lundi 23 février 2015

L'invention de l'Europe - Emmanuel Todd

 
 
J'ai retrouvé ce texte de Todd qui date de 1995. Il m'a semblé d'une telle actualité que j'ai eu envie de le copier ici. Tout y est anticipé, du vote ouvrier pour le Front national aux difficultés de l'Allemagne à gérer l'existence de l'euro - donc la disparition du mark. C'est assez impressionnant, si l'on considère que ce texte a vingt ans....
 
 
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Les recherche nécessaires à la rédaction de ce livre s'étalèrent sur les années 1984-1990,époque durant laquelle l'unification européenne n'était pas l'objet d'un débat majeur. Bref, avant Maastricht. J'étais alors un "bon européen", a priori favorable à tout mouvement menant à plus d'unité, même si mon avant propos de 1990 laisse percer une certaine inquiétude quant au caractère économiste et abstrait du projet européen.
 
Depuis, certaines classes dirigeantes ont affirmé leur volonté d’accélérer l'unification étatique du continent par l'établissement d'une monnaie unique. J'ai longtemps hésité durant le printemps 1992, pour finalement voter "non" au référendum de septembre. Sans aucun état d'âme et avec le sentiment de faire le seul choix raisonnable.
 
Mon opposition au traité de Maastricht dérive très directement de ma connaissance de l'anthropologie et de l'histoire du continent. Une sensibilité réelle à la diversité des mœurs et des valeurs européennes ne peut mener qu'à une conclusion : la régulation monétaire centralisée de sociétés aussi différentes que, par exemple, la France et l'Allemagne doit conduire à un dysfonctionnement massif, dans un premier temps, de l'une ou l'autre société et, dans un deuxième temps, des deux. Il y a, dans l'idéologie de l'unification, une volonté de briser les réalités humaines et sociales qui rappelle, étrangement mais invisiblement le marxisme-léninisme. Lui aussi mêlait un projet de transformation économique à un souverain mépris des diversités culturelles et nationales. L'état actuel de l'ex-Union soviétique et de l'ex-Yougoslavie nous montre à quel point l'unification étatique par en haut mène plus sûrement à la haine ethnique qu'à la paix perpétuelle.
 
Aujourd'hui, les contraintes économiques qui pèsent sur certaines sociétés européennes et particulièrement sur la France, privée depuis près de dix ans de régulation monétaire interne par la politique dite du "franc fort" n'ont heureusement pas encore fait apparaître des sentiments explicites de méfiance vis-à-vis de nos partenaires européens. Le Front national reste pour l'essentiel un phénomène lié à l'immigration et non à la construction de l'Europe. Mais la poussée de l'extrême-droite en milieu ouvrier, entre 1988 et 1995, est particulièrement spectaculaire sur l'ensemble du croissant industriel menant du nord à l'est de la France. Il s'agit des régions où la politique de convergence monétaire a dévasté plutôt que transformé l'industrie, conduisant à une extermination plutôt qu'à une reconversion, du travail faiblement qualifié. L'analyse des structures familiales individualistes du nord-est du Bassin parisien aurait permis de comprendre et de prévoir que l'alignement des populations ouvrières locales sur les niveaux de qualification allemands, qui dérivent assez largement des disciplines de la famille "souche" autoritaire et inégalitaire, n'était pas concevable en l'espace d'une génération.
 
Nous devons être conscients de ce que l'expression du désespoir social par une idéologie d'extrême-droite se réclamant d'une conception régressive de la nation est aussi un produit de l'unification économique de l'Europe. Légitime et nécessaire dans les années 1945-80, le projet européen ne mène plus aujourd'hui à la paix. Il pourrait, dans les années qui viennent, conduire au contraire à remontée entre les peuples de sentiments hostiles qui n'existaient plus vers 1980. La déconstruction des nations par leurs classes dirigeantes produit le nationalisme, dans des sociétés secouées par une transformation économique brutale, et où l'identité nationale la plus traditionnelle et la plus paisible était comme un dernier refuge. Il serait d'ailleurs absurde d'imaginer que l'Allemagne, beaucoup plus stable économiquement que la France mais beaucoup plus anxieuse culturellement, puisse échapper à ce processus de déstabilisation des mentalités par l"unification monétaire. La disparition du mark, point d'ancrage identitaire durant tout l'après-guerre, devrait logiquement conduire à la montée d'un puissant sentiment d'insécurité en Allemagne.
 
J'espère donc que ce livre, qui fut écrit en dehors de tout contexte polémique et dont je n'ai pas changé une ligne, permettra à certains européistes sans préjugé de réfléchir sereinement à l'ampleur des problèmes posés, de sonder l'épaisseur anthropologique et historiques des nations qu'il s'agit de fusionner. J'espère surtout que certains d'entre eux, partant, comme moi, de bons sentiments européens, arriveront également à la conclusion que le traité de Maastricht est une oeuvre d'amateurs, ignorants de l'histoire et de la vie des sociétés (...).
 
Si la monnaie unique ne se fait pas, ce livre apparaîtra à une contribution à la compréhension de certaines impossibilités historiques. Si elle se fait, il permettra de comprendre, dans vingt ans, pourquoi une unification étatique imposée en l'absence de conscience collective a produit une jungle au lieu d'une société".
 
 
---  Emmanuel Todd, Préface à l'édition 1995 de L'invention de l'Europe  ---
 
 
 
Et sinon, pour ceux qui veulent lire une recension du dernier Todd (Le Mystère français, paru l'année dernière), c'est ici : CLICK

 

samedi 21 février 2015

« Quel que soit le risque, les Grecs refuseront tout retour en arrière » - entretien avec Olivier Delorme








