jeudi 30 avril 2015

Après le « Grexit » et le « Grexident », voici venir le « Grimbo »....






Chouette : le champ lexical du désastre européen vient de s'enrichir d'un nouveau mot ! Une pierre dans le jardin des déclinistes, qui ne pourront plus dire que la langue s’appauvrit.  Quant aux amoureux des lettres classiques, qu'ils soient rassurés : la Grèce demeure l'inspiratrice des inventeurs de concepts. 

On connaissait le « Grexident », une formule belle comme l'antique que l'on doit à l'imaginatif ministre des Finances allemand Wolfgang Schäuble. Au mois de mars, ce dernier considérait en effet qu'en cas d'échec des négociations entre la Grèce et ses « partenaires », on ne pourrait exclure longtemps un « Grexident », c'est à dire une sortie d'Athènes de la monnaie unique par accident. Ceci, force est d'en convenir, est bien plus diplomatiquement correct que « Grexpulsion ». 

Bien sûr, on connaît également le Grexit, qui signifie simplement « sortie de la Grèce de l'euro », sans plus de précision. Ce qui rend infini le champ des possibles : sortie par mégarde, par erreur, par inadvertance, sur un malentendu, pour aller prendre l'air, pour faire une  blague trop rigolote, etc. L'avenir, de toute façon, livrera bientôt son verdict. 

Mais comme il prend tout son temps pour éclore, l'avenir, certains ont décidé de faire dans l'inventivité, afin de patienter en s'amusant. 

C'est ainsi qu'un économiste de Citigroup, Ebrahim Rahbari, à l'origine, déjà, de la contraction « Grexit », vient d'inventer le « Grimbo ». Il s'agit d'une contraction de « Grèce » et de « limbo ». Elle signifie qu'aucune solution ne serait trouvée prochainement, ni aucune option radicale décidée. Du coup, Athènes resterait « dans les limbes » pour un bon moment encore. 

Rahbari détermine ainsi plusieurs « scénarios gris » possibles, dont on peut trouver le détail sur Zero Hedge : 

1/ Un nouvel accord est trouvé, mais seulement après mise en œuvre d'un contrôle des capitaux ou après un défaut partiel. Cela se produirait après un choc du type suivant : décision de la BCE de limiter l'accès des banques grecques à la liquidité d'urgence (ELA), qui est désormais la seule manière pour ces banques de se refinancer, décision de Tsipras de convoquer un référendum ou, enfin, incapacité d'Athènes à honorer l'une de ses échéances.

2/ Incapacité des deux partis à aboutir à un accord. La Grèce est alors contrainte de faire partiellement défaut. Un contrôle des capitaux est instauré mais on ne se résout pas encore au Grexit. 

3/ Pas d'accord entre Athènes est ses créanciers. La Grèce se trouve à court de liquidités et se voit contrainte de mettre en circulation des IOU (I owe you), autrement dit une véritable double monnaie, à usage strictement interne et qui lui servirait à payer se fonctionnaires. Un scénario déjà évoqué ici, et qui ne suppose pas lui non plus - en tout cas pas immédiatement – une sortie de l'eurozone. 

Au bout du compte, le Grimbo se décline en plusieurs « non-solutions » provisoires, chacune permettant de faire traîner les choses indéfiniment, et pouvant aboutir aussi bien à un Grexit qu'à.... un « Grexin », si un accord est finalement trouvé sur le plus long terme (donc si les poules se mettent à avoir des dents).  

Il paraît que chacun peut ainsi jouer à enrichir le vocabulaire. Ici par exemple, un lecteur du Financial Times, probablement né bien avant l'avènement de Najat Vallaud-Belkacem, propose « Grexodus », au motif que « le mot exit est d'origine latine, alors que le mot exode est d'origine grecque ». 

En attendant, l'opinion hellène se prépare lentement mais sûrement. Comme expliqué , une étude d'opinion montre que près de 69 % des Grecs interrogés pensent désormais possible une sortie de la monnaie unique et que 20 % la souhaitent. Ils étaient moins de 10% avant les élections de janvier, et n'étaient encore que 16 % il y a une dizaine de jours.... 


Pour finir et même si ça n'a strictement rien à voir, voici une photo de François Grexamen.  




mardi 28 avril 2015

Espagne : comprendre Podemos





- Billet invité - 
Davy Rodriguez de Oliveira


Davy Rodriguez de Oliveira est étudiant à Sciences Po. Il fait partie des membres fondateurs de "Critique de la raison européenne" (CRE), une association trans-partisane dédiée à la réflexion sur l'Union européenne. Il suit de près la politique intérieure espagnole et a accepté de livrer à L'arène nue ce texte de présentation du mouvement Podemos. 

***
Depuis longtemps, les partis de la gauche radicale française sont en panne d’inspiration. Incapables de concevoir un système en rupture avec le néolibéralisme sans en revenir aux vieilles solutions communistes du siècle dernier, certains militants et dirigeants de ces politiques imaginent aujourd’hui sortir de l’impasse en regardant du côté de la Méditerranée. La victoire de Syriza en Grèce, dans un premier temps, puis la fulgurante émergence de Podemos dans les sondages espagnols, ont donné des idées de recomposition et de renouvellement à la gauche de la gauche. Après l’admiration pour les mouvements d’émancipation nationale d’Amérique Latine, Podemos semble être la nouvelle lubie de la gauche radicale française.
Dans le contexte de l’Espagne postfranquiste, Podemos est un ovni politique, tant par son programme ou sa communication que par son organisation interne. Loin de vouloir imiter les deux faces du bipartisme, composé du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) et du Parti Populaire (PP), Podemos est en progression quasi constante depuis plusieurs mois.
Fondé en janvier 2014 par Pablo Iglesias, devenu depuis son secrétaire général, Podemos s’est imposé comme le quatrième parti du pays en obtenant cinq sièges au Parlement européen en mai dernier. Véritable surprise du scrutin en Europe du Sud, Podemos intrigue. Sur quoi repose réellement son ascension ?

