Tribune publiée sur LeMonde.fr le 12 juin.
Il y a une dizaine de jours se sont produits, dans l'univers médiatique, deux évènements que tout semblait opposer, si ce n'est leur capacité à "faire du buzz" : d'une part, la chronique d'Eric Zemmour sur RTL contre Christiane Taubira. D'autre part, la une du Libération du 31 mai vilipendant les "cabinets blancs de la République".
A bien y regarder, s'ils sont le fait d'un éditorialiste de droite pour l'un, d'un journal de gauche pour l'autre, ces deux événements se complètent à merveille. Une photographie n'allant jamais sans son négatif, ils sont le yin et le yang de cette "interprétation identitaire", devenue la grille de lecture favorite de nombreux commentateurs. Il n'est qu'à lire, de part et d'autre, le vocabulaire utilisé. Si l'objectif diverge, il est frappant de constater que les mots de Zemmour et de ceux de Libération, finalement, sont les mêmes.
S'en prenant à la garde des sceaux le 27 mai sur RTL, Eric Zemmour clamait : "en quelques jours, Taubira a choisi ses victimes, ses bourreaux. Les femmes, les jeunes des banlieues sont dans le bon camp à protéger, les hommes blancs dans le mauvais". Quelques jours plus tard, Libération prétendait passer au crible les cabinets ministériels récemment constitués pour pointer du doigt leur absence de "diversité". Et le quotidien d'affirmer : "les 140 premières nominations dans les cabinets ministériels projettent une image en réduction d'une tare nationale : le mâle blanc passé sous la toise des "grandes écoles" triomphe à tous les étages".
Poussant son habituel Sanglot de l'homme blanc, Eric Zemmour décrit ce dernier comme le martyr d'une "diversité" vécue comme triomphante. De l'autre côté du miroir, dans un accès de zemmourisme inversé, Libération pointe l'arrogance du "mâle blanc", coupable désigné de l'incapacité de la France à faire coïncider l'apparence de ses élites à un supposé "pays réel". L'expression " pays réel ", que Charles Maurras opposait au "pays légal" est d'ailleurs reproduite telle quelle par Libération, comme si l'utilisation des concepts mêmes de la droite radicale était devenue légitime pour la gauche "diversitaire".
Voici donc, se faisant face, les "identitaires de droite et de gauche", ainsi que Laurent Bouvet nomme ces deux faces d'une même médaille : le défenseur "réactionnaire" de "l'homme blanc" côté pile, les thuriféraires "progressistes" de la "France métissée" côté face. Et l'on s'interroge : si finalement les uns et les autres, loin d'être les ennemis irréductibles que l'on croit, étaient au contraire des alliés de circonstance se renforçant mutuellement ?
C'est plausible, tant il est vrai que ces frères ennemis envisagent la société sous un même angle, exclusif : celui de l'appartenance identitaire. Comme s'ils portaient le même vêtement, les uns à l'endroit, les autres à l'envers, leur tenue reste identique. D'ailleurs, ils affichent le même but : protéger la "victime" qu'ils ont choisie, celle dont "l'identité" leur paraît en danger. Pour Eric Zemmour, cette victime est le pauvre "mâle blanc", menacé d'extinction par une déferlante immigrée largement fantasmée. Pour Libération, à l'inverse, la victime à soutenir est l'individu "issu de la diversité", menacé par le racisme, la xénophobie, et frappé par toutes sortes de "discriminations".
Paradoxalement, s'ils sont complices de fait, c'est aussi parce que droite identitaire et gauche multiculturelle se considèrent mutuellement comme l'ennemi absolu. Les deux camps s'entre-dénoncent, se mettent à l'index, s'accusent et s'excommunient à grand bruit, chacun assurant ainsi à l'adversaire une surexposition médiatique dont il bénéficie lui-même en retour. Dans la bouche d'une certaine droite on entendra donc en boucle le procès de "la gôche", de sa "bien-pensance" et de son "angélisme". En écho, dans les rangs d'une certaine gauche, retentira matin, midi et soir l'hallali sonné contre les " réacs " et de leurs idées "nauséabondes".
Droite et gauche identitaire se nourrissent donc l'une de l'autre. Elles se donnent de l'importance et s'offrent en permanence de nouveaux arguments. Puis, peu à peu, elles se durcissent, se radicalisent. Et l'on a tôt fait de passer de l'opposition Zemmour/Libération au match "Front national" contre "Indigènes de la République". Comme l'observe Jean-Loup Amselle, "il y a une symétrie parfaite entre l'extrême-droite et l'extrême-gauche multiculturelle et post-coloniale : d'un côté le Front National utilise la notion de "Français de souche" ; de l'autre côté, vous avez les "souchiens" des Indigènes de la République (...) il y a une espèce de connivence". Effet miroir, donc, renforcé là encore par le choix des mots : "de souche" et "souchiens". Presque les mêmes....
Ainsi peut-on émettre l'hypothèse suivante : en agissant comme son double inversé, la gauche "diversitaire" utilise les mêmes armes que la droite identitaire. Dès lors, la différence entre les deux n'est plus qu'une différence d'intention. Ces mêmes - bonnes - intentions dont l'enfer est pavé. Car en pointant la qualité de "Blanc" ou de "Noir" de tel ou tel individu, en ethnicisant chaque problème, en validant l'utilisation du critère racial, la gauche multiculturelle se comporte comme "l'idiote utile" d'une droite qu'elle abhorre.
