Guillaume Duval est rédacteur en chef d'Alternatives économiques et auteur de Made in Germany, Seuil, 2013 |
Dans votre livre Made in Germany, consacré au modèle allemand, vous vous montrez très critique vis-à-vis des réformes du marché du travail réalisées par le prédécesseur d’Angela Merkel, le chancelier social-démocrate Schröder. Pourquoi ?
C’est plutôt malgré
Schröder que grâce à Schröder que l’Allemagne s’en sort plutôt bien aujourd’hui. Il
faut bien comprendre qui fut Schröder. Nous, Français, avons tendance à
considérer l’Allemagne comme un grand pays social-démocrate, sur le modèle
scandinave. Cette vision est totalement fausse. L’Allemagne est un pays très
conservateur, qui a été gouverné presque sans discontinuer par la droite. Le SPD
est un parti puissant, mais qui a très peu exercé le pouvoir. Il l’a exercé, par
exemple, avec Helmut Schmidt et Willy Brandt après la Seconde Guerre mondiale,
mais toujours en association avec des partis de droite, CDU et FDP.
Lorsque Schröder arrive au
pouvoir, c’est donc la toute première fois que la gauche – SPD et Verts – est vraiment majoritaire. Mais paradoxalement,
cette situation a surtout été l’occasion d’une politique très antisociale, comme
n’en avait jamais connue l’Allemagne. Schröder a donc réussi
une performance, en sept années d’exercice du pouvoir : il a fait de
l’Allemagne un pays plus inégalitaire que la France, alors qu’elle l’était
initialement moins.
C’est évidemment pour cette raison que la droite, en
Europe, l’utilise comme référence. Mais je ne crois pas du tout que Schröder ait
servi les intérêts à long terme de l’Allemagne. Au contraire, il a affaibli l’un
des principaux points forts du modèle allemand : son fort niveau de cohésion
sociale.
Par ailleurs, s’il a pu faire cette politique, c’est en exerçant une pression
très forte sur les dépenses publiques. Sous sa direction, le SPD a renoncé à
mettre en œuvre une partie importante de son programme, consistant à remédier à
l’absence de structures pour accueillir les jeunes enfants. En Allemagne, faute
de ces structures, de nombreuses femmes sont contraintes de choisir entre
exercer un métier ou avoir des enfants. Ce qui contribue au lourd problème
démographique que connaît aujourd’hui ce pays.
Autre conséquence de cette pression à la baisse sur les dépenses publiques :
l’Allemagne est le seul pays de l’OCDE qui soit en situation de
désinvestissement public. Autrement dit, les dépenses d’entretien des routes,
des bâtiments publics, sont insuffisantes pour pallier l’usure des équipements.
Depuis le début des années 2000, le niveau des investissements publics allemands
est plus de deux fois inférieur à celui de la France. On peut douter que cela
soit une bonne manière de préparer l’avenir d’un pays…
Finalement, cette
politique a généré de très importants déficits publics. Durant les douze
premières années d’existence de la zone euro, l’Allemagne a été incapable
d’atteindre le critère de 3% de déficit public pendant 7 ans, et celui de 60% de
dette publique pendant 11 ans. Un très mauvais élève du pacte de stabilité, en
somme. Et c’est un comble que Schröder, qui a ajouté près de 39 milliards d’euros à la dette allemande, soit aujourd’hui
présenté comme un modèle pour la gestion des finances publiques !
Pourtant, quand François Hollande se rend
en Allemagne à l’occasion des 150 ans du SPD, il s’empresse de louer les
réformes « courageuses » de Schröder…
Oui. Je mets ça sur le compte de la politesse. Mais si c’est davantage, s’il
était convaincu que de telles réformes sont souhaitables en France, il nous
engagerait alors sur une très mauvaise pente.
Les réformes Schröder ont coûté très cher aux salariés allemands en termes de
salaires : ils retrouvent tout juste aujourd’hui leur pouvoir d’achat de 2000.
Elles ont aussi coûté cher en termes de niveau d’emploi : l’Allemagne n’a
retrouvé qu’en 2010 son niveau d’emploi de 2000, si l’on comptabilise les seuls
emplois qui génèrent des cotisations sociales.