L'idéologie mise en sourdine
Dès son irruption sur la scène politique espagnole, les médias nationaux ont cherché à cerner Podemos et à comprendre quel était son corpus idéologique. A défaut d’en comprendre les contours généraux, les journalistes ont préféré diaboliser ou caricaturer les positions prises par son leader Pablo Iglesias. Tantôt comparé au fondateur de la Phalange, José Antonio Primo Rivera, tantôt assimilé au chavisme quand ce n'est pas à la Corée du Nord, Pablo Iglesias a pourtant remporté un franc succès en « désidéologisant » le discours classique de la gauche radicale.
Bénéficiant d’une large audience grâce à son rôle de fast thinkeri dans diverses émissions politiques auxquelles il participait depuis de nombreux mois, Pablo Iglesias n’a pas succombé à la tentation de s’ériger en un Karl Marx des temps modernes. Refusant de se déclarer « communiste » malgré son passé comme militant des jeunesses du Parti Communiste Espagnol (PCE), Iglesias est devenu le représentant de ceux qui refusent le système bipartisan, corrompu et austéritaire imposé par ceux qu’il nomme « la casta ».
Dans une célèbre vidéo abondamment partagée sur Internet (voir ci-dessous), Iglesias répond à un individu qui l’interroge sur le manque de radicalité marxiste du programme de Podemos. De manière très calme et posée, rappelant par cette méthode le comportement de Julio Anguita, ancien secrétaire général du Parti Communiste Espagnol, Pablo Iglesias aborde le problème via une anecdote. Il évoque le souvenir d’une manifestation des indignés où il fit la rencontre d’un jeune homme qui s’en prenait à des salariés sur la Plaza del Sol. L’étudiant, animé par un profond mépris, traitait d’idiots les travailleurs incapables de se rendre compte de leur « appartenance de classe ». Iglesias tire de cet épisode une morale qui explique le succès immédiat de Podemos : la politique n’est pas le règne du monde des idées, mais celui de la force. Cette dernière n’étant mobilisable que par l’union des citoyens derrière un projet basé sur le « bon sens commun ». Pablo Iglesias, contrairement à la gauche française, ne dénigre pas « le bon sens populaire » que certains considèrent comme un reflux d’instincts non-civilisés.


Pablo Iglesias a œuvré et manœuvré pour que sa stratégie, son projet et sa communication soient entièrement mobilisés pour la victoire. En donnant une image de démocratie directe à son organisation, Iglesias n’a fait que répondre à la forte demande des espagnols mobilisés dans le mouvement des Indignados (aussi dit mouvement du 15M). En ayant des listes électorales composées de personnes provenant de la société civile, de la vie ordinaire de tous les citoyens, Iglesias tente de répondre au besoin des électeurs d’être mieux représentés. En donnant une large place à des professeurs et à des experts de matières diverses et variées, Iglesias n’a fait que répondre à la volonté des Espagnols lassés d’avoir une caste d’élus incompétents et incultes.
En somme, Pablo Iglesias agit en ayant compris que la démocratie libérale est un marché où chacun vote en fonction de ses besoins politiques, qui peuvent être matériels ou moraux. Les uns souhaitant plus de démocratie directe, d’autres une sphère politique non-entachée d’un tel niveau de corruption, Podemos tente de répondre à l’ensemble de ces besoins politiques sans nier la réalité sociale, économique et politique du pays. Iglesias se positionne ostensiblement sur le plan de l’échange marchand où l’acheteur fait son marché politique pour satisfaire ses besoins propres : il propose ainsi ce produit novateur qu’est Podemos.

Un projet économique de type « social-démocrate »
En novembre dernier, lors de la présentation du programme économique de Podemos, Pablo Iglesias n’a pas pu résister à l’envie de se démarquer plus encore de l’image de bolchevik que certains lui attribuent. Fruit de la collaboration de deux économistes renommés, le projet économique de Podemos a été qualifié de « social-démocrate » par son secrétaire général, regrettant sans doute d’avoir à présenter un programme si modéré.
Le résultat est étonnant lorsque l’on sait qui sont les deux économistes qui ont travaillé sur ce projet. Juan Torres comme Vincenç Navarro sont deux experts très engagés ayant déjà publié un livre écrit conjointement nommé Hay Alternativas (« Il y a des alternatives ») avec un troisième économiste devenu député, Alberto Garzon. Ce dernier est aujourd’hui pressenti pour représenter l’équivalent espagnol du Front de Gauche (Izquierda Unida) aux prochaines élections générales.
Loin d’être inconnus du grand public espagnol, ces deux économistes sont de fervents défenseurs de la rupture avec l’eurolibéralisme. Juan Torres en mars 2013 était l’auteur d’un article d’El Pais ayant fait scandale dans toute l’Europe où il comparait Angela Merkel à Hitler, l’accusant de vouloir faire de l’Europe « un espace vital économique » de l’Allemagne. Quant à Vincenç Navarro, il est l’un des premiers à avoir mis en perspective les dangers de la monnaie unique pour l’industrie et le chômage en Espagne.
Pourtant, aussi radicaux que soient ces deux économistes, le programme économique de Podemos est une copie conforme de la pensée européiste de gauche. Réforme du statut de la Banque centrale européenne (BCE) pour empêcher l’hypocrisie de son indépendance, création d’une Agence de Notation européenne, création d’une « Charte démocratique européenne » pour favoriser la transparence entre États-membres, échange d’informations fiscales entre les États… Autant de mesures qui sonnent comme de doux rêves aux oreilles de ceux qui ont cessé de croire au refrain mensonger de « l’Europe sociale » répété en boucle par nos représentants politiques.
Chez Podemos, la contradiction idéologique est totale et criante. En fin connaisseur des institutions européennes, Pablo Iglesias sait que pour que certaines réformes soient faites, il est nécessaire de modifier les Traités européens, ce qui n’est possible que s’il existe une unanimité des gouvernements des États-membres. Hors, l’Allemagne et ses alliés ne céderont jamais sur l’ordo-libéralisme qu’ils nous ont imposé. L’indépendance de la Banque centrale est et restera gravée dans le marbre. Par ailleurs, nombre de dispositions contenues dans le TFUE (Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne) empêcheront Podemos de « récupérer le contrôle public des secteurs stratégiques de l’économieii» contenu dans son programme. L’Union européenne fait pression sur les pays pour qu’ils privatisent des pans entiers de leurs économies, non pour qu’ils nationalisent des secteurs, aussi stratégiques soient-ils. Quelle marge de manœuvre pour une Espagne éventuellement gouvernée par Podemos quand l’on sait que l’UE a obtenu que la Gauche plurielle privatise plus que tout autre gouvernement de la Vème République ?
Cette contradiction apparente et assumée a pour objectif, comme toujours, de s’adapter au contexte politique espagnol. Si dans de nombreux pays européens, l’idée de quitter la zone euro ou l’Union européenne se retrouve parfois dans le débat politique, cela est inenvisageable en Espagne. En effet, tous les mouvements politiques espagnols soutiennent le projet européen même si certains, notamment Izquierda Unida, souhaitent modifier à la marge son cadre politique. Loin de vouloir paraître trop radicaux, les fins politiques qui animent Podemos semblent jouer la même carte que Syriza en Grèce. La stratégie de rupture est le cœur des programmes économique et politique du mouvement : en proposant sincèrement des réformes résultant d’un certain bon sens, Iglesias souhaite démontrer la rigidité extrême des dirigeants allemands et de l’Union. Cette stratégie fonctionne en partie en Grèce, Syriza continuant à bénéficier d'un large soutien de la population hellène en dépit de l'impasse où se trouve Athènes dans ses négociations avec l'UE.

