Jacques Sapir est économiste, et directeur d'études à l'EHESS Il est notamment l'auteur de - La démondialisation, Seuil, avril 2011 (click) - Faut-il sortir de l'euro ? Seuil, janvier 2012 --- crédit photo : Margot L'Hermite --- |
Jeudi dernier, la Banque centrale européenne a annoncé
qu'elle rachèterait « sans limite » un certain nombre d'obligations
(celles de un à trois ans) des pays en difficulté de la zone euro. Cette
décision a été saluée comme décisive. Qu'en pensez-vous ?
Ensuite, tout rachat devra se faire dans le cadre
d'une opération de « stérilisation ». En effet, la BCE ne veut pasaccroître le montant des liquidités qui circulent sur le marché. Autrement dit,
chaque fois qu'elle injectera des liquidités sur des titres publics, elle en
retirera sur des titres privés, qu'elle revendra. Ainsi, nous avons là un
mécanisme qui va soulager les États, mais qui va durcir la question de la
liquidité en circulation dans le secteur privé, donc les conditions de l'accès
au crédit pour les entreprises.
On en vient donc au troisième point : tout cela
implique que les rachats de dette publique, contrairement à ce qu'a dit
Monsieur Draghi, ne seront pas illimités. Car le montant des rachats de dette
publique que pourra faire la BCE sera strictement limité par le montant de la
dette privé qu'elle détient aujourd'hui.
Quatrième point : la BCE ne rachètera que des
obligations d'une durée de vie de un à trois ans. La conséquence en sera
l'incitation, pour les pays, de raccourcir le délai de maturité de leur dette.
Prenons l'exemple français. Aujourd'hui, le délai moyen de maturité de la dette
française est de 7 ans. Les 1 600 milliards de la dette française doivent être
renouvelés toutes les sept années. Nous avons donc, pour le roulement de la
dette, des émissions de titres de l'ordre de 220 à 240 milliards par an.
Toutefois, si nous voulions pouvoir un jour bénéficier de la facilité que vient
de créer la BCE, il faudrait que nous cessions d’émettre des bons du Trésor à
dix ans pour leur préférer les bons compris entre 1 et 3 ans. Ceci aura pour
effet de raccourcir le délai de roulement moyen. Celui-ci pourrait passer, par
exemple, de sept à quatre ans. Dès lors, nous devrions lever chaque année sur
les marchés non plus 220 milliards, mais 400 milliards d'euros. Voilà une
mesure parfaitement perverse, qui va accroître les besoins instantanés de
liquidité des États alors que l’on prétend les soulager.
Draghi
a également précisé qu'il n'y aurait de rachats que sur le marché secondaire.
Qu'est-ce que cela implique ?
C'est simple : les banques privées devront se
porter acquéreur des obligations d’État, puis les revendre à la BCE. Il
demeurera donc bien une cotation de ces titres. Un taux d'intérêt leur sera
appliqué. Finalement, ce mécanisme va empêcher les taux de monter trop haut,
mais en aucun cas il ne permettra de les réduire.
Nous sommes donc fort loin de ce qui a été dit dans la
presse. A croire que certains journalistes n'ont pas lu in extenso le communiqué de la Banque centrale, soit qu’ils ne
l'ont pas compris, soit qu’ils n’ont pas voulu le comprendre... Mais la
différence est flagrante entre la réalité du texte publié par Francfort et
l'interprétation qui en a été faite !
La
notion de « stérilisation » a été utilisée par la BCE, pour témoigner
de sa volonté de ne pas laisser croître la masse monétaire. On suppose que
c'est pour éviter l'inflation. Si tel est le cas, n'est-ce pas, finalement une
bonne chose, étant donné l'état du pouvoir d'achat des populations ?
Mais toute la question est de savoir si l'inflation
est vraiment, et dans tous les cas, liée à l'accroissement de la masse
monétaire. Ce n'est pas du tout évident.
Ça l'a bien sûr été dans certains cas. Je pense
notamment à l'Allemagne de 1923-24. Mais il faut se rappeler les conditions de
l'époque : l'Allemagne ne payait pas ses dettes du traité de Versailles.
