mercredi 12 avril 2017

Allemagne : Schulz fait sienne la recette austéritaire allemande pour l'UE






Le texte ci-dessous est la traduction d'un article paru le 10 avril dans le Financial times . Cet article relaie les récents propos de Martin Schultz, candidat social-démocrate à la chancellerie dans le cadre des législatives allemandes de septembre 2017 et rival d'Angela Merkel. 

Schulz avait jusque-là le vent en poupe dans les sondages, après qu'il a remplacé Sigmar Gabriel – actuel ministre de Merkel – à la tête du SPD. Il semble que l'effet « nouvel tête » fonctionnait bien, de même que la « gauchisation » du discours social-démocrate. 

Cette gauchisation (dont l'efficacité électorale est devenue douteuse après le résultat des élections régionales en Sarre) a laissé penser un temps aux partisans de la « réorientation de l'Europe de l'intérieur » qu'en cas d'élection de Martin Schulz leur projet « d'autre Europe » avait des chances d'aboutir. Notamment si un candidat gentil-européiste gagnait préalablement la présidentielle française de mai. L'alignement des planètes fédéralistes serait alors réalisé, et l'on pourrait faire une « union de transferts » sur la base d'un budget fédéral, d'eurobonds, d'un Parlement de la zone euro. Peut-être même pourrait-on re-re-re-sauver la Grèce, mais cette fois pour de bon, en restructurant une partie de sa dette (il faut n'avoir jamais entendu Martin Schulz, alors président de Parlement européen, s'exprimer sur le cas grec durant la crise de 2015 pour croire à pareille fable, mais bon....). 

La sortie sur l'Europe de Schulz pose un pavé dans jardin de ceux qui pensent – c'est devenu un poncif en vogue – que « l'Allemagne est plurielle » (oui, sans doute l'est-elle, mais pas sur l'Europe, parce qu'elle a des intérêts nationaux qui sont pérennes comme tous les pays du monde, et qu'ils ne vont pas changer parce que Schulz remplace Merkel) et que le problème n'est pas « l'Allemagne essentialisée » mais « la droite allemande ». 

Voici donc un aperçu de ce que pense le candidat social-démocrate Martin Schulz. Où l'on voit que la réorientation, c'est vraiment, vraiment pas pour demain. 


***


Allemagne : Schulz fait sienne la recette austéritaire allemande pour l'UE  

Source originelle ici


Martin Schulz vient d'affirmer qu'il n'assouplirait la position pro-austérité de l' Allemagne s'il était désigné comme chancelier cette année, une annonce qui ne manquera pas de désappointer ceux qui, en Europe, attendent du dirigeant social-démocrate qu'il ouvre la voie à un changement de la politique allemande en zone euro. 

A l'occasion de sa première rencontre avec la presse étrangère depuis qu'il a été élu chef du SPD le mois dernier, M. Schulz a envoyé un message de continuité, suggérant qu'il n'y aurait pas, s'il remplace Angela Merkel, de grand changement quant aux exigences allemandes relatives la réduction des dettes et à la conduite de réformes structurelles. Il a affirmé que l'Allemagne avait un « intérêt majeur » à ce que tous les États membres de l'UE s'acheminent vers une croissance stable «mais que pour y arriver, des réformes sont nécessaires dans certains de ces pays ». 

Ce propos contraste fortement avec la rhétorique qui était la sienne quand il était président du Parlement européen, s'opposait à l'austérité et défendait avec vigueur une approche plus indulgente des difficultés de l'Europe du Sud. En 2012, lorsque la crise de la dette grecque faisait rage, il avait par exemple dit qu'il trouvait « la situation bizarre en Europe » alors que 26 pays sur 27 étaient en faveur d'une aide plus généreuse à Athènes et qu'un seul était contre, l' Allemagne de Mme Merkel. 

Interrogé lundi sur la question de savoir si la Grèce pourrait rester dans la zone euro, il a répondu que cela dépendrait « de la mise en œuvre des réformes ». Une reprise très claire de la ligne de Mme Merkel et de celle de son inflexible ministre des Finances Wolfgang Schäuble. 

M. Schulz est sous pression pour surmonter la crainte des électeurs allemands qu'il se montre laxiste envers la Grèce et d'autres pays de la zone euro endettés. Beaucoup d'électeurs considèrent Mme Merkel et M. Schäuble comme des champions de la rigueur face au fléau du  laxisme Europe du Sud, donc comme des dirigeants plus crédibles. Selon le « baromètre » publié par la chaîne de télévision ZDF vendredi dernier, 34 % des sondés trouvent Mme Merkel plus fiable que son challenger, 31 % la trouvent plus sympathique et 46 % plus compétente. Une autre enquête publiée lundi suggère que la montée dans les sondages qui a suivi la désignation de M. Schulz comme chef du SPD pourrait être enrayée. Le sondage place le bloc conservateur de Mme Merkel à 33 % et les sociaux-démocrates à 31,5 %. Du coup, le dirigeant du SPD a également renoncé à une proposition qu'il avait évoquée au cours de la crise de l'euro et qui fut vivement combattue par Mme Merkel, celle de mutualiser les dettes de la zone euro par l'émission d'eurobonds. « La seule chose qui vaille à propos des Bond c'est James, » a-t-il plaisanté. Il a ajouté que l'idée avait été rendue caduque par la création du Mécanisme européen de stabilité, le fonds de sauvetage de la zone euro. 

Mais il reste une question sur laquelle M. Schulz défend une position distincte de celle de Mme Merkel et de démocrates-chrétiens. Une question pourrait le mettre sen délicatesse avec le président américain Donald Trump.  

Le gouvernement allemand a en effet promis d'augmenter ses dépenses de Défense pour les faire passer de 1,2 % à 2 % du PIB, conformément à ses engagements vis à vis de l'OTAN. Mme Merkel a réitéré cette promesse lors de sa récente rencontre avec M. Trump, lequel a fait valoir que les partenaires européens des États-Unis -  en particulier l'Allemagne - dépensaient trop peu pour leur Défense et comptaient trop sur les États-Unis. Mais M. Schulz a pris ses distances avec ce point de vue, affirmant qu'il n'était « pas d’accord sur le fait qu'il ait été convenu avec l'OTAN que nous devions atteindre cet objectif de 2 % du PIB ». Il a rappelé que cela signifierait « plus de 20 milliards d'euros de dépenses supplémentaires par an au cours des prochaines années », ce qui constituerait un « fardeau financier important sur l'Allemagne ». « Ce n'est certainement pas l'objectif qu'un gouvernement que je dirigerais poursuivra » a-t-il ajouté. « Ce dont nous avons besoin  ce sont des initiatives de désarmement et davantage d'investissements dans la prévention, pas d'une nouvelle course aux armements », a-t-il conclu.



mardi 11 avril 2017

Kévin Victoire : « Hamon veut unir la gauche, Mélenchon veut fédérer le peuple »






Kévin Boucaud-Victoire est journaliste. Après avoir travaillé pour l'Humanité, il collabore aujourd'hui à Slate et à Vice. Il est également cofondateur du site socialiste et décroissant Le Comptoir. Il vient de publier son premier essai, La guerre des gauches (Le Cerf, avril 2017) et revient pour L'arène nue sur quelques-uns des enjeux de l'élection présidentielle. 


