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mardi 23 février 2016

Brexit : la Grande-Bretagne fait-elle du "chantage" ?





Allons bon : voilà que la perfide Albion nous ferait « du chantage ». Après le sommet européen de la fin de semaine dernière et l'accord anti-Brexit conclu entre David Cameron et ses partenaires, certains semblent découvrir tout à la fois que l'Union européenne n'est pas une entité unifiée mais une collection d'États membres, que tous n'ont pas les mêmes intérêts ni les mêmes traditions politiques, que les rapports entre nations sont la plupart du temps des rapports de force, que le meilleur moyen d'obtenir des concessions reste encore de montrer les muscles, et que.... et que les Britanniques ont un rapport distant au processus d'intégration européenne.

Ce n'est ni nouveau ni illogique, c'est simplement Britannique. Nos voisins d'outre-Manche ont toujours fait ainsi. Ils ont toujours eu un pied dans l'Europe et un pied à côté, soucieux de ménager la chèvre et le choux sans jamais s'en cacher. Ils sont montés à bord du Titanic européen bien avant que celui-ci ne percute l'iceberg, et ils ont embarqué dans un unique but : profiter du grand marché. Sans jamais envisager quelque union politique ou « saut fédéral » que ce soit, ce qui est bien leur droit. En revanche, il eût été de notre devoir, à nous Français, de ne pas tout leur céder. On n'était pas obligé d'accepter la libéralisation, la dérégulation de tout et de toute chose.

On les a pourtant acceptées. Mieux, on les a encouragées, et pas qu'un peu ! On l'a oublié depuis mais l'Acte unique, traité européen qui vient tout juste de fêter son trentième anniversaire, doit beaucoup à la coopération joyeuse d'un Britannique, lord Cockfield, et d'un Français, Jacques Delors. C'est au premier, ami personnel de Margaret Thatcher alors commissaire chargé du Marché intérieur, que le second, président de la Commission européenne, confia la rédaction du Livre blanc sur le marché unique. Jacques Delors aimait beaucoup cet Anglais « à l'esprit clair, à la réplique qui fait mouche et qui ne s'en laissait pas compter » (Jacques Delors, Mémoires, Plon, 2004 - p.204). Il aimait à travailler avec lui, et lui laissa la bride sur le cou pour rédiger l'étude préparatoire à la conception de l'Acte unique, texte de févier 1986 qui libéralisa la circulation des personnes, des marchandises et.... des capitaux. On s'étonne aujourd'hui que les conservateurs Britanniques défendent « la City » ? Quel scoop en effet !

A sa façon, Delors la défendit aussi, la City. La circulation sans entrave de la fortune, il aimait ça, l'apôtre. Pour peu bien sûr que ses effets dévastateurs soient atténués par la mise en place collatérale de ce qu'on nomma « l'Europe sociale », soit un peu de charité de dame patronnesse à partager entre aux futurs laissés pour compte d'une Europe de l'argent.

Comme il le raconte dans ses Mémoires, le président français de la Commission se démena comme un diable pour que le Livre blanc de Cockield soit validé par le Conseil européen de Milan de juin 1985. Et il dut mouiller la chemise, car à ce même Conseil, Français et Allemands avaient amené en douce un projet concurrent. Or ce projet se trouvait être une copie presque conforme du plan Fouchet promu au début des années 1960 par le général de Gaulle, projet d'Europe confédérale et non supranationale, projet qui faisait la part belle à la coopération intergouvernementale en matière de politique étrangère et de Défense, en lieu et place d'une intégration économique de type supranational ayant vocation à saper la souveraineté des États membres. Ah, il fallut bien de l'ardeur pour obtenir la victoire de l'Europe thatchérienne sur l'Europe gaullienne ! Jacques Delors l'emporta, et il en garde une tendresse appuyée pour le fruit de sa bataille. « J'ai dit souvent par la suite que l'Acte unique était mon traité préféré. C'est aussi parce que ce traité n'a pas un pouce de graisse », raconte-t-il encore dans ses Mémoires (p.227). Pas un pousse de graisse en effet, et de solides jalons posés pour une future Europe de vaches maigres.

