|
Jean-Michel Quatrepoint est journaliste économique et essayiste |
Dans votre livre Mourir pour le yuan (Bourin Editeur, 2011), ouvrage sur la Chine, vous consacrez un chapitre entier à l'Allemagne. Vous identifiez des similitudes entre ces deux pays. Quelles sont-elles ?
Tout d’abord, ce sont
deux pays qui ont une revanche à prendre. C’est le cas de la Chine, qui, au
XVIIIe siècle, était encore la première puissance économique, avec
pas moins de 35% du PIB mondial. Puis vient le siècle de l’humiliation,
qui débute avec sa défaite dans la guerre de
l’opium, et ne s’achève que lorsqu’elle recouvre son indépendance avec Mao
en 1949.
Depuis lors,
via une stratégie mêlée de capitalisme dans le domaine économique, de
communisme dans le domaine politique et, au final, de nationalisme, elle cherche
à retrouver son premier rang mondial.
L’Allemagne, elle, a évidemment une revanche à prendre sur sa défaite de
1945. Elle n’a bien sûr aucune envie de nouvelles aventures militaires. Mais
elle prend cette revanche sur les plans économique et politique. En effet, elle
entend imposer sa façon de concevoir l’Europe en construction. D’ailleurs, le
centre de gravité de l’Europe est désormais à Berlin.
Autre similitude entre
la Chine et l’Allemagne : ce sont tous deux des pays mercantilistes, dont le
modèle économique privilégie les exportations. Pour l’Allemagne, c’est une
stratégie qui remonte à Bismarck. Elle s’explique notamment par le fait
qu’historiquement, les Allemands ont beaucoup émigré. Bien plus que les
Français, par exemple. Ils ont ainsi disposé rapidement de nombreuses diasporas
servant de relais à leurs exportations.
Vous dites que
l’Allemagne a une revanche à prendre. Pourtant, en œuvrant pour construire
l’Europe, elle accepte un partage, même très partiel, de souveraineté…
On ne peut pas dire
ça. Il faut raisonner en deux temps : avant et après la réunification de 1989.
Premier temps : après 1945, le modèle allemand va se développer autour de trois
piliers : la Bundesbank (Buba), pilier de la politique monétaire.
Les Länder, puissants et possédant un système bancaire propre, les
Landesbank. Enfin, les grands groupes industriels, patriotes et habitués à œuvrer
dans l’intérêt général allemand.
S’appuyant sur ces
acteurs, les Allemands vont s’attacher à faire exactement le contraire de ce
qu’avaient fait la République de Weimar d’une part, Hitler d’autre part. En
souvenir de l’hyperinflation qui avait régné sous Weimar, ils érigent
l’inflation en mal absolu. Lutter contre cette dernière devient un horizon
indépassable. Avec, pour mener cette politique, la Bundesbank
indépendante.
L’orthodoxie
libérale, c’est donc pour empêcher le retour de l’inflation qui a mis Hitler au
pouvoir ?
Ce n’est justement pas l’inflation qui a causé Hitler.
L’hyperinflation est antérieure. C’est pendant la République de Weimar que le
mark a perdu 90% de sa valeur, jusqu’à ce que le banquier Hjalmar Schacht parvienne à mettre fin à cette hyperinflation
en 1923, en créant une nouvelle monnaie, le rentenmark. Ça a ruiné au passage
les épargnants allemands, mais en tout cas, à partir de cette date-là, le
problème de l’inflation était réglé. En revanche, un autre problème est apparu
immédiatement après : celui de la déflation.
Avant le krach de
1929, en effet, l’Allemagne remonte progressivement la pente. Mais le krach
boursier se répercute sur elle. Elle subit une série de faillites bancaires.
C’est alors que le chancelier Brüning décide de mener une politique qui
ressemble à s’y méprendre à celle exigée par Angela Merkel aujourd’hui pour les
pays du Sud de l’Europe, faite d’austérité à tout prix. Le chômage explose,
Hitler gagne les élections de janvier 1933 et arrive au pouvoir. Puis il fait
repartir l’économie en faisant tourner la planche à billets, grâce à une banque
centrale aux mains du pouvoir politique et en refusant de payer la dette du
pays.
L’attachement à une Buba
indépendante, le refus de l’inflation, ce serait donc en partie pour prendre le
contre-pied de la politique économique d’Hitler ?