Car outre ceux-ci, se
sont aussi développées, sous la houlette de Schröder, des formes de
sous-emploi, notamment les fameux mini-jobs, qui consistent, lorsqu’un
salarié gagne moins de 400 euros par mois, à l’exonérer presque entièrement de
cotisations sociales. En contrepartie, il ne touchera aucune retraite…
Aujourd’hui, environ 5 millions de personnes subissent ce régime.
Au bout du
compte, est-ce qu’Angela Merkel ne serait pas en train de faire mieux que son
prédécesseur ?
Oui, paradoxalement. Sa
politique est un peu moins antisociale. Elle a corrigé certains excès, comme
ceux, par exemple, de la réforme Hartz IV. Elle a également mis la
pédale douce, à ses débuts, sur l’austérité budgétaire. Dans la période récente,
on lui doit des efforts non négligeables, notamment pour mettre en place des
crèches ou des modes d’accueil dans les écoles qui permettent aux gens qui ont
des enfants de continuer à travailler.
Son actuelle
popularité dans les sondages n’est donc pas tellement surprenante…
Pendant la période Schröder, l’économie allemande est allée très mal. Il y
avait plus de 5 millions de chômeurs quand il a quitté le pouvoir. En revanche,
l’économie a commencé à se redresser en 2005 environ, et elle a plutôt bien
résisté pendant la crise de 2008-2009. Il est tentant pour les Allemands de
l’attribuer à Mme Merkel. Je vois pour ma part d’autres éléments qui expliquent
cette bonne santé économique, dont trois choses déjà présentes avant la crise,
et trois choses qui se révèlent durant la crise.
Avant la crise – et paradoxalement – c’est sa dépression démographique qui
permet à l’Allemagne d’aller plutôt bien. En effet, si les Français tendent à ne
voir que les bons côtés de la natalité, il faut savoir qu’élever des enfants a
un coût. Il faut les nourrir, les loger, les habiller, les soigner, les éduquer…
Autant de dépenses privées et publiques auxquelles les Allemands n’ont pas eu à
faire face.
La principale conséquence
se fait sentir dans un domaine en particulier : celui du logement. L’Allemagne,
qui a perdu plus de 500 000 habitants depuis le début des années 2000, a un marché de l’immobilier beaucoup moins cher que la
France. Depuis 1995, les prix de l’immobilier ont été multipliés par 2,5 en
France, alors qu’ils ne bougeaient pas d’un iota en Allemagne. Un
logement à Paris vaut 8 000 €/m², contre 2 300 €/m² à Francfort.
Ces deux facteurs –
dépenses de logement contenues, moindres dépenses liées aux enfants – expliquent
finalement pourquoi les Allemands ont supporté des politiques de modération
salariale prolongées. Autre facteur de bonne santé économique avant-crise : la
chute du mur de Berlin. Les Allemands pleurent beaucoup sur le coût de la
réunification. C’est vrai, ça a coûté cher et ça a été difficile. Mais ça n’a
pas eu que des inconvénients pour l’Allemagne. D’abord, ça lui a donné un marché
intérieur plus vaste. Ensuite, nous, Européens, avons largement financé la
réunification via les politiques peu coopératives menées à cette
occasion par la Bundesbank.
Enfin et surtout, les Allemands ont été les grands gagnants de la
réintégration des pays d’Europe centrale et orientale dans le concert européen.
Ils les ont incorporés très rapidement dans leur tissu productif. Avant la chute
du mur, le principal pays à fournir l’Allemagne en sous-traitance était la
France. Désormais, ce sont la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie, la Hongrie. Et
si l’on considère qu’il existe encore un écart de 1 à 5 entre le coût du travail
en Pologne et en France, on mesure ce que l’Allemagne a gagné en termes de
compétitivité/coûts de ses produits.
En plus, certaines
caractéristiques du modèle allemand permettent de comprendre pourquoi cela s’est
fait en douceur, et n’a pas détruit la base productive allemande. Tout n’a pas
été délocalisé à l’Est, loin de là. Pour une raison essentielle : l’industrie
allemande fonctionne sur la base de la codétermination. Le patronat
doit tout négocier avec les syndicats, qui sont réellement puissants. Ce qui n’a
abouti qu’à des délocalisations partielles.
