ?) soit aux groupes d'extrême-droite qui l’instrumentalisent (voir un article ici à ce sujet). 

Il m'a donc semblé important de mettre un peu d'ordre dans tout ça, de trier les patates et d'essayer de déterminer s'il faut noyer - ou pas - le bébé dans l'eau du bain. 


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Il y a du monde dans le dernier livre d'Emmanuel Todd. S'y bousculent pêle-mêle des « laïcistes radicaux », des « néo-républicains », des « MAZ », ainsi que les désormais célèbres « catholiques zombies ». A en croire le démographe, tout ce que le pays compte de gens « pas sympas », ou, plus exactement, de gens « sympas-en-apparence-mais-dangereux-dans-leurs-tréfonds », serait descendu dans les rues de France le 11 janvier 2015 pour exprimer son « islamophobie ». Bref, le 11 janvier, c'était un peu Freaks ou la monstrueuse parade

On comprend que ceux qui ont foulé le pavé ce jour-là aient été choqués par la thèse. Blessés même. On sait - le nier serait immodeste - qu'il existe des « inconscients collectifs » et qu'on est  souvent mu par des déterminismes qu'on ne soupçonne même pas (les intérêts de classe, par exemple). Pourtant, les individus ne sont jamais que cela, et les citoyens moins encore. On l'espère en tout cas. Car comment croire encore à la démocratie si l'on rejette l'hypothèse d'un citoyen autonome, capable d'exercer sa raison et de faire des choix libres ? Emmanuel Todd le sait d'ailleurs puisqu'il concède qu'« on ne peut jamais enfermer une personne dans une détermination anthropologique » (p.171).

On n'aime donc guère, en tant qu'adulte s'estimant responsable et capable de formuler un jugement en conscience, s'entendre expliquer que ce pour quoi on dit avoir manifesté n'était que le faux nez de motivations troubles. Et l'on n'aime guère écoper d'un procès en « racisme refoulé » quand on a seulement souhaité exprimer cette idée simple : il est inadmissible d'assassiner pour des dessins, et la liberté d'expression ne se discute pas. Ça encore, Todd le sait puisque la conclusion du livre énonce ceci : « le droit au blasphème est absolu. Les forces de l'ordre doivent assurer la sécurité des blasphémateurs. Les ministres de l'Intérieur qui échouent dans cette tâche doivent rendre des comptes à la nation » (p.233). 

L'auteur a donc pris le parti délibéré de choquer. Ou de blasphémer si l'on veut. Car oui, ainsi qu'il l'affirme, il y avait bien une dimension religieuse dans le mouvement « Charlie ». Il y avait, comme l'explique Régis Debray, « un sacré retrouvé [qui] n'a pas été avoué, mais vécu dans l'émotion fusionnelle qui est son signe distinctif ». Il y a donc eu l'inévitable corollaire de toute religiosité : l'interdiction faite aux sceptiques de formuler leurs doutes sous peine d'être conspués. Ce que nous avons sacralisé, écrit encore Debray, « c'est l'idée qu'on peut rire de toute chose. Sauf des rieurs, bien entendu, surtout quand la mort les a plus qu'héroïsés : sacralisés ». Dans ces conditions, gare à celui qui osait - et qui ose encore - n'être point Charlie. Il s'expose à subir les effets répressifs d'un singulier « maccarthysme démocratique » (Debray toujours), celui-là même qu'Emmanuel Todd a décidé de mettre au défi. 

La démarche est louable mais le ton défrise. On sent un peu la volonté de « choquer le bourgeois ». L'un des objectifs de l'auteur de Qui est Charlie ? est bien d'ailleurs de montrer l'uniformité sociologique des manifestations du 11 janvier, essentiellement peuplées de représentants des classes moyennes et supérieures et provenant en masse, selon les cartes figurant dans l'ouvrage, des régions fraîchement déchristianisées ou « catholiques zombie »(1). Toutefois, en adoptant un ton polémique, Todd  aboutit peut-être à ce qu'on passe à côté du meilleur de son livre. Car cet essai est aussi - surtout ! -, une réflexion argumentée, parfois même magistrale autour de la valeur d'égalité, de la centralité qu'un certain nombre de déterminants anthropologiques ont conféré à celle-ci dans l'histoire de notre pays, et de la manière dont, hélas, elle dépérit. 

