vendredi 24 février 2017

« La Russie n'a jamais cru à une Europe politique unifiée », entretien avec Jean-Robert Raviot





Jean Robert Raviot est professeur de civilisation russe contemporaine à l’université de Nanterre. Il a récemment dirigé l'ouvrage Russie : vers une nouvelle guerre froide ? (La Documentation française, 2016), et a bien voulu répondre aux questions de L'arène nue relatives aux relations entre la Russie et l'Europe. 

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La Russie est souvent décrite comme un pays eurasiatique à cheval sur deux continents, mais avec un fort tropisme européen. Est-ce encore vrai aujourd'hui, dans un contexte de développement rapide de l'Asie et alors que les relations entre l'Europe et Moscou semblent parfois difficiles ? En somme, les Russes se considèrent-ils comme des Européens ?

La Russie est un État-continent, plutôt qu’un État à cheval sur deux continents. Son destin est lié à chacun de ces continents, mais elle n’appartient en réalité vraiment à aucun des deux.

Les Russes, dans leur immense majorité, ne se sentent pas tout à fait européens, mais plutôt… russes. Ils ne s’en ressentent pas moins liés très intimement à l’Europe par leur langue, leur histoire, leur culture et leur religion, et il est évident que, dans leur immense majorité, ils se sentent plus européens qu’asiatiques ! Et s’ils ne se sentent pas européens dans le plein sens du terme, les Russes se sentent pleinement « en Europe ». D’autant que, fait nouveau de l’ère post-soviétique, beaucoup de Russes voyagent désormais beaucoup en Europe. Certains y résident, ou s’y sont installés. Beaucoup de liens professionnels et amicaux se sont noués. Et je ne parle même pas des nombreuses unions et familles franco-russes, germano-russes, italo-russes… Au point qu’on peut parler de l’existence d’une « diaspora » russe aujourd’hui ! Je renvoie aux excellents travaux de ma collègue Olga Bronnikova, sur les expatriés russes, leurs réseaux de sociabilité et leurs communautés à Paris, Londres, Berlin...

J’ajouterais que l’Europe n’est pas du tout perçue comme une menace par les Russes, alors que l’histoire la plus récente pourrait objectivement alimenter le sentiment d’une telle menace – deux invasions venues d’Europe en deux cent ans, de la France de Napoléon (1812) et de l’Allemagne de Hitler (1941)…

La question du rapport à l’Europe et à l’Occident structure la pensée russe et la réflexion sur l’identité de la Russie depuis au moins la fin du XVIIIe siècle. Je ne peux que recommander la lecture de l’ouvrage de référence, qui vient de paraître, de Michel Niqueux, L’Occident vu de Russie, une anthologie de textes traduits et commentés, aux éditions de l’Institut d’études slaves. L’Occident est à la fois attraction et répulsion, « pourri » et en même temps « civilisé »…

Enfin, et je tiens à insister sur ce point, beaucoup de Russes se sentent mal aimés par les Européens, et en particulier par les Français. Nombreux sont ceux qui disent que l’amour souvent passionné qu’ils portent à la France, à ses arts, ses lettres, son histoire, sa culture, n’est guère payé en retour d’un amour de la Russie. Bien des amis russes sont sidérés, et profondément déçus, de voir à quel point leur pays est réduit, dans l’esprit public européen, à des clichés sommaires, à des marronniers journalistiques grossiers, à des réflexes de pensée politisés, la figure de Poutine étant devenue vraiment envahissante quand on évoque la Russie. Dans les années 1990, c’était la mafia et les oligarques…

Je conseille généralement à mes étudiants, et donc je conseille à tous vos lecteurs de regarder le film magnifique d’Alexandre Sokourov, L’arche russe, qui est une œuvre magistrale, extraordinaire, tournée au Musée de l’Ermitage, et qui est une évocation poétique, élégiaque parfois, très lyrique, de la relation compliquée de la Russie à l’Europe occidentale à travers deux siècles d’histoire…




Vous dites que l’Europe n’est pas du tout perçue comme une menace par les Russes. A l'inverse, certains pays européens comme la Suède ou comme les pays Baltes se sentent menacés par la Russie. Sans doute la guerre en Ukraine et l'annexion de la Crimée ont-elles renforcé ce sentiment d'insécurité. Selon vous, courent-ils vraiment un risque ? La Russie commence-t-elle à réaffirmer des ambitions impériales ?

La perception d’une menace russe dans ces pays est bien réelle et historiquement fondée. En revanche, la réalité d’une menace russe relève, à mon sens, du fantasme. Mais la politique internationale n’est pas seulement gouvernée par les réalités, elle l’est tout autant par les perceptions et les représentations…

L’espace balte, depuis l’adhésion de la Pologne et des États baltes à l’OTAN, est redevenu une frontière stratégique majeure en Europe. La mer Noire l’est tout autant, mais c’est plus ancien : la mer Noire était déjà une frontière stratégique majeure de la guerre froide (opposition URSS-Turquie, membre de l’OTAN). Ainsi, tout l’espace situé entre Baltique et mer Noire – cet Intermarium (Miedzymorze, en polonais) où, après la première guerre mondiale, la Pologne de Pilsudski projetait de déployer son influence dans une Fédération des États d’Europe centrale et orientale, allant de la Finlande à l’Ukraine en passant par les États baltes, la Roumanie, la Slovaquie, la Pologne…) - est replacé au cœur des rivalités des grandes puissances européennes. Et précisément, les tensions s’avivent là où les zones d’influence ne sont pas strictement établies : Ukraine, Moldavie et, dans une moindre mesure, Biélorussie.

La Russie ne poursuit pas, à mon sens, une stratégie impériale, ou néo-impériale, mais une politique post-impériale consistant à conserver, là où elle le put, une influence et/ou une capacité de nuisance dans le contexte d’une expansion constante, au cours des vingt dernières années, du « bloc occidental » dirigé par Washington. Cela signifie trois choses : 1. Opposition formelle à toute nouvelle adhésion d’un nouvel État voisin de la Russie à l’OTAN, 2. Opposition au déploiement stratégique du « bloc occidental » aux frontières de la Russie (en premier lieu, le bouclier anti-missiles américain), 3. Utilisation de tous les leviers d’influence du registre du « micro » dans les États voisins (aide aux minorités et rebellions anti-Kiev, anti-Tbilissi, anti-Tallinn…, aide aux russophones et « communautés russes » de l’ « étranger proche », …)

Récemment (novembre 2016) des élections ont eu lieu en Bulgarie et en Moldavie. Ce sont des candidats dits prorusses qui l'ont emporté. Les pays d'Europe centrale et orientale - qu'ils soient ou non membres de l'Union européenne - ne risquent-ils pas d'opter de plus en plus pour un rapprochement avec Moscou, alors que l'Europe s'enlise dans des difficultés qui minent son attractivité ?

