Ancien élève de l'ENS Lyon, Nicolas Klein est agrégé d'espagnol.
Il s'est spécialisé dans l'étude de l'Espagne contemporaine et
anime un blog dédié au sujet.
Cet entretien a été réalisé par
Alexandre Karal.
***
Alexandre Karal : les élections générales espagnoles de
décembre 2015 et de juin 2016 n’ayant pas permis l’émergence
d’une majorité absolue, le gouvernement s’est contenté, pendant
dix mois, d’expédier les affaires courantes, jusqu’à la
ré-investiture de Mariano Rajoy du Parti populaire (PP, droite) à
la présidence du gouvernement, grâce à l’abstention de la
majorité des députés du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE).
Pourquoi ceux-ci se sont-ils abstenus ? Quel avenir le PSOE
a-t-il ?
Nicolas Klein : L’abstention du PSOE doit être comprise à la
confluence de plusieurs facteurs : le problème de son
secrétaire général ; le problème de sa ligne politique ;
le problème purement électoral.
Prenons les choses dans l’ordre. L’ancien secrétaire général
du PSOE, Pedro Sánchez, après bien des revers électoraux et de
nombreux revirements dans sa ligne de conduite, a choisi, plus ou
moins en secret, à constituer une coalition parlementaire qui aurait
regroupé, outre son propre parti, la formation Podemos et la
formation Ciudadanos. Il s’agissait de parvenir à une majorité
absolue de sièges (176 au minimum sur les 350 que compte le Congrès
des députés, chambre basse du Parlement espagnol) pour mettre fin
au cycle de droite ouvert en 2011 avec la victoire écrasante de
Mariano Rajoy (il avait, à l’époque, récolté 186 sièges).
L’ambition était énorme puisqu’il fallait réunir trois partis
différents afin de cumuler leurs résultats (85 députés pour le
PSOE, 71 pour la coalition Unidos Podemos et 32 pour Ciudadanos).
Un souci majeur s’est toutefois posé : Podemos et Ciudadanos
estiment leurs programmes incompatibles et refusent de collaborer
depuis 2015. Il ne restait donc qu’une alliance entre le PSOE et
Unidos Podemos, soit 156 sièges. Un nombre insuffisant en cas de
refus de toutes les autres formations présentes au Congrès. C’est
alors que Pedro Sánchez s’est tourné (et on ne l’a appris que
peu après) vers les partis régionalistes, voire séparatistes :
la Gauche républicaine de Catalogne et la Convergence démocratique
de Catalogne pour les Catalans ; le Parti nationaliste basque et
Bildu pour les Basques. C’est à ce prix que Pedro Sánchez aurait
pu réunir une majorité suffisante. Or, il aurait fallu, pour
obtenir l’adhésion des Catalans et des Basques, accepter l’idée
d’un référendum indépendantiste en Catalogne et un nouveau
transfert de compétences et de crédits vers le Pays basque. Pedro
Sánchez pouvait se contenter d’une abstention de la part de ces
formations si elles ne désiraient pas aller jusqu’à un vote
d’adhésion à son égard. Il s’agissait donc pour le PSOE de
trahir (une fois de plus) la souveraineté nationale espagnole et de
reconnaître qu’un démembrement du pays était envisageable.
C’est à la fois pour réagir à cette menace et pour se
débarrasser de Pedro Sánchez que les dirigeants du PSOE ont choisi
de le débarquer et de refuser cette alliance dangereuse et complexe.
N’oublions d’ailleurs pas que si Sánchez a bien été élu
secrétaire général à l’issue d’une primaire, il n’a pu
gagner qu’avec le soutien indéfectible de Susana Díaz, actuelle
présidente de la Junte d’Andalousie et poids lourd du socialisme
espagnol. Or, c’est cette même Susana Díaz, à la tête de la
principale fédération socialiste espagnole, qui a choisi de défaire
la carrière de celui qu’elle avait soutenu à l’origine. Ce sont
bien les barons qui ont précipité la chute de Sánchez… mais
c’est aussi eux qui l’avaient fait roi.
Quid des conséquences de cette éviction sur a ligne politique du
parti, du coup ?