***

Dans votre essai La guerre des gauches, vous reconnaissez que « la négation du clivage gauche-droite est de plus en plus à la mode ». On a parfois l'impression que ce clivage est en effet éculé, notamment dans le cadre de l'actuelle campagne présidentielle. Dans son analyse du premier entre les 11 candidats, le journaliste Laurent de Boissieu explique ici  que « de nombreux échanges ont permis de mettre à jour de vrais clivages », notamment ceux autour de la question européenne. Pour votre part, vous considérez pourtant que le clivage droite-gauche est toujours valable. Pourquoi ?

Analysant les cinq premières années de présidence de François Mitterrand, et pas seulement celles qui ont suivi le « tournant de la rigueur » de mars 1983, Cornelius Castoriadis, principal cofondateur de la revue révolutionnaire Socialisme ou barbarie, expliquait au Monde : « Il y a longtemps que le clivage gauche-droite, en France comme ailleurs, ne correspond plus ni aux grands problèmes de notre temps ni à des choix politiques radicalement opposés. » Trente-et-une années plus tard, difficile de ne pas faire le même constat. Ajoutons ce qui constitue le cœur de mon ouvrage : la gauche, qui n’a jamais été un bloc, est morcelée comme jamais au point de ne plus former un camp. Dès lors, il est tentant de chercher un nouveau clivage.

Le clivage opposant souveraino-patriotes d’un côté au européo-mondialistes de l’autre peut sembler au premier abord le meilleur. En effet, le rapport à la mondialisation et dans le cas français à l’Union européenne paraît essentiel tant d’un point de vue économique que politique, voire culturel. Ça l’est en réalité surtout pour ceux qui remettent en question ce cadre, les autres se contentant souvent de se soumettre sagement.

Pourtant, les choses ne sont pas si simples. D’abord, il y a l’épineux problème du FN : alors qu’il s’agit du principal parti souverainiste, au moins d’un point de vue électoral, personne à gauche, à quelques exceptions près, ne veut avoir affaire à lui. Il en va de même pour une partie non négligeable de la droite « républicaine ». 

Ensuite, même en excluant le parti d’extrême droite, l’affaire reste compliquée. Il suffit de voir les tentatives d’union des « Républicains des deux rives » de la fin des années 1990, avec la Fondation du 2-Mars, qui n’a mené à rien, et du début des années 2000, quand Chevènement a voulu tendre la main aux souverainistes du RPR, pour s’en convaincre. Plus récemment, nous avons vu émerger chez les jeunes, des associations souverainistes, mêlant militants de gauche et de droite, comme les jeunes euroréalistes ou le Cre (Critique de la raison européenne) né à Science po Paris et qui s’est exporté dans quelques campus. La première a viré très à droite, les militants de gauche l’ayant vite fuie. La seconde rencontre un très succès relatif et aucun projet politique n’en a émergé. La raison est simple : par-delà une opposition commune à l’Union européenne, peu de choses unissent leurs membres. Ils se retrouvent pour s’opposer (en l’occurrence à l'Union européenne), mais sont incapables de proposer quelque chose de commun.

En réalité, j’estime que le clivage gauche-droite est une sorte de fantôme qui hante notre vie politique. Alors qu’il est en pratique mort, il continue de diriger notre vie politique. Pourquoi ? Parce que droite et gauche sont plus que des camps politiques, elles sont des cultures politiques distinctes, avec leurs valeurs et leur psychologie. Au final, militants de droite et militants de gauche ne sont aujourd’hui pas près de s’extraire de ce champ.

Kévin Victoire
Vous identifiez trois familles de la gauche : la nouvelle gauche libérale, la nouvelle gauche jacobine, la gauche alternative. Et vous classez Emmanuel Macron dans la première catégorie tout en rappelant qu'il est assez proche d'un Alain Juppé par exemple. Quelle est la différence, finalement, entre cette gauche libérale et la droite orléaniste ? Pourquoi ranger Macron à gauche ?

La différence est très faible. D’abord, la droite orléaniste est conservatrice (modérément) et cléricale, quand la gauche libérale se méfie du religieux et croit au Progrès. Pour faire simple, ce qui caractérise principalement la gauche libérale, plus que son adhésion au libéralisme économique, c’est son adhésion au libéralisme culturel, c’est-à-dire à l’idée que chacun peut choisir intégralement son mode de vie. De plus, les électorats ne sont pas complètement identiques d’un point de vue sociologique. La droite orléaniste est bourgeoise. Le cœur de l’électorat de la gauche libérale – même si Macron et ses amis draguent de plus en plus lourdement le grand patronat – se situe plutôt du côté de la nouvelle petite bourgeoisie éduquée des centres-villes travaillant notamment dans les métiers de l’information et de la communication.

Venons-en maintenant au cas d’Emmanuel Macron. L’ex-ministre de l’Economie est en train de réaliser le rêve d’Alain Minc, celui de former un « Cercle de la raison », constitué des modérés des deux bords, comprenez par-là ceux qui ne remettent en question ni la démocratie libérale, ni l’Union européenne ou la mondialisation. On peut donc le voir comme le pionnier d’un vrai centre, camp qui jusque-là était en réalité de droite. Mais les choses sont plus complexes. Macron est le fils politique d’Attali et de François Hollande. Il vient de la gauche, et avouait l’an dernier « Je suis de gauche, c'est mon histoire. Mais la gauche aujourd'hui ne me satisfait pas ». Ajoutons que la majorité de ses soutiens et de ses militants viennent de la gauche et surtout pour beaucoup d’électeurs – plus qu’on ne le soupçonne – le leader d’En Marche ! est le seul « vote utile » pour faire barrage à la droite et à la peste brune, représentée une fois de plus par le FN.

Mais surtout, outre le libéralisme économique, qu’il partage avec Fillon ou Juppé, ce qui définit le mieux l’ancien ministre de l’Economie c’est son adhésion au culte du Progrès, au "bougisme" et son opposition au conservatisme, même si pour attirer une partie de la droite il doit tenir des propos modérés sur la question. Rappelez-vous que pour lui le vrai clivage se situe entre progressistes et conservateurs. Ce n’est pas un hasard s’il a appelé son livre Révolution. Il faut juste admettre deux choses. D’abord qu’il n’est pas révolutionnaire au sens où l’entend la gauche radicale, mais qu’il est l’héritier de cette bourgeoisie, qui, selon Karl Marx et Friedrich Engels, « a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire ». La révolution de Macron correspond à une extension du domaine de la marchandisation. Ensuite, il faut admettre que socialisme et gauche ne se confondent pas et que l’identification de l’un à l’autre est due au Front populaire de 1936 et à l’antifascisme de la même période. Pour finir, Macron est la conséquence logique de l’évolution de la majorité du PS depuis 1983, passant d’un socialisme réformiste à un social-libéralisme… lui-même de moins en moins social.

Pourquoi, selon vous, les deux candidats que sont Hamon et Mélenchon n'ont-ils pu parvenir à un accord en vue d'une candidature unique ?