Je pense que la Russie a certes des ressources à offrir, notamment énergétiques et minière, mais que celles-ci sont très contingentes (la décision de construire des oléoducs et des gazoducs ne peut pas être prise en un an, ce sont des stratégies à très long terme) et assez limitées. L’UE demeure, malgré la crise politique et économique dans laquelle elle est engluée, très attractive. En revanche, ce qui se profile, c’est la désuétude progressive de cet état de fait, politique, consistant à devoir choisir : UE ou Russie. Cette confrontation, héritage mental et réflexe conditionné de la guerre froide, a largement contribué à précipiter la crise ukrainienne. La guerre froide « dans les têtes » doit absolument être surmontée, c’est l’un des défis majeurs communs à l’Europe et à la Russie, comme j’essaie de le montrer dans Russie : vers une nouvelle guerre froide ? L’Ukraine est aujourd’hui dans une impasse. Les autres pays comprennent bien que l’avenir est à la conciliation des deux influences et à un jeu de négociation – et disons-le, de marchandage – avec l’UE et la Russie.

Lorsqu’à Kiev en 2014, on brandissait des drapeaux européens dans les rues, ce n’était pas pour célébrer la construction européenne ou en appeler à une invasion libératrice des troupes de l’OTAN – pour reprendre un cliché de la propagande russe – mais parce que « l’Europe », idéalisée, imaginée, représentait l’espoir d’un progrès social, économique et politique que l’on attend toujours désespérément… A Moscou, on a très bien compris cela. A Bruxelles et Berlin, pas encore…

Le chercheur et spécialiste de l'Allemagne Hans Kundnani expliquait dans un article paru début 2015 dans Foreign Affairs que l'Allemagne oscillait entre son arrimage occidental et une tendance à s'identifier à la Russie pour des raisons historiques profondes. La presse allemande de son côté fait parfois paraîtredes éditoriaux sur la relation germano-russe tels que celui-ci qui s'intitule de manière assez claire « L'âme sœur ». Existe-t-il une relation spéciale entre les deux pays ?

La relation russo-allemande est ancienne, étroite, intime, complexe, passionnelle… Il y aurait beaucoup, beaucoup à dire. Trop pour l’espace imparti par le format d’une interview… Je ne crois pas que l’Allemagne oscille aujourd’hui entre plusieurs ancrages. Nous ne sommes plus à l’époque des débats sur le Sonderweg, la république de Weimar… L’Allemagne est au cœur de l’Europe et, qu’elle le veuille ou non, elle est arrimée à la Russie. Tout comme la Russie est arrimée à l’Allemagne, qu’elle le veuille ou non. Les relations économiques vont s’approfondir et se poursuivre. Les deux pays ont d’ailleurs tout pour faire de bonnes affaires ensemble ! Il est évident qu’un éventuel renforcement de la relation germano-russe pourrait remodeler l’architecture sécuritaire de notre continent, surtout si elle s’accompagnait d’une prise de distance d’avec l’allié tutélaire américain et d’un démariage au sein du couple franco-allemand…

Imaginons que l’euro s’effondre, que l’OTAN se distende sous impulsion américaine, que l’UE voie sa voilure très réduite… Alors l’Allemagne, sans doute, pourrait chercher avec Moscou un partenariat plus étroit, une alliance sécuritaire lui permettant d’asseoir son influence déjà très forte en Europe de l’Est. Mais de là à ce que l’Allemagne se tourne vers l’Est et rompe avec l’Ouest… Il y a un océan ! L’industrie allemande ne peut pas se satisfaire du marché russe, même étendu à l’Asie centrale, c’est un marché trop exigu et dont la solvabilité est trop conditionnée aux aléas des prix mondiaux des matières premières. L’Allemagne a besoin de clients solides, solvables et de vastes marchés, toujours en expansion: priorité, donc, au marché intérieur de l’Allemagne (c’est-à-dire l’Europe, en premier lieu la zone euro), et aux marchés nord-américain, chinois et, à l’avenir, au marché indien. Je ne crois donc pas à un tournant russe/eurasiatique de la politique allemande.

Pensez-vous, comme on l'entend parfois, que la Russie a intérêt à faire éclater l'Union européenne ?

A Moscou, on ne croit pas, et on n’a jamais cru à une Europe politique unifiée et on ne l’a jamais souhaitée, car l’UE (la construction européenne) est, depuis ses origines, vue comme un projet voulu et dicté par Washington pour légitimer durablement sa domination sur l’Europe et, aussi, pour faire de l’Allemagne une puissance-relais du bloc euro-atlantique. Ainsi, la vague souverainiste et populiste qui touche aujourd’hui toute l’Europe séduit plutôt en Russie. On y voit une sorte de sursaut des peuples européens contre le carcan d’une UE parfois comparée à l’ex-URSS… Les discours conservateurs ou populistes tchèques, polonais ou hongrois allant dans ce sens sont souvent cités dans la presse russe. Viktor Orban exprime à merveille cette vision d’une UE devenue une URSS « soft » : il a fait ce parallèle à de nombreuses reprises dans ses discours.

La Russie est néanmoins, et surtout, un acteur pragmatique et réaliste des relations internationales. Elle a intérêt à un marché européen unifié sur le plan des normes (beaucoup plus simple pour les relations économiques et commerciales) et, par conséquent, n’a guère intérêt à faire éclater l’UE en tant que marché unique et union douanière. D’ailleurs, les diplomates et fonctionnaires russes qui sont en charge de la mise en œuvre (difficultueuse) de l’Union eurasiatique se calquent bien souvent sur les modèles européens…





mercredi 22 février 2017

La polarisation industrielle exacerbe les déséquilibres européens







Dans la vidéo Xerfi ci-dessous, David Cayla revient sur l'une des thématiques développée dans La fin de l'Union européenne

Il explicite en dix minutes pourquoi et comment le Marché unique - qui a remplacé le Marché commun après la signature de l'Acte unique de 1986, faisant prendre à la construction européenne un tour nouveau et regrettable - favorise la polarisation économique, enrichit les pays du cœur de l'Europe, et appauvrit les périphériques.