Sans doute les Français regretteraient-ils un peu tout cela, si toutefois ils s'en souvenaient. Les Britanniques, eux, se souviennent et sont déterminés à continuer. Ils viennent d'en administrer une nouvelle fois la preuve : ils sont résolus à défendre bec et ongles leurs intérêts. Une pratique tombée en désuétude depuis si longtemps de ce côté-ci du Channel, que l'on n'en revient pas, et qu'on appose un peu vite l'étiquette « égoïsme national » sur ce qui n'est rien d'autre qu'une attitude normale.

Bien sûr, on peut ne pas goûter la politique - économique notamment - menée par David Cameron et par son parti. Bien sûr, on a le droit de ne pas s'ébaudir devant par le caractère inégalitaire de la société anglaise. Mais enfin, que les Tories ne soient pas à proprement parler des marxistes-léninistes n'est pas une immense découverte. Quoiqu'il en soit, ce jugement appartient avant tout aux citoyens du pays, qui ont la chance d'avoir le choix. De fait, en résistant au processus de dépossession supranationale, Londres a su se laisser des marges de manœuvre et préserver sa souveraineté nationale. Et l'avantage, quand un peuple est souverain, c'est qu'il a le droit de décider lui-même de sa destinée. Rien n'empêchera à terme les électeurs britanniques, s'ils sont mécontents des politiques actuellement conduites en leur nom, de renvoyer Cameron à ses chères études et de confier le pouvoir à Jeremy Corbyn par exemple. Celui-ci défendra sans doute un peu moins la City, mais pas forcément beaucoup plus l'Union européenne, dont il n'est pas connu pour être un zélote.

Le choix donc. La possibilité pour la communauté des citoyens d'ouvrir un débat démocratique qui sera sanctionné par un référendum. C'est ce qui compte dans cet affaire de « Brexit » - ou de « Brex-in ». L'opportunité donnée aux électeurs de faire le bilan d'étape d'une appartenance européenne décidée dans les années 1970, et de s'offrir une bifurcation le bilan ne les convainc pas. La possibilité de changer de politique, de décider que l'avenir peut, à un moment ou à un autre, prendre ses distances d'avec le passé, c'est cela la démocratie.

On peut être mécontent des résultats du « chantage » anglais, et appréhender les résultats référendum qui se tiendra le 23 juin. D'autant que la France n'a pas intérêt pour sa part à voir partir Londres demain, les pays de l'Est après-demain et pourquoi pas la Grèce le surlendemain. Cela nous laisserait plantés comme des joncs au cœur de l'élément le plus difficile à détricoter, c'est-à-dire une zone euro dominée par l'Allemagne et engluée dans la déflation.


Mais encore une fois, en démocratie on a toujours le choix. Alors, à quand une renégociation avec nos partenaires des termes de notre engagement ? A quand la défense effective de nos intérêts nationaux ? A quand un grand débat démocratique suivi d'un référendum pour ou contre le « Frexit »? Qui nous contraint à renoncer à ce droit imprescriptible au « chantage », que nous devons au fait d'être un pays, tout simplement ? Qui, pourquoi, et surtout, jusqu'à quand ?  


Article initialement paru dans le Figarovox.


lundi 8 février 2016

L'Allemagne perd-elle la main en Europe ?





Angela Merkel ne nous avait pas habitués à ça. A "l'incroyable Mme Merkel", on prêtait la capacité d'absorber tous les chocs et de protéger son peuple de leurs répliques, grâce à un « pragmatisme » hors normes, à la mesure de l'excellence supposée du « modèle allemand ». Dans un livre intitulé Angela Merkel et nous etparu en 2013, le journaliste Ralph Bollmann expliquait en ces termes l'imperméabilité de Mutti au phénomène classique de l'usure du pouvoir : « tant que la crise durera, les Allemands plébisciteront Angela Merkel (…) sa côte de popularité est liée au fait qu'elle [les] préserve de l'effort ».

Pourtant, la chancelière semble aujourd'hui en difficulté. Un sondage paru en fin de semaine dernière dans l'hebdomadaire Focus indique que près de 40 % des Allemands sont favorables à son départ. C'est beaucoup, même si un tel départ est très improbable à ce stade. Ça tombe en tout cas fort mal alors que des scrutins régionaux s’apprêtent à ponctuer toute l'année 2016, tels ceux de Rhénanie-Palatinat, du Bade-Wurtemberg et de Saxe-Anhalt qui auront lieu dès le 13 mars.