La notion même de "diversité" louée à gauche comme une richesse, est éminemment pernicieuse, parce qu'elle divise le monde en deux. Elle entretient l'idée qu'il existe d'une part une "normalité" et d'autre part une "diversité" constituée tout à la fois des Arabes, des Noirs, des femmes, des gays, bref du mélange indistinct de tout ce qui est "non-normal". Elle pose "l'homme blanc" comme étant le point de départ, tout ce qui n'est pas lui étant une sorte d'accident de parcours, qu'on qualifie de "divers" pour n'avoir pas à le qualifier de "déviant". Or cette dichotomie normal/divers a tôt fait d'être investie par une droite qui la reformule d'une manière servant ses propres objectifs : c'est le relativisme culturel et la mise à contribution de la thèse du "choc des civilisations", qui conduisent un Claude Guéant, par exemple, à affirmer que "toutes les civilisations ne se valent pas".
Avec le concept mouvant de "diversité", la gauche identitaire, comme son alter-ego de droite, cautionne la mise en exergue de ce qui sépare : la race, la couleur de peau, l'origine, la religion voire la préférence sexuelle. Toute chose que la République connaît, mais en aucun cas ne reconnaît. Ce faisant, toutes deux laissent de côté tout ce qui rassemble : la qualité de citoyen, la nationalité française, la communauté de destin.
Lorsqu'il fut écrit dans la Constitution que la République "assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion", ce n'était pas pour nier qu'il y eût des différences. Au contraire même, c'était l'admettre. Mais c'était refuser qu'on en fasse un critère.
Faire des différences une "richesse" et voir dans la diversité un "bien", c'est immédiatement permettre à d'autres d'en faire un fléau et d'un voir un "mal". Il est décidemment grand temps que la gauche, au moins, cesse d'être multiculturaliste pour redevenir républicaine et universaliste.
Faire des différences une "richesse" et voir dans la diversité un "bien", c'est immédiatement permettre à d'autres d'en faire un fléau et d'un voir un "mal". Il est décidemment grand temps que la gauche, au moins, cesse d'être multiculturaliste pour redevenir républicaine et universaliste.
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Toujours pas de commentaire à propos de ce nouvel enjeu important? Une remarque: la gauche girondine ne peut pas changer et devenir jacobine ou décider d'en défendre les valeurs. C'est ancré dans l'inconscient et plus fort que tout. Il ne s'agit pour elle, que de donner une version de gauche d'un malaise avec la différence. Les ancêtres du PS sont la première droite, très certainement la droite antisémite des années trente. Il faudrait faire des superpositions géographiques.
RépondreSupprimerLa gauche des régions girondines ne deviendra pas jacobine et la gauche de l'espace jacobin, qui devrait défendre les valeurs républicaines, semble être complètement dominée idéologiquement. L'inégalité des niveaux d'instruction a sans doute détruit en profondeur l'idéal d'égalité.
Jard
Félicitations pour cet excellent article qui met bien en évidence comment les positions extrêmes se renforcent mutuellement.
RépondreSupprimerLa position que doit adopter la gauche est effectivement celle de l'universalisme, ce qui ne veut pas dire nier les différences mais au contraire les dépasser. Le discours de la gauche doit être celui de l'acceptation de chacun tel qu'il est, avec sa culture, sa religion, son origine, tout en imposant le respect par tous des valeurs républicaines, qui fondent l'unité de notre pays.
Excellente analyse !
RépondreSupprimerEn effet, la réaction irréfléchie, quasi-newtonienne dans le principe, de la Gauche à la droite provoque un effet miroir dans ses "extrèmes", qui ainsi se valident, et oeuvrent ensemble a une idéologie d'apartheid.
Autrement dit, ce n'est ni avec la gauche "multiculturaliste" ni avec le FN qu'il faut chercher la solution au problème des ghettos ...
... euh pardon : des banlieues.
Je comprends le sens de votre article et de votre message. Nous aimerions tous vivre dans une France où il n'y aurait pas d'enjeux ethniques, où les termes du débat ne se poseraient pas en termes raciaux, où on ne compterait ni les Blancs, ni les Noirs, ni les Arabes.
RépondreSupprimerHélas, nous héritons d'une situation complexe,le fruit d'une histoire douloureuse faite de colonisation. S'ajoute à cela, un système mondialisé qui exacerbe les flux migratoires. Que nous le voulions ou non, l'un des enjeux du siècle sera bel et bien de faire coexister non seulement des cultures différentes, mais des individus qui se définissent à travers des identités multiples.
Nous savons que le phénomène identitaire n'est pas uniquement l'apanage d'une gauche "diversitaire" ou du FN. Vous avez lu Tocqueville, le repli sur soi et son "identité" est un phénomène irréductible au mouvement démocratique. Il faut l'aborder avec lucidité.
L'idée républicaine, louable il est vrai, de feindre de ne rien voir ou de ne rien "reconnaître" ne nous permettra pas de trouver une solution pour vivre ensemble. Je ne veux pas, et je suis sûre que vous non plus, que le vivre ensemble soit sacrifié au nom d'un concept certes beau sur le papier mais nullement opératoire.
Pour combattre les discriminations, il nous faudra passer par un stade certes douloureux, mais nécessaire. Nous devrons compter le nombre de blancs par rapport aux noirs, ou le nombre de femmes par rapport aux hommes. Mais cela n'a qu'un seul but, s'assurer du respect de la loi. C'est une question de justice sociale. Pas la seule forme de justice sociale, mais c'en est une toute aussi légitime que la question de classe.
Aussi, je suis d'accord avec vous, le multiculturalisme n'est ni un bien, ni un mal, c'est un fait. Un fait qui n'est pas nouveau, mais qui dans notre contexte se pose avec plus d'acuités. C'est un fait à gérer. Les yeux grands ouverts. Point. La République doit aussi ouvrir les yeux.