Oui. Mais ça ne
s’arrête pas là. Sur le plan de l’organisation politique également, on prend le
contre-pied. Ça consiste notamment à casser l’État central. Sur le modèle de ce
qu’étaient la Prusse et les principautés voisines au XIXe siècle, on
décentralise. On fait de l’Allemagne un pays fédéral, avec des Länder
autonomes et puissants. Et l’on implante la capitale à Bonn, ville tout à fait
secondaire.
Forte de sa politique
monétaire menée par la Buba, de ses Länder et des choix opérés par
ses grands groupes, l’Allemagne connaît une croissance comparable à celle des
Trente glorieuses en France, mais avec une inflation moindre. C’est d’ailleurs
pour cela, pour maintenir sa compétitivité par rapport à l’Allemagne, que la
France dévalue régulièrement sa monnaie par rapport au mark.
Malgré sa belle prospérité, l’Allemagne
accepte l'intégration dans l'Europe Pourquoi ? N’a-t-elle pas à y perdre ?
Elle a trouvé des
intérêts dans le marché commun. Par exemple, après la guerre, l’Allemagne
n’avait plus le droit de posséder certaines industries. Je pense notamment à
l’aéronautique. Or, très habilement, elle se glisse derrière les
Français pour récupérer progressivement des pans d’industrie. De fait,
l’Allemagne est parvenue à revenir dans le secteur aéronautique grâce à Airbus
puis EADS, ou dans le secteur de l’espace à travers Arianespace.
Des entreprises binationales de ce type leur ont permis de se
respectabiliser.
Mais l’Europe telle
qu’elle se construit avant la réunification allemande est différente de celle
que nous connaissons aujourd’hui. À l’époque, aucun pays ne pèse réellement plus
que les autres. Grosso modo, France, Allemagne et Italie pèsent le même
poids. Mieux : si vous regardez une carte, vous vous apercevez que, jusqu’en
1989, le centre de gravité géographique de l’Europe… c’est la France.
À partir de 1989, ce centre de gravité bascule vers l’Allemagne. Pour deux
raisons : d’abord parce qu’elle se réunifie, ensuite parce qu’elle impose
l’élargissement à l’Est.
D’ailleurs, il faut se
rappeler qu’en Grande-Bretagne, Margaret
Thatcher était opposée à la réunification. En bonne nationaliste anglaise,
elle a senti venir le basculement de l’Europe vers l’Est. C’est la raison pour
laquelle les Anglais, en 1993, décident de sortir du SME (système monétaire
européen). Aujourd’hui, vous le savez, ils ne sont pas dans la zone euro.
À vous écouter,
on a l’impression que les Anglais ont joué leur partition, que les Allemands ont
imposé leurs vues. Et les Français, dans tout ça ?
Les Français ont été les cocus de l’Europe ! Pourtant, c’est Mitterrand
lui-même qui a imposé l’euro au chancelier Kohl, qui n’en voulait pas. Mais
c’était une grave erreur. Il s’est fait avoir !
Mitterrand s’est
fait avoir ?
Bien sûr ! Il s’est
même fait avoir deux fois. La création de l’euro était une erreur historique, mais il en
avait déjà commis une première, en mai 1981, en refusant absolument de dévaluer
le franc. Pourtant, ils ont été nombreux à le lui conseiller : Michel Jobert,
Michel Rocard, Jean-Pierre Chevènement… Mais Mitterrand avait un programme de
largesses, de redistribution. Or, dans ces conditions, dévaluer n’a pas de sens.
Cela n’en a que si la dévaluation s’accompagne d’une politique rigoriste.
Toujours est-il que, faute d’avoir dévalué dès le départ, il devra le faire
par trois fois dans le cadre du SME, pour pallier l’écart de compétitivité avec
l’Allemagne qui ne cesse de se creuser. En revanche, Mitterrand n’a jamais
réellement menacé de sortir du SME. Il ne voulait pas menacer de rompre…
ustement : récemment, des socialistes
français ont fait connaître leur désir de se confronter à Angela Merkel. Ont-ils raison ? Que peut-on
espérer dans une négociation quand, de toute façon, on sait qu’on n’ira jamais
jusqu’à la rupture ?