Elle a été modifiée. L’opposition qu’il entretenait avec
Susana Díaz et ses alliés n’était pas qu’une question d’ego,
même si les personnalités ont évidemment compté. La présidente
andalouse n’a jamais apprécié Podemos et ne s’en est jamais
cachée. Elle a préféré s’allier à Ciudadanos pour conserver le
pouvoir suite aux élections andalouses de mars 2015, même si
l’attitude à son égard de Teresa Rodríguez (tête de liste de
Podemos lors de ce scrutin) a beaucoup joué. Au niveau national, en
tant que figure de proue du socialisme espagnol, elle a constamment
œuvré pour que le PSOE ne penche pas du côté de la gauche
« radicale ». Elle prétend donc représenter une aile
centriste, plus modérée de la social-démocratie espagnole, en
consonance avec le felipismo – idéologie social-libérale
prônée par Felipe González, président du gouvernement espagnol de
1982 à 1996. González est lui-même sévillan d’origine et ce
n’est pas un hasard s’il a été, en tant que figure tutélaire
du PSOE, l’un des principaux adversaires internes de Pedro Sánchez.
Pedro Sánchez et Susana Díaz |
Reste donc le problème électoral. Pedro Sánchez avait de fortes
chances de ne pas parvenir à son but – c’est-à-dire de ne pas
constituer une coalition regroupant le PSOE, Unidos Podemos et les
séparatistes ou régionalistes catalans et basques. Il risquait donc
d’entraîner tout le pays vers de nouvelles élections
parlementaires, qui se seraient déroulées le jour de Noël – ou
une semaine auparavant en cas d’accord en ce sens avec le PP. Or,
tous les observateurs – notamment au PSOE – avaient bien compris
le danger que représentaient de nouvelles élections pour cette
formation : un écroulement dans les urnes et une relégation en
troisième position, derrière les conservateurs et la gauche
« radicale ». En juin 2016, les socialistes ont évité
le pire en ne perdant « que » cinq sièges par rapport au
scrutin précédent (décembre 2015) et en ne subissant pas le
sorpasso que tous prédisaient. En revanche, ils auraient
probablement hérité d’un sort encore plus déplaisant en cas de
troisièmes élections générales. Il fallait donc limiter la casse
et temporiser. Ceux qui ont fait remarquer que Pedro Sánchez n’a
jamais rendu de compte pour ses défaites électorales successives
(régionales, municipales et générales) ont, à mon avis, raison :
comment se fait-il qu’il n’ait jamais pris acte du rejet
croissant qu’il produisait au sein de la population espagnole ?
Quoi qu’il en soit, même sans lire dans le marc de café, l’on
peut dire que l’avenir du PSOE est compliqué, notamment dans les
prochains mois. Dès le mois d’octobre, Mariano Rajoy a clairement
fait comprendre que, s’il ne parvenait pas à faire voter les
modifications du budget national pour l’année 2017 et, plus
globalement, à faire avancer son ouvrage législatif, il demanderait
au roi de dissoudre les Cortes (le Parlement espagnol) et de
convoquer un nouveau scrutin. Or, le PSOE n’a aucun intérêt à
voir les bureaux de vote rouvrir prochainement étant donné que les
sondages continuent à lui promettre de très mauvais résultats. Les
dirigeants socialistes sont donc sur la corde raide : ils
doivent faire comprendre aux électeurs qu’ils sont bien dans
l’opposition, qu’ils luttent bel et bien pour leurs droits
sociaux… tout en collaborant avec le PP pour échapper à un
nouveau scrutin.
Le PSOE espagnol n'est-il pas victime de la crise générale de la
sociale démocratie en Europe, et de ce qu'on l'on désigne désormais
communément sous le nom de « pasokisation » ?
Bien sûr. La social-démocratie européenne est dépassée par la crise économique et par le défi de la souveraineté. Son
effondrement dans la plupart des pays européens est patent :
PASOK en Grèce, PS en France, Parti travailliste au Royaume-Uni, SPD
en Allemagne, Parti démocrate en Italie, etc. Il suffit de
contempler le paysage législatif en Pologne, où aucun parti de
« gauche » n’est représenté au Parlement, pour
comprendre que les formations qui se réclament de la gauche
traditionnelle, modérée, « de gouvernement », sont mal
en point. À cela s’ajoute le fait que le PSOE est en panne de
leadership, et qu’il n’a eu de cesse, au cours des
décennies qui ont suivi la mort de Franco, d’affaiblir toujours
plus l’État central au profit des communautés autonomes. Il ne
propose donc aucun projet concret et régénérateur pour le pays.
Or, il s’agit de son principal problème : à quoi sert le
PSOE ? Que peut-il offrir à l’Espagne et aux Espagnols ?
Pris en étau entre Podemos et le PP, quelles idées originales
peut-il défendre ?