La France, l'Italie et la Belgique décident donc d'occuper la Ruhr. Les
ouvriers de la Ruhr lancent une grève générale. Le gouvernement allemand
choisit de payer leurs salaires. En se substituant ainsi au secteur privé, il
accroît ses dépenses, mais sans percevoir pour autant les impôts en provenance
de la Ruhr occupée, impôts qui sont bloqués par les puissances occupantes. Ceci
provoque un déficit de 20 à 25 % par an. Ce dernier est monétisé, ce qui
engendre de l'inflation. Vous voyez bien qu'il s'agit là de circonstances
exceptionnelles.
Des exemples de ce type sont observables ailleurs. Et
chaque fois, on voit que le lien entre inflation et création monétaire est lié
à des circonstances très particulières.
A l'inverse, considérons le cas d'une économie en
dépression, comme c'est le cas, actuellement, de la zone euro. Dans une telle
économie, qui est très loin du plein emploi de ses facteurs, un accroissement
de la masse monétaire ne provoquerait aucune inflation. On pourrait presque
accroître la masse monétaire de 10 % par an sans hausse des prix. Croire
que l'accroissement de la quantité de monnaie génère toujours de l'inflation
relève du dogme. Lequel dogme a été imposé par la Bundesbank à Monsieur Draghi.
Finalement, l'annonce de Draghi n'est qu'une capitulation en rase campagne
devant la Buba. Car cette dernière a fait passer toutes ses exigences.
Mais
l'Allemagne est le seul pays à n'avoir pas voté le plan Draghi !
Ce n'est pas contradictoire. Le patron de la Buba a
émis un vote préventif, par lequel il s'efforce de continuer à faire pression
sur la BCE. Mais en réalité, il a gagné ! Ses deux demandes, la
conditionnalité des rachats et la « stérilisation » de la masse
monétaire, ont été satisfaites.
On
peut malgré tout y voir une victoire politique, notamment française. L'Allemagne s'isole...
Je ne vois d'autre victoire politique que celle de la
Bundesbank. Quelle différence que l'Allemagne soit isolée, puisque c'est ellequi fait la loi ?
Dans
ce cas, quelle autre option aurait pu choisir Mario Draghi ?
Sans opposition de la Bundesbank, on aurait pu
s'acheminer vers une monétisation directe des dettes, c'est à dire un achat de
titres non pas sur le marché secondaire mais sur le marché primaire,
directement auprès des États. Dans ce cas, la BCE décidait d'acheter de la
dette publique au taux de 0,5 % au lieu des 3,5 % qui prévalent pour
les obligations à 1 ou 2 ans.
Ensuite, la Banque centrale aurait pu opter pour
l'achat de tout type d'obligations, et non pas seulement celles de court terme.
De même, elle aurait pu décider de ne pas stériliser la totalité des sommes
émises, de manière à ne pas gripper le crédit privé.
Ici, la différence est flagrante avec ce que pratique,
par exemple, la Réserve fédérale américaine lorsqu'elle injecte massivement de
l'argent dans l'économie américaine. Idem pour le Japon. Ce pays a une dette
publique autour de 200 % du PIB, soit un pourcentage bien plus élevé que
l'endettement Grec ! Ce qui ne l'empêche pas de se financer autour de
1,5 %, sa Banque centrale étant toujours en appui. Je vous fais par
ailleurs observer qu'on n'entend guère parler d'inflation japonaise. Et pour cause :
je Japon est confronté au problème inverse de... baisse des prix. Ce qui
confirme qu'il n'y a pas de lien entre création monétaire et inflation.
On voit donc bien, dans le cas de l'Europe, que
l'influence allemande est considérable. Et l'on voit clairement le jeu des
Allemands. Ils obtiennent satisfaction d'une part, et maintiennent d'autre part
leur ferme opposition pour continuer leur pression sur la BCE. On voit surtout
combien Mario Draghi est loin d'avoir tenu les promesses faites cet été.
Dans
ce cadre, que peut-il désormais se passer selon vous ?
Il faut d'abord se demander si l'Espagne et l'Italie
vont accepter les conditions posées par la BCE, ce dont je doute fort. Pour
l'instant, ces pays ont beau se féliciter de cette « avancée », ils
n'en affirment pas moins qu'ils n'ont pas besoin de cette aide. Or à quoi sert
une facilité que personne ne souhaite utiliser ?
On peut en fait raisonner en deux temps. Premier
temps : que se passera-t-il quand la Grèce sortira de l'euro...
Bien sûr. Le problème n'est pas de savoir si elle
sortira de l'euro, mais quand. Pour moi, ça devrait avoir lieu d'ici le
printemps prochain.