Olivier Delorme est écrivain et historien. Passionné par la Grèce, il est l'auteur de La Grèce et les Balkans: du Ve siècle à nos jours (en Folio Gallimard, 2013, trois tomes), qui fait aujourd'hui référence. On peut par ailleurs le suivre sur son site. Il revient ici sur les trois premières semaines du gouvernement Tsipras et nous éclaire sur l'état d'esprit des Grecs. 
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Des manifestations ont eu lieu partout en Europe le week-end dernier pour soutenir le peuple grec. Hors d’Europe aussi, d’ailleurs, jusqu’en Australie ! Comment vos amis grecs vivent-ils cela ?
Les Grecs savent qu’ils sont un petit peuple, ce qui ne les a pas empêchés de jouer parfois un grand rôle dans l’histoire contemporaine : leur révolution de 1821 et leur guerre de libération nationale  contre l’Empire ottoman aboutissant à l’indépendance en 1830 sont les premières dans l’Europe antirévolutionnaire de la Sainte-Alliance ; leurs victoires sur l’Italie fasciste en 1940-1941 sont les premières, dans la guerre mondiale, d’un pays attaqué par l’Axe, et forcent les Allemands à intervenir dans les Balkans au printemps 1941, puis la résistance des Grecs, sur le continent comme en Crète, retarde l’offensive contre l’URSS et empêche Hitler d’arriver devant Moscou avant l’hiver.
Les Grecs sont un petit peuple, mais un peuple qui, depuis l’Antiquité, a vécu pour partie en diaspora. L’émigration a été particulièrement forte entre 1850 et le milieu des années 1970, les communautés d’Australie (Melbourne est la 3e « ville grecque » au monde avec plus de 150.000 « Grecs ») ou des Etats-Unis restent souvent très liées au village d’origine, solidaires : c’est le cas, par exemple, dans l’île où j’habite une partie de l’année, où deux villages ont émigré en Australie, deux autres à New York (Astoria). Il y a des allers et retours, pour les vacances, un baptême ou un mariage qu’on vient célébrer au pays, les études dans une université occidentale, la retraite au village…
L’émigration a dû pas mal croître ces dernières années sous l’effet de la crise, par ailleurs…
Absolument. Entre autres conséquences tragiques, la politique de déflation imposée par la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international) à la Grèce depuis cinq ans a entraîné la reprise de l’émigration, des plus diplômés souvent, vers les Etats-Unis et l’Australie - où des parents servent de structure d’accueil et d’intégration -, mais aussi vers des pays d’Europe occidentale.
Beaucoup de Grecs ont donc à la fois un fort sentiment patriotique et une ouverture sur le monde, une sensibilité au monde (et pas seulement à l’Europe), beaucoup plus grande qu’on ne l’imagine ici. En l’occurrence, lors de mon dernier séjour dans « mon île », début janvier, il y avait chez les amis avec qui j’ai discuté des perspectives d’alors, la conviction que si le gouvernement issu des élections était celui qu’ils espéraient, ce gouvernement se battrait non seulement pour les Grecs mais pour tous les peuples européens. Le sentiment est très fort, en Grèce, d’avoir été le laboratoire de politiques destinées à être étendues aux autres peuples européens et donc aussi de combattre pour les autres peuples européens en rejetant ces politiques-là. Tous les échos qui m’arrivent aujourd’hui de Grèce montrent qu’il y a une grande attention aux manifestations de solidarité des autres peuples. Pour beaucoup de Grecs, ce qui se joue en Europe est moins une épreuve de force entre la Grèce et d’autres Etats européens, qu’une lutte des peuples européens contre une Union européenne qui s’est faite le vecteur et l’alibi des politiques néolibérales dont les Grecs ont tant souffert depuis cinq ans. Une lutte dans laquelle le peuple grec se trouve à l’avant-garde, ce qui conduit beaucoup de Grecs à guetter avec attention, espoir… ou déception, les signes venant de ces autres peuples européens.
Les sondages qui s’enchaînent montrent un soutien grandissant du peuple grec à son gouvernement. Près de 80% désormais, soit bien plus que la proportion de gens ayant voté pour Syriza. Vu de l’extérieur, c’est surprenant. Dans notre Europe en crise, on s’attendait plutôt à voir triompher les extrêmes-droites. Y’a-t-il quelque chose dans l’histoire de la Grèce qui laissait prévoir pareil succès pour un parti de gauche ?
Olivier Delorme
L’extrême droite n’existait plus en Grèce, jusqu’à l’intervention de la Troïka, qu’à l’état de trace. Il y a, à cela, des causes historiques. L’extrême droite a collaboré durant l’occupation et ses bataillons de sécurité ou autres milices au service des Allemands ont commis des crimes de masse. Mais au lieu d’épurer, à la Libération, les Anglais, qui ont imposé par un scrutin truqué le retour d’une monarchie réactionnaire, se sont appuyés sur ces milices de « coupeurs de têtes » pour faire régner une « terreur blanche » qui a visé les anciens résistants. En Grèce, la Résistance a été particulièrement rapide et massive, principalement organisée autour du parti communiste KKE. Ce qui explique que l’occupation allemande a été l’une des plus sauvages et destructrices d’Europe (la répression et la famine organisée par l’occupant ont tué plus de 8 % de la population ; 1,5 % en France). Puis l’extrême droite a été utilisée par les Américains durant la guerre civile (1946-1949) et, à la suite d’un long et très partiel processus de démocratisation, elle s’est emparée du pouvoir par la force en 1967. Les Colonels, liés à la CIA, ont alors exercé une dictature qui s’est terminée par une tentative de coup d’Etat raté à Chypre, lequel a provoqué l’invasion du Nord de l’île par la Turquie en 1974. 37 % du territoire de Chypre, peuplée à plus de 80 % de Grecs, sont depuis occupés et colonisés par les Turcs : l’extrême droite est donc aussi responsable de ce désastre national.
L’équivalent de notre Front national - le LAOS (Alerte populaire orthodoxe, l’acronyme signifie « peuple ») -, est entré au Parlement pour la première fois en 2007 (3,80 % des voix ; 5,62 % en 2009). Mais il s’est déconsidéré en participant au gouvernement du banquier Papadimos (novembre 2011-mai 2012), constitué sous pression de Berlin, Paris et Bruxelles, pour appliquer la politique dictée par la Troïka.
C’est amusant - si l’on peut s’exprimer ainsi. Personne ne s’est ému de cette participation du LAOS au pouvoir à l’époque. Alors qu’on a entendu mille piaillements il y a quelques semaines lorsque Tsipras a annoncé sa décision de former une coalition avec les Grecs indépendants, qui sont plutôt des conservateurs souverainistes…