Pour mémoire, au mois de janvier, nous présentions La fin de l'Union européenne de manière plus globale, toujours chez Xerfi. 







samedi 18 février 2017

« Souverainiste, l'Allemagne ne changera pas sa politique européenne », entretien avec Mathieu Pouydesseau






Mathieu Pouydesseau vit et travaille en Allemagne depuis 15 ans et espère obtenir prochainement la nationalité de ce pays. Il est diplômé de l'IEP de Bordeaux et en Histoire, et travaille dans l'informatique. Longtemps fédéraliste européen, il fut un temps au Conseil national du Parti socialiste français, et est actuellement engagé auSPD allemand. Il s'exprime donc ici en tant qu'observateur de l'Allemagne connaissant à la fois le tissu économique et les structures politiques du pays.

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Long et fouillé, le présent entretien est publié en deux volets. Ci-dessous, le second volet traite essentiellement de l'Allemagne dans les relations internationales et de la manière dont elle conçoit l'Europe. La première partie, qui faisait le point sur l'état du paysage politique allemand avant les élections législatives de 2017, est disponible ici


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On voit bien le long processus de morcellement du paysage politique et son résultat paradoxal, qui risque d'être, en somme, le maintien du statu quo. Mais au bout du compte quelles en sont les causes ? Faut-il y voir un effet de la montée des inégalités avec un modèle économique qui fait clairement des gagnants et des perdants ? De la politique migratoire d'Angela Merkel ? De l'apparition dans le pays d'un terrorisme auquel il ne semblait pas s'attendre ?
Il y a des explications conjoncturelles, d'autres structurelles. Et il faut sans doute relativiser un peu le conjoncturel (les attaques terroristes), même s'il s'agit d’événement traumatisants par leur violence. Il faut savoir que l’Allemagne a un passé terroriste. C’est le pays où est née la Fraction Armée Rouge, inspiratrice d’Action directe en France. Et la partie Est a abrité de nombreuses figures des mouvements terroristes palestiniens ou des mouvements de libération divers. L’Allemagne est aussi un pays frappé par un phénomène heureusement peu développé en France : les massacres aveugles de jeunes gens, dans leurs lycées ou dans des écoles. Enfin, il existe un fond d’activisme violent de l’extrême droite dont la face cachée a émergé à la stupéfaction générale en novembre 2011. On a alors découvert qu’un groupe néonazi avait pu mener pendant dix ans une « chasse aux métèques » dans l’impunité totale, tuant 9 immigrés et une policière, et commettant une attaque à la bombe avec 180 blessés. La violence terroriste récente, dramatique, n’est donc pas aussi déterminante que certains l'ont dit.
Les explications structurelles, davantage économiques, expliquent sans doute mieux un effritement politique visible dès 2005, et qui s’accélère. Là, il faut rappeler l’existence d’une société à trois vitesses en Allemagne.
Une étude récente publiée par le quotidien économique libéral Handelsblatt soulignait les ressorts du plein emploi allemand, ainsi que les contrastes des évolutions de revenu. Entre 2002 et 2017, en sens inverse d'une démographie déclinante, le nombre d’actifs, a augmenté de 5%. C’était l’objectif des reformes Schröder : pousser à la reprise d’activité de toutes les classes populaires. Mais dans le même temps, le volume d’heures travaillées - et donc rémunérées - a diminué de 5% ! La durée moyenne réelle de la semaine de travail rémunérée est passée de 40 heures en 2002 à … 35 heures en 2016 !
L'explication est simple : l’Allemagne a réglé son chômage de masse en procédant à une série de réformes ayant abouti à une gigantesque réduction d’un temps de travail et des salaires imposée aux salariés. Et le nombre de travailleurs pauvres a sur la même période explosé : 10% des salariés gagnent moins que le minimum social et ont recours aux distributions alimentaires. Le taux de pauvreté a progressé entre 2002 et 2016 et reste, avec plus de 16% de la population, 20% plus haut que le taux – pourtant lui-même record – de pauvreté français.
Dans le même temps, le tiers de salariés travaillant dans les secteurs exportateurs a vu sa durée moyenne de travail hebdomadaire rester stable à 41heures. Ces salariés, les mieux rémunérés, n’ont pas subi ce que les employés de service, agricoles, les intermittents du bâtiment de l’industrie, ont eu à supporter.
La troisième catégorie enfin, est constituée des 10% les plus riches dont la part dans la richesse nationale allemande a explosé, à rebours d'une tradition allemande d’un certain égalitarisme.
On se retrouve donc avec une situation explosive au sein de l’économie la plus prospère de l’Union Européenne, car elle maintient 50% de sa population depuis presque 15 ans à l’écart de la prospérité saluée partout. Un vote « antisystème » comme celui qui a permis le succès des Pirates en 2011 était un avertissement sans frais. Aujourd'hui c'est différent. Le vote antisystème se cristallise sur l’AfD, les autres partis essayant de siphonner son électorat en se montrant eux aussi subversifs – jusque dans les rangs de l’Union où le parti régional bavarois CSU est plus critique encore vis à vis de Merkel que le SPD !
La chancelière est donc dans une impasse. Son parti la soutient comme la corde le pendu, et se résigne a une nouvelle Grande coalition en 2017. Il est possible toutefois qu’un score médiocre entraînerait le départ de Merkel, peut-être en cours de mandat. L’enjeu pour elle et pour conserver la chancellerie, c’est donc d’assurer à la CDU-CSU de finir devant le SPD aux législatives de septembre.
Pour autant, aucun des deux partis de gouvernement n’a de réponse à la violence et la durée de la crise sociale allemande. L’AfD va donc continuer à progresser.

Dans les tous premiers entretiens qu'il a accordés à la presse britannique et allemande, Donald Trump a explicitement visé Berlin (dont les excédents commerciaux excessifs sont toutefois sous surveillance du Trésor américain depuis plusieurs années). Comment les Allemands prennent-ils l'inflexion manifeste de la politique européenne des États-Unis, et la récurrence des critiques américaines contre leur pays ?
Dès 1949 et plus encore après le traité de Paris de 1954, l’Allemagne a misé sur l’OTAN et le partenariat avec les États-Unis. Contrairement à la France, pour laquelle l’OTAN enserre une nation qui se rêve toujours en grande puissance, l’Allemagne a longtemps vu l'Alliance atlantique à la fois comme un bouclier (avoir été zone frontière entre les deux blocs, cela marque) et comme la condition pour redevenir souveraine.
L’alliance américaine est donc essentielle dans la construction de l’identité même de l’Allemagne d'aujourd'hui, démocratique et pacifique, non interventionniste et en paix avec ses voisins. Cela relève bien sûr pour partie du mythe. Il n’en reste pas moins que l’OTAN et le parapluie militaire ont permis à l’Allemagne de développer une conception mercantile du rapport au reste du monde, sans volonté de puissance et de domination militaire, avec une part du PIB consacre aux dépenses de Défense en baisse constante depuis la chute du mur. L'aspect « sécurité et défense » de la souveraineté nationale allemande a été très efficacement longtemps sous-traité à Washington.
Cela avaient commencé à changer sous Schröder. La première fois que des militaires ouest-Allemands ont été envoyés en opération hors d’Allemagne, c’est au Kosovo en 1999. Depuis, les Allemands ont été engagés en Afrique, en Afghanistan – avec le terrible bombardement de Kunduz qui fit cent morts civils et coûta sa place à un ministre de la Défense – en Syrie. Pourtant, la République fédérale n’y voit pas du tout l’accomplissement d’un destin de grande puissance. Il ne s’agit que de travailler dans le cadre de l’OTAN.