Hamon et Mélenchon ont des programmes qui ne sont pas si éloignés l’un de l’autre, même si le candidat de la France insoumise est plus radical, et ont des électorats sociologiquement similaires (la classe moyenne éduquée urbaine, de plus en plus précarisée, et les fonctionnaires). Le candidat PS se situe entre le "gauche libérale" et la "gauche alternative", telles que je les définis dans mon livre, et celui de la France insoumise est à cheval entre la "gauche alternative" et la "gauche jacobine". 

Mais deux choses essentielles semblent les séparer. Ils ont des analyses politiques très différentes. Hamon appartient à l’aile frondeuse du PS, c’est-à-dire à un groupe politique qui croît que la solution viendra d’un PS qui retrouverait ses bases, celles de 1981. Mélenchon, lui, estime que le PS est largement responsable de la situation actuelle et que le salut de la gauche ne se fera qu’en-dehors de ce parti, mais aussi et surtout contre lui. La conséquence est que Hamon veut unir la gauche, quand Mélenchon, influencé par le populisme de la philosophe postmarxiste Chantal Mouffe, désire fédérer le peuple dans son ensemble. La deuxième divergence cruciale porte sur l’Union européenne. Hamon appartient à cette gauche qui croit encore qu’il est possible de réorienter l’Union de l’intérieur vers une « Europe sociale ». Mélenchon, malgré des ambiguïtés, se situe plus dans les pas d’une gauche souverainiste, qui estime essentielle de sortir des traités européens. Dans ces conditions, une alliance entre les deux n’aurait pu être que dans une stratégie de « vote utile » : désistement de l’un pour assurer à la « vraie gauche » d’être au second tour, en dépit du projet politique.

Une enquête Ispos montre que les personnes ayant les revenus les plus faibles s'orientent en priorité (et de manière à peu près équivalente) vers un vote Mélenchon ou vers un vote Le Pen. Qu'est-ce qui explique, selon vous, qu'une partie importante de l'électorat populaire fuie la gauche au profit du Front national ?

A partir des 1983, le PS a sciemment abandonné les classes populaires, au profit des « minorités » – je renvoie à l’excellent article de Ludivine Bénard dans Vice sur le sujet – qu’il décide d’instrumentaliser. A partir de ce moment, et de la création de SOS Racisme, ne va plus se préoccuper des classes populaires (ou au mieux pour les réduire aux « banlieues », oubliant ainsi une partie importante d’entre-elles, reléguée dans « la France périphérique »). Dans le même temps, le PCF s’est effondré, en partie à cause de la participation au gouvernement de Mauroy en 1981 et l’effondrement du bloc soviétique en 1991. La gauche « radicale » et l’extrême gauche ont alors beaucoup de mal à s’adapter à cette nouvelle configuration politique. Les classes populaires se sont alors détournées du camp qui devait les représenter. En peu de temps, la gauche a abandonné le peuple, la droite gaulliste a abandonné la nation, laissant au FN le monopole de ces concepts, leur donnant les pires définitions possibles. 

Mais attention quand même. D’abord, il y a toujours eu un électorat populaire de droite. En 1981, un tiers des ouvriers ont préféré Valéry Giscard d'Estaing à Mitterrand. Le FN a récupéré une majorité de cet électorat. L’ancien électorat communiste a préféré au départ se réfugier dans l’abstention, même si une part importante de leurs enfants votent maintenant pour l’extrême droite. Rappelons ensuite que le premier parti ouvrier n’est pas le FN, mais l’abstention (61 % aux élections régionales de 2015). Le défi pour la gauche que j’entends défendre sera de basculer franchement vers le populisme afin de retrouver les classes populaires, qu’elles soient d’origine immigré ou non, qu’elles vivent en banlieue ou du côté de la France périphérique.  



samedi 8 avril 2017

N. Leron : « aucun pan du droit national n'échappe plus à l'emprise du droit de l'UE ».







Nicolas Leron est juriste et politiste, spécialiste de l'Union européenne. Il a coécrit avec Michel Aglietta La double démocratie, Une Europe politique pour la croissance (Seuil, 2017). Si les propositions qu'il formule sont assez différentes de ce qu'on lit habituellement sur le présent blog, le diagnostic, en revanche, est très proche. La description du processus "d'intégration négative" et l'accent mis sur le rôle de la Cour de justice de l'Union européenne, notamment, nous ont semblé mériter une attention particulière. 


***


Dans votre livre « La double démocratie » coécrit avec Michel Aglietta, vous émettez des propositions qui laissent entendre que vous espérez encore pouvoir sauver l'édifice, notamment la mise en place d'une « Europe puissance publique », qui ne soit ni un « saut fédéral », ni une fin de l'Union. Pour autant et malgré votre relatif optimisme, vous émettez sur l'Europe actuelle un diagnostic sévère. Vous expliquez notamment « l'intégration négative » y prime largement sur « l'intégration positive ». Pouvez-vous préciser ce que cela signifie ?

L'intégration positive et l'intégration négative sont deux notions forgées par le politiste allemand Fritz Scharpf pour distinguer deux dimensions de l'intégration européenne. L'intégration positive renvoie à la capacité de l'Union européenne (UE), par l'action de son législateur, de décider et de mettre en œuvre des politiques publiques européennes, notamment socio-économiques, ou d'harmoniser les législations nationales, par exemple en matière de fiscalité ou d'environnement. L'intégration positive relève ainsi de la question du faire, de l'agir collectif, par la voix du Conseil (l'instance intergouvernementale) et du Parlement européen (l'instance des citoyens). L'intégration négative renvoie, elle, à l'idée d'une intégration européenne mue par la force du droit de l'UE et de sa Cour de justice (CJUE). 

C'est ce qui se passe actuellement et ce n'est pas très engageant....

Certes. Le terme « négative » est peut-être mal choisi en ce qu'il induit une certaine connotation, un certain jugement de valeur sur ce type de dynamique d'intégration. Mais l'idée principale est que l'intégration négative échappe en grande partie aux gouvernements nationaux et plus largement au législateur européen. Elle est d'une certaine manière auto-entretenue : une fois institués, les traités européens, dont la CJUE est le porte-voix, vont produire de manière autonome un puissant droit du marché intérieur. La CJUE va étendre autant qu'elle le pourra le champ d'application et l'autorité du droit de l'UE sur les ordres juridiques nationaux. Au succès jamais démenti des avancées du droit de l'UE correspond un processus de dérégulation des législations nationales qui contreviennent, de près ou de loin, à la libre circulation intra-européenne des facteurs économiques et, plus largement, des citoyens de l'UE. Quasiment aucun pan du droit national n'échappe désormais à l'emprise du droit de l'UE.

"Une fois institués, les traités européens, dont la CJUE est le porte-voix, vont produire de manière autonome un puissant droit du marché intérieur. La CJUE va étendre autant qu'elle le pourra le champ d'application et l'autorité du droit de l'UE sur les ordres juridiques nationaux".