Or les enquêtes d'opinion font d'ores et déjà apparaître un fait saillant : le parti de droite radicale Alternative für Deutschland (AfD), un temps affaibli pour cause de règlements de comptes entre représentants de l'aile « libérale » et tenants de l'aile « conservatrice », a à nouveau le vent en poupe. Une enquête d'opinion le donne à 13%. Et la toute dernière sortie de Frauke Petry, sa patronne, semble indiquer que l'aile anti-immigration du parti s'est imposée face à l'aile anti-euro. Elle montre d'ailleurs peu de goût les précautions oratoires. Petry a en effet suggéré, pour lutter contre l'afflux de migrants à la frontière germano-autrichienne, que les policiers allemands pourraient éventuellement.... tirer sur les réfugiés ! En décembre, un autre élu du parti, Björn Höcke, s'était déjà illustré en affirmant que « le comportement reproductif des Africains » était une menace pour l'Allemagne. 

Le rebond de l'AfD et l'orientation prise par celui-ci ne sont évidemment pas sans causes. C'est bien la politique migratoire d'Angela Merkel qui les a provoqués, tout comme elle a provoqué la colère de la CSU bavaroise, et une fronde au sein même du parti de la chancelière, la CDU. Cette politique parfaitement erratique a d'abord consisté à annoncer l'accueil sans limite des réfugiés, avant, quinze jours plus tard, d'opérer un virage au frein à main et de rétablir précipitamment le contrôle aux frontières. A l'immense déception, sans doute, de ces commentateurs hexagonaux qui aiment à se prosterner devant la supériorité supposée de l'Allemagne pour mieux déprécier la France. Que d'eau apportée à leur moulin par l'initiale générosité merkelienne, et par les images - certes touchantes - de ces volontaires allemands se portant au devant des réfugiés la bouche pleine de mots de bienvenue ! On semblait découvrir que la précellence germanique, loin d'être limitée aux performances économiques, était également morale. Le pays confirmait son statut « puissance de paix » et se révélait ouvert, bienveillant, assuré, et définitivement à l'aise, désormais, avec son identité.

Quelques indices, toutefois, signalaient à qui voulait bien les apercevoir que le tableau était moins rose. Assez rapidement, les structures d'accueil se sont trouvé débordées, par exemple à Munich, une ville ayant connu, à l'automne 2015, des pics d'arrivées à plus de 10 000 personnes par jour. Même s'ils sont imputables à des groupuscules d'hyper-excités, les actes racistes augmentent à vive allure. Selon la BBC, la police fédérale allemande aurait annoncé une multiplication par cinq en un an des attaques contre les foyers de réfugiés. Celles-ci seraient passées de 199 en 2014 à 1005 en 2015. La semaine dernière, un centre d’accueil a même été attaqué... à la grenade

Et puis, il y a désormais le souvenir Cologne. De Cologne et des 700 plaintes pour agressions sexuelles déposées depuis cette fameuse nuit de la Saint-Sylvestre, dont on sent bien qu'elle marque un tournant dans le rapport du pays au phénomène migratoire. Comment la société allemande encaissera-t-elle le choc à long terme ? Difficile à prédire. Dans un article paru dans Le Débat et traitant des relations entre la France et l'Allemagne, Luuk van Middelaar souligne la manière très différente, dans chacun des deux pays, d'appréhender chocs exogènes et imprévus. « En France, un événement, même un événement dramatique, reste un signe de vie, de renouvellement, un appel à l'action (…) la presse transforme dûment la chose en un moment collectif, une nouvelle page dans le roman de la nation. (…) En Allemagne, en revanche, un événement sape l'ordre. La classe politique peine à la lire ; une crise y produit un non-sens, de la panique. Cela donne parfois des revirements brusques, mal contrôlés, telle la sortie du nucléaire en 2011 à la suite du tsunami japonais, ou les zigzags entre charité et fermeture face aux vagues migratoires de l'été 2015 », explique le philosophe néerlandais. Dans ces conditions, quel genre de « revirements brusques » et autres « zigzags » l’événement de Cologne nous promet-il ?

Le problème, par ailleurs, est qu'il n'arrive pas seul. Sans doute l'assurance allemande, due à la place prépondérante que le pays occupe en Europe, risque-t-elle d'être aussi entamée par la dégradation des relations avec ses voisins de l'Est.