De nombreux défis à relever 
Les responsables politiques de Podemos devront, dans les mois à venir, passer l’épreuve de la pérennisation de leur dynamique. Bien que la stratégie médiatique soit le ressort essentiel de toute organisation politique, il sera nécessaire pour Podemos d’aborder certains sujets sensibles en Espagne tout en ne mettant pas en péril sa progression. Par ailleurs, Podemos fait déjà face depuis quelques mois à ses premiers problèmes organisationnels.
En effet, Pablo Iglesias est accusé par une partie de son organisation de saper la démocratie interne de Podemos, notamment via une hyper personnalisation du mouvement. Cette personnalisation repose sur le fait qu’Iglesias maîtrise parfaitement sa communication, et cela depuis des années. Il a notamment créé des émissions de télévision retransmises sur Télé K et Hispan TV qui ont eu un fort écho sur les réseaux sociaux et YouTube. La Tuerka, Fort Apache, Otra Vuelta de Tuerka sont des programmes qui abordent des sujets politiques complexes avec une grande diversité de points de vue. Toujours d’actualité, ces programmes sont souvent animés par Pablo Iglesias qui intervient mais surtout interroge les invités qui peuvent être de droite, de gauche ou des acteurs de la vie sociale (responsables d’association, politologues…). De plus, Iglesias était déjà très présent sur les émissions de débat politique avant la fondation de Podemos, ce qui lui a valu une grande popularité qu’il a utilisé dans la fondation de son parti. Cette grande présence médiatique et son aptitude à maîtriser les outils de communication moderne ont conduit à une personnalisation du mouvement. Pourtant de nombreux visages sont aussi apparus, tels ceux d’Inigo Errejon ou de Pablo Echenique. Cela n’a pourtant pas suffit à certains militants, notamment aux anciens d’Izquierda Anticapitalista qui participent très activement au mouvement depuis son lancement.
Juan Carlos Monedero, Pablo Iglesias, Inigo Errejon
Cette contestation a pris plus d’ampleur encore lorsque certains médias ont créé une rumeur d’un système de fraude fiscale mis en place par l’un des membres de l’entourage d’Iglesias, Juan Carlos Monedero. Ce dernier travaillait comme expert auprès de gouvernements latino-américains afin d’étudier la possibilité de mise en place d’une union monétaire entre différents pays du continent. Sans doute plus expert en sciences politiques qu’en droit fiscal, Monedero avait déclaré la rémunération reçue en tant que dirigeant d’une entreprise au lieu de le mettre sur le compte de sa personne physique. Après avoir reçu un rappel du Trésor Public, Monedero a reconnu et régularisé sa situation fiscaleiii. Cette affaire, qui n’en était finalement pas une, a été particulièrement exploitée par les adversaires politiques de Podemos, se retrouvant tant dans les autres partis que dans les médias.
Cette adversité pousse les représentants politiques de Podemos à faire très attention à la manière dont ils parlent de certains thèmes. Presque quatre-vingts ans après la Guerre civile qui a secoué le pays, le spectre des « Deux Espagnes » plane encore sur le débat politique national. Anciens franquistes et et anciens républicains se font toujours face, et il reste difficile d’aborder sans passion ni violence des sujets tels que les nationalismes périphériques, le traitement des prisonniers membres d’ETA ou encore la suppression éventuelle de la Monarchie. Podemos, pour continuer à progresser, devra réussir à briser cette division séculaire qui existe entre les espagnols et clarifier ses positions politiques sur ces sujets.
Par ailleurs, le destin de Podemos est intimement lié à celui de Syriza en Grèce. Les programmes de ces deux formations étant relativement similaires, les électeurs jugeront de la possibilité de mener cette politique en s’intéressant au futur du gouvernement Tsipras. Cela risque de mettre Podemos dans une situation compliquée, à moins que Syriza ne réussisse un coup de Trafalgar en troquant son programme de démocratisation de l’Union Européenne pour une orientation sincèrement souverainiste, et ce dans le but d’aller vers une fin de l’austérité budgétaire.
Pour l’instant, malgré l’originalité et la dynamique de Podemos, les perspectives du mouvement de Pablo Iglesias sont relativement floues. La progression dans les sondages du parti Ciudadanos, considéré comme euro-libéral et « centraliste » - c'est-à-dire fermement opposé à l’autodétermination des peuples d’Espagne - ainsi que la possible réémergence d’Izquierda Unida orchestrée par Alberto Garzon, sont autant de critères qui détermineront le futur politique de Podemos. Bien qu’un sondage d’avril 2015 donne ce parti vainqueur des élections générales si celles-ci avaient lieu aujourd’hui avec 22,1% des voix, les derniers résultats aux élections d’Andalousie n’ont pas été aussi brillants qu'escomptés, Podemos obtenant toutefois 15% dessuffrages exprimés.

i    Notion péjorative développée par Pierre Bourdieu dans Sur la télévision (1966) pour décrire les intervenants télévisés qui ont un avis semblant complet, simple et systémique sur tous les sujets. Pierre Bourdieu explique que les fast thinkers fonctionnent souvent à deux, du moins en France : l’illustration moderne parfaite serait l’émission Ca se dispute sur I-Télé qui oppose Eric Zemmour et Nicolas Domenach.
ii  Il s'agit précisément de la mesure 1.6 du programme de Podemos que l'on peut consulter ici : http://podemos.info/wordpress/wp-content/uploads/2014/05/Programa-Podemos.pdf
iii     http://www.elmundo.es/espana/2015/02/06/54d3dee1ca4741a0698b4575.html


lundi 27 avril 2015

Filikí Etería n 6 : La Grèce vue de Grèce – revue de presse




- Billet invité -
Cristobalacci El Massaliote

Comme chaque semaine, le désormais incontournable Cristobalacci El Massaliote a épluché la presse grecque de la semaine précédente et fait le point pour L'Arène nue. Au programme, les négociations avec l'Union européenne, dont on va voir qu'elles pataugent sec, et de la géopolitique : lenteurs autour des négociations gazières avec la Russie, tensions diverses avec les Etats-Unis. Enfin, un peu de politique intérieure avec les états d'âmes des journalistes d'opposition, la lutte contre l'évasion fiscale et la réquisition des fonds des organismes publics pour faire face à la pénurie de liquidités....