C'est donc la mise en cause du parapluie américain, qui inquiète les Allemands, plus que la critique des excédents commerciaux qu'ils se taillent sur les autres pays européens et sur les États-Unis ?
Oui car le changement de braquet qu'esquisse Trump touche là à une impensé radical des élites allemandes, lesquelles n’ont jamais développé de doctrine militaire alternative.
Par exemple, l’Allemagne n’a jamais envisagé l'Europe de la défense comme un but important. De plus, face à deux pays, France et Grande-Bretagne, bénéficiant de dispositifs complets de défense et de sièges permanents au Conseil de sécurité de l'ONU, il n’était pas dans l’intérêt national de se retrouver dominé sur le sol européen. Au moins, la domination de l’OTAN par les USA est-elle conçue comme légitime, alors que reconnaître à la France ou la Grande-Bretagne une position dominante n’est rien moins qu'évidente. C’est pour cela que l'idée française de mutualiser la défense de l’Union émise après les attentats a été ignorée par Berlin, ou que l’Allemagne a toujours refusé que les dépenses militaires et de sécurité soient exclus du calcul des déficits publics.
Au final, les réactions allemandes ayant suivi l'évocation d'un possible abandon de l’OTAN par les États-Unis sont allés de l'incrédulité à la panique pure, en passant par la tentative de définition dans l'urgence d’un chemin propre à l’Allemagne... sans que soit envisagé à aucun moment de se tourner vers l'Europe. Certaines voix s'élèvent par exemple pour réclamer la création d’une force de dissuasion nucléaire allemande. D’autres affirment que la priorité est à la reconstitution d’un appareil de défense conventionnel puissant et autonome, pour ne pas être dépendant, justement, de la France ou de l’UE.
Quant à la question des excédents commerciaux excessifs.... l’Allemagne mercantiliste merkelienne ne comprend pas le problème. Pour autant, je ne serais pas surpris de voir l’Allemagne augmenter ses commandes de matériel militaire américain pour compenser en partie cet excèdent, et pour apaiser Washington.

Aucune chance donc que la politique européenne de l'Allemagne change dans un sens plus redistributif et plus « solidaire », la République fédérale souhaitant préserver ses amitiés européennes à l'heure du désamour américain ?
Ma réponse sera simple : non. La RFA ne souhaite pas préserver ses amitiés. Elle n’a pas le sentiment d’en avoir besoin, ni d’être mise sous pression par quiconque.
De plus, le principe même qui régit le fonctionnement de l’État fédéral allemand, c'est à dire la solidarité financière entre régions riches et régions pauvres (principe très largement mis en œuvre lors de la réunification) est absolument impensable, pour les Allemands, à l'échelle européenne. Le blocage idéologique sur ce sujet est total. Car la perception de l’Allemagne de son propre rôle dans la crise européenne est très différente de la notre. Le pays se voit comme celui qui aurait paie déjà pour les déficits des autres. C'est évidemment totalement faux. Mais cette propagande sert aux élites actuelles à justifier que les 50% les plus modestes ne voient pas leur situation matérielle s’améliorer depuis 15 ans, mais au contraire se dégrader.