Bien sûr ! Aucune instance européenne ni aucun éditorialiste, en France n’a voulu voir alors que la politique européenne aboutissait à l’accession de l’extrême droite au pouvoir en Grèce. Mais une fois de plus, l’extrême droite grecque se trouvait renvoyée à son rôle d’agent d’un pouvoir étranger et disparaissait du Parlement en mai 2012 (2,9 %).
Elle n’a pas disparu bien longtemps puisqu’on a vu ensuite apparaître l’Aube dorée !
En fait, depuis lors, l’extrême droite est divisée en trois tronçons : le LAOS maintenu (1,03 % aux dernières élections) ; un grand nombre de responsables et militants qui ont intégré le parti de droite traditionnelle Nouvelle Démocratie (ND) ; puis, en effet, les néonazis d’Aube dorée.
Mais Nouvelle Démocratie n’est pas un partie d’extrême droite ?...
Disons que sous l’effet des politiques de la Troïka, elle a profondément changé de nature. Issu de la vieille droite monarchiste et autoritaire, ce parti a été créé en 1974 par Konstantinos Karamanlis, qui géra la transition démocratique après un long exil à Paris. Karamanlis en avait fait, sur le modèle des partis gaulliste ou démocrates-chrétiens occidentaux d’alors, une formation modérée à connotation sociale. Son actuel président, l’ex-Premier ministre Antonis Samaras, n’a cessé de la droitiser, avec des pratiques de plus en plus autoritaires et policières, tout en phagocytant l’essentiel du LAOS. Samaras est lui-même élu de Messénie, au sud-ouest du Péloponnèse, terre traditionnelle de l’extrême droite, qui donne ses meilleurs scores à Aube dorée - les bastions de celle-ci correspondant souvent aux zones de recrutement des bataillons de sécurité durant l’occupation. Et la presse grecque a révélé, quelques mois avant les élections, que des dirigeants néonazis d’Aube dorée étaient en contact permanent avec le cabinet du Premier ministre, où ils prenaient leurs instructions - là encore sans que cela n’émeuve personne en Europe occidentale.
Quant à Aube dorée, il s’agit de nervis à l’idéologie simpliste, dont la violence rappelle les pires heures de l’Europe des années 1930. Mais comme les nazis à cette époque sont passés de l’état de groupuscule à celui de premier parti d’Allemagne sous l’effet de la politique de déflation du chancelier centriste Brüning, ce groupuscule, folklorique et sans la moindre audience électorale, a réalisé une percée lors des élections de 2012 (6,97 %), sous l’effet de la même politique de déflation imposée par la Troïka. Il est monté à 9,4 % aux élections européennes de mai 2014 et redescendu à 6,28 % en janvier dernier. Ma conviction est que, par leur histoire, les Grecs ont été « vaccinés » contre l’extrême droite : il aura fallu toute la bêtise de la politique de la Troïka - dont le succès d’Aube dorée est le principal résultat tangible - pour qu’une partie de l’opinion, totalement déboussolée, désespérée, cherche son salut de ce côté-là.
D’ailleurs ce que disent les sondages aujourd’hui, c’est que le retour à la dignité et le rejet des politiques imposées par la Troïka, qui forment l’armature du discours du nouveau gouvernement, réduiraient l’audience d’Aube dorée à 4,7 % et que ses électeurs, suivant les études, sont entre 60 % et 88 % à approuver le gouvernement.
D’une manière générale et toute tendance politique confondue, le taux de soutien au gouvernement grec est saisissant. Tsipras a réalisé une véritable union nationale autour de son projet…
Manifestation en Grèce pour soutenir le gouvernement
Oui, ces taux d’approbation dépassent les 80 % dans l’électorat du vieux parti communiste stalinien (KKE) qui a refusé toute alliance, ils atteignent 51 % dans celui du parti de centre gauche Potami (« le Fleuve », créé par un journaliste de télévision dans le but de fournir un appoint en cas de reconduction de la coalition sortante), et 54,5 % dans celui du parti "socialiste" (PASOK), passé de 43,94 % des voix aux élections de 2009 à 4,68 % à celles de janvier dernier, après avoir servi de supplétif au gouvernement de droite depuis 2012. Les dernières études d’opinion le placent même sous le seuil des 3 % : il n’aurait donc plus de députés si des élections avaient lieu demain. Enfin, plus de 40 % des électeurs ND se déclarent satisfaits de l’action du gouvernement. Et si l’on regarde l’appui à la manière dont le gouvernement conduit la négociation avec l’UE (81,5 % en moyenne) par tranches d’âge (étude du 16 février), il culmine à 86,2 % chez les 18-34 ans, pour 82,3 % chez les 35-54 ans et « seulement » 79,8 % chez les plus de 55 ans !
Comment Syriza, un parti présenté comme représentant une gauche souvent qualifiée de radicale a-t-il pu s’imposer ainsi dans le paysage ?
En réalité, Syriza qui n’avait jamais réuni plus de 5 % des voix avant 2012 a pris la place centrale sur la scène politique qu’occupait le PASOK depuis 1981. Et il a bénéficié d’un apport de cadres venant de ce parti au fur et à mesure des reniements du PASOK et de l’aggravation de la situation économique et sociale. Syriza avait été devancé de peu par la ND aux élections de juin 2012 (26,89 % contre 29,66 % pour la ND, qui n’était en tête que chez les retraités, les femmes au foyer, les patrons et professions libérales), en partie parce qu’il souffrait d’un déficit de crédibilité de son leader, entretenu, comme le climat de peur (si Syriza gagne, les retraites et les salaires ne seront plus payés, les distributeurs de billets seront vides…), par les groupes privés de télévision, seuls maîtres de la scène médiatique après la liquidation de l’audiovisuel public par le gouvernement Samaras en juin 2013. Sa jeunesse, son inexpérience des affaires faisaient que, même si beaucoup partageaient le rejet de la Troïka, ils ne croyaient pas que ce « gamin » de Tsipras « avait les épaules » pour gérer le pays dans cette situation.
Or depuis son arrivée au pouvoir, Tsipras et le gouvernement ont levé ces doutes. Ils ont à la fois manifesté leur détermination à tenir leurs engagements et leur préparation au pouvoir (de nombreux textes législatifs sont prêts). Et comme je l’ai dit dans un récent entretien avec Antoine Reverchon du Monde, le discours de restauration de la dignité nationale, dans un pays dont l’histoire est émaillée d’innombrables ingérences occidentales, où l’on a le sentiment que l’Europe occidentale ignore les contraintes géostratégiques propres à la Grèce, lui a refusé toute réelle solidarité face à la persistante menace turque, où l’on a vécu douloureusement les propos dévalorisants, essentialisants - pour ne pas dire racistes - qui ont été diffusés en Allemagne et ailleurs en Europe de l’Ouest afin de justifier la « stratégie du choc » imposée par la Troïka… ce discours porte bien au-delà de la base électorale de Syriza le 25 janvier dernier.