***


I / Négociations européennes

a / Inquiétudes dans la presse grecque

Le début de la semaine dernière a été marqué par des inquiétudes dans la presse grecque. Ainsi, dans son édition du samedi 18 avril, Kathimérini reprenait en Une les propos du président Obama : « Faites des réformes ».To Vima titrait « Vous êtes sur le fil du rasoir » tandis qu’Imerissia se faisait l’écho d’un scénario de plus en plus évoqué : le  « Grexit ». Enfin, Kathimérini reprenait l’avertissement lancé par le commissaire européen aux affaires économiques, Pierre Moscovici, pour qui Athènes risquait de se retrouver rapidement confrontée à une crise de trésorerie si elle n’adoptait pas un paquet de réformes d’ici le 11 mai.

b/ Avancées ? Compromis ? sortie de l’euro ? Tout ceci est aussi clair qu’un Elliniko Kafès 

Alors que le 18 avril, un compromis était envisagé (Kathimérini) grâce à un moratoire prévoyant l’absence de lois grecques sur les relations de travail et l’absence d’exigences européennes sur la Sécurité sociale, Alexis Tsipras rappelait les 4 points a négocier avant l’accord global prévu en juin : droit du travail, sécurité sociale, augmentation de la TVA et valorisation du patrimoine.

L'avenir de la dette grecque se lit dans un café Elliniko !
Le premier ministre grec appelait à la poursuite du combat en refusant de céder aux Cassandre et aux défaitistes (Ethnos du 20 avril) tout en indiquant que les négociations se poursuivaient mais que des divergences persistaient, notamment sur le droit du travail et la sécurité sociale. Ta Néa du même jour, se réjouissait d’une « avancée dans la bonne direction » et envisageait même un texte à soumettre à l’approbation de l’Eurogroupe et des ministres des finances européens. 

Dans son édition du 20 avril, To Vima envisageait le scénario de sortie de l’euro en prévoyant différentes solutions (bons du Trésor et allègements fiscaux ou paiement des fonctionnaires en bons utilisables en supermarché). Puis deux jours plus tard, Ta Nea reprenait les propos du président de la Commission européenne, Jean Claude Juncker, qui venait d’exclure « à 100% » l’éventualité d’un Grexit avant d’affirmer que la Grèce ne ferait pas faillite. Plusieurs journaux (Ethnos, Le Journal des Rédacteurs, Eleftheros Typos) ont également commenté ont commenté le fait que BCE venait de relever de 1,5 milliard d'euros à 75,5 milliards d'euros, le plafond de son financement d'urgence (ELA) des banques grecques. 

La presse du 23 avril a également commenté les échanges entre Merkel et Tsipras en marge du sommet extraordinaire sur l’immigration et qui auraient porté sur les effets positifs de la baisse du dollar et sur l’éventualité d’un accord prochain.

c/ 24 avril, journée de l’optimisme en Grèce, des jeux en coulisse et du doute persistant…

Enfin, le 24 avril, la presse semblait davantage optimiste en envisageant la réalité de cet accord. En titrant « Premier signaux de déblocage » Kathimérini commentait le maintien des divergences entre Merkel et Tsipras (toujours sur le droit du travail, la sécurité sociale et la TVA) et l’évolution positive de la chancelière allemande sur la question de la réduction des retraites. La presse reprenait des sources gouvernementales (mais non confirmées par Berlin) évoquant un rapprochement de vues sur les privatisation et sur la question de l’excédent primaire (autour d de 1,2%-1,5% pour 2015/2016). Ethnos estimait que le gouvernement grec était en train de mener « une bataille à tous les niveaux » afin d’obtenir un accord provisoire avant la fin avril avec l’Eurogroupe. 

La presse (Kathimerini, Ethnos, Ta Nea, Avghi) se montrait optimiste puisque Mme Merkel venait de qualifier de « constructif » son entretien avec Alexis Tsipras avant ajouter que tout devait «  être entrepris pour empêcher que la Grèce ne se retrouve à court d'argent avant d'avoir conclu un accord sur les réformes avec ses créanciers internationaux ». De son côté, le président de l’Eurogroupe, M. Dijsselbloem venait d’évoquer l’éventualité d’un décaissement partiel de la prochaine tranche du prêt après la conclusion d’un accord.

Kathimerini confirmait en reprenant des sources communautaires pour qui Athènes pourrait recevoir une partie de la tranche du prêt après avoir appliqué certaines des réformes prévues. Le journal Ta Nea poursuivait son optimisme en prétendant que le gouvernement grec proposait un accord partiel sur trois ou quatre réformes (affaires financières et budgétaires, créances douteuses).

D’un autre côté et malgré les positions de MM. Tsipras, Hollande et Juncker semblant pencher vers une accélération de la procédure menant à l’accord (selon Ta Nea et Avghi, A. Tsipras aurait déclaré : « nous sommes plus près d’un accord »), le Journal des Rédacteurs restait dubitatif en estimant que les équipes techniques des institutions continuaient à se montrer intransigeantes en insistant sur l’application des mesures prévues par le programme précédent. 

II/ Politique étrangère

a/ La Russie, Gazprom et le gazoduc « Turkish stream » 

Le PDG de Gazprom s’est rendu à Athènes le 21 avril pour rencontrer Alexis Tsipras et son ministre de l’énergie Panagiotis Lafazanis. Le dossier du gazoduc « Turkish stream » a été évoqué et il a été décidé d’élaborer une feuille de route et de créer un groupe de travail commun tout en respectant les règles de l’UE. 

Après les emballements du week-end dernier concernant les relations russo-grecques la presse se montrait cette semaine plus réaliste. Si Ta Nea voyait dans la visite du  PDG de Gazprom à Athènes une tentative de la partie russe de maintenir ouverte la question du « gazoduc grec » sans toutefois aborder l’éventualité de verser une avance à la Grèce, le journal Kathimerini estimait que les discussions sur le gazoduc « progressaient lentement» et que l’entretien Tsipras/Miller « n’avait pas abouti à un accord ».  De même, Eleftheros Typos soulignait les « maigres résultats » d’une entrevue n’ayant « pas abouti à un accord ». 

b/ États-Unis : déclarations d’Obama, l’énergie et la question qui fâche : la libération d’un « terroriste »

La presse du week-end dernier commentait les déclarations du Président Obama qui ont suivi son bref entretien avec le ministre grec des finances Yannis Varoufakis à Washington. Le président américain a invité Athènes à réformer sa fiscalité et son droit du travail avant d’ajouter « La Grèce doit faire des réformes, collecter des impôts, réduire la bureaucratie, adopter des pratiques plus souples dans le marché du travail ».