Après tout ce que vous venez de dire, ne peut-on par affirmer que l'Allemagne est le pays le plus « souverainiste » d'Europe ?
N'oublions jamais l'histoire récente du pays. Pendant les dix années qui suivent la Seconde guerre mondiale, l'Allemagne n'est pas souveraine. Les quatre puissances occupantes exercent le pouvoir exécutif, nomment dans les administrations, directement ou par délégation, et suivant des modalités assez différentes suivant les zones. Ce sont les trois occupants de l'Ouest qui mènent une unification de leurs zones par une réforme monétaire et la création du Deutsche Mark. Des 1949, l'Allemagne est donc coupée en deux par la différence de monnaie. Ce n'est qu'en 1955 que la partie Ouest retrouve une souveraineté et forme la République Fédérale d'Allemagne, membre de l'OTAN. A l'Est se mets en place un régime communiste dominé par la relation à l'URSS. Ce n'est qu'en 1990 que cette partie de l'Allemagne connaîtra ses premières - et dernières - élections libres, avant d'être réunifiée à l'Ouest en octobre 1990.
L'histoire de l'après-guerre allemand est donc totalement différent de celle de la France. Pendant que la France combat des peuples colonisés aspirant à leur leur propre souveraineté, l'Allemagne parcourt un long chemin pour recouvrir patiemment la sienne.
La conception même de la démocratie en Allemagne est donc fondamentalement attachée au principe de souveraineté. La loi constitutionnelle allemande, la Grundgesetz, est protégée par un service de police propre - l'équivalent de ce que furent les Renseignements Généraux en France, mais concentrés sur la subversion politique d'extrême-droite comme d'extrême-gauche – et le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe veille jalousement sur la souveraineté du peuple allemand. Cela passe par des dispositions, intégrées par dérogation aux traités, qui accordent au Parlement allemand un droit de regard sur les questions européennes bien plus important que celuidont dispose l'Assemblée Nationale en France ! Notons d'ailleurs que c'est bien le peuple souverain, via ses représentants élus qui est ici au cœur de tout, et non l'exécutif, qui procède du Bundestag. Il n'y a pas en Allemagne de « Président » puissant (même s'il y en a un) et Angela Merkel, toute chancelière qu'elle soit, doit régulièrement négocier avec les différentes ailes de son parti et avec les autres formations au Bundestag.
Il y a deux principales différences, cependant, entre la vision allemande de l'intégration européenne telle qu'elle existait dans les années 1955-2000, et celle qui prévaut depuis 2000. Tout d'abord, l'Allemagne du XXI° siècle estime avoir suffisamment expiée les crimes de celle du XXème. Fait notable, la Coupe du monde de football de 2006 a permis de recommencer à afficher sans mauvaise conscience un patriotisme du drapeau, une fierté nationale positive. Depuis lors se succèdent les émissions et films retraçant la part allemande de souffrance pendant la seconde guerre : bombardements de Dresde, expulsions des populations germanophones de Prusse orientale, de Bohême, de Pologne, naufrage des navires pleins de civils dans la mer du Nord sous les bombes britanniques etc... Cette relecture fait contraste avec celle de la fin du XXème siècle, où la grande polémique concernait les crimes de l'armée allemande. Ce nationalisme assumé trouve depuis des traductions politiques propres : parti AfD, best sellers populistes de Thilo Sarrazin (auteur la version allemande de la théorie du « grand remplacement », longtemps en charge des finances pour le … SPD de la ville de Berlin, et membre un temps du directoire de la Banque Centrale Allemande...).
Le XXI° siècle est cependant aussi le siècle de l'unification européenne par la monnaie. Or, l'Allemagne est la seule Nation européenne dont la construction nationale et étatique soit profondément liée à la création d'une union douanière et monétaire - la première fois avec la Zollverein (Union douanière) de 1834, qui précède de peu l'unité politique tardive, la deuxième fois comme rappelé à l'instant entre 1949 et 1990. Les est-Allemands étaient fascinés à l'idée de recevoir des Deutsche Mark au moment de la chute du mur. La décision d'Helmut Kohl de garantir la convertibilité de la monnaie de la RDA en DM, si elle entraîna un surcoût considérable de la réunification et accéléra le déclin économique de la partie Est, explique aussi les succès électoraux du parti de Kohl sur la période.
Dit autrement: la création d'une monnaie unique avec l'Allemagne consiste à jouer avec un expert en unification monétaire et douanière. Et la question de la monnaie est au cœur même du processus de construction national – au-delà des tartes à la crème sur l'hyperinflation de 1923...
L'Allemagne est donc, par son histoire, souverainiste. Et alors que la construction européenne fut théorisée par les élites allemandes de l'après-guerre comme un moyen de se protéger contre eux-mêmes et contre leur propre histoire, l'Europe est devenue, à partir de l'unification monétaire, un espace de domination naturel.
La conception de la souveraineté monétaire est profondément différente, outre-Rhin, de celle de la France. Nous sommes le pays de Philippe le Bel, qui frappe de la fausse monnaie et fait brûler ses créanciers pour conserver le contrôle sur son État, de Louis XV refinançant son État avec Law et provoquant ainsi l’un des premiers grands crash financiers de notre histoire. Nous sommes héritiers de la Révolution issue des États généraux dont l’objet était d’abord le refinancement de la dette publique, Révolution qui finança ses guerres avec une monnaie de singe, les assignats. Pour nous en somme, l’État doit contrôler la monnaie.
Pour les Allemands, la création d’une monnaie unique précède à deux reprises, en 1834 et en 1949, la création d’un État-nation. Comment pouvons-nous nous comprendre - et nous ajuster - avec un tel éloignement de départ ?
L’amitié franco-allemande n’a pu fonctionner que le temps des générations qui avaient vécu les guerres, entre des gouvernements qui n’avaient pas peur de poser leurs contradictions, leurs conflits et leurs désaccords. On était très loin de la situation actuelle, notamment de la vassalité des élites françaises post-euro.

[ La première partie de l'entretien est disponible ==> ICI ]

vendredi 17 février 2017

« En 2010, l'Allemagne a fait une politique de relance massive », entretien avec Mathieu Pouydesseau




Sigmar Gabriel et Angela Merkel



Mathieu Pouydesseau vit et travaille en Allemagne depuis 15 ans et espère obtenir prochainement la nationalité de ce pays. Il est diplômé de l'IEP de Bordeaux et en Histoire, et travaille dans l'informatique. Longtemps fédéraliste européen, il fut un temps au Conseil national du Parti socialiste français, et est actuellement engagé au SPD allemand. Il s'exprime donc ici en tant qu'observateur de l'Allemagne connaissant à la fois le tissu économique et les structures politiques du pays.
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Long et fouillé, le présent entretien est publié en deux volets. Ci-dessous, le premier volet traite essentiellement de l'état du paysage politique allemand, à quelques mois des élections législatives de 2017 qui seront décisives pour le pays et pour l'Europe. Les difficultés rencontrées par les partis de gouvernement (CDU et SPD), le caractère irréconciliable des gauches allemandes, l'effritement ("weimarisation") du paysage politique et la montée de la droite radicale, y sont analysés. 
La seconde partie de l'entretien sera davantage orientée vers l'analyse du modèle économique allemand et sur l'Allemagne dans les relations internationales. 