Au premier rang des propos racistes que vous évoquez, on entend beaucoup, y compris chez ceux qui se présentent comme d'ardents défenseurs de l'Europe, nombre de considérations sur les Grecs qui ne paieraient pas d'impôts, la fraude, la corruption. Qu'en pensez-vous ?
On a beaucoup parlé de la fraude et de l’évasion fiscales en Grèce, en oubliant de préciser ce que, là comme ailleurs, elle doit à des paradis fiscaux installés au cœur de l’Union européenne, qu’il s’agisse de l’Autriche ou du Luxembourg - dirigé si longtemps par l’ancien président de l’Eurogroupe et actuel président de la Commission européenne. Mais le problème fiscal de la Grèce, c’est avant tout celui de la faible imposition du capital (8 % contre une moyenne de 13,4 % en Europe) et des innombrables niches fiscales dont bénéficient les plus riches. Un régime fiscal qui profite à une caste économique qui vit en symbiose avec la caste politique ND-PASOK que Berlin, Paris et Bruxelles tenaient tant à voir rester en place, alors que c’est elle qui a conduit le pays là où il en est. Un régime fiscal que la Troïka, seulement soucieuse de couper dans les dépenses sociales, n’a rien fait pour changer. Mais un régime fiscal auquel Syriza a promis de s’attaquer.
On a aussi beaucoup parlé de corruption, mais la grande corruption bénéficie d’abord aux corrupteurs, en l’occurrence les groupes d’armement, de travaux publics, de grandes surfaces commerciales ou bancaires d’Europe occidentale. Elle a bénéficié ensuite aux responsables politiques ND-PASOK, arrosés (on dit huilés en grec) durant de longues années. Elle a pénalisé le contribuable grec qui doit payer le surcoût des pots-de-vin dans le prix des marchés attribués. Et elle a contribué - pas qu’un peu ! - à creuser la fameuse dette ! Or il faut rappeler que le champion toutes catégories de la corruption, en Grèce, se nomme Siemens et que les industries d’armement allemande et française, dont la Grèce a été régulièrement le deuxième et le troisième clients, figurent tout juste après. Là encore, la volonté du gouvernement de combattre la corruption (un ministre d’État a été exclusivement chargé de ce dossier), celle du ministre de la Défense « Grec indépendant » de rouvrir tous les dossiers de marchés d’armement, recueillent un écho positif dans de très larges secteurs de la société… en même temps – allez savoir ! – qu’ils éveillent peut-être des inquiétudes à Berlin et Paris.
On a enfin beaucoup parlé de clientélisme, mais ce clientélisme est le fait de la ND et du PASOK qui ont alterné au pouvoir depuis 1974. Il a alimenté la petite corruption, celle des enveloppes qu’on remet à un agent public pour s’assurer un service dû, dans un système où le salaire des fonctionnaires était déjà traditionnellement bas. Cette corruption-là se résorbera lorsque les fonctionnaires auront des salaires leur permettant de vivre décemment et qu’ils seront recrutés sur la compétence, non sur la recommandation d’un « patron » ND ou PASOK. Or la Troïka, en coupant dans le salaire des fonctionnaires (30 à 40 %), n’a fait que rendre les enveloppes plus vitales pour un grand nombre d’entre eux. Or la Troïka, en imposant le licenciement de fonctionnaires (en contravention avec leur statut), n’a fait que renforcer le pouvoir des « patrons » qui ont choisi qui resterait et qui serait licencié. Pour beaucoup de Grecs, bien au-delà de l’électorat de Syriza, l’arrivée de ce parti au pouvoir c’est donc aussi l’espoir d’en finir avec ce système de prédation organisé et cogéré par la ND et le PASOK, au profit de la ND et du PASOK, que la Troïka n’a strictement rien fait pour combattre, et d’autant moins que son but était la perpétuation au pouvoir du couple ND-PASOK dont elle était assurée de la docilité.
Quels sont les espoirs des Grecs aujourd’hui ? Désirent-ils avant tout un compromis avec l’Union européenne ? Craignent-ils une rupture ?
C’est bien difficile à dire ! Ce qui est certain, c’est que la « stratégie du choc » appliquée à la Grèce a été d’une telle violence, n’épargnant que la mince caste sociale dominante, qu’elle suscite un rejet bien plus large que la base électorale de Syriza. Elle a dynamité le droit du travail et l’État social, généré un chômage de masse supérieur à ce qu’il était aux États-Unis au pire de la Grande Dépression des années 1930, mis hors d’état de fonctionner correctement les établissements d’enseignement public, privatisé un tiers de l’enseignement supérieur et supprimé un autre tiers, privé de toute couverture maladie un tiers de la population, faisant exploser le nombre des suicides et les troubles psychiques, la toxicomanie et les contaminations VIH (toute médecine préventive a disparu), la mortalité infantile (les taux de vaccination se sont effondrés faute d’accès aux soins). On ampute, on devient aveugle pour cause de diabètes non soignés, les cancers sont pris en charge trop tard, lorsqu’ils sont encore pris en charge, générant une hausse de la mortalité… Les salaires et pensions ont été réduits de 30 % à 40 % tandis que les impôts et taxes ne cessaient d’augmenter, conduisant à un processus rapide de disparition des classes moyennes. Des permis de saccage écologique ont été donnés à des multinationales minières et les résistances locales (Skouriès en Chalcidique pour une mine d’or) ont fait l’objet d’un emploi manifestement disproportionné de la force et des gaz. Le patrimoine archéologique a été mis en danger par les réductions d’effectifs, les vols et la multiplication des fouilles sauvages qui en ont résulté… Au total, la Grèce a perdu, dans cette « stratégie du choc », le quart de son PIB et le tiers de sa production industrielle. Pendant ce temps, cette politique censée réduire la dette (100 % du PIB avant la crise), la faisait grimper à 175 % du PIB en 2014.
On a peine à imaginer, d’ici, la violence et la rapidité du processus de paupérisation de masse visant en réalité à détruire les solidarités sociales et les capacités de résistance collective en renvoyant les individus à la nécessité de survie quotidienne.