Les relations avec les Etats-Unis se sont tendues sur le sujet de la réforme carcérale et du possible aménagement de peine qui en résulterait pour certains prisonniers en situation de handicap lourd. Cette mesure pourrait entraîner la mise en liberté des terroristes et notamment de Savvas Xiros, membre du groupe terroriste « 17 Novembre ». Ce groupe démantelé en 2002 a revendiqué 23 assassinats dont ceux d'Américains comme le chef de poste de la CIA à Athènes Richard Welch (1975), le capitaine de vaisseau George Tsantes et de son chauffeur (1983), l’attaché de défense Navy William Nordeen (1988) et un officier de l’OTAN Ronald Stewart (1991). Emprisonné depuis 13 ans et handicapé à 98% à la suite de l’explosion de sa propre bombe, Savvas Xiros pourrait donc bénéficier des mesures favorables de cette loi.

Au cours d’une conférence de presse extraordinaire du 20 avril, l’ambassadeur des États-Unis en Grèce, M. David Pearce a déclaré : « si Savvas Xiros, ou une autre personne ayant du sang de diplomates ou de membres de missions américains sur les mains, sort de prison, ce sera vu comme un acte profondément hostile ». 

Enfin, l’envoyé spécial du département d’État américain, chargé de l’énergie, M. Amos Hochstein, effectuera très prochainement une visite en Grèce. Il devrait soumettre au gouvernement grec des propositions américaines sur les bénéfices énergétiques dont pourrait tirer profit la Grèce dans la région. Selon Ta Néa ces propositions constituent « une réponse américaine au flirt énergétique entre Athènes et Moscou ».

III/ Politique intérieure

a/ Le doute, la panique et la critique s’emparent de certains esprits

A l’heure où les tensions s’exacerbaient au sujet d’un accord entre la Grèce et ses créanciers, quelques journalistes grecs choisissaient de critiquer voire d’attaquer l’actuel gouvernement Syriza-ANEL. 

Dans la presse de droite

Ainsi le journaliste du journal de droite Kathimérini, Alexis Papahélas dans un article intitulé « le coût des rabais » écrivait en début de semaine dernière : « il ne faut pas oublier un point fondamental : Syriza n’a pas gagné les élections grâce à son pouvoir de séduction ou sa force de conviction. Il n’a fait, en réalité, que remplir le vide laissé derrière lui par un monde politique bourgeois, qui n’a su ni se tenir courageusement sur ses jambes, ni défendre ses propres principes». 

Toujours dans Kathimérini, une autre critique plus acide a été publiée sous la plume de Paschos Mandravélis affirme :« le problème réel est que ceux qui se sont vus confier le gouvernement du pays ont passé la plupart de leur temps à occuper les établissements universitaires en s’adonnant au bavardage pseudo-philosophique, alors qu’ils auraient dû étudier l’histoire. Au moment où ils devaient écouter leurs professeurs, ils interrompaient les cours pour tenir des réunions. Au lieu d’étudier, ils s’amusaient dans les amphithéâtres dans des joutes oratoires. La Grèce devient victime de l’analphabétisme profond de ses nouveaux dirigeants politiques, d’une génération qui a appris à remâcher de vieilles citations de la gauche. Les jeunes qui gouvernent le pays à l’heure actuelle sont les produits d’un système éducatif ayant investi sur le « juste-milieu démocratique » mais pas sur la connaissance ». 

Le très conservateur journal Estía passait de la critique à l’angoisse avec un article de Athanase Papandropoulos titré « Vers l’effondrement ». Extrait : «si certains analystes regardent avec optimisme l’évolution de l’économie grecque, force est de constater que la réalité dément leurs prévisions. Telle qu’elle est perçue par les entreprises, l’économie réelle est en phase d’effondrement. Ainsi, la base productive du pays s’amoindrit, mais personne n’y prête attention. Des cadres du marché soulignent que ces derniers mois et, en particulier, depuis l’été 2014, la délocalisation des entreprises « productives » s’accélère vers la Bulgarie, l’Autriche et les Pays-Bas, où l’administration publique et les régimes fiscaux sont  plus favorables aux entrepreneurs (…). Le gouvernement affiche une indifférence aveuglante à l’égard du chômeur du secteur privé, et le pousse vers la para-économie et le travail au noir. L’économie grecque est parasitaire et de non compétitive, avec des taux de corruption élevés, qui constituent en soi un coup de frein à la croissance. De plus, si l’on tient compte de l’opération de sape du système d’enseignement grec, qui effectue un pas en arrière de trente ans, la boucle de l’effondrement imminent se boucle. Heureux sont ceux qui réussiront à y échapper ».

Dans la presse proche du PASOK

Avec un article intitulé « Et si on organisait de nouvelles élections ? », la fameuse édition du dimanche de To Vima (journal de gauche réformiste, assez proche du PASOK ) flattait l’électorat centriste.   « A l’évidence, ce sont les centristes qui ont donné la victoire à Syriza. Ils ont voté la main sur le cœur tout en faisant fi de rumeurs sur certaines tendances et mentalités dangereuses du « parti de la gauche ». Lorsque Syrizaa remporté la victoire électorale en janvier, il a été estimé qu’une nouvelle formation politique s’imposait sur la scène politique. Le fait que la plupart des électeurs de Syriza proviennent du centre présageait d’un avenir politique progressiste et calme pour le pays. Mais, les actions et les omissions des ministres et des cadres du gouvernement laissent pointer une question : les « camarades » sont-ils au courant de la nature des « masses populaires » qui les soutiennent ? Et si on organisait des élections ? ».

b/ La douloureuse question du transfert des fonds des entités publiques et des collectivités locales grecques à l’Etat


Les articles économiques du 21 avril (Kathimerini, Ethnos, Ta Nea) relevaient que le gouvernement grec venait d’adopter un acte législatif obligeant les entités publiques et les collectivités locales à transférer leurs réserves de liquidités à la Banque de Grèce. Ceci dans l’objectif de faire face au problème de liquidité auquel est confronté le pays et de couvrir les besoins de financement de l'Etat.

Le lendemain, la plupart des journaux (Kathimerini, Ethnos, Ta Nea, Kathimerini, Avghi) commentaient les vives réactions des maires et des présidents de Régions face à cette décision de transfert de leurs réserves de liquidités à la Banque de Grèce. Face à cette annonce, l’Union des mairies de Grèce (KEDE) et l’Union des régions de Grèce (ENPE) ont décidé de saisir le Conseil d’Etat contre cette décision et d’organiser avec les travailleurs des collectivités locales des mobilisations de protestation.

En parallèle, le ministère de la santé et de la sécurité sociale a invité les caisses d’assurance à transférer« volontairement » leurs réserves de liquidités à la Banque de Grèce. Selon le ministre délégué aux finances, M. Mardas, certaines caisses d’assurance ont répondu positivement à cette demande. Le gouvernement souligne qu’il s’agit d’un emprunt interne.

c/ Immigration : entre tragédie humaine et tentative de réponse communautaire.