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Sigmar Gabriel, qui a récemment quitté la direction du SPD et laissera Martin Schulz affronter Angela Merkel aux élections législatives allemandes de 2017, a déclaré fin janvier que la politique de la chancelière avait contribué « de façon décisive aux crises toujours plus profondes de l'Union européenne depuis 2008, à l'isolement d'un gouvernement allemand toujours plus dominant et - en s'accrochant impitoyablement à la politique d'austérité - au chômage élevé hors d'Allemagne ». Or Gabriel est tout de même.... ministre de l’Économie d'Angela Merkel. Quel sens cette déclaration a-t-elle ? Est-ce une façon de fermer la porte à toute nouvelle possibilité de « Grande coalition » après 2017 ?
Au-delà des jeux tactiques, reconnaissons au SPD d'avoir porté des diagnostics justes, dans le débat intérieur, sur les causes et les conséquences de la crise en Europe. Sans jamais cependant en tirer les conséquences politiques.  
Ajoutons ensuite que le surnom de Sigmar Gabriel au SPD, c’est « Zig-Zag Gabriel » pour sa capacité à prendre tout le monde avec constance à contre-pied. Son échec à être le candidat à la chancellerie – à deux reprises ! 2013 et 2017 – alors qu’il est le président du SPD, est inouï dans l’histoire. 
Quoiqu'il en soit, pour comprendre la déclaration de Gabriel, il faut revenir en 2008. La crise financière frappe alors que la première Grande Coalition voit une collaboration assez harmonieuse entre la CDU d'Angela Merkel – dans laquelle deux ailes s'affrontent, interventionnistes et ultralibéraux - et le SPD dominé par son aile droite et notamment par Steinmeier (le conseiller de Schröder à l'origine de « l'agenda 2010 », les reformes controversées du marché du travail et du système d'assurance sociale) et Steinbrück, ministre de l'économie.  
Face à la crise, Angela Merkel, comme à son habitude, joue la montre et refuse de décider quoi que ce soit. Finalement, sous la pression des Américains, des Britanniques et des Français, elle accepte d’abord organiser la recapitalisation du système. Effrayés cependant par les déficits qui s’accumulent, tant Merkel que Steinbrück refusent d’envisager, dans un premier temps, de soutenir la conjoncture. C’est suite à une fronde des députés et aux pressions de ses industriels que l’Allemagne se rallie à un plan de relance massif par l’investissement public (Konjonkturprogramm 1 à 4) et un soutien à l’emploi par la subvention massive du temps partiel comme alternative aux licenciements. En pratique, les entreprises ont eu la possibilité de mettre leurs employés à temps complet en temps partiel pendant une période portée à deux ans, avec l’État et l’assurance chômage versant la différence entre salaire à temps complet et temps partiel – soutenant la demande intérieure. 
Allons bon ! L'Allemagne qui prône aujourd'hui le malthusianisme budgétaire tous azimuts à fait, sous l'impulsion de la CDU, de l'aile droit du SPD, et sous la pression des industriels, de la relance keynésienne.... 
Oui et ça a marché. C’est là que se noue l’avantage compétitif allemand en Europe. Jusqu’en 2007 l’Allemagne se traîne en queue ou dans la moyenne de l’Union Européenne sur tous les grands indicateurs économiques. Le livre de Guillaume Duval « Made in Germany », a parfaitement exposé comment la réussite allemande s’est faite en dépit des réformes de Schröder et Steinmeier, et non grâce à elles, quoiqu'en dise la légende. 
Pourtant, en septembre 2009, le SPD est laminé aux élections. Pour quelle raison ?
Ce plan de relance particulièrement réussi, mis en musique par le SPD, ne profite finalement qu'à Angela Merkel. Le SPD est pris dans les contradictions. D’une part, son appareil est dominé par les schröderiens. D’autre part, les résultats de la politique qu'il inspire sont enfin efficaces, mais sont à l’opposé des primats idéologiques des réformes de 2003 : ce n’est pas la relance de l’offre, mais bien celle de la demande qui a relancé l’Allemagne. Gêné par tout cela, le parti ne cherchera jamais à revendiquer ce succès pour lui-même.  
De son côté, Merkel, pour pousser la division à gauche à son extrême, commencera dés 2009 à tresser des lauriers de héros incompris à Gerhard Schröder, enfermant les gauches dans leurs contradictions. Pour la droite allemande, il est indispensable en effet d'empêcher toute coalition possible des trois partis de gauche allemands. 
L'origine du mythe schrödérien, en tout cas, se trouve là. En Allemagne, on est persuadé d’une réussite économique « méritée », due à « les efforts douloureux nécessaires », que les autres pays d'Europe n'ont qu'à faire à leur tour s'ils veulent réussir aussi bien. 
Et le trois partis de gauche qui ne doivent surtout pas s'allier selon Merkel, qui sont-ils ?
Et bien ce sont d'abord les Linke, issu de l’alliance des anciens communistes de l’Est et des dissidents du SPD (les frondeurs allemands si on veut) partis pendant le deuxième mandat de Schröder, alliance symbolisée par le couple politique et privé de Oskar Lafontaine, ancien président du SPD, ministre des finances éphémère en 1998 démissionnant par refus d’une inflexion sociale-libérale, et Sahra Wagenknecht, de 25 ans sa cadette, née en RDA, figure du courant néo-marxiste, présidente du groupe parlementaire des Linke depuis 2015. 
Viennent ensuite les Verts, pari écologiste traversé par deux grands courants idéologiques, l’un plutôt conservateur né dans la lutte contre la construction de centrales nucléaires dans les régions rurales chrétiennes de l’Allemagne du Sud, et l’autre issu des mouvements post-68 dans les bassins urbains notamment de Francfort et Mannheim, où Joschka Fischer et Daniel Cohn-Bendit partagèrent un appartement. 
On a enfin le SPD, fier de ses 150 ans d’histoire, adossé à un puissant mouvement syndicaliste mais profondément affaibli depuis le tournant social-libéral du « progressisme » dans sa version Clinton-Blair-Schröder de la fin des années 1990, passé de 42% en 1998 à 25% en 2013. Les sondages avec Schulz comme tête d'affiche le donnent aujourd'hui à 30-32%. 
Face à la déroute de 2009, Sigmar Gabriel, alors ex-président de la région de Basse-Saxe, engage un timide virage sur sa gauche.  Le symbole de cette évolution est son slogan de « Mitte-Linke » ( « Au centre à gauche ») prenant le contre-pieds du slogan de Schröder ( « Neue Mitte » : le « nouveau centre ») .
A l’époque, la Fondation Friedrich Ebert – proche du SPD – publie des études macro-économiques assez complètes sur l’efficacité de la relance de 2009-2010, pose les principes d’une relance européenne et défend, face aux attaques spéculatives contre les dettes publiques, l’idée de forme de mutualisation. 
Sigmar Gabriel reste pourtant inaudible : Merkel a conservé le pouvoir en s’alliant aux libéraux du FDP – 14% des voix, leur record ! – et ceux-ci veulent une politique massive de réduction des impôts notamment sur les classes supérieures, et soutiennent, en Europe, le tournant austeritaire.  C’est ce qui amènera le traité fiscal européen (le TSCG), conçu par une Europe dominée par les droites. Ce traité fiscal et la violente contraction des dépenses publiques européennes tuera la relance de 2010 – l’Union Européenne est la seule région du monde à s’enfoncer dans une récession en 2012, une crise inutile provoquée par l’obsession idéologique des droites européennes pour l’équilibre budgétaire.  