En revanche, l'intégration positive est bien plus moribonde. Du fait de la règle de l'unanimité ou de la majorité qualifiée, il est difficile pour le législateur européen de décider de grandes politiques socio-économiques qui viendraient contrebalancer les effets négatifs du marché intérieur. Le système décisionnel donne une prime au statu quo, c'est-à-dire un avantage pour les États membres qui se satisfont de la situation actuelle, du fait qu'elle leur procure un avantage compétitif (fiscalité, droit du travail...) au détriment des autres États membres. Les partisans du changement devront en effet surmonter la règle de la majorité qualifiée ou même de l'unanimité pour les secteurs les plus sensibles. C'est que que Fritz Schaprf appelle le piège de la décision conjointe. Les États membres ne peuvent accepter la règle de la majorité simple car ce serait prendre le risque intenable de se retrouver relativement souvent mis en minorité sur des sujets pouvant relever de l'intérêt national vital ou stratégique. Donc, a minima les États membres au sein du Conseil votent à la majorité qualifiée, mais du coup confèrent une prime aux tenants du statu quo.

Il s'ensuit une asymétrie entre l'intégration négative, en constante dynamique, et l'intégration positive, bien moins vigoureuse. De cette asymétrie découle un décalage entre l'ordre juridico-institutionnel de l'UE, en pleine force, et les politiques publiques européennes, souvent en deçà des enjeux et des demandes des citoyens.

De cet ordre juridico-institutionnel, vous expliquez que c'est une véritable « Constitution ordolibérale » de l'Europe. Pouvez-vous préciser ? 

L'Union européenne est d'abord et surtout une Europe de la règle. C'est là son grand écueil. Le cœur de l'UE, c'est le droit du marché intérieur, avec les libertés de circulation des facteurs économiques (marchandises, services, capitaux, travailleurs) et non économique (les citoyens de l'UE mais également indirectement les ressortissants d’États tiers liés aux citoyens de l'UE) et aussi le droit de la concurrence. Les traités européens forment ainsi une Constitution économique matérielle qui s'impose aux États membres. Cette Constitution économique européenne est de facture ordolibérale : elle garantit juridiquement l'établissement et le bon fonctionnement d'une concurrence libre et non faussée, selon la formule consacrée.

Ce libre-échangisme intra-européen qui découle du droit (et non d'une déréglementation totale dans la version néolibérale) place les États membres dans une situation de concurrence réglementaire. En effet, ne pouvant plus vraiment jouer sur leurs frontières nationales pour limiter les flux économiques avec leurs partenaires, les États voient leurs propres législations nationales mises en concurrence. Celui qui présentera la réglementation nationale la plus avantageuse en matière de fiscalité ou de droit du travail bénéficiera d'un avantage compétitif sur les autres États membres. De gauche ou droite, les gouvernements sont alors soumis à une pression systémique qui les conduit à mettre en œuvre, bon gré mal gré, une politique de l'offre. 

"Les traités européens forment ainsi une Constitution économique matérielle qui s'impose aux États membres. Cette Constitution économique européenne est de facture ordolibérale".

En somme, ça signifie qu'il n'y a plus d'alternance dans les États membres. Ou plus exactement qu'il y a « alternance sans alternative », selon une expression connue.

C'est ça. Traduit en termes de pouvoir budgétaire, cela signifie que les parlements nationaux, dans le vote du budget national, voient leurs marges de manœuvre réduites sur un plan qualitatif, c'est-à-dire quant à l'orientation de la politique budgétaire. Les citoyens, mécaniquement, perdent en pouvoir démocratique. Ils ont le choix entre le « travailler plus pour gagner plus » d'un Sarkozy ou le « redressement dans la justice » d'un Hollande, mais in fine il s'agit bien d'une politique de l'offre.

Cette perte « qualitative » du pouvoir budgétaire national se conjugue, en outre, avec une perte quantitative du fait des règles budgétaires européennes. Le paroxysme est atteint lorsque l’État membre est membre de la zone euro, c'est-à-dire qu'il n'a plus le levier monétaire, et que celui-ci est sous programme d'assistance, comme la Grèce. Le pouvoir budgétaire du parlement grec est réduit à peau de chagrin. Le kratos de la démocratie grecque devient presque virtuel. La démocratie grecque semble, pour bon nombres de citoyens grecs, être devenue un mot creux, sans consistance.

L'idée centrale de mon essai cosigné avec Michel Aglietta est que le cœur de la crise européenne n'est pas macroéconomique. Elle n'est pas un problème de souveraineté. Elle est une crise démocratique : une perte générale de kratos, qui se traduit par un sentiment d'impuissance publique de moins en moins supportable et supporté par les citoyens.

"La démocratie grecque semble, pour bon nombres de citoyens grecs, être devenue un mot creux, sans consistance".

Pas un problème de souveraineté ? Pourtant vous accordez une large place au rôle de la Cour de justice de l'Union dans votre ouvrage. A la suite de nombreux juristes, vous expliquez qu'elle a œuvré à « constitutionnaliser » le droit de l'Union.  Si les traités sont ainsi devenus une « quasi-constitution » à l'insu même des citoyens des États membres et même contre le souhait explicite de certains peuples qui ont clairement rejeté, en 2005, un projet de Constitution européenne, il y a bien une atteinte portée à la souveraineté des peuples, à la démocratie... 

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) est une cour puissante qui a réussi, pas à pas, à établir son autorité, d'abord vis-à-vis des juridictions nationales, notamment des cours constitutionnelles et suprêmes des États membres. La saga de ce que les juristes appellent le « dialogue des juges » entre la CJUE et le Conseil d’État français constitue, par exemple, un morceau de choix dans l'histoire de l'intégration juridique européenne.

Le plus frappant, rétrospectivement, est que la CJUE a construit et imposé d'elle-même une doctrine constitutionnelle des traités européens, une « constitutionnalisation » de ceux-ci, notamment par l'affirmation de deux principes juridiques cardinaux : l'effet direct et la primauté absolue du droit de l'UE sur les droits des États membres. La combinaison de ces deux principes constituent une rupture conceptuelle vis-à-vis du droit international. Le droit européen devenait un droit d'une nature propre, d'un nouveau genre. Or ces deux principes n'étaient écrits nulle part dans les traités... ! Et s'ils le sont aujourd'hui, ce n'est que de manière très périphérique, presque cachée. Le principe de primauté du droit de l'UE n'est mentionné dans le traité de Lisbonne que dans une déclaration annexe (Déclaration n° 17). 

"Le plus frappant, rétrospectivement, est que la CJUE a construit et imposé d'elle-même une doctrine constitutionnelle des traités européens, une « constitutionnalisation » de ceux-ci, notamment par l'affirmation de deux principes juridiques cardinaux : l'effet direct et la primauté absolue du droit de l'UE sur les droits des États membres".


Étonnant pour un principe de portée constitutionnelle... !