Différents journaux du 21 avril (Ethnos, Kathimerini, Avghi, Le Journal des Rédacteurs) ont commenté la série de naufrages de navires chargés de migrants et qui ont fait plusieurs centaines de morts en Méditerranée depuis le début de l'année. Trois migrants, dont un enfant, ont dramatiquement péri le 20 avril dans un naufrage près de l'île de Rhodes et 93 personnes ont pu être sauvées au cours d'une opération de secours à quelques mètres seulement du rivage. 

L'UE  a élaboré une série d’actions immédiates pour faire face à la crise (renforcement de la surveillance, crédits supplémentaires, sanctions plus sévères pour les passeurs). Ce plan a été pleinement soutenu par les ministres des Affaires étrangères et de l'Intérieur de l'Union européenne réunis en urgence. Au cours de cette réunion le ministre grec délégué aux affaires européennes, M. Houndis, et la ministre grecque déléguée à la politique d’immigration, Mme Christodoulopoulou, ont demandé un financement extraordinaire pour aider la Grèce à faire face aux flux accrus d’immigrés.

d/ Procès du parti néo-nazi Aube Dorée. 

Différents journaux du week-end dernier (Ethnos, To Vima, le Journal des rédacteurs, Ta Néa) ont publié des reportages sur les origines du parti néo-nazi Aube dorée, son idéologie ainsi que sur les nombreux incidents dans lesquels ses membres se sont illustrés. 

Le procès de 69 membres d’Aube dorée, jugés pour avoir organisé, dirigé ou participé à une organisation criminelle, commençait le lundi 20 avril dans une salle aménagée de la prison des femmes de Korydallos. La presse commentait également le tollé de protestation soulevé par la perspective d’un procès qui devrait durer un an et demi voire deux ans dans un quartier secoué par la crise (grève des écoles, des services municipaux et d’une catégorie de fonctionnaires). 

e/ La lutte contre l’évasion fiscale

Le 22 avril un mandat d'arrêt a été émis à l’encontre de Léonidas Bobolas, fils du propriétaire de la société de construction ELAKTOR, des journaux « Ethnos » et « Imerissia » et actionnaire principal de la chaîne de télévision « Mega Channel ». Selon la presse, Léonidas Bobolas figurait sur la « liste Lagarde » et aurait fait sortir 4 millions d’euros du pays. Il a été libéré après avoir payé une caution de 1,8 millions d'euros. Pour Le Journal des Rédacteurs cette évolution constitue « un message politique adressé à l’intérieur et à l’extérieur du pays exprimant la volonté du gouvernement grec de lutter avec énergie contre l’évasion fiscale. 


vendredi 24 avril 2015

Gabriel Colletis : «Les Grecs préféreront vivre libres et pauvres qu'asservis par la dette »





Gabriel Colletis est économiste. Il est l'auteur de plusieurs livres sur l'industrie dont L'urgence industrielle (Éditions Le Bord de l'eau, 2012). D'origine grecque, il a également publié à Athènes, en mai 2014, un livre sur la crise et ses issues « Exo apo tin Krisi : gia mia chora pou mas axizei ! » (Editions Livanis). Gabriel Colletis est sollicité par Syriza depuis 2012.


***

Il a beaucoup été dit, dans la presse française, que le gouvernement grec avait "capitulé". Pourtant, on en est très loin. Au contraire, il semble bien qu'il soit le premier gouvernement depuis longtemps à prendre des mesures visant à faire face à "l'urgence humanitaire" d'une part, à lutter contre la fraude fiscale et contre la corruption d'autre part. Quelles sont, concrètement, les mesures prises par le gouvernement Tsipras ?

Le programme de la Syriza prévoyait un paquet de mesures humanitaires d'urgence d'un montant d'environ 2 milliards d'euros en faveur des ménages les plus touchés par la crise. Une fois arrivé au pouvoir, le nouveau gouvernement a déclaré vouloir mettre en œuvre les mesures prévues.  Ces mesures ont, d’emblée, été vues d'un œil sceptique par les créanciers (UE, BCE, FMI) de la Grèce qui ont déclaré craindre qu'elles ne fassent dérailler le fragile budget de l'État…que leur politique avait, elle-même, mis à mal.

En dépit des difficultés financières qu’il savait qu’il aurait à affronter, le gouvernement de la gauche radicale, élu sur son programme anti-austérité, a ainsi voulu répondre aux besoins liés à la progression de la grande pauvreté. Parmi les mesures annoncées peu de jours après les élections figurent la fourniture de l'électricité gratuite à 300.000 familles dans le besoin, l'accès gratuit aux services de soins, la distribution de coupons d'aides alimentaires et de transport pour les plus modestes ainsi qu'un soutien financier spécifique aux retraités touchant de faibles pensions.

Ces mesures ont évidemment un coût. Comment sont-elles financées ?

Il faut savoir que ces politiques seront menées, d’après le gouvernement, « en veillant à ce qu’elles n’aient pas d’impact budgétaire négatif ». D’après un accord conclu le 20 février dernier au terme duquel la Grèce accepte de demander une extension de l’assistance financière auprès de ses créanciers en échange de la mise en œuvre d’un programme de réformes que ceux-ci auraient validé, il a été, en effet, prévu que, non seulement le gouvernement grec ne prenne aucune mesure unilatérale, mais encore qu’il n’engage aucune dépense nouvelle sans contrepartie en termes de recettes, ce afin de préserver un excédent budgétaire le plus élevé possible.

Le gouvernement semble compter sur de nouvelles rentrées fiscales...

Oui. Les mesures humanitaires annoncées seront en effet financées par de nouvelles recettes liées à la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales ainsi qu’au début de réforme de la fiscalité.

Gabriel Colletis
La lutte contre le trafic d'essence et de cigarettes doit permettre à l’État grec d'engranger respectivement 1,5 milliard et 800 millions d'euros. Près de 2,5 milliards supplémentaires pourraient être encaissés au travers du recouvrement des dettes fiscales des particuliers et des entreprises. Le cumul des arriérés d'impôts des contribuables grecs s'élève, en effet, à... 76 milliards d'euros et continue d'augmenter tous les mois, en raison des difficultés économiques des ménages. Le gouvernement estime ne pas pouvoir récupérer plus de 9 milliards d'euros, soit 11,6% du total de cette somme, en raison notamment des faillites d'entreprises ou des contribuables dont il a perdu la trace.

Enfin et peut-être surtout, l'exécutif de gauche radicale prévoit aussi de tirer 2,5 milliards d'euros de l'imposition des fortunes grecques et des oligarques.

Du coup, cela redonne-t-il au pays une petite marge de manœuvre ?