L’Allemagne, qui n’ayant pas, quant à elle, désarmé son appareil productif entre 2008 et 2009, bénéficie déjà de la relance de la demande mondiale : le monde en 2012 voit une croissance supérieure à 3%, les États-Unis également. Elle s’en sortira donc bien mieux que les autres. 
Pour résumer, en 2009, les sociaux-démocrates perdent pied et Merkel se choisi un autre allié de coalition, le parti libéral (FDP). Mais la donne a changé depuis lors. Depuis 2013, la gauche est majoritaire au  Parlement allemand. Pourquoi gouverner à nouveau en coalition avec la CDU et la CSU ? 
A tout moment, le SPD aurait pu faire tomber Merkel et lancer une coalition à gauche. Mais l’appareil du parti ne peut envisager d’alliance avec les Linke. Par ailleurs, les relations sont difficiles entre Linke et Verts, une partie des Verts étant issu des mouvements démocratiques en Allemagne de l’Est qui menèrent à la chute du mur, cependant qu'une partie de l’appareil des Linke à l’Est a été membre du parti communiste en RDA.... 
L'actuelle Grande coalition - l'actuelle en somme - aurait dû permettre à Sigmar Gabriel de se poser face à Merkel comme un candidat du renouveau. Mais il est limité par beaucoup de facteurs : son incohérence doctrinale – un coup à droite, un coup à gauche – sa dépendance politique aux lobbys industriels et agricoles de Basse-Saxe ( siège de Volkswagen, mais aussi des éleveurs porcins utilisant toutes les subtilités du droit européen, et notamment les travailleurs agricoles détachés de pays de l’Est, pour réduire leurs coûts de revient et tailler des croupières aux éleveurs bretons ) et ses compromissions avec la nouvelle extrême-droite allemande – il a participé en 2015 à un débat de Pegida – « Parti contre l’islamisation de l’Allemagne ». Sans parler de ses inconséquences sur la question des réfugiés : il a mené une campagne de presse humanitaire assez médiocre avec un acteur allemand, Till Schweiger, pour renverser l’opinion publique à l’été 2015, mettant suffisamment de pression sur Merkel pour que celle-ci annonce à la fin de l’été l’ouverture unilatérale des frontières, ce qui a provoqué une crise européenne inouïe. 
Enfin, comme ministre de l’Économie, il a défendu avec acharnement les accords de libre-échange TTIP et CETA, alors que le SPD avait passé des motions critiques vis-à-vis des deux accords, et que ce sujet a vu à deux reprises, pour un pays n’en ayant pas du tout la culture, des manifestations monstres se tenir en Allemagne contre ces accords.
N’oublions pas enfin qu’en juillet 2015, tant Steinmeier que Schulz ou Gabriel se sont montrés extrêmement virulents à l’égard de Tsipras et de la Grèce, ayant pu même apparaître parfois comme plus exigeants que la Troïka. 
Outre la division des gauche dont on vient de parler, le paysage politique allemand semble à son tour s'effriter, comme dans toute l'Europe d'ailleurs. Les partis de la coalition au pouvoir sont perte de vitesse et on assiste à une montée brutale de l'extrême-droite (AfD). A quoi cela tient-il ?
Le mode de scrutin allemand, qui requiert des partis un minimum de 5% des voix, a en partie dissimuler  l'effritement, mais il a en effet commencé dès les années 2000.  
En 1998, au moment de la victoire de Schröder, la situation politique est limpide: il y a la droite avec la CDU, le centre libéral avec le FDP, les écologistes, le SPD et la survivance du parti communiste est-allemand, le PDS, présent seulement dans les régions qui formaient la RDA. 
Ce sont les réformes Schröder qui, en divisant profondément le SPD, provoquent une scission et enclenchent le mouvement d’effritement, le PDS moribond s’alliant avec les syndicalistes et l’aile gauche “frondeuse” du SPD pour former les Linke, et devient un parti présent partout en Allemagne. Cet effritement, ce que j’appelle la « Weimarisation », se poursuit en touchant une partie de la population peu politisée, et tentée par des mouvements aux doctrines opposées, mais au discours antisystème. J’avais analysé les élections locales, municipales et régionales de 2011 : dans tous les cantons, on voyait un électorat antisystème se cristalliser à 3-5% des voix, hésitant selon les bureaux de vote entre le parti néo-nazi NPD et le parti libertarien « Les Pirates ». Ceux-ci réussirent d’ailleurs à entrer dans des parlements régionaux entre 2011 et 2012 (9% des voix à Berlin) ! 
Plus récemment, en 2016, l’analyse des mêmes scrutins montrent que partout où s’étaient cristallisé ces deux électorats ( qui s’excluaient : on était dans telle bourgade Pirate, dans telle autre côté NPD ) disparaissaient sous la vague du nouveau parti à la droite de Merkel, l’AfD (« Alternative pour l’Allemagne »). Cette dernière naît au départ, en 2012, d’une réflexion d’économistes ordolibéraux, qui jugent les politiques mises en place depuis 2009 pour résorber la crise financière, puis pour traiter la crise de la dette publique européenne, illégales et contraires aux intérêts nationaux allemands. 
Le scrutin de 2013 voit déjà cet émiettement tant à gauche qu’à droite, émiettement qui ne se traduit cependant pas en sièges au Bundestag du fait du seuil des 5% pour avoir des élus.  Les deux grand partis CDU (42%) et SPD (25%) rassemblent à eux deux 67% des voix (mais c’était 80% des voix en 1998).  Les Verts et les Linke se retrouvent seules oppositions parlementaires avec chacun un peu plus de 8% des voix. Les libéraux du FDP et l’AfD manquent de très peu l’entrée au Bundestag, le NPD et le Pirates ne rassemblent plus que 2% chacun. 
Mais depuis, l'AfD a changé de discours. Son souci principal n'est plus l'euro et le refus de « payer pour l'Europe du Sud », mais davantage l'immigration et la question de l'islam. Est-ce cela qui a permis sa progression rapide ? 
Oui, l’AfD s’est radicalisée, donnant un débouché politique aux mouvements Pegida.  Du coup l'effritement se poursuit. En 2014 aux élections européennes, la CDU et le SPD ne rassemblent plus que 62% des électeurs, et l’AfD monte à 7%. Elle obtient des élus. 
Les élections régionales confirment le phénomène, et la construction des majorités de coalition dans les Lander devient pittoresque, puisque trois partis sont désormais nécessaires à chaque fois. On parle ainsi de « Coalition Jamaïque » (Verts, Conservateurs, Libéraux), de « Feu de Circulation » (« Ampel », Verts, SPD, Libéraux), etc.Tout ceci rend difficile la respiration démocratique en mélangeant partis et doctrines, suivant des considérations tactiques. 
Un pronostic, du coup, pour les élection législatives de septembre 2017 ?
Les sondages du 11 février 2017 donnent ceci : CDU et SPD au coude à coude, à 31-33% chacun. Si la candidature Schulz, un homme inconnu du grand public allemand, provoque un sursaut d’intentions pour le SPD, cela démontre surtout l’appétit de nouveauté des allemands après 12 ans de Merkel. Le troisième parti en intention de vote est … l’AfD, à 10% ! Il est suivi des Verts et des Linke, chacun proche des 8%, et des libéraux qui reviendraient au Bundestag avec 6% des voix. 
L'émiettement pourrait donc être confirmé.  D’un parlement dominé par trois partis dans l’après-guerre, puis quatre avec les Verts à la fin des années 80, puis cinq avec l’ex parti communiste PDS, on pourrait voir, malgré le seuil de représentation à 5%, pas moins de six partis au Bundestag en 2017 ! Dans ces conditions, la seule coalition crédible et probable me semble rester une nouvelle Grande coalition. 