C’est à ces questions qu’il va devoir répondre, quel que soit
son prochain secrétaire général. L’année 2017 sera en effet
décisive pour la formation, qui va organiser un congrès fédéral
ainsi qu’un scrutin pour se choisir un nouveau chef. Même si Pedro
Sánchez, qui n’a jamais caché sa volonté de retrouver son ancien
poste, est réélu, il ne pourra se dispenser d’une réelle
redéfinition idéologique. Une alliance avec Podemos (qui pourrait
fort bien aboutir à la disparition de facto des socialistes
au profit des podemitas) ne serait pas suffisante et risque
même de s’avérer contre-productive.
Quelle politique le nouveau gouvernement Rajoy va-t-il pouvoir
mener, compte tenu du contexte économique et de sa légitimité
limitée ?
Je tiens en premier lieu à rappeler que, si la légitimité du
gouvernement conservateur est limitée étant donné les rapports de
force parlementaires, celle du PSOE ou celle de Podemos le sont plus
encore.
En ce qui concerne le contexte économique espagnol, il me semble
qu’il faut éviter de tomber dans deux excès : considérer
qu’il est très satisfaisant et considérer qu’il est
catastrophique. Chacun des acteurs, aussi bien chez notre voisin que
dans les autres pays, choisit généralement l’option qui lui
convient le mieux (le plus souvent pour des raisons idéologiques ou
politiciennes), sans être capable de faire preuve de nuance. Les
médias français ont une façon tendancieuse de présenter l’état
de l’économie espagnole, là aussi en fonction de leurs propres
préjugés sur le pays et de leurs propres orientations.
Disons en premier lieu que l’année 2016 a été encourageante pour
l’Espagne, dont le taux de chômage est passé en-dessous de la
barre symbolique des 20 % pour la première fois depuis 2010.
Selon les données officielles d’octobre 2016, 19,2 % des
Espagnols sont au chômage, ce qui reste un chiffre bien trop
important. Toutefois, depuis 2013, l’on note une évolution
réellement favorable avec une baisse régulière (bien qu’encore
trop lente) de ce taux, qui reflète à lui seul l’ampleur de la
crise en Espagne.
En revanche, il est certain que les mesures prises par le
gouvernement Rajoy ont favorisé une « flexibilisation »
du marché du travail – soit, en termes plus clairs, une
précarisation du statut de nombreux travailleurs. La réforme portée
par Fátima Báñez, ministre de l’Emploi et de la Sécurité
sociale, cherche à contenir l’inflation en limitant le « coût
du travail » (c’est-à-dire en gelant ou en réduisant les
salaires) et en facilitant le licenciement (ce qui est censé
faciliter à son tour l’embauche, notamment dans les petites et
moyennes entreprises). Un discours que nous ne connaissons que trop
bien en France.
Mariano Rajoy a aussi bénéficié de « vents favorables »,
à savoir la baisse du taux de change de l’euro par rapport au
dollar et la diminution du prix du pétrole. Ces facteurs ont
évidemment joué dans le redressement de la situation économique
espagnole – mais ils ont joué pour tout le monde et l’on ne peut
pas dire que la France ou la Grèce en aient bénéficié dans la
même mesure. En réalité, les dernières années ont été
l’occasion pour les Espagnols de découvrir qu’ils disposent d’un
secteur industriel bien plus dynamique que ce qu’ils croyaient (et
que ce que nous croyons toujours en tant que Français). Des records
d’exportations sont régulièrement battus ces dernières années
(dans le domaine de l’automobile, par exemple), tandis que les
secteurs traditionnels (comme l’agroalimentaire, l’industrie
portuaire, les infrastructures ou les grands contrats internationaux)
se portent bien et connaissent une croissance enviable. Certains
responsables internationaux ont été jusqu’à parler d’un
« miracle exportateur » concernant l’Espagne – et
c’est ce « miracle » qui tire, avec le retour de la
consommation intérieure, la croissance de notre voisin, qui devrait
atteindre 3,1 % cette année (contre 3,2 % en 2015).
Mariano Rajoy et Jean-Claude Juncker |
Ce « miracle » n’en est toutefois pas un car, je le
répète, il s’est accompagné d’une nette dégradation des
conditions de travail (et de vie) de nombreux Espagnols. Selon les
dernières données disponibles, près de 30 % des Espagnols
sont proches de la grande pauvreté ou de l’exclusion sociale,
signe que la crise n’est pas passée et que le nouveau modèle de
développement espagnol est loin d’être égalitaire. En somme,
l’économie espagnole est globalement plus solide que ce que l’on
peut parfois le dire… mais la reprise que connaît notre voisin
est, pour sa part, encore fragile. Elle doit se consolider dans le
temps et, si crise bancaire grave il y a en Italie, par exemple, les
secousses que ressentirait toute l’Union européenne pourraient
être dévastatrices outre-Pyrénées. L’impossibilité de dévaluer
l’euro et le libre-échange absolu que subissent les Espagnols
restent des handicaps lourds pour une économie en convalescence.