Le vote du 25 janvier est donc l’expression d’une volonté de rupture avec cette politique qui a violenté et déstructuré une société tout entière - pour des résultats catastrophiques : les soi-disant indices de redressement de l’économie grecque sont des trompe-l’œil.
C'est aussi l’expression forte d'une volonté de retour à la souveraineté populaire, du désir d'un peuple de se réapproprier son propre destin...
Exact. Pendant cinq ans, des fonctionnaires européens sans aucune légitimité démocratique, ne connaissant rien ni au pays ni à la société grecque, se sont substitués aux autorités constitutionnelles pour imposer des mesures prises de manière technocratique, hors de tout contrôle démocratique. La Troïka a violé la Constitution grecque en ne respectant pas ses principes fondamentaux, elle a imposé l’adoption de nombre de mesures illégales, manifestant le peu de cas qu’elle faisait de l’État de droit - alors que celui-ci et la démocratie figurent dans les principes de l’UE. Elle a en outre piétiné les prérogatives du Parlement en le forçant, sous menace d’un arrêt des crédits, à adopter des mémorandums contenant des centaines de pages, sous la forme d’un article unique autorisant le gouvernement à transposer dans le droit les mesures contenues dans ces mémorandums, privant ainsi le Parlement de toute possibilité d’amender les textes - pourtant fondement essentiel de la démocratie parlementaire.
Aussi le nouveau Premier ministre, comme la nouvelle présidente du Parlement, ont-ils particulièrement insisté, dans leurs premiers discours, sur le respect scrupuleux de la Constitution, de la procédure législative qui y est fixée, sur la fin des abus des procédures d’urgence et le respect du droit d’amendement des députés.
J’avais écrit dans mon blog, avant le 25 janvier, que le résultat du scrutin dépendrait avant tout du nombre de gens qui, en 2012, pensaient avoir encore quelque chose à perdre et qui, après deux ans et demi de plus de Troïka, penseraient, à tort ou à raison, ne plus avoir rien à perdre. L’ironie de ce processus c’est que l’intransigeance, l’autisme, la morgue de l’Allemagne et de l’UE ont joué un rôle décisif dans la défaite de leurs collaborateurs locaux ND-PASOK. Sans doute, avec un peu plus de modération, de souplesse, d’intelligence, de respect pour la démocratie et pour le peuple grec, les apprentis sorciers de Berlin et de Bruxelles auraient-ils pu l’éviter : les responsables allemands et la Troïka ont incontestablement été les meilleurs agents électoraux de Syriza ! Comme aujourd’hui les pressions, les intimidations et les menaces venant d’Allemagne, de l’UE et de la BCE ont pour principal effet de souder les Grecs derrière le gouvernement dans un réflexe de type « salut public ».
Pour le reste, peu de Grecs, je crois, pensent que leur sort va s’améliorer rapidement mais, une fois sauté le pas, je crois aussi que la plupart d’entre eux refusent tout retour en arrière. Quel que soit le risque. Mon ami Panagiotis Grigoriou, historien et sociologue, qui tient l’indispensable bloggreekcrisis.fr et a publié La Grèce fantôme, voyage au bout de la crise (2010-2013) chez Fayard (2013), m’écrivait la semaine dernière  que l’ambiance ressemblait, à Athènes, à « quelque chose comme un août 1944 par exemple. Même ceux qui ont voté ND se disent à présent syrizistes. Les gens rejettent aussi l'euro et cela de plus en plus. Dans les mentalités l'UE est morte, sauf chez de nombreux jeunes, je crois, et chez les universitaires ! »
D’autres témoignages que je reçois vont dans le même sens : on ne souhaite pas la rupture, on ne souhaite pas la sortie de l’euro, mais si elles interviennent, on fera avec. Un sondage d’opinion indiquait au début de février que 9,5 % des Grecs espéraient une sortie de l'euro, que 33 % pensaient qu'elle n'interviendrait pas et que 35,5 % la redoutaient.
Quid du gouvernement Tsipras lui-même ? Il ne se distingue pas, loin s’en faut, par des prises de positions eurosceptiques. On le qualifie abusivement de « radical » mais il a toujours affirmé vouloir servir sa dette, vouloir demeurer dans l’union monétaire et tient un discours plutôt modéré. Pourrait-il durcir ses positions et dans quelles conditions ?
Syriza n’est pas un parti monolithique et cela tient à son histoire. En 1968, le KKE se scinde. Illégal en Grèce depuis 1947, sa direction en exil dans le bloc soviétique ne s’est déstalinisée que partiellement. Ceux qui font sécession dénoncent à la fois la gestion autoritaire de la direction, l’insuffisante critique de la stratégie qui a conduit à la guerre civile et veulent privilégier l’action clandestine contre la dictature à l’intérieur, qu’ils accusent la direction de négliger. Lors du retour à la démocratie, en 1974, la Grèce aura donc deux partis communistes. Le premier se momifie dans une idéologie immuable, réhabilite même ses dirigeants staliniens, refuse l’unité d’action avec Syriza dans les mobilisations populaires contre la politique de la Troïka et continue aujourd’hui à dire que la ND ou Syriza c’est bonnet blanc et blanc bonnet.
Le second parti communiste, dit de l’intérieur, va évoluer vers ce qu’on appelle alors l’eurocommunisme, critiquer le système soviétique, abandonner le léninisme, s’ouvrir aux revendications féministes ou homosexuelles... C’est ce parti-là qui est le noyau de Syriza, et autour de ce noyau vont progressivement s’agréger des intellectuels de gauche qui ne se reconnaissent ni dans le communisme ni dans la pratique du pouvoir du PASOK, des communistes critiques (l’actuel vice-Premier ministre Dragasakis siège au comité central du KKE jusqu’en 1991), des formations écologiste, trotskiste, maoïste, citoyennes d’où naît Syriza (Coalition de la gauche radicale) en 2004.
Durant des années, cette gauche intellectuelle qui coagule dans Syriza est la seule véritable « boîte à idées » d’une vie politique grecque dominée par le bipartisme, le clanisme de grandes familles et le virage libéral du PASOK sous l’égide du Premier ministre Simitis (1996-2004), le « Rocard grec ». Mais Syriza plafonne électoralement à 5 %. Quant à sa radicalité, elle est toute relative ! Les communistes et gauchistes des origines ont tous évolué vers le réformisme, le néo-keynésianisme, la redistribution. J’ai coutume de dire que Syriza aujourd’hui est notablement moins à gauche que la gauche gaulliste ou de la démocratie chrétienne italienne des années 1960 !