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Si Emmanuel Todd semble n'avoir guère de tabous, il a ses totems. Son sacré à lui, c'est l'idée égalitaire et tout ce qui va avec : une inquiétude face au décrochage des milieux populaires, une préférence nette pour le mélange des gens donc pour l'exogamie, un assimilationnisme assumé (2) qui se défie du discours faussement bienveillant mais authentiquement excluant porté par la gauche differentialiste : « officiellement, le PS est depuis les années 1980 le défenseur des immigrés et de leurs enfants. Son « antiracisme » est constant. Il a patronné le mouvement SOS Racisme (…) il évoque encore de temps en temps le droit de vote des étrangers aux élections locales. Cet engagement s'est toutefois inscrit dès le départ dans une logique multiculturaliste qui insiste sur le « droit à la différence », symptôme pour ainsi dire clinique d'ancrage dans un inconscient inégalitaire » (p. 170).

On ne peut qu'être séduit par l'attachement du démographe à l'idée d'égalité, de même que par l'originalité des analyses qu'il formule autour de ce thème. On l'a sans doute trop peu dit mais l'essai est d'abord né d'une volonté de comprendre la montée dramatique de l'antisémitisme dans les banlieues. Le facteur explicatif donné ici est le suivant : cet antisémitisme serait le fruit d'un égalitarisme perverti, ou d'une « xénophobie universaliste ». Il serait principalement le fruit d'un tropisme égalitaire contenu en germe dans la « famille communautaire arabe » (3) et profondément contrarié par la "différence juive" pour deux raisons. D'une part parce que celle-ci, justement, est différence. Ensuite parce la capacité des Juifs à faire vivre cette différence les protège d'un mal qui dévore nos sociétés postmodernes, l'anomie. « Les individus d'origine maghrébine sont (…) beaucoup plus menacé par l'anomie que par le communautarisme » or « dans le contexte d'une atomisation du milieu social environnant, on imagine plutôt les juifs pratiquants enviés. Leur communautarisme les met à l'abri du vide » (p. 218). Une sorte de jalousie, en somme, vis à vis d'un communautarisme vécu comme plus performant, et déjà pressentie par un auteur comme Julien Landfried. Ce dernier, dans un essai  paru en 2007 (4), évoquait déjà l'existence d'un « antisémitisme de ressentiment »....

La « xénophobie universaliste », oxymore s'il en est, explique également selon Todd, l'attrait exercé par le Front national, de manière paradoxale, sur une partie de l'électorat des zone égalitaires françaises, phénomène déjà largement décrit dans Le Mystère français (recension ici). Cet électorat serait en fait exaspéré par la rémanence de différences visibles au sein des populations d'origine immigrée, cependant que son égalitarisme originel le pousse naturellement à stipuler que tous les hommes se ressemblent. En résulte un racisme réactif qui signe l'incapacité de « l'homme universel » à admettre la dissemblance, fût-elle transitoire, de populations d'origine étrangère en cours d'assimilation.  

Cette interprétation de la montée du vote FN et de sa localisation géographique est non seulement originale, mais également convaincante. Il faut sans doute y ajouter que le Front national s'est montré capable, sous la houlette de Marine Le Pen, de préempter le discours qui fut jadis celui de la gauche républicaine, un discours à la musicalité égalitaire que le président de la République est allé jusqu'à comparer récemment à celui du Parti communiste des années 1970. Rappelons enfin que le FN s'est arrogé le quasi monopole de la critique eurosceptique. Et pour cause : pétrifié à la pensée de « blasphémer l'Europe », les autres partis politiques se refusent de le lui disputer. Or le moins que l'on puisse dire est que la construction européenne est un formidable multiplicateur d'inégalité. A l'intérieur des pays membres d'abord : comment une Europe de la monnaie serait-elle être autre chose qu'une Europe de l'argent donc favorable aux populations les plus aisées ? Ensuite parce qu'elle favorise la hiérarchie entre les nations qui la composent. La survalorisation du « modèle allemand » et la muflerie quasi raciste dont sont victimes les peuples d'Europe du Sud le montre de manière spectaculaire. 

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Restent la charge contre le « laïcisme radical » d'une part, celle contre « l'islamophobie » d'autre part. 

Quant au procès du « laïcisme radical », il est difficilement compréhensible sous la plume d'un défenseur ardent de l'égalité. On saisit, si l'on est attentif, qu'Emmanuel Todd vise avant tout ceux qui considèrent que la laïcité seule vaut d'être défendue, et que le combat mené tambour battant en faveur de celle-ci dispense de mener tous les autres : « nombre d'intellectuels d'une gauche soi-disant critique ont été aspirés par la revendication de laïcité, substitut de la critique du libre-échange et de l'euro dont ils sont incapables » (p. 102). C'est là chose très juste, et cela méritait d’être dit, d'autant que le combat laïc mené de manière exclusive est voué à tourner dans le vide. Car évidemment, les politiques économiques et européennes menées depuis trente ans creusent les inégalités, contribuent à la déréliction du corps social, disloquent la nation et favorisent l'anomie. Évidemment, l'anomie génère la tentation de trouver refuge dans la religion : à défaut de pouvoir s'intégrer à une communauté nationale qui s'autodétruit, on cherche à s'intégrer à autre chose. Évidemment donc, tout cela contribue à durcir les attachements religieux de substitution, donc à fragiliser la laïcité. Le serpent peut ainsi continuer se mordre la queue à l'infini....