Oui. Après, il ne faut pas mélanger les choses. Cette constitutionnalisation des traités européens par l'action jurisprudentielle de la CJUE n'a jamais été contredite par les États membres qui, traité après traité, ont au contraire eu tendance à codifier dans les traités la jurisprudence de la CJUE. Ce fut le cas, par exemple, en matière de protection des droits fondamentaux. Il ne s'agit pas non plus de l'édiction par la CJUE d'une Constitution au sens formel. Les États membres sont et demeurent les maîtres des traités. Le traité établissant une Constitution pour l'Europe (le « traité constitutionnel ») en est la parfaite illustration. Le processus d'élaboration et surtout de signature et de ratification du traité constitutionnel fut maîtrisé par les États membres. La preuve : les Français et les Néerlandais en ont rejeté, par voie référendaire, la ratification. Le traité de Lisbonne de 2007, qui reprenait il est vrai une bonne partie du contenu du traité constitutionnel, fut également le fruit de la volonté des États membres. Le traité de Lisbonne fut signé par les gouvernements et ratifié par les parlements nationaux – sauf pour l'Irlande qui a ratifié le traité par voie référendaire. La CJUE n'a rien à voir là-dedans. La question de savoir si la ratification par les parlements nationaux fut légitime ou pas relève d'une question de démocratie nationale, par européenne. De même pour le vote à deux reprises par les Irlandais. Ces derniers auraient pu revoter « non ».

Mais pour revenir à la CJUE et à son rôle dans la dynamique d'intégration européenne, le problème que cela peut soulever n'est pas tant un problème de légitimité politique qu'un problème de conflit constitutionnel avec les cours constitutionnelles nationales. En effet, à force de « constitutionnaliser » l'ordre juridique de l'UE et, par ce biais, de s'ériger elle-même en cour suprême de l'UE, la CJUE tend à entrer en concurrence directe avec les cours constitutionnelles nationales. D'où la résistance, sur un plan juridique, de ces dernières, à l'instar de la plus bruyante d'entre elle : la Cour constitutionnelle fédérale allemande. Pousser à un certain point, la conception d'une primauté absolue du droit de l'UE, c'est-à-dire y compris sur les normes constitutionnelles nationales, entre en contradiction avec le principe de souveraineté étatique qui se traduit dans le principe de suprématie de la Constitution nationale. Pour les lecteurs intéressés par cette question qui relève à la fois de la théorie du droit et de la lutte politique entre cours constitutionnelles, je renvoie à ma thèse La gouvernance constitutionnelle des juges : l'institutionnalisation d'un nouveau mode de régulation du risque de conflit constitutionnel dans l'Union européenne (disponible en ligne ici) ou encore à cet article que je viens de publier et qui reprend le cœur de ma thèse : « La gouvernance constitutionnelle des juges dans l'Union européenne. L'invention d'un mode communicationnel de régulation du risque de conflit constitutionnel », Revue du Droit de l'Union européenne (1/2017).

"Pousser à un certain point, la conception d'une primauté absolue du droit de l'UE, c'est-à-dire y compris sur les normes constitutionnelles nationales, entre en contradiction avec le principe de souveraineté étatique qui se traduit dans le principe de suprématie de la Constitution nationale".

Vous espérez que l'Europe deviendra une puissance publique si on la dote d'un budget propre, avec des ressources collectées par elle-même (et non transférées depuis les États). Étant donné, comme on l'a vu durant la crise grecque ou durant celle des migrants, que la solidarité entre les États-membres s'est déjà beaucoup émoussée, pensez-vous qu'il soit possible encore possible que ces derniers s'accordent pour mettre en place des taxes européennes (taxe carbone, taxe sur les transactions financières) ?

Le constat de l'analyse que Michel Aglietta et moi faisons est que la méthode des petits pas, c'est-à-dire l'amélioration progressive, par touches, du statu quo, conduit tôt ou tard dans le mur. La dynamique structurelle de politisation négative de l'Europe que nous identifions est bien trop forte pour être contrée, ou même contenue avec des rustines institutionnelles. Il faut un saut politique, un nouvel acte européen fondateur comme le furent le marché commun et la monnaie unique. Ou bien un saut en arrière comme le « Brexit ». Mais pour nous, sortie de l'UE ou grand saut fédéral correspondent aux deux faces de la même pièce : l'obsession de la souveraineté. Souveraineté transférée à l'UE ou rapatriement de la souveraineté au niveau de l’État : ces deux voies nous paraissent illusoires. Cela vaut également pour la politique monétaire, surtout pour la France. Le retour au franc ne rétablira en rien la souveraineté de la France ni sa compétitivité sur le plan économique. La France du franc avant l'euro subissait la puissance du Deutsche Mark. Et si la France sortie de l'euro pourra dévaluer à sa guise sa monnaie, les autres le pourront aussi. 

Quant au Royaume-Uni, outre la fragilisation historique de son intégrité territoriale avec la perspective d'un nouveau référendum sur l'indépendance de l’Écosse, il va se retrouver prochainement confronté aux contradictions du « Brexit ». Car entre la financiarisation accrue de l'économie du pays et sa réindustrialisation volontariste, il va falloir tôt ou tard choisir. Sortir de l'UE pour embrasser davantage la globalisation, je ne suis pas sûr que les électeurs du « Brexit » s'y retrouveront. Je ne suis pas sûr que le Royaume-Uni aura gagné tant que cela en souveraineté réelle, qui doit s'apprécier à l'échelle du nouvel ordre mondial.

Par ailleurs, si la création de la monnaie unique fut possible, cela veut dire que d'autres sauts politiques majeurs le sont également. Ce que nous pensons ni possible ni souhaitable, c'est le saut de souveraineté (qu'il soit un saut avant ou un saut arrière). Mais un autre saut nous semble à la fois nécessaire et possible : le saut budgétaire.

Est-ce que vous ne fétichisez pas un peu le budget ? En quoi est-ce plus qu'une simple rustine institutionnelle, technique ?

Parce que le budget relève de deux dimensions : d'une part, une dimension de stabilisation marcoéconomique, mais d'autre part, et surtout, une dimension constitutive du politique et de la démocratie. Sans budget réel, c'est-à-dire au-delà d'un budget technique comme c'est le cas pour l'UE actuellement, il n'y pas de pouvoir budgétaire, de kratos, et sans kratos il n'y a pas de parlement digne de ce nom, et donc pas de démocratie représentative. L'UE n'est pas une démocratie. Je ne dis pas qu'elle est anti-démocratique. Elle assure d'ailleurs un haut niveau de protection des droits fondamentaux. Elle respecte la règle de droit, la rule of law, et met en place un système institutionnel d'équilibre des pouvoirs. Mais elle n'est pas une démocratie car elle ne possède pas la chair du politique : la capacité à produire des biens publics de taille systémique, qui orientent le destin commun.

Ce saut budgétaire auquel nous appelons doit s'appuyer sur des ressources propres, c'est-à-dire sur une fiscalité européenne digne de ce nom. Une démocratie européenne ne saurait advenir que par la double capacité de mettre en commun une partie des richesses produites par l'existence même du marché intérieur (la valeur ajoutée européenne) et de décider collectivement des dépenses communes, c'est-à-dire quels types de biens publics européens nous, Européens, voulons produire. C'est ainsi qu'existe et vit une démocratie : la lutte pour la détermination des recettes et des dépenses de la communauté politique, à travers une lutte pour la définition de l'intérêt général.