Enfin, l’Allemagne a eu la chance de voir exploser la demande dans les pays
émergents dans des domaines où, justement, elle est spécialisée. Notamment les
machines-outils, très prisées dans les pays où les usines poussent comme des
champignons. Ou les grosses voitures, qui s’exportent bien dans les pays où
émerge une vraie classe moyenne.
Quels sont les
facteurs qui ont permis à l’Allemagne de résister pendant la
crise ?
Le premier facteur, ce n’est justement pas les réformes Schröder de
flexibilisation du marché du travail, mais le fait qu’elles n’ont pas
fonctionné. La flexibilité externe aux entreprises a été faible pendant la
crise. L’Allemagne a connu une récession presque deux fois supérieure à la nôtre
en 2009. Nous avons perdu 350 000 emplois cette année-là, elle, aucun. En dépit
des possibilités nouvelles offertes par la politique Schröder, personne n’a été
licencié. Les entreprises se sont débrouillées en interne comme à leur habitude,
en utilisant notamment le chômage partiel.
Second facteur : l’Allemagne a beaucoup profité de la crise de la dette. Les
taux d’intérêt y sont excessivement bas. Les investisseurs payent pour ainsi
dire l’État allemand pour pouvoir disposer de sa dette, au motif qu’elle serait
plus sûre que celle des autres pays de la zone euro.
Le calcul suivant a donc
été fait : la baisse des taux entre 2008 et 2012 a permis une économie de 70
milliards d’euros sur les intérêts de la dette. C’est plus que les 55 milliards
que l’Allemagne a dû débourser jusque-là via le FESF pour aider les
pays en difficulté. 55 milliards d’euros qui, de surcroît, ne sont pas des
dépenses sèches, mais des prêts à 4%… et dont on peut quand même escompter que
la majeure partie sera remboursée. Rien à voir avec la situation de l’Italie,
également engagée à hauteur de 40 milliards d’euros dans le FESF, qui prête à
4%, mais qui, elle, emprunte à 6%…
Enfin, troisième facteur de bonne santé relative malgré la crise : la baisse
de l’euro par rapport au dollar. L’euro fort, qui est tout de même monté à 1,6 $
pour 1 € en 2008, a en grande partie liquidé l’industrie européenne. Puis il a
baissé à environ 1,3 $ pour 1 € aujourd’hui. C’est encore trop pour le Portugal,
l’Espagne ou la Grèce, mais l’industrie allemande, elle, en a profité. Ça a
donné un coup de fouet à ses exportations hors eurozone.
Justement, dans
quelle mesure les exportations allemandes hors zone euro compensent-elles la
perte de débouchés dans l’eurozone liée à la crise et à la compression de la
demande européenne ?
Grâce à cette baisse de l’euro dans la période récente, c’est d’ores et déjà compensé. L’excédent commercial allemand était de 170 milliards en 2007, réalisé aux trois-quarts en zone euro. En 2012, cet excédent était toujours de 180 milliards, mais réalisé aux trois-quarts hors zone euro.
Finalement, la situation de l’économie allemande est plutôt favorable en
dépit de la crise, d’où le peu d’empressement de Mme Merkel à résoudre cette
crise. Elle ne l’entretient évidemment pas à dessein. Mais cela explique qu’il
n’y ait aucune pression sociale outre-Rhin.
Il y aurait
donc une forme relative d’indifférence allemande face à la crise ?
Oui, c’est cela. On
parle beaucoup du leadership allemand. Mais en vérité, il y a plutôt
une absence de leadership. L’Allemagne a conquis un leadership
économique de facto, mais elle ne sait pas du tout quoi en faire sur le
plan politique. Elle se comporte comme une poule qui aurait trouvé un
couteau.
S’ajoute à cela un trait de caractère propre à Angela Merkel. On a affaire à
une Allemande de l’Est qui a découvert l’Union européenne à l’âge de 35 ans, qui
ne s’est jamais promenée en Italie, en Espagne ou en Grèce auparavant, et qui
n’a découvert tout ça qu’à travers des voyages officiels et des sommets
européens. Je pense qu’elle ne comprend finalement pas grand-chose à ce qui se
passe en Europe.
En somme, l’hypothèse d’un égoïsme
allemand vous séduit peu. Vous constatez surtout de
l’inertie.