Ce n’est qu’en 2014 que les différentes formations coalisées dans Syriza ont décidé de se fondre en un parti unitaire. Pour autant, toutes les composantes de Syriza ne sont pas sur la même ligne. Car au Syriza originel s’est ajoutée une aile droite composée pour l’essentiel d’anciens du PASOK, en désaccord avec leur parti d’origine sur la soumission à la Troïka, Tsipras se trouvant en quelque sorte au centre. La politique qui sera suivie dépendra en partie des équilibres internes. La « plate-forme de gauche », par exemple, est ouvertement pour une sortie de l’euro. Et Tsipras vient d’être mis en minorité sur le choix du candidat à la présidence de la République : il voulait faire élire le commissaire européen Avramopoulos, un ancien rival de Samaras pour la présidence de la ND, ce qui lui aurait permis de nommer un commissaire proche de Syriza. Mais une majorité des instances de direction du parti a jugé ce candidat trop mémorandien, et Tsipras a été obligé d’y renoncer au profit du juriste Pavlopoulos, un centriste de la ND, lié au clan Karamanlis hostile à Samaras (il a notamment été conseiller du président Konstantinos Karamanlis en 1990-1995, à l’époque où celui-ci faisait figure de « père de la nation »), qui a dénoncé comme anticonstitutionnelles certaines des mesures prises en application des mémorandums. Tsipras a donc obtenu l’ouverture à droite qu’il souhaitait, mais la gauche du parti l’a forcé à choisir un conservateur acceptable pour elle - et soutenu par les Grecs indépendants, partenaires de la coalition, dont les positions à l’égard de la Troïka, de l’UE et de l’euro sont à certains égards plus proches de la gauche de Syriza que des anciens PASOK.
Syriza n’est donc pas un parti capolarisé où le chef décide de tout. Et ceci est important pour l’avenir.
Et donc, pour en revenir à la position de Syriza sur l'euro ?
Version 2015 de l'enlèvement d'Europe (dessin grec)
Je pense qu’elle se pose de la façon suivante : Syriza ne pouvait pas faire campagne en prônant une sortie de l’euro, comme l’ont fait d’autres petits partis de gauche (Plan B, EPAM, Antarsya). L’opinion reste majoritairement attachée à la monnaie unique, essentiellement par crainte des conséquences d’un retour à la drachme. Dire que la sortie de l’euro s’imposerait, c’était prendre le risque de perdre les élections et donc de la poursuite des mémorandums. Il ne pouvait non plus donner comme horizon un défaut sur la dette.
Mais en même temps, Syriza a répété qu’il n’y aurait plus aucun sacrifice pour l’euro et l’on a entendu certains de ses candidats, durant la campagne, dire par exemple que si la BCE, comme elle l’a fait à Chypre, cessait d’approvisionner la Grèce en liquidités, la Banque de Grèce devrait imprimer elle-même des euros… Les arbitrages définitifs sur ces questions ont-ils été rendus ? Je ne le crois pas, et dans une situation aussi mouvante, qui peut assurer que des arbitrages rendus hier seront encore valables au lendemain d’un coup de force des institutions européennes ? Nous sommes dans une dynamique, pas dans une guerre de tranchée.
Dès lors la question est celle des convictions. Les membres du gouvernement sont-ils convaincus qu’ils peuvent mener une « autre politique » à l’intérieur de la cage de fer de l’euro et des traités européens ? Et obtenir des partenaires européens les concessions qui leur permettraient de la mener ? Si oui, à mon avis ils se trompent, et s’ils n’ont pas préparé une option de rechange, ils se trouveront dans la situation de devoir capituler. A propos de la situation de Papandréou face à Merkel et Sarkozy en 2009-2010, j’ai écrit dans La Grèce et les Balkans : « en entrant dans la négociation sans alternative à son échec – moratoire sur le paiement des intérêts et le remboursement de la dette, défaut partiel voire sortie de l’euro, afin d’exercer des pressions sur l’Allemagne et la France dont les banques, importantes détentrices de dette grecque, avaient beaucoup à perdre –, le gouvernement PASOK s’est mis d’emblée en position d’accepter même l’inacceptable ». La situation de Syriza est la même aujourd’hui et s’il met ses pas dans ceux du PASOK, il subira le même sort, en ouvrant toute grande la porte aux néonazis d’Aube dorée.
Mais le gouvernement Grec sait probablement tout cela. D'abord ils ont dû étudier de près les raisons de l'effondrement du PASOK. Ensuite, Varoufakis, par exemple, a la réputation d'être un économiste assez brillant. Est-il imaginable qu'il n'ait pas compris que l'euro est condamné ?
Disons qu'il y a une autre possibilité, c'est que Syriza ait entamé des négociations tout en sachant qu’elles avaient peu de chance d’aboutir. Durant cette période, on mobilise l’opinion (les manifestations de soutien au gouvernement se sont multipliées dans toute la Grèce) sur le thème de la dignité retrouvée, du « salut public », tout en créant les faits accomplis de rupture avec les politiques de la Troïka, comme le vote par le Parlement du premier train de mesures sociales. Durant cette période, on prépare la sortie de l’euro, en s’assurant d’aides extérieures à l’Europe : l’intérêt géostratégique de la Grèce lui donne des cartes à Washington comme à Moscou. Puis on utilise les innombrables bévues de l’UE, la morgue allemande, les pressions et les menaces qui heurtent le patriotisme grec pour dresser, le moment venu, devant l’opinion, le constat que la sortie de l’euro s’impose.
L’avenir tranchera, mais le 17 février Varoufakis, écrivait dans le New York Times (Source : blog d’Olivier Berruyer) : « Le problème (... c'est) que nous vivons dans un monde où l’on est entravé par la peur des conséquences. Dans un monde où il n’existe aucune circonstance où nous devons faire ce qui est juste, non pas en tant que stratégie, mais simplement parce que c’est… juste. Nous mettrons un terme, quelles qu’en soient les conséquences, aux accords qui sont mauvais pour la Grèce et pour l’Europe (...) Finis les programmes de « réformes » qui visent les retraités pauvres et les pharmacies familiales tout en laissant intacte la corruption à grande échelle. » Il ne me semble pas que ce soit un discours préparatoire à une capitulation.