C'est en instituant une démocratie au niveau de l'UE (ou d'un noyau dur d’États membres) que l'on pourra revivifier les démocraties nationales, en desserrant l'étau de l'Europe de la règle qui étouffe le pouvoir budgétaire des parlements nationaux. En résumé, il s'agit de passer d'une Europe de la règle, qui établit un jeu à somme nulle entre États membres (avec l'écueil inévitable du « I want my money back ! »), à une Europe puissance publique, qui établit un jeu à somme positive entre les États membres et l'UE.


samedi 1 avril 2017

[ Vers le Grexit ? 3/3 ] - Grèce : l'impasse politique






Olivier Delorme est écrivain et historien. Passionné par la Grèce, il est l'auteur de La Grèce et les Balkans: du Ve siècle à nos jours (en Folio Gallimard, 2013, trois tomes), qui fait aujourd'hui référence. Il vient également de publier Trente bonnes raisons de sortir de l'Europe.
Alors que la crise grecque semble sur le point de refaire surface en raison de la mésentente entre les différents créanciers du pays, et que l'idée d'un « Grexit » est récemment devenue, pour la toute première fois, majoritaire dans un sondage grec, Olivier Delorme a accepté de revenir pour L'arène nue sur la situation de la Grèce. 
Cette analyse est en trois partie et traite successivement de l'impasse économique, de l'impasse géostratégique et de l'impasse politique dans lesquelles se trouve Athènes. Le premier volet, l'impasse économique, est disponible ici. Le second volet (impasse géostratégique) se trouve là. Ci-dessous figure le troisième volet.

***

La troisième impasse dans laquelle se trouve la Grèce est politique. Après que Syriza eut perdu de peu les élections législatives de juin 2012, ses responsables jugèrent que, l’accession au pouvoir devenant probable, il convenait de renoncer à un programme radical au profit d’une approche qu’ils pensaient (ou feignirent de penser) acceptable par l’UE. L’aggiornamento s’opéra donc au profit d’un réformisme néokeynésien, en vérité très modéré, appuyé sur l’idée que les partenaires européens comprendraient que, pour que la question de la dette trouve une solution pérenne et raisonnable, le pays devait sortir de la spirale déflationniste résultant des politiques imposées par le FMI et l’UE depuis 2009-2010. Syriza faisait du même coup l’impasse sur le fait qu’il était fort peu probable que les gouvernements allemand et européens (conservateurs ou prétendument socialistes, mais tous acquis aux dogmes néolibéraux) fassent à un gouvernement de gauche qui s’affichait radicale (bien qu’il ne le fût déjà plus vraiment) un cadeau qu’ils avaient refusé à son prédécesseur conservateur, envoyant celui-ci à l’abattoir électoral alors même qu’il était leur allié idéologique.

Ce que Syriza n’a pas voulu comprendre (ou qu’elle a feint de ne pas comprendre), c’est la nature profondément idéologique de ce qu’il est convenu d’appeler la « construction européenne » dès l’origine, mais de manière bien plus brutale depuis la décennie 1986-1995 (Acte unique européen, traité de Maastricht, création de l’Organisation mondiale du commerce). Ce que Syriza, comme l’ensemble des partis socio-démocrates, feint d’ignorer, c’est que la moindre politique de gauche – fût-elle extrêmement modérée – est désormais impensable dans ce cadre. Et que ce cadre-là a précisément été conçu pour servir à cela. Qu’il est donc irréformable.

Avant comme après la victoire électorale de 2015, j’ai écrit et dit que si les dirigeants de Syriza pensaient ce qu’ils proclamaient, ils iraient dans le mur. Car la position de l’UE n’était pas rationnelle (ce qu’a confirmé l’ex-ministre des Finances Varoufakis dans ses témoignages sur les « négociations » de l’Eurogroupe) mais bien idéologique. Dès lors, le discours de Syriza n’était justifiable que dans la mesure où il permettait d’accéder au pouvoir, dans un pays où la peur des conséquences d’une sortie de l’euro était encore forte, puis de faire la démonstration devant le peuple qu’aucune solution raisonnable n’étant acceptable dans la logique qui sous-tend l’euro, la question qu’il reviendrait à ce peuple de trancher était de savoir s’il préférait rester dans l’euro, ce qui supposait la poursuite des mêmes politiques, ou changer de politique, ce qui supposait de sortir de l’euro. Et nous fûmes un certain nombre à croire, lors de l’annonce du référendum de juillet 2015, que c’était bien la stratégie du gouvernement – jusqu’à ce que celui-ci trahisse, presque immédiatement, le mandat qu’il avait sollicité et reçu.

Je n’avais pas envisagé la troisième solution quant à l’explication du discours de Syriza : qu’il était le paravent, au niveau du petit groupe de dirigeants, ou d’une partie de celui-ci, d’un opportunisme dont le but était d’occuper la place d’un système politique failli et effondré – celui de la Nouvelle démocratie (ND, droite) et du Parti socialiste panhellénique (PASOK) qui avaient alterné au gouvernement depuis le rétablissement de la démocratie en 1974 –, puis de se maintenir au pouvoir à n’importe quel prix. 

Combien de mesures exactement contraires aux convictions affichées de Syriza ont été ratifiées par le deuxième gouvernement Tsipras ? Une capitulation n’est jamais que l’acte initial d’une série sans fin de capitulations. Jusqu’à l’automne 2016, celles-ci ont été justifiées par la perspective d’obtenir, en échange, un allègement de la dette – perspective fallacieuse, puisque le refus allemand d’une telle opération est tout autant idéologique que le refus de tout « accommodement raisonnable » en 2015 – idéologique et électoral, car dans une situation où elle se trouve concurrencée sur sa droite par l’AfD, la chancelière Merkel ne peut consentir la moindre concession à la Grèce.

Comme il était prévisible, la négociation sur la dette n’a donc abouti qu’à des mesures symboliques, en aucun cas susceptibles de permettre un rebond de l’économie grecque. Ces mesures ont d’ailleurs été suspendues par l’UE aussitôt que Tsipras a annoncé, en décembre 2016, quelques « cadeaux de fin d’année » pour les plus pauvres, pourtant eux aussi symboliques, manifestant ainsi que la Grèce était en réalité devenue – comme on disait au XIXe siècle pour des États formellement indépendants mais tenus dans une étroite dépendance par leurs créanciers d’Europe occidentale – une « colonie sans drapeau ».

Dans ces conditions, les discussions de ces dernières semaines ne pouvaient qu’aboutir au résultat auquel elles ont abouti. On sait depuis longtemps déjà que le FMI n’aurait pas dû participer aux plans indûment nommés « plans d’aide », puisqu’ils ne font que maintenir la Grèce dans un état de dépendance et aggravent la situation des Grecs. Pour le faire, le Fonds a en effet enfreint ses propres règles, en même temps qu’il a ignoré les analyses produites en son sein prouvant que les effets récessifs des politiques imposées à la Grèce avaient été massivement sous-évalués, puis que les politiques appliquées ne pouvaient qu’échouer sans une véritable restructuration de la dette permettant sa soutenabilité – une restructuration à laquelle se refuse le gouvernement allemand. Et il semble bien que, au nom des convenances électorales de Mme Merkel, le FMI soit une fois de plus en passe d’accepter ce qu’il devrait refuser au regard de ses propres principes, l’absence de restructuration le conduisant, une fois de plus et de manière absurde, à exiger davantage de mesures récessives dont on sait qu’elles ne feront qu’aggraver encore et toujours la situation.