Les pays d'Europe centrale ont toujours été considérés comme appartenant à la sphère d'influence naturelle de l'Allemagne - comme son Hinterland - raison pour laquelle Berlin a beaucoup œuvré en faveur des élargissements de l'Union dans les années 2000. « Pour l'Allemagne, l'élargissement à l'Est est autant un devoir historique et moral qu'une nécessité politique. C'est de Pologne, de Hongrie et de Tchécoslovaquie qu'est partie, à des titres divers, la révolution pacifique qui a ouvert la voie à l'unification allemande. En outre, cet élargissement à l'Est plonge ses racines dans la célèbre Ostpolitik initiée dans les années 1970 par Willy Brandt », expliquait il y a quelques années le spécialiste Jacques-Pierre Gougeon. Une longue histoire donc, que la question migratoire vient compliquer, depuis que ces pays, Hongrie en tête, ont décidé de fermer leurs frontières aux réfugiés. Sans parler de la Pologne, partenaire majeur de la République fédérale. On s'en souvient, Angela Merkel avait toutfait pour imposer l'ancien premier ministre de ce pays, Donald Tusk, à la tête du Conseil européen. Aujourd'hui, le nouveau gouvernement de Varsovie va parfois jusqu'à convoquer l’ambassadeur allemand, une pratique pour le moins inhabituelle entre deux membres de l'UE ! Bref, la Mitteleuropa a du plomb dans l'aile.

Pendant ce temps-là, l'Europe du Sud non plus n'est pas immobile. Les gauches y grignotent du terrain jour après jour, ce qui ne manquera pas, à terme, de faire resurgir le volet économique d'une crise européenne désormais globale. Bien sûr, l'acharnement, entre janvier et juillet 2015, de la Banque centrale européenne et d'un Eurogroupe largement dominé par le ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble, ont réussi à briser Syriza en Grèce. D'ailleurs, la situation désespérée d'Athènes permet à Berlin de se livrer à présent à un marchandage indigne, en proposant à la Grèce plus de souplesse dans la mise en œuvre du troisième mémorandum contre davantage d'efforts dans le contrôle des frontières extérieures de Schengen. 

Mais au delà de la Grèce, c'est toute l'Europe méditerranéenne qui est travaillée par une poussée anti-austéritaire. C'est le cas du Portugal, où le gouvernement socialiste soutenu par la gauche radicale tient actuellement tête à Bruxelles dans le cadre de la mise en œuvre du « semestre européen ». C'est aussi la cas de l'Espagne, où l'on sent bien que, malgré les actuelles difficultés à former un gouvernement, il faudra désormais compter avec l'atypique parti Podemos. De fait, si ni le Portugal ni l'Espagne ne semblent sur le point de renverser la table dans l'immédiat, si aucun des deux pays, par exemple, n'envisage de quitter la zone euro et si l'expérience Syriza a quelque peu dégrisé les gauches alternatives, il n'en reste pas moins que les évolutions anti-austéritaires conjuguées au Sud contribuent à mettre la pression sur les pays créanciers d'Europe du Nord.

Enfin, un dernier élément de contexte à ne pas négliger réside dans la menace du Brexit, la sortie de la Grande-Bretagne de l'Union européenne. Celle-ci reconfigurerait en profondeur les équilibres au sein de l'UE. Bien que n'étant pas membre de l'euro, Londres demeure un allié pour Berlin lorsqu'il s'agit de faire évoluer l'ensemble européen vers davantage d'austérité et de déréglementation. Un allié dont la perte potentielle est jugée suffisamment dommageable pour que l'Allemagne ait choisi de mettre sur pied un groupe de travail anti-Brexit installé à Berlin, et chargé de trouver des « arrangements créatifs » pour de répondre aux exigences de David Cameron.

***

Des alliances que l'on croyait indéfectibles et qui s'effritent, des équilibres qui changent lentement mais sûrement, la trajectoire sur laquelle se trouve engagée l'Union européenne a de quoi inquiéter son maillon dominant, l'Allemagne. D'autant que le pays se trouve désormais tourmenté par une crise migratoire mal abordée, qui tend à prendre une place croissante dans la vie politique du pays. Pour autant, ceci n'empêchera pas la crise de l'euro de refaire violemment surface à la première occasion, réactivée par le retentissement de l'économie mondiale ou par quelque nouvelle crise financière survenant inopinément . Aussi peut-on sérieusement s'interroger : l'Allemagne est-elle en train de perdre la main en Europe ? Ira-t-elle jusqu'à perdre pied ?


Article initalement paru sur FigaroVox.