En somme, si je veux résumer mon sentiment, Merkel ne veut plus de l’euro qui n’a jamais été viable et qui coûterait trop cher à l’Allemagne s’il devait le devenir par les transferts qu’il exige. Mais elle ne veut pas porter la responsabilité de sa disparition et fera tout pour la faire porter aux Grecs. Le gouvernement grec est, à mon avis, tout aussi convaincu que l’euro n’est pas compatible avec la politique qu’il s’est engagé à conduire et que l’Allemagne ne consentira pas aux transferts qui pourraient aboutir à ce que cette monnaie absurde cesse d’enrichir les riches et d’appauvrir les pauvres. Mais il ne pouvait le dire avant les élections et il fera tout pour faire porter la responsabilité de la sortie de la Grèce, aux yeux de son opinion, à l’Allemagne et à l’UE.
L’idée que la Grèce pourrait, en cas de compromis introuvable avec l'UE, se tourner vers la Russie ou même vers la Chine. Au regard de l’histoire grecque, cela vous semble-t-il envisageable ?
Ce qui est certain, c’est qu’on entend de plus en plus, en Grèce, dire que si les Européens de l’Ouest croient que l’UE est pour la Grèce un choix contraint et unique, ils se trompent.
En ce qui concerne la Chine, la privatisation de deux terminaux du port du Pirée au profit du chinois Cosco, en 2009, a certes conduit à une augmentation du trafic, mais au prix de la réduction du personnel au rang de main d’œuvre corvéable à merci, de la suppression de tous horaires réguliers, de tout droit syndical, de toute protection contre le licenciement. Cosco, qui a fait du Pirée sa principale implantation portuaire en Europe, était candidat à la reprise des autres terminaux. La mauvaise humeur de Pékin a donc été exprimée sans ambages lorsque le gouvernement a annoncé son intention de mettre fin au processus de privatisation du Pirée, mais l’invitation de Tsipras en Chine a suivi de peu. Difficile de dire aujourd’hui si un « deal » interviendra et quelle sera sa nature.
Pour ce qui est de la Russie, la Grèce a toujours eu des liens particuliers avec elle, à l’exception de la période qui suit la guerre civile. En 1830, la Grèce doit la reconnaissance de son indépendance par l’Empire ottoman à une intervention militaire russe dans les Balkans (et d’un corps expéditionnaire français dans le Péloponnèse). En 1854, les Français et les Anglais débarquent des troupes au Pirée et imposent à la Grèce un « gouvernement d’occupation » pour l’empêcher de se joindre à la Russie durant la guerre de Crimée, dont les Grecs espéraient, en cas de victoire russe, une extension de leur territoire à la Crète, à la Thessalie, à l’Epire, à la Macédoine et à la Thrace. Au début des années 1910, la Russie patronne la ligue des Etats balkaniques qui va permettre à la Grèce, en 1912-1913, d’achever sa construction territoriale.
Les deux pays ont également en commun la tradition orthodoxe, et des relations économiques soutenues que les sanctions européennes à l'encontre de la Russie ont beaucoup contrariées...
Tout à fait : la Russie est un client important pour la Grèce, et les sanctions économiques ont durement touché une économie grecque déjà mise à terre par la Troïka. Les agriculteurs grecs ont regardé pourrir sur pied les fruits et légumes d’ordinaire exportés en grande partie vers la Russie ; quant à la baisse du rouble qu’ont entraînée les sanctions européennes, elle a sérieusement affecté le secteur touristique. Troisième ou quatrième groupe national par le nombre depuis plusieurs années, les touristes russes ont payé, en hiver, avant la chute du rouble, leurs prestations estivales à leurs tour-operateurs russes, alors que ceux-ci devaient payer les prestataires de service grecs après la dévaluation, si bien que plusieurs de ces sociétés russes ont fait faillite en laissant en Grèce des milliers de nuitées impayées.
Et du point de vue géo-économique?
South Stream => Turkish Stream
On sait que la Russie a annulé, en décembre 2014, la construction du gazoduc South Stream. En revanche, elle a signé un accord avec la Turquie pour la réorientation d’unepartie des fournitures de gaz vers ce pays qui pourrait avoir un prolongement vers la Grèce. Et Tsipras est invité à Moscou. Pour la Grèce qui, depuis 1974, ne peut mettre en valeur les ressources en hydrocarbures de la mer Egée, à cause de la contestation par la Turquie, sous menace de guerre, de ses droits économiques, et de la totale absence de solidarité européenne sur ce dossier comme sur la question chypriote, un contrat gazier à prix d’ami pourrait présenter bien des avantages !
Athènes et Moscou ont donc un intérêt mutuel à un rapprochement. Dès les premiers jours du gouvernement Tsipras, le nouveau ministre des Affaires étrangères a vertement rappelé à Bruxelles que la politique étrangère commune était du domaine de l’intergouvernemental et qu’il n’était pas question que la Grèce laisse passer une déclaration sur de nouvelles sanctions contre la Russie, alors que le gouvernement grec n’avait pas été consulté. Puis, lors de son premier déplacement à l’étranger, à Chypre où les intérêts russes, très présents, ont souffert du « plan d’aide » européen qui a ponctionné tous les dépôts bancaires, Tsipras a déclaré que la Grèce et Chypre avaient pour vocation d’être un pont entre l’UE et la Russie.
Ce qui est amusant, c'est que la Grèce, membre d'une Union européenne supposée rapprocher ses États-membres et garantir la solidarité entre les peuples, est abandonnée par tous ses partenaires, la France faisant d'ailleurs preuve dans cette affaire d'une lâcheté toute particulière. En revanche, Athènes a certes reçu des témoignages d'amitié de Poutine mais également... d'Obama !
Cela tient au fait que la position géostratégique de la Grècce se réévalue aussi pour les États-Unis. La base aérienne crétoise de Souda a été d’une importance capitale dans le bombardement d’une Libye que l’intervention franco-anglaise a jeté dans un chaos qui pourrait justifier de nouvelles opérations. Et puis la Grèce est également importante, pour Washington, au regard de l’inquiétante dérive islamiste, autoritaire et mégalomaniaque de la Turquie d’Erdogan, dont le jeu à l’égard du mouvement État islamique en Irak et au Levant est plus que trouble... 
Ainsi la déclaration du président Obama en faveur d'une stratégie de croissance en Grèce, précisant qu'on « ne peut continuer à pressurer des pays qui sont en pleine dépression », est-elle à remettre dans ce contexte géostratégique - que l'UE semble ignorer-, où la déstabilisation d'une Grèce exsangue à côté d'une Turquie pour le moins ambiguë, d'un Proche-Orient et d'une Libye plongés dans une dangereuse confusion, pourrait bien conduire à de nouvelles catastrophes.


