jeudi 16 mars 2017

Aurélien Denizeau : «l’attitude de l’Allemagne et des Pays-Bas a servi Erdogan»





Auteur de l’article « La Turquie entre stabilité et fragilité » paru dans le numéro de printemps 2016 de Politique étrangère (1/2016),  Aurélien Denizeau, doctorant en histoire et sciences politiques à l’INALCO. On peut lire ici une analyse qu'il fait de la situation intérieure turque et ici un entretien accordé à L'arène nue sur la crise migratoire et l'accord UE-Turquie

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Le 16 avril prochain aura lieu un référendum constitutionnel en Turquie, qui devrait être remporté par et Erdoğan accroître encore ses pouvoirs. Quel en est l'enjeu exact ? Le pays est-il vraiment emporté par une dérive autoritaire ou la manière dont on traite le sujet en Europe relève-t-elle de la diabolisation et de la « fabrique de l'ennemi » comme l'Europe tend à la pratiquer avec d'autres de ses grands voisins, comme par exemple la Russie ?
Ce référendum est la dernière étape d’un long combat entamé par Recep Tayyip Erdoğan pour faire de la Turquie un régime présidentiel, dont il se voit comme la clé de voûte. Ses opposants craignent surtout que la réforme constitutionnelle accroisse ses pouvoirs encore davantage, notamment en mettant fin de facto à l’indépendance de la justice. Ces craintes se comprennent parfaitement, mais on peut toutefois noter que le président turc n’a pas besoin de cette réforme pour disposer de pouvoirs d’ores et déjà très étendus, au moins en pratique. En fait, l’enjeu va surtout être de savoir si le peuple turc soutient toujours Recep Tayyip Erdoğan, comme il le clame régulièrement. Un vote en faveur du « oui » me semble assez probable, mais s’il était obtenu à une faible majorité, la légitimité de la nouvelle Constitution en serait affectée…
Quoi qu’il en soit, il est certain que le régime turc se fait de plus en plus autoritaire, globalement depuis 2011 et l’échec de sa politique syrienne, qui a lourdement pesé dans tous les autres domaines (sécurité, économie, etc.) Il est devenu assez comparable à la Russie de Vladimir Poutine. Ce qui entraîne en Europe deux types de réactions outrancières : soit une diabolisation empreinte de moralisme, soit un aveuglement mêlé de fascination. Les dirigeants comme Erdoğan ou Poutine (mais aussi Donald Trump ou Viktor Orban) sont des personnages très clivants, qu’on appréhende rarement avec la nuance nécessaire. Les médias européens oublient souvent qu’ils sont soutenus par une partie non-négligeable de leur peuple, et que leurs provocations et outrances plaisent à cet électorat.
Dans le cas du régime d’Erdoğan, l’hostilité des médias européens est d’autant plus grande qu’ils ont fait preuve d’un grand aveuglement à son endroit dans les années 2000 ; à l’époque, ils saluaient ses mesures de libéralisation et de démocratisation – sans comprendre qu’elles lui permettaient surtout d’éliminer ses rivaux kémalistes. Le retour de l’autoritarisme, mêlé cette fois de conservatisme religieux, a été pour eux une cruelle désillusion, d’où leur changement de ton.

"Dans le cas du régime d’Erdoğan, l’hostilité des médias européens est d’autant plus grande qu’ils ont fait preuve d’un grand aveuglement à son endroit dans les années 2000"

Des politiques turcs de haut rang ont entrepris de faire campagne dans divers pays d'Europe. Certains meetings ont été annulés en Allemagne. Deux ministres d'Erdoğan ont été refoulés par les Pays-Bas en pleine campagne législative et la tension est très vite montée entre les deux pays. La France a agi très différemment en autorisant un meeting à Metz et vous considérez qu'elle a eu raison. Pourquoi ?
Il faut bien comprendre que l’attitude de l’Allemagne et des Pays-Bas a été une aubaine pour le président Erdoğan. Beaucoup de Turcs l’ont en effet vécue comme une humiliation, et il s’en est servi pour relancer sa campagne, assimilant les adversaires de la réforme constitutionnelle à ces deux pays. D’ailleurs, l’opposition kémaliste a réclamé des sanctions contre les Pays-Bas, dans une surenchère nationaliste visant à ne pas laisser le camp présidentiel récupérer seul l’incident.

"Il faut bien comprendre que l’attitude de l’Allemagne et des Pays-Bas a été une aubaine pour le président Erdoğan. Beaucoup de Turcs l’ont en effet vécue comme une humiliation, et il s’en est servi pour relancer sa campagne."

En refusant un meeting à Metz, la France aurait renforcé la rhétorique victimaire et nationaliste d’Erdoğan, relative à une supposée « turcophobie » de l’ensemble de l’Europe. En se distinguant des Pays-Bas et de l’Allemagne, au contraire, elle désamorce cette rhétorique. De plus, c’était une occasion de renforcer un peu les relations franco-turques, souvent difficiles ces dernières années, et de rappeler que la « solidarité européenne » est un mythe, les différents États européens ne partageant pas les mêmes intérêts.
Bien sûr, le problème qui aurait pu se poser aurait plutôt été que des propos communautaristes soient tenus dans ce meeting, où que des débordements aient lieu. Dans ce cas, la France aurait dû naturellement demander des explications à la Turquie, mais en ayant a priori démontré sa bonne volonté, elle n’aurait pas pris l’initiative des éventuelles frictions qui auraient suivi.