Oui. D’ailleurs, le reproche adressé à Merkel dans la première version d’un
certain texte du Parti socialiste me semble totalement inefficace. Reprocher à
un dirigeant d’être davantage tourné vers son peuple que vers les autres tend à
conforter les électeurs de ce dirigeant.
Surtout, c’est faux. Le vrai reproche que l’on peut faire à Mme Merkel est de
mener une politique contraire aux intérêts des Allemands. Y compris à ceux des
épargnants, dont l’épargne est investie pour une large part hors d’Allemagne,
dans le reste de l’Europe. Or, si les pays européens sont maintenus en
récession, si, pour cette raison, ils ne parviennent pas à se désendetter et
qu’au bout du compte il faille se résoudre à annuler leurs dettes, les
épargnants allemands seront les premiers à perdre leur mise…
Que pourrait
faire la France pour relancer le couple franco-allemand ?
C’est un couple qui a
moins d’importance pour l’Allemagne que pour la France, depuis qu’elle a
retrouvé son unité et sa centralité en Europe… Angela Merkel semble pourtant
faire quelques concessions. Elle en a notamment fait lors de sa dernière visite
à Paris, autour du thème du « gouvernement économique de la zone
euro ». Oui. Cela tient à ce qui se passe en ce moment en Allemagne, et qui
me semble significatif. De nombreux intellectuels et politiques allemands,
Habermas, Ulrich Beck, Helmut Schmidt, Joshka Fischer, tirent la sonnette
d’alarme de longue date. Sans écho dans le peuple.
Pourtant, ces dernières semaines, deux évènements importants se sont
produits. D’une part l’apparition d’un discours critique en France alors qu’aux
débuts d’Hollande, mais surtout sous Sarkozy, l’alignement était total. D’autre
part, le concours de l’Eurovision, très suivi en Allemagne, et qui a joué un
véritable rôle de révélateur : 34 des 39 pays votants y ont choisi d’ignorer la
chanteuse allemande. Cela a touché l’opinion, et suscité un véritable débat
public. Les Allemands, qui demeurent malgré tout très attachés à la construction
européenne, sont en train de découvrir l’ampleur de l’isolement dans lequel les
a conduits Angela Merkel. Quant à elle, elle redoute en retour de perdre des
plumes sur cette thématique aux élections de septembre prochain.
Vendredi 14 juin 2013 :
RépondreSupprimerHans-Olaf Henkel, Professeur honoraire à l'université de Mannheim (Allemagne), ancien dirigeant d'IBM en Allemagne, a présidé le "Bundesverband der Deutschen Industrie", l'équivalent allemand de l'organisation patronale française, de 2000 à 2005.
En 1992, Hans-Olaf Henkel était pour l'euro.
Mais ça, c'était avant.
Aujourd'hui, il vient de changer d'avis.
Hans-Olaf Henkel écrit :
Si l'on veut sauver l'amitié franco-allemande, renonçons maintenant à la monnaie unique.
Le constat est indéniable : les relations franco-allemandes n'ont jamais été aussi tendues depuis soixante ans, époque où de Gaulle embrassait Adenauer. J'estime que cette dégradation doit être imputée principalement à l'euro. Moi qui en étais jadis un fervent partisan, je reconnais avoir commis là une faute professionnelle grave et je me rends à l'évidence : l'euro est désormais trop fort pour la France et trop faible pour l'Allemagne.
http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/06/14/si-l-on-veut-sauver-l-amitie-franco-allemande-renoncons-maintenant-a-la-monnaie-unique_3430120_3232.html
Sa conclusion est claire :
L'Europe méridionale tenait jadis l'Allemagne dans le plus grand respect. Lors de la récente visite d'Angela Merkel à Athènes, il a fallu déployer 7 000 policiers pour assurer sa protection. Le fossé entre les pays de la zone euro et les autres est de plus en plus alarmant. Seuls les Roumains sont encore désireux d'adopter la monnaie unique. L'éventualité d'une sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne n'est sans doute pas étrangère aux décisions prises au sein de la zone euro en vue de centraliser, d'égaliser et d'harmoniser. Avant que l'amitié franco-allemande n'en soit la victime collatérale, finissons-en avec la monnaie unique !