Un peu, oui. Mais la Grèce reste « plombée » par l’énormité de la dette et des intérêts. En 2015, l’État grec doit rembourser près de 17 milliards de prêts qui arrivent à échéance. Quant aux intérêts, ceux-ci représentent plus de 20% des dépenses de l’État.

Rappelons que depuis août 2014 et jusqu’à ce jour, l’État grec n’a rien reçu du programme dit « d’assistance financière », programme dont le nouveau gouvernement a pourtant demandé l’extension le 20 février dernier…

Au bout du compte, loin d'être révolutionnaires, les mesures envisagées par les Grecs semblent fort raisonnables. Toute l'Europe (Allemagne, Eurogroupe, BCE ) semble pourtant s'être mise d'accord pour ne pas leur accorder le temps nécessaire à leur mise en œuvre. Quel est, selon vous, l'enjeu de cette "guerre du temps" ? Pourquoi "les Européens" semblent-il à ce point désireux d'étrangler la Grèce ?

Décider d’un programme d’urgence pour venir en aides aux plus démunis dans un pays où sévit une véritable crise humanitaire ne me semble pas être, en effet, la marque d’un gouvernement extrémiste ! De même, vouloir réformer la fiscalité pour assurer le financement des mesures prévues dans le cadre ce programme et, au-delà, constituer un socle solide de financement des services publics comme l’envisage le programme de Syriza, ne paraît pas non plus être une orientation révolutionnaire....

On ne peut donc qu’être étonné que ces mesures, que le peuple grec a approuvées, puissent ne pas entraîner l’adhésion des partenaires institutionnels de la Grèce et des pays créanciers.

Comment comprendre une telle posture, réaffirmée ad nauseam depuis l’accord du 20 février ? Une explication réside dans la nature de l’orientation choisie : aider les démunis, reconnaître l’existence d’une crise humanitaire et la considérer comme inacceptable, vouloir financer des services publics, sont l’expression de choix qui s’opposent à la doxa libérale promue par les institutions internationales et les gouvernements des pays créanciers. D’après cette doxa, si les pauvres existent, c’est qu’ils n’ont pas su faire les bons choix, ne disposent pas des talents nécessaires (pour reprendre les termes d’Adam Smith). Si une aide doit être envisagée, c’est par la charité publique et non par l’impôt qu’elle doit être concédée. Quant aux services publics…

On est donc dans l'idéologie, pas seulement dans la rationalité économique...

Tout à fait. Tenter de faire échouer le nouveau gouvernement, c’est avoir pour objectif de montrer qu’il est utopiste ou insensé de penser et vouloir agir autrement que selon les dogmes de la pensée libérale. C’est vouloir prouver que les élections et les mouvements citoyens ne peuvent « changer les traités » et, surtout, l’ordre du monde établi, lequel aujourd’hui est synonyme partout d’une montée très forte des inégalités et des injustices.

Alexis Tsipras n'a pas cédé aux vœux des institutions et des pays créanciers, qui, à maintes reprises, ont déclaré qu’ils n'étaient guère satisfaits des réformes proposées par le gouvernement grec, réformes jugées « incomplètes et trop imprécises ».

Le refus par les créanciers de la Grèce des réformes proposées par le gouvernement grec repose sur l'absence de deux réformes qu’ils exigent de lui : celle des retraites et celle du marché du travail. 

Pourquoi spécifiquement ces deux réformes ?

La réponse nous est clairement donnée par le journal La Tribune : les dirigeants européens et leurs administrations sont persuadés que ces «réformes structurelles » sont des leviers de croissance potentielle qui, en favorisant la compétitivité coût du pays, lui permettront de mieux rembourser ses dettes. Sur le marché du travail, ce que veulent les Européens, c'est réduire encore la capacité de négociations collectives salariales des syndicats, déconstruire le droit du travail ou ce qui en reste.

Quant au système des retraites, l’objectif est le même que celui recherché partout : reporter l’âge légal du départ à la retraite. Mais, comme le rappelle aussi La Tribune, dans un pays comme la Grèce, prôner un tel allongement signifie refuser de voir le développement de la pauvreté dans le pays et l'importance qu'ont ces retraites pour soutenir le niveau de vie des plus jeunes. C'est aussi refuser de reconnaître que dans un pays où le taux de chômage est de 26 %, il n'y a pas de sens à reporter l'âge légal de départ à la retraite à 67 ans.

Plus haut, nous avons indiqué que la Grèce n’avait reçu aucun soutien financier depuis l’été 2014. Mieux ou pire, en dépit de l’accord du 20 février, aucun euro n’est entré dans les caisses de l’État grec alors que celui-ci a eu à faire face à de nombreux et importants débours tant sur le principal de sa dette que sur ses intérêts. On ne compte plus depuis le fameux accord de février les listes de réformes envoyées par le gouvernement grec à ses créanciers. A chaque fois, la réponse est identique : la liste ne convient pas…ce qui justifie que la dernière tranche du programme d’assistance financière ne soit toujours pas versée.

L’accord du 20 février apparaît désormais pour ce qu’il est : un marché de dupes. Alors que c’est l’état dégradé du système financier grec qui a poussé le gouvernement à se résigner à demander l’extension du programme d’assistance financière, à l’issue de moult réunions de l’Eurogroupe, toujours marquées par de grandes tensions, la Grèce n’aura rien touché et le gouvernement aura retardé ou édulcoré la mise en œuvre de son programme, voire accepté de poursuivre sur une voie qu’il condamnait au départ (les privatisations, notamment).

Ne pensez-vous pas que Tsipras, au départ, ait sous-estimé la rigidité de ses "partenaires" ?

La principale erreur de Tsipras aura été de ne pas décider d’un moratoire sur le paiement de la dette et des intérêts. Ayant accepté de les honorer, le nouveau gouvernement s’est mis lui-même dans une situation financière très difficile, bien sûr aggravée par les décisions de la Banque centrale européenne. Rappelons que celle-ci, le 4 février, a coupé un des canaux de financement du Trésor grec : les obligations émises par celui-ci ne seraient plus acceptées par la BCE comme garanties en échange de liquidités prêtées aux banques grecques par la même BCE. Dans le même temps un mouvement massif de retraits de liquidités s’opérait en Grèce. Calculé à environ 2 milliards d’euros par semaine, il aurait atteint 1,5 milliard par jour dans la dernière période (seconde moitié de février), chiffres confirmés par le président du conseil des gouverneurs de la BCE, M. Draghi, qui a indiqué que sur janvier et février environ 50 milliards d’euros avaient été transférés de Grèce vers d’autres pays de la zone euro.

Le 25 mars, enfin, jour de la fête nationale grecque, la même BCE enjoignait aux banques grecques de ne plus acheter des bons du Trésor grec afin de ne pas dégrader leurs structures de bilan.Bref, une véritable opération de strangulation financière dont les motifs et certaines illustrations ont été exposés plus haut.