Le spécialiste de géopolitique Hadrien Desuin explique ici l'enjeu qu'il y a, pour le gouvernement d'Ankara, à faire campagne auprès des Turcs vivant en Europe. Il explique notamment : « le gouvernement turc veille à mobiliser ses diasporas car il redoute l'assimilation de ces populations dans leur pays d'adoption. Il s'agit de maintenir ces Turcs dans leur culture d'origine ». Partagez-vous ce point de vue ?
Je pense en effet que le gouvernement turc cherche à s’appuyer sur sa diaspora, à la fois pour en obtenir le soutien électoral, mais aussi pour qu’elle fasse pression sur les pays d’accueil. Recep Tayyip Erdoğan avait d’ailleurs incité ses compatriotes en Europe à s’inscrire sur les listes électorales, en vue de peser sur la politique européenne. Bien sûr, à long terme, cette politique est incompatible avec la vision républicaine française, favorable à l’acculturation de l’ensemble de ses citoyens. Ce problème sérieux devra faire l’objet, tôt ou tard, d’une explication entre Paris et Ankara. Mais il ne faut pas se leurrer : tant que la France sera dans l’état de fragmentation identitaire qu’elle connaît, les autorités turques – ou d’autres pays – auront la tentation d’y prolonger leur politique intérieure.

Vous expliquiez ici-même il y a un an que l'accord conclu entre l'Union européenne - et plus exactement l'Allemagne – et la Turquie sur la question des migrants et du contrôle des frontières était précaire. Il semble pourtant qu'il ait permis une maîtrise accrue des flux migratoires à destination de l'Europe. Faut-il craindre à présent qu'il soit rompu par Erdoğan ?
L’accord a en effet plus ou moins fonctionné pour le moment, mais la précarité que j’évoquais était précisément liée à ce genre de crises. Plusieurs officiels turcs menacent désormais de le rompre en représailles ; ils n’en ont pas forcément l’intention, mais c’est un moyen pour eux de faire monter les enchères.
Par ailleurs, les dirigeants turcs sont aussi sous pression de leur opinion publique, qui a toujours considéré cet accord turco-européen comme désastreux ; ils ont l’impression de devoir porter seul le fardeau des réfugiés, contre des concessions européennes minimes. Si Recep Tayyip Erdoğan se trouvait en difficulté en termes de politique intérieure, il pourrait être tenté de rompre l’accord, car il en retirerait un grand prestige auprès de ses compatriotes – et ce davantage encore en temps de crise.

Comment les Turcs appréhendent-ils l'Europe, avec laquelle ils continuent à mener des négociations d'adhésion ? Faut-il cesser ces négociations ? Quel type de diplomatie faut-il conduire, selon vous, avec Ankara ?
La question de l’adhésion à l’Union Européenne a longtemps empoisonné les relations franco-turques. Mais les dernières années ont vu un changement notable. Du côté turc, l’Union Européenne ne fait absolument plus rêver. Les motivations économiques ont été sérieusement refroidies par la crise de la zone euro, alors même que la croissance turque affichait de très beaux chiffres. Malgré un certain ralentissement, les Turcs ont bien conscience qu’ils s’en sortent mieux que les pays méditerranéens de l’UE. Quant au caractère « symbolique » de l’adhésion, censé marquée le caractère européen de la Turquie, il a beaucoup de sa valeur depuis que le pays s’ouvre à d’autres espaces géopolitiques, et se laisse séduire par les thèses néo-ottomanistes, pan-turquistes ou eurasistes. En somme, les Turcs n’ont pas renoncé à l’UE, mais n’en font plus un objectif prioritaire.

"Malgré un certain ralentissement, les Turcs ont bien conscience qu’ils s’en sortent mieux que les pays méditerranéens de l’UE"

Du côté français, tout dépend de la vision qu’on a de l’Europe. D’un point de vue européiste, une adhésion de la Turquie aurait de sérieux inconvénients, alors même que l’UE paraît en pleine déliquescence. D’un point de vue souverainiste, par contre, la question est finalement secondaire : il ne s’agit de savoir si la Turquie va rentrer dans l’UE, mais plutôt si la France va pouvoir en sortir. En d’autres termes, dès lors qu’on ne croit pas à l’UE, il serait absurde d’ouvrir une crise franco-turque en bloquant les négociations d’adhésion d’Ankara, alors même que l’on prévoit de toute façon de s’en retirer.
Cela ne signifie pas que la diplomatie menée vis-à-vis de la Turquie doit être exempte de désaccords. En particulier, on peut questionner la politique syrienne d’Ankara, comme d’ailleurs l’ont fait certains de ses partenaires actuels, notamment la Russie. Simplement, il ne faut pas oublier que nous avons affaire à un pays émergent, profondément attaché à sa souveraineté. Il ne faut pas hésiter à exprimer nos désaccords sur des questions de politique internationale, mais savoir faire preuve de tact en ne s’ingérant pas trop directement dans les affaires intérieures turques. Une telle attitude aurait pour principal conséquence de rapprocher Ankara de partenaires moins regardants à ce sujet (Russie, Arabie Saoudite, Israël, voire Chine et Iran), et d’accélérer le repli autoritaire que nous aurions cherché à freiner…



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