La course à l’abîme et aux « réformes » structurelles, à la baisse des pensions (alors qu’en raison du chômage de masse, des familles entières n’ont plus que la pension de l’aïeul comme seul revenu régulier) et à la liquidation de ce qui reste d’État social aussi bien que de patrimoine national va donc se poursuivre. À la Vouli (le Parlement), le Premier ministre Tsipras a présenté cette nouvelle capitulation comme un « compromis honorable » consistant à aller « au-delà de l’austérité », à « en finir avec les plans d’aide » et à « faire sortir le pays de la crise ». Alors qu’il s’agit juste du contraire : cette inversion de la parole politique posant la question désormais centrale en Grèce : celle de la démocratie.

Déjà, l’adoption des trois mémorandums avait constitué une négation du droit d’amendement des députés et des prérogatives du Parlement, fondements de la démocratie représentative qui figurent parmi les principes dont se réclame l’UE. Puis, au lendemain de la victoire électorale de Syriza en janvier 2015, Jean-Claude Juncker affirma qu’il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens. Aujourd’hui, le même président de la Commission répond par lettre à deux députés grecs au Parlement européen – qui arguaient des principes mêmes de l’UE pour demander le rétablissement des conventions collectives abolies par les mémorandums – que « les mesures convenues dans le cadre d’un programme d’ajustement n'ont pas nécessairement à se conformer à l’acquis européen » et que « lorsque des mesures nationales sont convenues dans le cadre d’un programme d’ajustement, la Grèce ne met pas en œuvre la législation européenne et, par conséquent, la Charte des droits fondamentaux de l’UE ne s'applique pas comme telle dans les mesures grecques ». Autrement dit, l’UE est habilitée, en Grèce, à violer les principes sur lesquels elle prétend se fonder.

Dans ces conditions que reste-t-il des droits fondamentaux, économiques et sociaux, proclamés et garantis par la Constitution du 9 juin 1975 ? Quelle est encore la crédibilité de Syriza, dont toute la campagne pour les élections de janvier 2015 fut axée sur la volonté de rendre sa dignité au peuple grec, Tsipras annonçant, le soir même de la victoire, que son gouvernement serait « chaque mot de la Constitution » ? Que subsiste-t-il, en Grèce, d’un État de droit que l’UE prétend ranger au nombre de ses principes fondateurs et qu’elle a vaporisé, en Grèce, depuis 2010 ? Quelle est encore la crédibilité des mécanismes démocratiques – vidés de sens et de contenu par l’UE – et la crédibilité de la parole des formations politiques ?

On sait que, après 2009, le PASOK qui, depuis les années 1980 réunissait autour de 40 % des suffrages, s’est effondré sous les 10 %, et que la ND, dont l’audience électorale était du même ordre est tombée à 18,85 % en mai 2012 pour se stabiliser entre 27,8 % et 29,7 % aux trois scrutins suivants (juin 2012, janvier puis septembre 2015). Alors que beaucoup de Grecs pensent que le gouvernement Tsipras est en sursis et que de nouvelles élections législatives se tiendront à plus ou moins brève échéance, les sondages donnent la ND et le PASOK à des niveaux du même ordre (sous les 30 % pour la ND, autour de 6 % pour le PASOK). D’autant que la ND est désormais dirigée par Kyriakos Mitsotakis, rejeton d’une des familles les plus caricaturales du vieux système clientéliste, qui affiche sa grande proximité avec l’Allemagne afin d’accréditer l’idée qu’on lui concédera, à Berlin, ce qu’on a refusé à ses prédécesseurs, ce qui, vu l’état de l’opinion grecque et le fort ressentiment à l’égard de l’Allemagne, est à double tranchant. De surcroît, ce leader, à la popularité déjà bien faible pour un chef du principal parti d’opposition candidat au poste de Premier ministre, est périodiquement mis en cause pour son implication présumée dans le plus grand scandale de corruption qu’ait jamais connu la Grèce – celui des innombrables pots-de-vin versés par l’Allemand Siemens. C’est dire combien le discrédit frappant Syriza, qui a obtenu 16,8 % en juin 2012, 36,3 % en janvier 2015, 35,4 % en septembre et se retrouverait autour de 15 %, ne profite pas aux formations de l’ancien système. 

Les sondages semblent indiquer aussi que disparaîtrait de la Vouli le parti centriste pro-européen Potami (Le Fleuve), dont la fonction, comme Ciudadanos en Espagne ou Macron en France aujourd’hui, est de fournir une « roue de secours » à des majorités épuisées, en se réclamant de la nouveauté et de la modernité. Il en irait de même de l’Union des centres, entrée à la Vouli en septembre 2015, ainsi que des Grecs indépendants, scission de la ND qui s’affichait souverainiste, mais qui, partenaire de coalition de Syriza, subit logiquement les conséquences du rejet de la politique du gouvernement.

Dans l’état actuel, seuls les néonazis d’Aube dorée (prétendument partisans d’une sortie de l’euro et de l’UE) et les communistes orthodoxes du KKE (favorables la sortie de l’euro et au « désengagement » de l’UE) semblent en position de tirer une partie des marrons du feu – les uns et les autres restant néanmoins en-dessous de 10 %. Enfin les différentes formations qui se trouvent à la gauche de Syriza – l’EPAM, qui défend depuis le plus longtemps une sortie de l’euro ; ANTARSYA, gauche anticapitaliste et libertaire ; Unité populaire, issue de l’aile gauche de Syriza, et Cap sur la liberté de l’ancienne présidente du Parlement, Zoé Konstantopoulou, qui ont quitté Syriza après la capitulation de juillet 2015 – admettent désormais tous, plus ou moins ouvertement, la nécessité, avant ou après une négociation, d’une sortie de l’euro, voire de l’UE. Mais ces partis sont pour l’heure incapables de présenter un front commun et aucun d’entre eux ne semble en mesure d’obtenir une représentation parlementaire.

Dans ce paysage politique ravagé, par les injonctions européennes et les reniements de Syriza, beaucoup de Grecs estiment que si des élections intervenaient, elles ne serviraient à rien. Elles seraient les septièmes depuis 2007, aucune assemblée n’étant depuis cette date allée au terme de son mandat : ce qui montre à quel point les politiques européennes ont rendu le pays ingouvernable.

Le score étriqué que les sondages accordent à la ND et au PASOK risque en outre de ne pas leur permettre de pouvoir reconduire une coalition qui a gouverné le pays entre 2011 et 2015 (il faut totaliser autour de 40 % des suffrages pour obtenir une majorité absolue à la Vouli). À moins que le véritable but de Tsipras ne soit aujourd’hui de revenir avec assez de députés pour être indispensable à une formule de « grande coalition » qui se généralise en Europe à mesure que le rejet, par les peuples, des politiques induites par l’appartenance à l’euro et à l’UE réduit l’audience électorale des anciens partis de gouvernement : si l’on ajoute aujourd’hui les scores donnés à ces trois partis qui ont gouverné la Grèce depuis 1974, on parvient à peine à 50 % du corps électoral ! Et quelle serait d’ailleurs la viabilité d’une telle combinaison, dès lors qu’il s’agira, de toute façon, de poursuivre la même politique sous la même tutelle ? Ne serait-ce pas, surtout, la meilleure façon de permettre l’ascension électorale d’Aube dorée ?