Consolider cette économie ne sera pas chose facile dans un
contexte européen où les pays d'Europe du Sud se voient en
permanence imposer davantage d'austérité…
Justement, revenons aux mesures économiques de Mariano Rajoy.
Plusieurs défis se posent à son gouvernement. En premier lieu, il
va devoir revoir le financement des retraites espagnoles, dans un
cadre économique plutôt défavorable et en prévision d’un
vieillissement accéléré de la population – l’on estime que les
personnes âgées de 65 ans ou plus représenteront 30 % de la
population espagnole totale en 2050. Pour ne pas grever le budget
national et creuser le déficit public, les conservateurs ont choisi
de puiser à intervalles réguliers dans ce que les Espagnols
appellent la « tirelire des retraites » (hucha de las
pensiones) – c’est-à-dire, en termes plus savants, le Fonds
de Réserve de la Sécurité sociale. Mis en place en 2000, ce fonds
souverain a pour vocation de pallier les difficultés de trésorerie
de l’État espagnol dès lors qu’il s’agit de financer le
système de retraite par répartition. Il s’inscrit dans le cadre
du Pacte de Tolède, organisme mis en place à la fin des années 90
et voulu aussi bien par le PSOE que par le PP. Ce pacte a pour
mission de faciliter le dialogue et la prise de décision entre tous
les acteurs concernés par le financement des retraites en Espagne.
Or, avec l’augmentation drastique du taux de chômage depuis 2008,
le vieillissement de la population et le creusement du déficit
public, ce modèle de financement est largement remis en cause,
tandis que la « tirelire » des retraites voit son niveau
baisser dangereusement. À l’heure où j’e vous parle, la
Sécurité sociale espagnole a encore dû retirer 936 millions
d’euros de ce Fonds de Réserve – et, sur toute l’année 2016,
il a fallu avoir recours à près de 20 milliards d’euros (!)
disponibles dans ce fonds pour faire face à toutes les échéances
sociales.
De plus et comme vous me parlez de l'Europe, il faut savoir que la
Commission européenne veille au grain et qu’elle ne laissera pas
l’Espagne continuer de « déraper » en matière
budgétaire. Pierre Moscovici estime que le déficit public espagnol
devrait atteindre 3,9 % du PIB cette année (alors que Madrid
s’est engagé à plusieurs reprises à le faire passer sous la
barre des 3 %, chiffre magique prescrit par les instances
communautaires). L’Espagne, tout comme le Portugal, a échappé à
une sanction humiliante de la part de la Commission à l’été
2016, mais cette « clémence » ne sera pas éternelle,
surtout si le pouvoir allemand se sent menacé et qu’il estime que
la « discipline » n’est plus respectée. Il faut
cependant bien voir que ce chiffre de 3,9 % (même s’il est un
peu dépassé en fin d’année) est faible par rapport au déficit
public dont part l’Espagne : 9,39 % en 2010, 9,61 %
en 2011 voire 10,47 % en 2012 ou 10,96 % en 2009. Des
efforts considérables ont été consentis de la part de l’Espagne
et des Espagnols pour parvenir à repasser sous les 5 % du PIB
et c’est pourquoi Mariano Rajoy de « lâcher un peu la
bride » afin de ne pas tuer la croissance dans l’œuf.
Globalement, ces plus de 310 jours sans gouvernement qui se sont
étendus de décembre 2015 à octobre 2016 ont aussi permis aux
Espagnols d’éviter de nouvelles coupes budgétaires ou de nouveaux
impôts.
Mais avec la constitution de son nouveau gouvernement, plusieurs
décisions lourdes ont été prises, notamment en matière fiscale :
révision du mode de perception de l’impôt sur les sociétés afin
de renflouer les caisses, augmentation des taxes sur l’alcool, le
tabac ou les boissons sucrées, etc. La pression de Bruxelles
reste importante et le budget espagnol est toujours sous
surveillance. Beaucoup d’Espagnols se demandent à juste titre
quand leur pays verra le bout du tunnel en matière de déficit.
Le parti Podemos, lui, s’est opposé à la candidature de
Mariano Rajoy. Comment se positionne-t-il par rapport au PP et au
PSOE ? Est-il juste de parler de « populisme » à
son sujet ?
