David Todd est historien et enseignant au King's College de Londres. Il notamment publié L'identité économique de la France : libre-échange et protectionnisme 1814 - 1851 (Grasset, 2008). Il a répondu ci dessous à quelques questions sur le protectionnisme, sur le Brexit, sur les stratégies de Theresa May et de Donald Trump.
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En
tant qu'historien, vous avez travaillé sur les trajectoires
idéologiques comparées de la France et de la Grande-Bretagne et sur
la manière dont ces deux pays ont opté entre protectionnisme et
libre-échangisme. A quel moment les deux pays ont-ils commencé à
diverger sur ces questions et pourquoi ?
Les cultures économiques française et britannique se sont forgées au cours de la première mondialisation, au XIXe siècle, en même temps que leurs traditions démocratiques. La Grande-Bretagne a opté pour le libre-échange parce qu’il correspondait de manière évidente à ses intérêts de première puissance exportatrice de produits manufacturés. Mais le « free trade » avait aussi une forte connotation démocratique, puisque la protection douanière des productions agricoles profitait d’abord aux grands propriétaires de l’aristocratie terrienne. L’hostilité viscérale des britanniques à la politique agricole commune (PAC) européenne est un relent de ce libre-échangisme démocratique.
En
France, en revanche, si les classes dirigeantes préféraient le
libre-échange, par conviction et par désir de collaborer avec la
Grande-Bretagne à l’exploitation du globe, les petits producteurs
industriels et la paysannerie penchaient fortement pour le
protectionnisme. Le traité de libre-échange conclu par le Second
Empire avec la Grande-Bretagne en 1860 fut très impopulaire, alors
que la politique protectionniste de la Troisième République a
contribué à la solidité du régime qui a mis fin à l’instabilité
politique française après 1789.
Les
politiques commerciales sont parfois allées à l’encontre des
cultures économiques – la Grande-Bretagne a pratiqué un
protectionnisme modéré des années 1930 aux années 1970, la
France a libéralisé ses échanges depuis cette période – mais
souvent au prix d’un malaise politique.
Dans
son grand discours du 18 janvier sur le Brexit, Theresa May a annoncé
vouloir quitter le Marché unique européen pour tendre vers « une
Grande-Bretagne vraiment globale ». Elle souhaite ne plus
privilégier le commerce intra-européen et veut faire de son pays «
une grande nation de commerce dans le monde entier ». Ça peut
sembler étonnant dans la mesure où les électeurs britanniques
ayant voté pour la sortie de l'UE semblaient s'exprimer dans le même
temps contre les effets de la mondialisation. Theresa May entend-elle
seulement répondre à ceux qui ont intenté à son pays un procès
en « repli national », ou veut-elle renouer avec la tradition d'une
grande nation marchande ?
L’accent
mis par Theresa May sur l’ouverture commerciale est logique et
habile compte tenu de la prégnance idéologique du libre-échange en
Grande-Bretagne. En même temps, les seules mesures concrètes
annoncées, sur le contrôle des flux migratoires, correspondent à
une logique de rupture avec la mondialisation. Comme l’a montré le
New Labour de Tony Blair, dont le discours portait aux nues
l’économie de marché tout en procédant à la plus forte
expansion des politiques publiques depuis l’après-guerre (dans
l’éducation, la santé et le logement), la classe politique
britannique est une championne de la communication. Les
sociaux-démocrates allemands de Gerhard Schröder ont
malheureusement été plus honnêtes, en détricotant comme ils
l’avaient annoncé la protection sociale outre-Rhin.
Dans le même temps et comme
l'explique ici l'économiste Olivier Passet, Donald Trump semble se diriger, aux
États-Unis, vers une stratégie qui fait perdurer le néolibéralisme
à l'intérieur du pays mais privilégie le protectionnisme vis-à-vis
de l'extérieur. Ces deux pays de « l'Anglosphère » que sont les
États-Unis et la Grande-Bretagne, tous deux gouvernés par des
conservateurs fraîchement élus, vont-ils diverger sur l'usage du
libre-échange commercial ?
