Depuis
la Belgique où il se trouve actuellement, Carles Puigdemont a
affirmé qu'il reconnaîtrait le résultat des élections du 21
décembre, pourtant souhaitées par Madrid. Alors, c'en est déjà
fini de l'indépendance de la Catalogne ? Et si les indépendantistes
les gagnent ?
Les
deux principaux partis indépendantistes,
le Parti démocrate européen catalan (PDeCAT, centre droit) et la
Gauche républicaine de Catalogne (ERC),
affirment qu'ils se présentent au scrutin pour défendre la
République, mais c'est une stratégie politique et sémantique. Leur
objectif est de gagner le scrutin pour forcer le gouvernement de
Mariano Rajoy à reconnaître qu'il y a un fait indépendantiste
indéniable et qu'il est contraint d'ouvrir le dialogue avec eux.
Puigdemont l'a plus ou moins expliqué à Bruxelles : il était
convaincu que la proclamation de la République serait la première
phase d'une discussion avec Madrid.
La
République n'a
d’ailleurs
jamais été formellement proclamée. C'est
en tous cas l'avis de plusieurs juristes. Le vendredi 27 octobre, le
Parlement de Catalogne a adopté une résolution (c'est-à-dire un
avis, qui n'a pas de valeur juridique, seulement politique) dans
laquelle
il demandait au gouvernement catalan de prendre toutes les mesures
nécessaires pour que soit appliquée concrètement la loi de
transition juridique. Cette loi a été votée le 7 septembre par le
Parlement, mais annulée par la justice espagnole. Elle pose les
bases de la nouvelle République catalane, en attendant qu'une
Constitution soit votée. En revanche, le Parlement n'a pas voté le
préambule de la résolution (ainsi que l'a expressément souligné
la présidente du Parlement Carme Forcadell), préambule qui
affirmait que la Catalogne est un État indépendant sous la forme
d'une République démocratique et sociale. En pratique, la
République n'a pas été proclamée, et l'absence de toute
reconnaissance internationale l'empêche d'exister.
J'ajoute
que la résolution du 27 octobre n'a jamais été publiée dans une
publication officielle (il y en a deux : le Bulletin officiel du
Parlement ou le Journal officiel de la Généralité), or en droit un
texte non publié n'a aucune valeur, portée, incidence ou
conséquence.
Du
coup, comment se passent, pour l'instant, la suspension de
l'autonomie et la mise sous tutelle de la région
via l'article 155 de la Constitution espagnole ?
Pour
le moment, il n'y a pas de réactions de contestation majeures.
L'ancien chef des « Mossos »
(
la
police catalane) Josep
Lluis Trapero a envoyé une lettre à ses anciens subordonnés en les
appelant à la loyauté envers leur nouveau chef, et le gouvernement
de Madrid a choisi pour le remplacer l'ancien adjoint de Trapero, ce
qui est une reprise en main soft. Les hauts fonctionnaires proches de
l'ancien gouvernement sont allés récupérer leurs effets personnels
dans leurs bureaux sans créer d'incident. Le représentant de la
Généralité auprès de l'UE a accepté sa destitution. Même la
présidente du Parlement Carme Forcadell a renoncé à convoquer le
bureau du Parlement, affirmant que ce dernier se trouvait dissous.
Puigdemont a expliqué hier à Bruxelles qu'il ne voulait pas voir la
République naître dans la violence, ce qui expliquait cette absence
de réaction.
Pour
commencer, on peut souligner que la
manière dont Puigdemont est parti à Bruxelles est rocambolesque. Il
est parti de Gérone (où il réside) entre 1h et 2h du matin, en
voiture, avec cinq anciens membres du gouvernement. Mais dans la
matinée, alors qu'il était déjà arrivé dans la capitale belge,
il a publié sur son Instagram une photo de l'intérieur du palais de
la Généralité, faisant croire qu'il était à son bureau alors que
le bâtiment est gardé par les Mossos. Cela explique pourquoi à
10h30 il n'était pas à la réunion de la direction de son parti, le
PDeCAT.