Le positionnement de Podemos par rapport aux deux « grands partis historiques » a largement évolué entre 2014 (année de sa révélation au grand public, suite aux élections européennes) et 2016. Dans un premier temps, Pablo Iglesias et ses partisans ont dénoncé la caste (casta) au pouvoir, terme qui regroupait aussi bien le PP que le PSOE – l’on a volontiers parlé, à l’époque, de PPSOE, un peu comme on dénonçait « l’UMPS » en France. C’est l’époque où Podemos, sous l’impulsion de son actuel numéro deux, Íñigo Errejón, se voulait une sorte de parti transversal, qui rejetait le clivage gauche-droite traditionnel pour mieux défendre la souveraineté populaire. Tout au long de l’année 2014 et au début de l’année 2015, Podemos mettait les conservateurs et les socialistes dans le même sac, les accusant de pratiquer à peu de choses près la même politique économique et sociale mais aussi de s’être partagés le pouvoir pendant plusieurs décennies sans jamais réellement prêter attention aux revendications du peuple. Ce partage du pouvoir aurait amené, selon Podemos, de nombreux maux avec lui : corruption endémique, dysfonctionnement de nombreuses administrations, absence de véritable alternative, etc.
Je rejoins une grande partie de ce constat – et je crois que c’est
aussi le cas de bien des Espagnols. La gestion de la crise économique
par Zapatero lors de son second mandat (2008-2011) a été
désastreuse et a démontré que la social-démocratie espagnole
n’avait pas le courage de s’opposer réellement aux marchés, aux
injonctions européennes et aux appétits de la finance. Plus
globalement, l’explosion de la bulle immobilière espagnole et
toutes les conséquences néfastes qu’elle a entraînées sont le
résultat de politiques acceptées aussi bien par le PP que par le
PSOE : crédit facile, fort endettement des ménages, incitation
permanente à la consommation, etc.
Pour Podemos, il semblait donc logique de refuser tout compromis avec
les conservateurs mais aussi avec les socialistes – puisque ces
derniers ont gouverné l’Espagne pendant plus longtemps que les
premiers après la mort de Franco et ont une responsabilité
écrasante dans l’état actuel du pays. Pourtant, après les
élections régionales et municipales de mai 2015, Podemos (et ses
filières ou alliés locaux, que l’on appelle confluencias
outre-Pyrénées) n’a pas hésité longtemps à dialoguer avec le
PSOE. Dans certains cas, les socialistes ont soutenu un candidat
podemita afin de déloger le PP du pouvoir – comme dans les
mairies de Madrid (Manuela Carmena), Valence (Joan Ribó), Cadix
(José María González, dit « Kichi »),
Saint-Jacques-de-Compostelle (Martiño Noriega), etc. Dans
d’autres cas, c’est Podemos et ses alliés qui ont soutenu la
candidature d’un socialiste, notamment à la tête des régions.
Du coup, certains zélateurs de Podemos ont interprété la chose
comme une stratégie visant à surveiller le PSOE dans un premier
temps, à le phagocyter dans un deuxième temps , à le
remplacer enfin. Personnellement, je n’ai jamais cru à cette
explication et j’ai toujours été sceptique à l’égard de
Podemos.
Pourtant, Podemos inspire, notamment en France. Par exemple,
Jean-Luc Mélenchon semble se revendiquer à son tour et à la suite
d'Iglesias de la philosophe Chantal Mouffe. Il est devenu
« Youtubeur », comme Pablo Iglesias animait La Tuerka,
une web télé…
Je peux comprendre ce qui a séduit dans le mouvement. Après tout,
il semblait vouloir court-circuiter les institutions établies pour
s’adresser directement au peuple – ce qui ressemble être du
populisme dans le bon sens du
terme, soit une politique venue du peuple et faite véritablement
pour lui. Mais pour ce faire, il faut encore savoir à quel
« peuple » l’on s’adresse. Or, Podemos a un électorat
bien précis, à la fois socialement et géographiquement et, pour
des raisons politiques et idéologiques, il a choisi de ne courtiser
que cet électorat et de ne prendre de décisions que pour lui. La
plupart des études réalisées, notamment par le CIS (Centre des
Recherches sociologiques), montrent clairement que ce ne sont pas les
plus démunis qui votent pour Podemos (ou pour Unidos Podemos, la
coalition qu’il forme avec la Gauche unie, sorte de Front de Gauche
à l’espagnole). Les citoyens dont les revenus dépassent les 4 500
euros mensuels votent en moyenne à 31 % pour la formation de
Pablo Iglesias (et à 11,5 % pour le PP), tandis que le soutien
envers Podemos tombe en-dessous des 15 % chez les personnes
touchant entre 600 et 900 euros par mois (c’est-à-dire autour du
salaire minimal, qui s’élève à 764,40 euros par mois en 2016),
contre 21 % pour le PP. La sociologie électorale de Podemos est
limpide, puisqu’elle repose pour l’essentiel sur les jeunes
urbains (entre 18 et 35 ans) les mieux formés, souvent plus aisés,
ayant suivi des études universitaires, ayant voyagé et n’étant
pas réellement attachés à leur pays – pas plus qu’à la notion
de nation en général.