mardi 14 février 2017

Congrès de Podemos : la rébellion matée







Par Christophe Barret
Auteur du livre Podemos, pour une autre Europe (Le Cerf, 2015). 


Ce week-end se tenait en Espagne le congrès de Podemos, un congrès décisif puisqu'il a vu se tenir, dans une formation pourtant peu encline à promouvoir le leadership vertical, une véritable guerre des chefs. Pablo Iglesias et son numéro deux, le jeune et brillant politiste Íñigo Errejón, se sont en effet affrontés. A priori légitimistes, les militants ont reconduit le premier dans ses fonctions de secrétaire général. Christophe Barret, spécialiste de l'Espagne et de Podemos en particulier, revient sur l’événement pour L'arène nue. 

***


Pablo Iglesias l’a donc largement emporté. Il est réélu secrétaire général de Podemos et ses partisans occupent désormais la majorité des sièges, au sein du Conseil citoyen du parti. "Vistalegre II" a été, en fait, le cadre de clarifications qu’il convient d’analyser sans tomber – bien-sûr ! – à la caricature.

Première clarification : le choix de la « verticalité »

À la gauche de la gauche, la notion de « verticalité » fait débat. On l’a évoquée, en France, quand est né le mouvement Nuit Debout. Pablo Iglesias a, de plein gré, accepté cette « verticalité » que beaucoup de fidèles au mouvement des Indignés rejetaient. Il y a donc maintenant un chef unique à Podemos. Une bruyante minorité, celle des anti-capitalistes (soit environ 15 % des militants et sympathisants), reste toutefois vigilante. Et c’est tant mieux.

Le poste de « secrétaire politique », occupé par Íñigo Errejón est voué à disparaître. Il est vrai que l’équivalent d’un tel poste n’existe pas, dans aucun autre parti. Le numéro 1 pourra, il est vrai, continuer à convoquer des congrès à sa guise. Comme il vient de le faire pour « Vistalegre II », qui - il faut l’avouer – ne restera pas dans les annales comme une référence. Les conditions dans lesquelles ce congrès s’est déroulé sont, à certains égards, surprenantes. Nombre de militants se sont plaints du caractère précipité de sa convocation et du peu de temps laissé aux cercles territoriaux et thématiques pour débattre. D’autres n’ont pas compris pourquoi les deux journées du congrès, consacrées à la présentation de motions, étaient organisée presque au terme du processus électoral. Les militants et sympathisants étaient appelés à se prononcer, par voie de vote électronique, depuis déjà plusieurs jours ! Erreur de jeunesse : Ínigo Errejón a cru, à tort, qu’il lui suffirait de s’appuyer sur tous les déçus de la centralisation pour l’emporter. Certains se sont manifestement mobilisés, d’autres ont en fait quitté le bateau. Quoi qu’il en soit, un parti est maintenant en ordre de marche et prêt à assurer travail parlementaire qu’il réclamait.

Seconde clarification : le choix de l’opposition frontale

Pablo Iglesias ébauche une ligne politique originale, d’abord fondée sur l’intransigeance. Désormais, Podemos se développera dans l’optique d’une opposition frontale avec les partis représentatifs de « l’oligarchie ». Íñigo Errejón, au nom d’une même fidélité à la vocation originelle du parti était devenu plutôt favorable à l’alliance avec ces partis traditionnels, afin de ne pas rompre avec un autre principe du populisme de gauche : ne pas apparaître comme trop radical. On touche, là, peut-être aux limites de cette théorie… Les succès de ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement « municipaliste », à Madrid notamment - où Podemos gouverne, grâce à une alliance conclue avec le PSOE et d’autres forces de la gauche dite de progrès -, pouvait cependant lui donner raison !

De même, certains sont effrayés par la place que prend désormais une gauche très radicale, au sein du Conseil citoyen. Viennent d’y entrer Manolo Monereo – ancien du PCE et un de ses mentors politiques, avec Jorge Verstrynge et Juan-Carlos Monedero – et Diego Cañamero – ancien dirigeant du Syndicat Andalou des Travailleurs, qui se défini comme « anticapitaliste » et d’« action directe ». Mais la volonté d’en découdre, partagée avec d’autres tendances venues par exemple d’une social-démocratie qui ne se reconnaît plus dans les choix du PSOE, peut ne pas être condamnée a priori.

Aucune nouvelle « purge » ne semble annoncée après des querelles d’appareil qui, il est vrai, pouvaient laisser présager le pire. La veille école communiste n’est donc qu’une tendance parmi d’autres au sein du nouveau Conseil citoyen.

Íñigo Errejón, certes, doit perdre ses fonctions de secrétaire politique et de porte-parole de groupe parlementaire. Mais il a indiqué sa volonté de ne pas quitter Podemos, et Pablo Iglesias, au lendemain du congrès, a jugé sa présence indispensable. Car la position d’Íñigo Errejón peut lui permettre de patienter, d’un strict point de vue personnel. Sa tendance a obtenu 37 % de voix lors de l’élection du nouveau Conseil citoyen. Elle a remporté 23 des 62 sièges qui le composent (NB : la tendance « anti-capitaliste » y fait son entrée, avec deux représentants – dont le député européen Miguel Urbán). Le travail parlementaire, sur lequel Errejón voulait aussi appuyer son action, pourrait donc se développer en parallèle à « la mobilisation de la rue » promue par Pablo Iglesias. De nombreux militant ne voient pas de contradiction entre l’une et l’autre démarche.


Troisième clarification, à venir : la question programmatique.

Christophe Barret, envoyé spécial
de L'arène nue en Espagne
 (hé hé). 
Comme l’explique Chantal Mouffe, le populisme de gauche est tout sauf un programme. Or, l’appareil est maintenant en ordre de marche. Une stratégie politique est définie. Le contenu programmatique, en toute logique, devrait donc maintenant suivre.

La base militante, au cours des deux journées de congrès, a très régulièrement interrompu ples discours pour scander comme une litanie, le mot « unité ». Pablo Iglesias le sait, l’Espagne qui souffre ne doit pas être déçue. Au lendemain du congrès, il a d’ailleurs rappelé à quel point la situation internationale était inquiétante : aux États-Unis, en France et en Grèce. Et il a, au cours d’un entretien télévisé, dénoncé l’action des « oligarchies allemandes ». D’un point de vue d’Européens attentifs à la revendication de la souveraineté, Pablo Iglesias et Íñigo Errejón ont maintenant quelques cartes maîtresses en main pour favoriser l’alternance à l’échelle du continent. « Unité » et « humilité » étaient, très logiquement, au cœur du discours de clôture de « Vistalegre II » prononcé par Pablo Iglesias.

Une rébellion a été matée, à Podemos, qui débouchera peut-être sur le meilleur.


[ Pour poursuivre la réflexion, on pourra également lire ici l'article de Vincent Dain sur Le Vent se Lève.]