Je suis partisan depuis longtemps d’un dialogue avec l’Allemagne. On devrait
se mettre face-à-face, toutes forces politiques confondues, et réfléchir à ce
que l’on veut vraiment faire ensemble. Si l’on veut poursuivre sur la voie du
rapprochement, cela implique des concessions de part et d’autre. Et que l’on
invente un modèle nouveau. Pas que l’un des pays accepte de se laisser imposer
le modèle de l’autre !
Malheureusement, jusqu’à la fin des années 1990, les élites françaises se
sont imaginé qu’elles parviendraient à transposer le modèle français à toute
l’Europe. Illusion ! Au lieu de ça, la France s’est retrouvée coincée entre
Anglais et Allemands. Tout en ne parvenant pas à s’attacher le soutien des
autres pays de l’Union. C’est comme ça que la France a peu à peu perdu son
influence.
Il faut donc une confrontation
avec l’Allemagne, comme le dit Claude Bartolone ?
Une confrontation,
c’est avant tout un débat. Le mot confrontation n’est pas un gros mot.
Ce qu’il faut, c’est se mettre autour d’une table et essayer de comprendre,
chacun de son côté, ce que veut l’autre. La première question à se poser
ensemble est la suivante : jusqu’où veut-on aller dans l’intégration ? Veut-on
une Europe fédérale ? Si on veut cela, ça implique de gros sacrifices de part et
d’autre. De plus, c’est sans doute plus évident pour les Allemands que pour
nous. Comme l’explique Guillaume
Duval dans Made in Germany, l’Allemagne a déjà une tradition
fédérale. Ce qui n’est pas le cas de la France. Et on ne peut pas gommer un
millénaire de notre histoire.
Sans aller
jusqu’à la question du fédéralisme, on pourrait négocier avec les Allemands un
sauvetage enfin définitif de cet euro perpétuellement crise. En envisageant
notamment une modification des statuts de la Banque centrale européenne, pour
que celle-ci mène une vraie politique monétaire, et ne se focalise pas sur la
seule lutte contre l’inflation.
Pour quoi faire ? Même
si la BCE
monétisait massivement nos dettes, ça ne modifierait pas les différentiels
de compétitivité entre les différents pays d’Europe.
Pourtant, tout le monde n’est-il pas
d’accord sur le fait que « le problème, c’est la dette » ?
La dette n’est pas un problème dès lors qu’en face, il y a des actifs. Et en
France, on a ces actifs. L’épargne privée abonde. Elle pourrait d’ailleurs
financer largement la dette, pour peu qu’on accepte de re-nationaliser celle-ci,
comme ça se fait au Japon.
Le vrai problème, ce
n’est donc pas la dette. Ce sont les comptes extérieurs. Regardez les
différentes balances des paiements dans le monde : les pays mercantilistes (la
Chine, par exemple) ne cessent d’accumuler des excédents. Les autres accumulent des déficits.
Les États-Unis les premiers, mais pour eux, c’est égal. Ils battent la monnaie
librement, et leur monnaie se trouve être la monnaie des transactions
internationales.
Quant à la zone euro,
sa balance des transactions courantes est globalement équilibrée. Elle est même
en léger excédent. L’Allemagne est excédentaire, tous les autres sont déficitaires. Mais l’équilibre global explique que l’euro soit une monnaie
forte par rapport au dollar et au yuan. Et au yen, puisque les Japonais viennent
de décider de laisser filer le cours du yen.
Voilà un argument à opposer à l’Allemagne : seule bénéficiaire de toute la
zone euro, elle voit ses voisins — donc les futurs clients de ses exportations —
s’appauvrir.
Elle le sait. D’ailleurs, la stratégie allemande consiste désormais à trouver
des clients ailleurs. Ce n’est pas pour rien que la chancelière se rend tous les
ans en Chine. Et quand elle y va, elle y reste une semaine.
Vous allez vous faire traiter de
germanophobe…
C’est absurde. Je dis juste que l’Allemagne joue, en toute logique, sa
partition. Elle n’a pas fait les mêmes erreurs que la France. Chez nous, depuis
vingt ans, on détruit des emplois dans le secteur privé, le seul qui rapporte de
l’argent au pays. Et l’on compense cela par du chômage, ou par des emplois
publics et parapublics, notamment dans les collectivités locales ou dans
l’associatif.
Donc, lorsque Hollande mène une
politique favorable aux entreprises, vous lui donnez raison ?