Pablo Iglesias et Íñigo Errejón |
Par ailleurs, au niveau géographique, Podemos et ses alliés font le
plein dans l’Espagne périphérique – c’est-à-dire la
Catalogne, le Pays basque, la Navarre, la Communauté de Valence et,
dans une moindre mesure, les Baléares et la Galice. Par « Espagne
périphérique », il ne faut surtout pas comprendre « Espagne
défavorisée » puisqu’il s’agit, à l’exception de la
Galice (et en partie de la Navarre), d’une Espagne plutôt riche et
urbaine surtout désireuse de renforcer les privilèges déjà
arrachés à l’État central. En réalité, Podemos est surtout le
parti de ceux qui se reconnaissent dans une gauche « radicale »
et pensent que Pablo Iglesias pourra les mener efficacement à
l’indépendance de facto ou de jure de leur
communauté autonome. Les dirigeants de Podemos n’ont d’ailleurs
jamais caché leur soutien aux régionalistes et aux séparatistes de
tout poil.
Si l’on se penche sur une carte des derniers résultats électoraux
en Espagne, le bilan est facile à tirer : en dehors du cœur de
l’agglomération madrilène (zone riche, dynamique et urbaine), qui
leur est plutôt favorable, les podemitas ne séduisent guère
dans le centre de l’Espagne. De la même façon, ils sont à la
traîne dans les régions périphériques plus défavorisées (Région
de Murcie, Andalousie, Canaries, Asturies). C’est pourtant dans ces
zones que se trouvent les plus pauvres des Espagnols, ceux qui
bénéficient le moins des avantages matériels offerts par la
mondialisation – je pense notamment aux zones rurales de
Castille-et-León, de Castille-La Manche, d’Aragon et
d’Estrémadure. Ces régions sont centrales géographiquement mais
périphériques économiquement et politiquement – et elles
n’intéressent pas Podemos, puisqu’elles tournent le dos à cette
formation (même si l’on note des exceptions locales, comme
l’agglomération de Cadix, en Andalousie).
Faut-il renoncer à espérer que Podemos prône un jour la sortie
de l’Union européenne pour l’Espagne comme le font de nombreux
mouvements populistes dans d’autres pays de l’UE ?
Honnêtement, je n'y crois guère. Et si un tel bouleversement a
lieu, ce sera avec d’autres dirigeants et des bases idéologiques
radicalement différentes. En dehors de Juan Carlos Monedero, né en
1963 (mais qui ne fait plus partie du bureau politique de la
formation), les principales figures de proue de Podemos sont nées
dans les années 70 ou 80, ont grandi avec l’Union européenne,
l’ouverture des frontières, la libre circulation des personnes, la
dilution progressive des États-nations traditionnels, etc.
Quand bien même ils pourraient en critiquer les orientations
libérales, les responsables de ce parti ont un profond attachement à
l’idée même d’Union européenne et ils l’ont toujours rappelé
avec véhémence.
Bien entendu, ceux qui ont présenté Podemos comme un dangereux
parti bolchevique prêt à faire la révolution prolétarienne à
tout instant (c’est-à-dire tous les adversaires de
droite du parti) ont aussi affirmé pendant des mois que
l’élection de Pablo Iglesias à la tête du gouvernement espagnol
supposerait une rapide sortie de l’Espagne de l’Union européenne.
On l’a entendu aussi bien dans la bouche d’hommes politiques
espagnols (comme Mariano Rajoy) que dans celle de journalistes de
nombreux pays. Cela me semble ridicule : Iglesias et ses
partisans n’ont eu de cesse que de rappeler qu’ils n’étaient
pas opposés à l’idée même d’UE. Ils réclament cependant une
autre Europe, une « Europe sociale », une « Europe
des travailleurs », etc., de vieilles lunes dont on sait
ce qu’il faut penser. L’Union européenne est comme elle est
(libérale, antidémocratique, etc.) non pas par un accident
de l’histoire, par la volonté néfaste des dirigeants des vingt
dernières années ou par une fâcheuse déviation de ses objectifs
initiaux : elle a été conçue pour devenir ce qu’elle est
devenue. Et je ne suis pas sûr que les responsables et une bonne
partie des électeurs de Podemos finissent par le comprendre. Ils ont
un profond blocage psychologique et idéologique à ce sujet.