Quant à l’abstention qui a atteint 43,5 % en septembre 2015, dans un pays où le vote est obligatoire et où la participation tourna longtemps autour de 80 %, elle sera le meilleur baromètre du discrédit, non de tel ou tel parti, mais bien de la démocratie elle-même. Sur le terrain en tout cas, l’épuisement psychique et parfois physique, en même temps que le rejet de toute parole politique, est sensible chez beaucoup. 

Les perspectives apparaissent dès lors bien sombres. L’échec de Syriza a en réalité tué, et sans doute pour longtemps, l’idée qu’une alternance soit autre chose qu’un leurre permettant de poursuivre une politique déterminée ailleurs et hors de tout contrôle démocratique. La contestation sociale ne s’est jamais éteinte. Mais les niveaux de mobilisation sont loin des hautes eaux de 2010. Si les grèves et les manifestations sont permanentes, elles restent catégorielles, éclatées, elles ne coagulent pas (encore ?) en un mouvement populaire puissant capable d’emporter le régime comme ce fut le cas en Argentine, dans des conditions économiques et politiques assez comparables, en 2001 – depuis le début de la crise, remarquons que l’image d’un hélicoptère survolant le Parlement grec, en référence à celui qui exfiltra alors le président De la Rua de la Casa Rosada, est un classique de l’iconographie des manifestants. 

De même, l’armée a-t-elle été dépolitisée depuis le retour de la démocratie en 1974, alors que, depuis l’indépendance, elle était intervenue maintes fois dans la vie politique, qu’il s’agisse de « coups » d’extrême droite (le plus connu étant celui des Colonels en 1967) ou d’officiers modernisateurs (en 1909, le coup de Goudi inaugura une des périodes de modernisation et de démocratisation les plus intenses de l’histoire du pays). Peut-on pour autant exclure que, si Erdogan envenimait la situation en mer Égée – dans une stratégie de fuite en avant classique pour des régimes autoritaires en difficulté intérieure –, une partie de l’armée considère que les gouvernements successifs, qui ont accepté le carcan imposé par l’UE, ont mis en danger les intérêts supérieurs de la nation ? Il est certain, en tout cas, que la fragilisation de la démocratie par l’UE rouvre un champ des possibles qui semblaient ne plus l’être depuis longtemps.

Un autre possible paraît d’ailleurs s’ouvrir avec l’arrivée au pouvoir du nouveau président américain et la dernière pseudo-négociation sur la poursuite de la participation du FMI au processus de mise en tutelle de la Grèce appelé « plan d’aide », qui a donné l’occasion au ministre des Finances allemand Schäuble d’agiter une fois encore la menace d’un Grexit forcé. Sur la chaîne Bloomberg, l’économiste Ted Malloch, pressenti par le président Trump pour représenter les États-Unis auprès de l’UE (où certains s’activent à empêcher cette nomination considérée hostile), a déclaré le 5 février dernier que la Grèce ne pouvait continuer à souffrir ainsi de stagnation, ajoutant : « je ne veux pas parler à la place des Grecs, cependant du point de vue d’un économiste, il y a de très fortes raisons pour la Grèce de quitter l’euro », ce qui devrait, selon lui, être assorti d’un plan d’accompagnement.

Venant peu après l’entretien accordé par le président Trump au Times (16 janvier) dans lequel ce dernier se prononçait en faveur de la conclusion rapide d’un accord commercial bilatéral avec le Royaume-Uni et d’une aide américaine aux pays qui choisiraient de quitter l’UE, la déclaration de Malloch a bien sûr été entendue à Athènes. Il faut rappeler ici combien une partie des « élites politiques » grecques, quelle que soit leur appartenance partisane – y compris des membres du groupe dirigeant de Syriza et de l’actuel gouvernement –, est intimement liée aux États-Unis où nombre d’hommes politiques grecs (qui parlent parfois mieux l’anglais que leur langue « maternelle ») ont été formés, où ils ont souvent accompli tout ou partie de leur vie professionnelle.

C’est dans cette perspective qu’il faut dès lors considérer ce que, dans son précieux blog, l’historien et ethnologue Panagiotis Grigoriou, relevait récemment quant aux rumeurs de plus en plus insistantes d’un retour à la drachme – une drachme adossée au dollar. Pour l’observateur de la politique grecque, il ne serait pas très étonnant de voir une partie de ces élites, à la fois coincées dans l’impasse de l’euro allemand et habituées à être les courroies de transmission d’un étranger dominant, envisager de troquer une tutelle euro-allemande inflexible, et de plus en plus impopulaire, contre un retour à la tutelle américaine espérée moins contraignante, plus bienveillante – à un moment où, pour les États-Unis, l’importance géostratégique de la Grèce (et donc l’intérêt d’y être plus présents) pourrait être réévaluée alors que le régime islamo-autoritaire d’Erdogan devient de plus en plus imprévisible.

En Grèce en tout cas, la magie de l’euro semble désormais ne plus vraiment fonctionner : pour la première fois, un sondage donne une majorité, et très nette : 54,8 % (soit 29,6 % des électeurs de la ND et 66,2 % de ceux de Syriza lors des dernières élections législatives) sinon pour une sortie de l’euro par principe, du moins pour un rejet des nouvelles mesures exigées par les créanciers, même si cela doit conduire à une sortie de l’euro et un retour à la drachme, 32,2 % des personnes interrogées se prononçant pour l’acceptation et le maintien à tout prix dans l’euro.

Pour ceux qui, comme moi, pensent depuis le début de la « crise grecque » que l’euro en a été la cause essentielle, la prise de conscience de l’opinion que semble traduire ce sondage est sans doute une raison d’espérer que le peuple grec trouve enfin une issue à la triple impasse actuelle. Il reste que le temps perdu ne se rattrape pas et que la sortie – de toute façon inéluctable – serait plus dure aujourd’hui qu’elle ne l’aurait été en 2010, 2012 ou 2015 parce que, tout au long de ces années sacrifiées, le potentiel productif – et donc de rebond – n’a cessé de fondre. Pour les mêmes raisons, cette sortie sera plus difficile demain qu’aujourdhui ; elle le sera d’autant plus qu’elle sera imposée ou/et improvisée, au lieu d’être choisie, préparée et négociée.


Pour aller plus loin, on peut également regarder ce reportage sur la Troïka :





Europe, économie : que penser du programme d'Emmanuel Macron ? (vidéo)







Frédéric Farah est est l'auteur (avec Thomas Porcher) de "Introduction inquiète à la Macron-économie" (2016) et de "Europe, la grande liquidation démocratique" (2017).

Coralie Delaume l'interroge ici sur la vision européenne d'Emmanuel Macron, sur son programme économique, et sur la crise européenne pour prolonger.