Pour autant, on ne peut s'empêcher de se désoler des attaques répétées à l'endroit du « laïcisme », car elles tendent à jeter le discrédit sur une laïcité qui, si elle ne doit pas être défendu seule, n'en mérite pas moins de l'être ! Sans compter que l'étrange concept de « laïcisme » pose un problème de logique. Il laisse penser qu'être laïque est une option spirituelle comme une autre, susceptible elle aussi de dérive intégristes, ce qui est - ce qui devrait être en tout cas - impossible. En effet, la laïcité n'est en aucun cas une foi mais un mode d'organisation de la société visant à rendre tous les individus égaux devant la possibilité de pratiquer telle ou telle religion, ou de n'en pratiquer aucune. Comme expliqué ici, elle est « une organisation politique de la tolérance, un moyen de la rendre obligatoire en lui donnant la forme de la loi », donc en se prémunissant du caractère purement subjectif de la tolérance individuelle. Qu'est-ce alors que le « laïcisme» ? Un intégrisme de l'égalité de tous dans la liberté de conscience ? Une déviance totalitaire de la tolérance ? On est perplexe.

« L'islamophobie » enfin, que l'auteur de Qui est Charlie ? semble supposer commune, au moins à l'état latent, à l'ensemble des manifestants du 11 janvier et, en amont, aux journalistes de Charlie Hebdo, est l'autre notion problématique dans le livre. Il serait bien sûr idiot de nier qu'une telle passion triste pût exister mais enfin, la mettre dans le même sac que la gaudriole anticléricale.... Todd va jusqu'à écrire que « le blasphème soit sur sa propre religion ne devrait pas être confondu avec le droit au blasphème sur la religion d'autrui » et à déplorer que l'on puisse s'autoriser à moquer « la religion d'un groupe faible et discriminé » (p.15). Mais enfin, de quel groupe faible et discriminé parle-t-on, dès lors qu'un chapitre entier est consacré à rappeler - très justement - la nocivité et l'absurdité d'une essentialisation des Français musulmans ? Enfin, faut-il le rappeler, pour un athée, la religion quelle qu'elle soit est toujours la religion de l'autre. 

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Qui est Charlie ? est tout sauf un quick book écrit sur le coin d'une table entre la poire et le fromage. C'est un livre dense et souvent très brillant. Mais sa particularité - qui explique sans doute l'émotion générée par sa parution - est qu'il semble parfois mêler deux niveaux de discours

Il y a d'abord le discours scientifique, à partir de l'analyse d'un fait social, le « 11 janvier ». Le sérieux de cette analyse, qui reprend beaucoup des travaux antérieurs du démographe, ne fait aucun doute, quoi qu'aient pu en dire des commentateurs fâchés. Mais se mêle à l'ouvrage un certain nombre d'appréciations plus idéologiques - notamment dans l’introduction - qui rendent parfois la lecture presque douloureuse. 

Bref, ce livre n'est pas un bloc. La bonne façon de l'aborder - car il faut l'aborder - reste sans doute comme préconisé ici, de le « débarrasser de sa gangue de portnawak ». 


(1) Cette notion semble avoir beaucoup choqué. Pourtant, était déjà hyper-présente dans Le Mystère français (2013) et n'avait pas fait réagir à l'époque. Dans un entretien publié ici, il est défini comme « un catholicisme qui est mort religieusement, mais socialement vivant ».

(2) En réalité, dans Le destin des immigrés, publié au milieu des années 1990, Todd manifeste déjà sa préférence pour l'assimilation, et explique que le différentialisme est en fait le produit de structures familiales inégalitaires. 

(3) Dans les travaux de Todd, on retrouve toujours quatre grand type de systèmes familiaux:la famille nucléaire absolue,   la famille nucléaire égalitaire, la famille souche et la famille communautaire. La famille communautaire correspond à un système familial dans lequel les relations parents/enfants sont plutôt autoritaires, mais les relations entre frères plutôt égalitaires. 

(4) Julien Landfried, Contre le communautarisme, Armand Colin, 2007.