La Gauche unie, le nouveau partenaire de Podemos au sein
« d'Unidos Podemos », n'est-elle pas plus radicale dans
sa critique de l'Europe ?
Sans doute. Mais la Gauche unie en est aujourd’hui réduite à
jouer le rôle de supplétif de Pablo Iglesias. A priori,
elle est condamnée à
terme à disparaître électoralement. De plus, elle n’a jamais si
claire concernant l’Union européenne et l’euro. J’en veux pour
preuve les déclarations de son actuel coordinateur fédéral,
Alberto Garzón, qui affirmait auprès du magazine Mundo obrero
en juillet 2013 : « C’est une question [l’euro]
compliquée d’un point de vue technique mais l’on peut affirmer,
pour résumer, que le véritable problème de l’économie
[espagnole] n’est pas strictement monétaire ; il concerne le
capitalisme espagnol, qui ne trouve pas sa place dans le monde. […]
Ce que fait l’euro, c’est accentuer ces problèmes puisqu’il
agit comme une camisole de force. Sortir de l’euro n’implique pas
une solution. Cela vous donne des instruments plus importants pour
gérer une politique monétaire différente, bien qu’au départ,
cela implique une souffrance très importante, mais dans tous les
cas, vous continuez à lutter sur le même théâtre de concurrence
mondialisée. Par conséquent, le débat ne concerne pas tellement
l’euro mais le type d’institutions, aussi bien politiques
qu’économiques, que nous devons articuler entre les différentes
économies européennes pour qu’elles forment un bloc commun pour
s’en sortir. […] Au lieu d’un débat sur l’euro, je suis
partisan d’une discussion sur la création de blocs sociaux,
politiques et économiques en Europe du Sud (c’est-à-dire la
Grèce, le Portugal, l’Italie et l’Espagne), car nous partageons
des problèmes structurels ».
En d’autres termes, après avoir clairement identifié le problème
fondamental posé par une monnaie unique, Alberto Garzón expliquait
que ce problème est finalement secondaire, et qu’il fallait
attendre une coordination entre différents pays européens pour s’en
sortir. Autant attendre les calendes grecques. En juin 2013, son
prédécesseur au poste de coordinateur fédéral, Cayo Lara, signait
un article intitulé « La Gauche unie parie sur l’euro au
sein d’une Union européenne refondée ». C’est aussi
ce que proposait en son temps Aléxis Tsípras pour la Grèce –
avec le succès que l’on connaît. Et depuis 2013, pour autant que
je sache, les positions en la matière de la direction de la Gauche
unie n’ont guère évolué.
Quant à Podemos en lui-même, l’Union européenne lui tient lieu
de totem indéboulonnable auquel on doit sans cesse rappeler son
attachement. À la veille des élections générales du 20 décembre
2015, l’Institut royal Elcano, cercle de réflexion sis à Madrid,
posait une série de questions dans le domaine de la politique
étrangère aux quatre plus grandes formations en lice. L’une de
ces questions était la suivante : « En tant
qu’objectif à moyen et long terme, seriez-vous partisan d’une
Europe fédérale ou d’un saut décisif vers de véritables
« États-Unis d’Europe » ? » La
personnalité mandatée par Podemos répondait la chose suivante :
« Dans la mesure où cela se fait depuis les valeurs dont
nous venons de parler [les droits de l’homme, l’égalité des
sexes, la démocratie et le développement durable et inclusif], oui.
Le plus curieux dans tout ce processus de débat sur le chapitre
« Europe » de notre programme électoral, c’est qu’il
nous ait fallu démentir le mythe selon lequel les adhérents et
sympathisants de Podemos sont opposés au projet européen. C’est
tout le contraire. Chez Podemos, nous sommes partisans d’un
renforcement de l’union politique des 28 avec une nouvelle réforme
constituante, à condition qu’elle se fasse dans une perspective
démocratique, avec l’accent mis sur les citoyens et sur la base de
l’Europe sociale et des valeurs. Nous revendiquons ainsi un projet
transformateur ambitieux, solidaire, inclusif et profondément
européiste ». Je crois qu’une telle profession de foi se
passe de tout commentaire.