La
culture économique américaine est profondément différente de
celle de la Grande-Bretagne. Le Nord anti-esclavagiste qui a remporté
la Guerre de Sécession en 1865 était aussi très protectionniste,
alors que les Etats confédérés du Sud avaient inscrit le
libre-échange des marchandises, à côté du droit à posséder des
esclaves noirs, dans leur constitution. Le programme économique de
Donald Trump renoue donc à beaucoup d’égards avec celui du parti
Républicain d’Abraham Lincoln, à la fois ultra-capitaliste et
ultra-protectionniste. Même la vulgarité de Trump et les soupçons
de corruption qui planent sur lui rappellent certains présidents
américains (Andrew Jackson, Ulysses Grant) qui déjà horripilaient
les observateurs européens du XIXe siècle.
Je
pense donc que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne vont tenter de
rompre avec la mondialisation selon des modalités différentes. Je
ne crois pas à l’Anglosphère comme projet politique et économique
sérieux. Aux Etats-Unis le concept n’intéresse que quelques
intellectuels, souvent d’origine britannique comme l’historien
écossais Niall Ferguson. En Grande-Bretagne, la conscience
d’appartenir à une communauté anglophone de 500 millions
d’habitants a certainement joué un rôle dans le vote en faveur du
Brexit. Comme beaucoup l’ont souligné depuis Ernest Renan, le
nationalisme est une foi de substitution à la religion, mais qui en
conserve sur le plan métaphysique le besoin d’une dimension
universelle. En pratique, les Britanniques conservent une certaine
méfiance envers la brutalité américaine, que la catastrophe de la
guerre en Irak a renforcé. Le Trumpisme et le Mayisme sont cousins
sans être identiques, ils restent avant tout des nationalismes.
Et
la France dans tout ça ? En s'intégrant à une Union européenne
dont la politique commerciale est un domaine de compétence exclusif
et qui interdit de se protéger, n'a-t-elle pas renoncé à sa propre
tradition économique ?
Oui,
la France est dans une impasse poignante. La dimension universelle du
patriotisme français contemporain étant le projet européen, une
réaffirmation nationale aux dépens de celui-ci paraît un prix
lourd à payer. Même le protectionnisme de la troisième et de la
quatrième république était tempéré par une forte intégration
commerciale avec l’empire colonial. D’un autre côté,
l’éviscération économique de la France (et des pays
méditerranéens de la zone euro) par l’Allemagne est
insupportable.
La
majorité de la classe politique française semble continuer à
espérer un aggiornamento de l’Allemagne, qui comme l’Amérique
du plan Marshall prendrait ses responsabilités de puissance
dominante et poursuivrait des politiques budgétaire, monétaire et
commerciale favorables à ses partenaires. Le consensus sur ces
questions qui prévaut en Allemagne – ce sont les Verts et les
Sociaux-Démocrates allemands qui ont théorisé ces politiques
rigoristes, au nom de la soutenabilité environnementale et
démographique – suggère que la droite et la gauche françaises,
tels Vladimir et Estragon, attendent Godot.
Les
Français devraient souhaiter la réussite économique du Brexit,
soit parce qu’il forcera l’Allemagne à changer de politique pour
sauver l’Union européenne, soit parce qu’il fournira un modèle
à suivre si la France devait elle aussi la quitter. Dans ce dernier
cas, la France pourrait se rappeler qu’elle est un pays atlantique
et non seulement européen.
Aujourd’hui l’Amérique et la
Grande-Bretagne font figure de croquemitaines dans les débats
français, mais c’est le fruit de caricatures et d’une vision à
très court terme. Ces deux pays ont inventé la démocratie
libérale, la redistribution massive des revenus (New Deal) et
l’assurance maladie universelle (Plan Beveridge). Le niveau des
inégalités y est aujourd’hui scandaleusement élevé, mais la
tendance s’est récemment inversée, alors que l’Europe
continentale continue à se débattre dans le chômage de masse et
des inégalités croissantes. L’alternative à ce choix atlantique,
c’est un alignement de la France sur la défense de la
mondialisation par l’Allemagne et par la Chine, la seule grande
puissance gouvernée par un parti unique: est-ce préférable, ou
même raisonnable ?
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Pour aller un peu plus loin sur la question du protectionnisme dans l'histoire économique française, on peut également visionner ceci :
Je ne vois pas en quoi le contrôle des flux migratoires est une logique de rupture envers la mondiallisation.
RépondreSupprimer"Les Français devraient souhaiter la réussite économique du Brexit"
RépondreSupprimerLes vœux pieux, c'est bien joli, mais la réalité est têtue, le Brexit sera un échec tout comme Trump aux USA. Tant de naïveté en est presque criminel pour ceux qui vont subir aux US et GB les conséquences de ces idioties hors d'âge.