Oui, la BCE joue un rôle très politique dans cette affaire. Mais l'Allemagne est aussi en première ligne. Les Allemands n'ont-ils pas, pour raisons de politique intérieure (montée de l'euroscepticisme notamment) intérêt à voir la Grèce quitter la zone euro ?

Il est possible en effet que certains Allemands voient d’un bon œil la sortie de la Grèce de la zone euro et, pour d’aucuns, d’après des motifs de politique intérieure. La position globale de l’Allemagne quant au devenir de la zone euro paraît ambiguë. On peut penser que certains milieux allemands ne seraient pas hostiles à une sortie de l’Allemagne de l’actuelle zone euro et à une reconfiguration de cette dernière qui serait alors composée d’un nombre restreint de pays dans la sphère d’influence directe de l’Allemagne. Ces milieux pourraient, dans cette perspective, rechercher un bouc émissaire à l’éclatement de l’actuelle zone euro. La Grèce serait toute désignée pour jouer ce rôle. La boîte de Pandore serait cependant alors ouverte…

Vous dites donc que le gouvernement grec aurait dû annoncer un moratoire sur le paiement de sa dette et des intérêts. Comment se scénario aurait-il pu se dérouler ? Est-il encore jouable ?

Le défaut sur la dette ou l’annulation partielle de celle-ci est une hypothèse que l’on ne doit surtout pas exclure. Avec, à la clé, une nationalisation vraisemblable du secteur bancaire. De solides arguments plaident en ce sens :
1/ la dette grecque est insoutenable, dépassant 120% du PIB (limite au-delà de laquelle même les économistes du FMI considèrent qu’une dette ne peut plus être remboursée),
2/ elle est en grande partie illégitime pour des raisons économiques selon l’audit réalisé récemment en Grèce et comme le montrera vraisemblablement la commission installée par le Parlement hellène,
3/ elle est illégitime en référence à la crise sociale et humanitaire au regard de laquelle le gouvernement grec serait parfaitement en droit d'invoquer l'argument juridique de l'"état de nécessité" pour suspendre les paiements.

Illégitime... mais cet argent a bien été emprunté par la Grèce...

Ce n'est pas si simple. Comme le rappellent régulièrement les membres du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde (CADTM), la possibilité de suspendre unilatéralement les paiements s'appuie également sur l'obligation de tous les États à faire primer le respect des droits humains sur tout autre engagement, comme ceux à l'égard des créanciers. Ce devoir est notamment rappelé par le Comité européen des droits sociaux. Dans sa décision du 7 décembre 2012, ce comité saisi d'une plainte de la Fédération des pensionnés grecs a condamné l'État grec pour avoir violé la Charte sociale européenne en appliquant les mesures contenues dans l'accord avec la Troïka. Affirmant que tous les États sont tenus de respecter la Charte sociale européenne en toute circonstance, le comité a rejeté l'argument du gouvernement grec selon lequel il ne faisait que mettre en œuvre l'accord avec la Troïka.

Les gouvernements sont donc tenus, rappelle le CADTM, de privilégier le respect des droits humains et de ne pas appliquer des accords qui conduisent à leur violation. Cette obligation est également inscrite à l'article 103 de la Charte de l'ONU. Le droit européen et international légitimerait ainsi des actes unilatéraux de la Grèce.

Rappelons enfin au cas où cela serait nécessaire que :
1/ l’Allemagne a obtenu en 1953 un allègement substantiel de sa dette (conférence de Londres)
2/ ce pays ne s’est acquitté que de manière très marginale de sa dette envers la Grèce.

Est-ce qu’un moratoire sur le paiement de la dette et/ou un défaut partiel sur celle-ci impliquent ipso facto l'expulsion de la zone euro ? Rappelons que la décision de sortie de la zone euro est une décision souveraine. En d’autres termes, seul un gouvernement peut prendre une telle décision. Ce qui signifie qu’aucun autre gouvernement, aucune institution internationale ne peut contraindre un gouvernement à quitter la zone euro.

Vous semblez défavorable à ce Grexit. Pourquoi ? 

La réponse est simple. Les importations de la Grèce sont très importantes, y compris sur des produits de première nécessité. La sortie de la Grèce de la zone euro serait donc un désastre pour les plus vulnérables.

Ceci étant, et même s’il n’y a aucune relation d’équivalence entre une annulation partielle de la dette et une sortie de la zone euro, il se peut que l’intransigeance et le manque absolu de coopération des institutions européennes finissent par exaspérer une majorité de Grecs, qui pourraient alors considérer qu’il vaut mieux vivre libres et pauvres que ployant sous le poids de la dette et la servitude.

La sortie de la zone euro serait un choc assourdissant pour la Grèce et son peuple. Mais ce choc toucherait tous les pays de la zone euro et sans doute bien au-delà.

Avec François Morin, nous avons, malgré tout, envisagé ce cas de figure. Le voici en résumé, sur la base d’une hypothèse qui n’est malheureusement pas improbable. Si la BCE, poursuivant son entreprise de strangulation, ne maintient pas ouvert le robinet des aides d'urgence (ELA) aux banques grecques, celles-ci n’auront plus la possibilité de recourir à la monnaie centrale de la BCE (billets). Le besoin de liquidité pour éviter un bankrun entraînera ipso facto le gouvernement grec à imprimer ses propres billets (drachme). Une dépréciation très forte et un moratoire sur tous les paiements d'intérêt et de remboursements des dettes arrivant à échéance s’en suivront. Ceci déclenchera instantanément une bataille juridique qui durera des années.

Mais ce scénario, très dur pour la Grèce, est aussi un scénario catastrophe pour l'Europe : déconstruction rapide de la zone euro, effet de domino de la faillite grecque et déclenchement de CDS (Credit Default Swap) sur plusieurs dettes européennes. Bref, la catastrophe deviendra assez vite mondiale et des systèmes bancaires entiers s’effondreront. Le risque majeur d’un échec total des négociations est bien là : un nouveau cataclysme financier planétaire et des populations entières plongées une nouvelle fois dans une crise redoutable. Beaucoup plus redoutable que la précédente, car cette fois-ci les États sont exsangues.

L’intérêt de tous et d’abord des peuples est d’éviter ce scénario et c’est l’honneur du gouvernement grec de refuser de toutes ses forces de s’y adonner, ce, contre les apprentis sorciers de tous bords.

Une chose est sûre cependant, que la Grèce sorte de la zone euro ou y reste : la dette grecque doit être allégée. Nous avons proposé une solution favorable à toutes les parties dans cette perspective : transformer une partie de la dette grecque en certificats d’investissements.