Podemos n’a jamais condamné non plus la monnaie unique en tant que
telle . Dans son « Projet économique pour les gens »
(Proyecto económico para la gente), document de travail
approuvé par Pablo Iglesias en 2014 mais rédigé par deux
universitaires proches de la formation (Vicenç Navarro et Juan
Torres), le parti consacre un chapitre particulier à la politique
européenne (en faisant une fois de plus une question comme une autre
alors qu’elle est, à l’heure actuelle, cruciale pour retrouver
la souveraineté populaire et nationale). Il y réclame une
modification des statuts et des normes de la Banque centrale
européenne (bon courage pour affronter une bonne partie des pays
européens sur ce sujet). L’euro est évoqué au début du document
en ces termes : « La zone monétaire de l’euro est
« mal » conçue, au bénéfice de l’Allemagne et des
grandes corporations, tout particulièrement des corporations
financières. Il lui manque tous les éléments dont nous savons
qu’ils sont indispensables pour que l’union monétaire soit
optimale et fonctionne correctement lorsque des problèmes se
présentent, c’est-à-dire sans générer des asymétries et des
inégalités, des déséquilibres constants et une instabilité
continuelle. Les Espagnols doivent comprendre qu’il est
matériellement impossible de mener à bien des politiques qui
satisfassent l’intérêt général (celui de l’immense majorité
de la population), au sein de l’euro tel qu’il est conçu. Ils
doivent savoir que l’euro a été imaginé comme un véritable
guêpier mais qu’il n’est écrit nulle part que les peuples
doivent l’accepter sans broncher. »
Jusque-là, le constat me paraît plutôt lucide, même si, à
nouveau, il n’y a aucun « défaut de conception » dans
l’euro, pas plus que dans l’Union européenne : une monnaie
unique ne peut que « mal » fonctionner entre des pays
différents, aux intérêts divergents, aux structures économiques
incomparables et au poids politique et économique sans commune
mesure. Ou alors il faudrait que des transferts financiers massifs
soient acceptés dans les zones les plus riches pour que les zones
les plus pauvres soient constamment sous perfusion monétaire. Mais
le plus beau est à venir puisque le « Projet économique pour
les gens » précise la chose suivante : « Il y a
d’autres façons de construire l’Europe et de faire en sorte que
la monnaie unique fonctionne. Il est fondamental que le gouvernement
espagnol promeuve et mette au point dès que possible des accords
stratégiques avec le gouvernement des autres pays européens pour
que l’on puisse changer les actuelles conditions de gouvernance de
l’euro ». Une autre Europe à laquelle ne seront
favorables ni l’Allemagne, ni les Pays-Bas, ni l’Autriche, ni la
France (en cas par exemple d'élection de François Fillon à la
présidence du pays), etc.
Et pourquoi ne pas commencer par envisager des solutions proprement
espagnoles, qui consisteraient à retrouver véritablement la
souveraineté face aux puissances d’argent mais aussi face aux
institutions supranationales ? Cela supposerait bien entendu de
rompre clairement et définitivement avec la zone euro, l’Union
européenne, etc., alors que Podemos appelle de ses vœux une
« Europe fédérale ».
Il faut bien comprendre que, si les défis des pays européens
s’inscrivent évidemment dans un cadre commun, chaque nation
conserve ses particularités. En ce sens, il est indispensable que
tous les observateurs de la vie politique espagnole soient conscients
du fait que toute la gauche espagnole a abandonné l’idée de
nation et de souveraineté nationale. Podemos promeut, tout comme la
Gauche unie ou le PSOE (et même le PP, mais c’est une autre
discussion là aussi) une double dissolution de l’Espagne :
une aspiration par le haut (via les institutions européennes
et la fédéralisation du continent) et une aspiration par le bas
(via la désagrégation du pays et sa fragmentation en
baronnies indépendantes de jure ou de facto). Tout (ou
presque) sera accepté au nom du « dépassement » de
l’idée de nation – et sans nation, pas de souveraineté
nationale. Je ne souhaite qu’une chose : que Podemos change
son fusil d’épaule en la matière et adopte des positions
réellement « souverainistes » (car parler de
« patrie » ou de « souveraineté » ne suffit
pas, encore faut-il joindre les actes aux paroles).
Dans ce cadre, ceux qui, particulièrement en France, continuent de
voir aujourd’hui en Podemos un facteur de profonde remise en cause
de l’Union européenne ou de l’euro se trompent lourdement.
les relations avec les milieux "indépendantistes" des régions souvent les plus riches économiquement de la péninsule ibérique mériteraient d'être creusés pour savoir si Podemos souhaite réellement sortir de l'UE et de l'euro
RépondreSupprimerCes milieux indépendantistes/autonomists ont toujours jouer l'UE contre l’État espagnol. C'est une constante et c'est le cas également dans d'autres pays européens, dont la France (mouvements bretons et alsaciens notamment).
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