A moment là, nous aurons une forte hausse des taux
d'intérêt sur le marché secondaire. C'est là qu'Italiens et Espagnols
pourraient avoir besoin d'user de la facilité proposée par Draghi.
Concernant l'Italie, on peut considérer que Mario
Monti est d'ores et déjà favorable aux mesures d'austérité. Le concernant, il
n'y aura pas forcément de grande réticence à user du mécanisme désormais
disponible, même en contrepartie de mesures d'austérité budgétaire
draconiennes.
Pour Mariano Rajoy, le problème sera bien plus
délicat. D'une part, la situation espagnole est bien plus dégradée que l'italienne.
D'autre part, politiquement, la question de la souveraineté est un vrai
problème en Espagne. Si l'Espagne était contrainte d'accepter les conditions
dictées par Francfort, cela serait un désastre où l'existence même de l’État
espagnol pourrait se trouver posée, tant l'actuel conflit entre les régions
espagnoles et le gouvernement central s'est durci sur cette question du
financement.
A mon avis, on s'apercevra donc rapidement que les
mesures annoncées par la BCE sont
rapidement dépassées. Je suis d'ailleurs convaincu que dès cette
semaine, les bourses, qui ont brusquement monté en fin de semaine dernière,
vont se remettre à baisser.
.....la suite de cet entretien est à lire ICI
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Très intéressant, merci Coralie !
RépondreSupprimerDans l'attente de la suite, je me permets trois remarques.
1. Sapir a le mérite d'avoir lu attentivement la décision de la BCE. Mais il n'est pas le seul : que la presse généraliste ait été trop louangeuse et / ou imprécise, soit (encore que, un JT France 2 par la voix de F. Beaudonnet a par exemple très bien expliqué aux Français la contrainte FESF / MES). Mais tous les media éco. sérieux l'ont décortiquée aussi bien que lui, au moins factuellement : après, les analyses peuvent évidemment diverger sur moult aspects.
2. Au final, les critiques de Sapir me semblent porter plus sur le mandat actuel de la BCE, qui contrairement à ce qu'il indique, lui interdit de facto et à mon sens certaines des actions qu'il appelle de ses voeux : stérilisation partielle et non totale, ou monétisation "primaire" massive. Je dis bien certaines : je pense en effet comme lui que le rachat des OAT 10 ans aurait pu / dû être mis sur la table.
2. Corollairement : Sapir postule qu'il n'y a pas de lien entre création monétaire et inflation ; c'est un postulat discuté et discutable, et on en revient au mandat anti-inflationniste donné à la BCE, qui doit faire l'objet d'un vrai débat politico-économique. Autrement formulé, je considère que la bataille se mène avec un choix restreint des armes.
3. J'imagine que dans la seconde partie, il évoquera l'absence de bouclier anti-spread pourtant actée sur le principe dès juin, et remise fermement sur le tapis par Rajoy et Hollande à la veille de cette décision BCE. Là est pour moi la vraie "victoire" de l'Allemagne...
"Ensuite, tout rachat devra se faire dans le cadre d'une opération de « stérilisation ». En effet, la BCE ne veut pasaccroître le montant des liquidités qui circulent sur le marché. Autrement dit, chaque fois qu'elle injectera des liquidités sur des titres publics, elle en retirera sur des titres privés, qu'elle revendra. Ainsi, nous avons là un mécanisme qui va soulager les États, mais qui va durcir la question de la liquidité en circulation dans le secteur privé, donc les conditions de l'accès au crédit pour les entreprises."
RépondreSupprimer=> faux.
http://bilbo.economicoutlook.net/blog/?p=20935
Bonjour, je suis en desaccord sur trois points precis : la notion de primaire ou de secondaire n a aucune importance, techniquement, a quelques bps de taux c est la meme chose. Sur la sterilisation, je ne comprends pas comment travailler a liquidite constante peut etre considere comme un probleme alors qu a la suite des deux LTRO, la quantite de liquidite presente dans le systeme est massive et reste non utilisee par les banques commerciales. Enfin, l'annonce de Draghi a un puissant effet de dissuasion, en temoigne l'evolution des taux courts Portugais/Espagnol/Italien avant meme son discours. Bien evidemment c est plus subtile et moins catatrophiste que de dire que tout est foutu.
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