Pour
ce qui est de l'asile, non, il ne le demandera
pas, il
l'a fait savoir. Mais
restera len
Belgique
tant qu'il n'aura pas « les garanties d'un procès juste ». Il veut
en fait profiter de la forte protection offerte par la justice belge
en matière d'extradition. Les justices belge et espagnole ont un
contentieux important à ce sujet, assez rare pour deux pays de
l'Union. La Belgique a plusieurs fois refusé d'extrader des membres
d'ETA, aussi Puigdemont cherche à internationaliser le conflit via
les tribunaux. Son objectif est de rester visible alors que sa
destitution ne lui donne plus les moyens institutionnels et
médiatiques dont il disposait avant. Une partie des Catalans lui
reproche ce départ, estimant que ce n'est que de la mise en scène.
Des habitants disent « Il doit avoir une stratégie, mais nous ne
parvenons pas à la comprendre ». À l'inverse, les radicaux de la
CUP jugent que c'est la bonne stratégie car cela permet (pour eux)
de mettre l'accent sur la « violation des droits humains » à
l'œuvre en Catalogne.
Comment
les trois partis indépendantistes
(la CUP
justement, mais aussi le PDeCATde Puigdemont et l'ERC),
abordent-ils cette période transitoire qui
court jusqu'aux élections du 21 décembre ?
La
CUP doit faire voter sa base militante pour savoir si elle participe
effectivement au scrutin. Les deux autres formations vont se préparer
électoralement, le PDeCAT semblant enclin à laisser les plus
modérés le représenter. Ainsi l'ancien conseiller (ministre
régional) aux Entreprises Santi Vila, qui avait démissionné juste
avant la déclaration d'indépendance car il ne croit pas dans la
solution unilatérale, a indiqué vouloir mener la campagne du
PDeCAT.
La
CUP affirme également désormais que la fondation de la République
sera un processus de long terme, ce qui laisse entendre qu'elle admet
l'échec du processus mené jusqu'à présent. Les partis
indépendantistes vont sans aucun doute adopter une position de
victime, insistant sur l'oppression de Madrid et rappelant les
terribles images de la répression disproportionnée du 1er octobre,
qui avait été un électrochoc puissant.
Le
PdeCAT
et ERC ne
devraient pas rééditer la
liste commune (Ensemble pour le oui), qu'ils avaient créée
en 2015 et qui n'avait pas enclenché de dynamique forte (ils avaient
raté la majorité absolue de six sièges contrairement à leurs
espérances, et dépendaient de la CUP). L'objectif qu'ils
poursuivent est de remobiliser leur électorat (de gauche pour ERC,
de centre droit pour le PDeCAT) et d'élargir leur base électorale
(notamment pour le PDeCAT, créé il y a un an et qui souffre à la
fois d'un déficit d'image et d'une mauvaise image car il succède à
la CDC, mise en cause dans des scandales de corruption). Le problème
pour ces deux partis est que les deux grandes associations
indépendantistes (ANC et Omnium Cultural) étaient parties
intégrantes de la liste « Ensemble pour le oui » et
souhaitent que cette stratégie soit rééditée.
Il y a donc une incertitude sur la formule que choisiront les
indépendantistes pour se présenter devant les électeurs.
Quid
des autres formations politiques ? Comment préparent-elles le
scrutin ?
Du
côté des unionistes (je mets Podemos à part), il n'y aura aucune
unité. Ciudadanos, le premier parti de cette tendance, a réclamé
au Parti populaire et au Parti socialiste un accord de principe
pré-électoral : que le parti qui arrive en tête chez les
unionistes reçoive le soutien des deux autres pour tenter de
gouverner. Le PP et le PS lui ont adressé une fin de non recevoir,
parceque le PS cherche à dépasser la logique de l'affrontement (il
veut aussi se débarrasser de l'image de supplétif du PP que les
indépendantistes et Podemos lui collent, encore plus depuis le vote
de l'article 155) et le PP veut récupérer l'électorat
constitutionnaliste réfugié chez Ciudadanos.
Podemos
est par contre en crise : son secrétaire général catalan a
envisagé un boycott du scrutin, aussi a-t-il été mis de côté par
la direction nationale, qui convoque un référendum interne sur une
alliance avec Catalogne
en commun (CatComu),
le parti de
la maire de Barcelone Ada
Colau (qui
n’appartient pas à Podemos contrairement à ce que l’on croit).
Leur
principale revendication est de chercher une ligne médiane,
c'est-à-dire la tenue d'un référendum à l'écossaise, négocié
avec Madrid, mais Podemos est bel et bien contre l'indépendance.
Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, veut aussi profiter
de cette crise pour pousser la revendication
de son parti sur la reconnaissance officielle que l'Espagne est un
État plurinational, une
revendication que portent aussi les socialistes depuis leur congrès
du mois de mai dernier.
Et
Puigdemont quel est son avenir ? N'est-il
pas,
au bout du compte, qu'un homme lige
d'Artur Mas
?
Mas
et Puigdemont sont des personnages extrêmement différents.
Le premier est issu de la bourgeoisie catalane de
Barcelone,
il a étudié le droit, il a été cadre et chef d'entreprise dans
l'industrie, c'est un apparatchik de la Convergence démocratique de
Catalogne (CDC, l'ancien grand parti nationaliste), et
le
dauphin de Jordi Pujol, qui l'a personnellement choisi en 2001.
Rien
à voir avec Puigdemont, qui est un ancien journaliste issu d'une
famille modeste de la province de Gérone. Ce
dernier
a milité au sein de la CDC qu'il a contribué à développer dans la
province de Gérone, mais il l'a aussi quittée
(en 2007, il s'est présenté avec son soutien mais comme indépendant
à la mairie de Gérone). Il a ensuite été maire de Gérone (un
séisme car la ville était socialiste depuis 32 ans).
Les
deux hommes sont
opposés sur leur parcours et quant
à
leur vision. Mas est l'héritier de Pujol, qui disait de l'autonomie
catalane : « nous
avons les avantages d'un État sans les inconvénients ». Il
Mas
s'est
converti tard à l'indépendantisme (en 2012, quand il a perdu le
soutien du PP au Parlement catalan et qu'il risquait une sanction
électorale pour avoir mené des politiques d'austérité).
Puigdemont c'est tout le contraire : il est indépendantiste
depuis toujours, il accomplit aujourd'hui le rêve de sa vie. Mais il
n'a pas de troupes,
pas de réseau, pas vraiment
de
parti. Il n'est pas la
marionnette de
Mas,
mais il doit composer avec lui
car
ce dernier tient le PDeCAT et négocie en direct avec Junqueras, le
président d'ERC (lors du remaniement du gouvernement de cet été,
les deux chefs de parti l'ont établi sans en référer à
Puigdemont).
Dans
un article disponible ici, il est expliqué que l'indépendantisme
catalan a été renforcé par la crise, les Catalans ayant constaté
l'incapacité de l’État espagnol à les protéger, et les
solidarités communautaires étant apparues comme des recours
indispensables. Qu'en pensez-vous ?
C'est
exact et l'un des points forts du discours de la CUP : pour eux,
Madrid ne fait que brider les efforts des Catalans pour mettre en
place des législations progressistes. Et depuis cinq ans, force est
de constater que le Tribunal constitutionnel espagnol a annulé de
nombreuses lois catalanes qui instauraient des droits nouveaux, des
impôts nouveaux ou allaient plus loin que les
lois nationales sur des thèmes comme l'égalité femme/homme). Pour
certains Catalans existe l'idée que l'Espagne en crise, avec sa
corruption endémique (dont le PP est aujourd'hui le symbole, alors
que l’ancien parti au pouvoir en Catalogne – CDC – est aussi
gravement mise en cause dans des scandales financiers)
et une solidarité territoriale qui fonctionne mal, n'est plus en
mesure d'assurer la prospérité et le bien être de leur région.
En
plus, il faut tenir compte que ce qui a déclenché (symboliquement)
la vague indépendantiste, c'est la censure partielle du statut
d'autonomie,
adopté
en 2006 par référendum après avoir fait l’objet d’un accord
entre les socialistes de Zapatero et les nationalistes de Mas.
D’ailleurs, Rajoy (qui était chef de l’opposition) avait tenté
de provoquer un référendum national sur ce texte, ce qui est
contraire à la Constitution (et ce qui ne manque pas de sel au
regard de la situation actuelle). Le statut reconnaissait la
prééminence de la langue catalane et définissait la Catalogne
comme une Nation, ce que le Tribunal constitutionnel a censuré en
2010. Alors que la Catalogne (comme l'Espagne) prenait la crise de plein fouet,
il
y a eu la conjonction de deux facteurs : l'un politique, l'autre
économique, qui a conduit à
une
évolution rapide de la mentalité d’un grand nombre d’habitants
de Catalogne.