Il a raison. Ce qu’il
ne fait pas, c’est distinguer les différents types d’entreprises. S’il y a bien
un scandale, c’est la manière dont on a laissé les multinationales échapper à
tout contrôle. On ne s’est jamais attaqué à elles, encore moins
aux paradis fiscaux. De sorte qu’aujourd’hui — c’est un comble ! — ce sont
les anglo-saxons qui mènent l’offensive contre les paradis fiscaux. Ne serait-ce
que parce que Cameron et Obama rencontrent de gros problèmes de recettes
budgétaires, et qu’ils cherchent de l’argent là où il se trouve !
L’erreur des socialistes français, c’est de n’avoir fait aucune nuance. Ils
se sont trompés de cible. Ils ont visé des individus, les riches, mais ne se
sont pas attaqués autrement qu’en paroles aux multinationales et à leur
optimisation fiscale. Ils n’ont pas remis en cause le pouvoir de la finance et
ne se sont pas attaqués à la citadelle de Bercy, cette machine à fabriquer de la
complexité inutile lui permettant de justifier les emplois de ses
fonctionnaires.
Le CICE (crédit impôt compétitivité
emploi), décidé suite au rapport
Gallois, c’est une bonne chose ?
Le principe est bon mais c’est une usine à gaz, typique des inventions de
Bercy. En plus, on a plafonné les crédits d’impôt aux salaires inférieurs à 2,5
fois le SMIC. Ce sont donc La Poste et la grande distribution qui seront les
principaux bénéficiaires. C’est-à-dire les entreprises qui, précisément, ont
beaucoup de salariés peu formés et mal payés.
Ces choix de Hollande relèvent d’une
politique de l’offre. N’y a-t-il pas plutôt un problème de demande, en France ?
On ne peut pas faire
une politique de demande aujourd’hui. En économie ouverte, ça ne favorisera que
les importations. Sauf si on installe des barrières douanières… mais il faudra
qu’on m’explique où on est supposé les mettre, alors même que nous sommes
intégrés dans le marché commun.
Finalement,
quelle solution voyez-vous ?
Nous avons quelques
vrais atouts. Je propose par exemple qu’on augmente le budget de la Défense, au lieu de le laisser
s’éroder du montant de l’inflation, comme cela vient d’être décidé pour le
budget 2014. Un jour ou l’autre, l’Europe va se réveiller et se souvenir qu’elle
a besoin d’être défendue. La France est en bonne position pour pouvoir assumer
ce rôle pour toute l’Union. Mais cela doit se faire à une condition : sortir le
budget de la Défense du calcul du déficit budgétaire.
Autre proposition : se mettre d’accord avec les Allemands sur la question de
l’énergie. Se répartir les tâches. L’Allemagne ne veut plus fabriquer d’énergie
nucléaire, faisons-le. À nous le nucléaire, à eux la production d’énergie
éolienne et solaire. Enfin, nous devons retrouver une diplomatie dynamique
indépendante. Tisser des relations avec la Chine, avec la Russie, avec
l’Algérie. Mais sans le clamer. De la même manière qu’Angela Merkel soigne, de
manière feutrée et en toute autonomie, la relation germano-chinoise.
Pas de grande
réforme fiscale ?
Quelle réforme fiscale voulez-vous faire ? L’impôt sur le revenu rapporte
peu. Et 55% de personnes ne payent pas cet impôt. On ferait mieux d’aller
chercher de l’argent du côté des multinationales. En taxant le chiffre
d’affaires qu’elles réalisent en France, de sorte qu’elles soient assujetties à
cet impôt sur le CA quand bien même elles parviendraient à ne pas payer d’impôt
sur les sociétés en France. Là, je vous assure qu’il y a de l’argent à
récupérer. Beaucoup d’argent.
Lire et relire :
Europe : est-ce vraiment l'Allemagne qui paie CLICK
Chinallemagne : mourir pour le yuan ou pour l'euro ? CLACK
Protectionnisme : Pascal lamy bientôt journaliste au Monde ? CLICK
Compétitivité : ils vont nous faire le coup de l'Espagne ! CLACK
François Lenglet m'a fait un choc...de compétitivité CLOUCK
J'ai lu un édito eurosceptique dans Le Monde CLONCK
Libération de la parole eurosceptique : voici Quatremer ! CLOUCK