lundi 16 février 2015

Grèce, Allemagne : le retour des nations d'Europe.


On ne compte plus, décidément les dessins humoristiques ou les photomontages représentant d’une manière ou d’une autre le duel Tsipras / Merkel en Europe. En voici quelques exemples, juste histoire de se faire plaisir.

Le noir et blanc, sobre et minimaliste :




Le « Fifty shades ». Celui-ci, on était sûr de n'y pas couper. De toute façon, par les temps qui courent, si t’as pas fait ta parodie de Fifty shades à 50 ans, t’a raté ta vie :




Le dessin ci-dessous, qui en dit long, avec Merkel en reine d'Europe. En général, qui ose émettre l’hypothèse que peut-être, éventuellement, il est possible que l’Europe soit un tout petit peu dominée par l’Allemagne, a tôt fait de se faire traiter de « germanophobe ». Mais quand au lieu de le dire on le dessine, ça passe tout de suite beaucoup mieux. Ben oui, quoi : on est Charlie ou on ne l'est pas....


  

Et celui-ci, d’un romantisme suranné. Le plus beau de tous assurément :



Ces images ne sont pas seulement réjouissantes parce qu’elles sont drôles. Elles témoignent surtout du fait que beaucoup de monde a compris cette chose élémentaire : ce qui se joue actuellement en Europe se joue avant tout entre la Grèce et l’Allemagne. L’enjeu est bel et bien de savoir si (et comment) on parviendra à concilier les positions a priori antinomiques de deux nations dont les trajectoires économiques s’éloignent et dont les intérêts divergent de plus en plus. 

Qui ose encore parler à cette heure « d’intérêt général européen » ? Où se cache-t-il s’il existe ? A quoi ressemble-t-il ? Quelle entité est supposé l’incarner ? Certainement pas le Parlement européen en tout cas, qui s’illustre surtout par son silence depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement Syriza en Grèce. Martin Schultz s’est certes exprimé récemment, proposant que la Grèce rende des comptes à l’Union européenne directement et cesse d’avoir affaire à la Troïka. Une proposition bienvenue. Mais où donc est le reste de l’Assemblée de Strasbourg ? Où sont les débats ? Que pensent et que proposent ces élus supposés représenter un « peuple européen », dont il semble de plus en plus évident qu’il n’existe que dans la tête d'une poignée de fantaisistes ?

Les peuples des différents pays européens existent, eux, en revanche. On les voit et les entend de plus en plus.
Celui de Grèce existe indubitablement et semble bien décidé à ne plus s’en laisser compter. Il est très massivement derrière ses dirigeants. Plus de 80% des Grecs soutiennent désormais le gouvernement Tsipras, soit une proportion infiniment supérieure à celle des électeurs hellènes ayant voté Syriza. Ne serait-ce pas là ce qu'on a coutume d’appeler une « union nationale » ? Et dans « union nationale », n’y a-t-il pas…. « nationale » ?
Le peuple allemand existe aussi. Ce dimanche, une partie de ce peuple a voté à Hambourg. Il y a sanctionné la CSU, le parti d’Angela Merkel. Et il a offert un score supérieur aux prévisions au parti anti-euro AfD, lequel remporte désormais de bons résultats à chaque élection partielle outre-Rhin. Or comment ne pas voir derrière ce phénomène une crainte croissante, chez certains Allemands, de voir l’intérêt national – oui, national - de leur pays sacrifié sur l’autel du compromis européen ?
Comment ne pas voir, surtout, que notre vieille Europe techno et supra-étatique s’efface doucement ? Et que si l'on assiste au grand retour des peuples, c'est qu'on assiste du même coup au retour du cadre politique qui les contient et au sein duquel ils s'autodéterminent, c'est à dire des nations ? 

mardi 10 février 2015

Du traité constitutionnel à Syriza : l'Europe contre les peuples

 
 
Reprise d'un texte publié le 2 févier sur Figarovox
 
 
L'Union européenne est décidément une étrange construction. Il est impératif d'être une démocratie pour y entrer. C'est même l'unique critère. Les élargissements hâtifs et désordonnés aux PECO (pays d'Europe centrale et orientale) opérés en 2004 et 2007 en furent une illustration. En revanche, une fois admis dans le club, requérir à son profit le respect des règles élémentaires de la démocratie est jugé avec sévérité, et donne le plus souvent lieu à des procès en «populisme».
 
Les menues imperfections antidémocratiques de l'édifice communautaire sont connues de tous les observateurs sincères. En revanche, jamais jusque-là un dirigeant européen n'avait eu le culot de les reconnaître. Jean-Claude Junker vient de s'en charger, sous le coup de la forte émotion qui s'est emparé des tous les défenseurs de l'Union lisbonno-mastrichienne après la large victoire de Syriza en Grèce le 25 janvier.

Certains ont eu de la fièvre et des suées. D'autres se sont mis à dire sans précaution tout ce qu'ils avaient vraiment dans la tête, à l'instar du président de la Commission européenne. Ce dernier est entré directement à la première place du «Top10» des propos les plus invraisemblables proférés la semaine dernière avec cette sortie: «dire que tout va changer parce qu'il y a un nouveau gouvernement à Athènes, c'est prendre ses désirs pour des réalités (…) Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens».
 
Pas de choix démocratique contre les traités européens…: pour un aveu, il est de taille! C'est d'ailleurs un authentique progrès pour un Jean-Claude Juncker dont on peut penser qu'il est en phase de rémission. Tous les psys le disent: pour expurger une névrose, il faut ver-ba-li-ser. Il serait donc très encourageant que le Luxembourgeois poursuive cette opération vérité. Et qu'il pousse l'audace jusqu'à concéder ceci: il n'y a pas vraiment de choix démocratique non plus pour les traités européens.
 
Cette réalité, encore faudrait-t-il que Junker accepte de la regarder en face. Peut-être peut-on l'y aider? Rappelons-lui dès à présent quelques faits saillants ayant pris place dans un passé récent.
 
Au début des années 2000, l'Union européenne veut se doter du traité de Nice. L'Irlande, en vertu de ses institutions, doit convoquer ses électeurs aux urnes pour une ratification référendaire. Le référendum a lieu en juin 2001 et... 54% des votants irlandais rejettent le texte. On laisse alors passer un peu de temps Les peuples, c'est connu, sont oublieux. Un an et demi plus tard, le corps électoral irlandais est à nouveau mobilisé et, cette fois, il vote en faveur du traité de Nice. Du coup, puisque l'entourloupe a réussi une fois, pourquoi ne pas en abuser? Ce sera chose faite avec le traité de Lisbonne. En 2008, les Irlandais sont appelés à se prononcer sur celui-ci et répondent par la négative à 53% Un vote qui sera «corrigé» l'année d'après par un re-vote, afin que le «oui» l'emporte enfin.


Au Pays-Bas, on est moins téméraire. On ne sollicite pas deux fois les mal-votants car c'est dangereux: le peuple étant stupide, il arrive qu'il persiste dans la déviance. Là, quand les citoyens votent de travers, on recourt donc à leurs «représentants», qui acceptent de se transformer de bonne grâce en censeurs de leurs propres mandants. Ainsi, à la question «Êtes-vous pour ou contre l'approbation par les Pays-Bas du traité établissant une constitution pour l'Europe?», les Néerlandais avait répondu «contre» à plus de 61% en 2005. Trois ans plus tard, leur Parlement votait sans moufter le même texte, rebaptisé pour faire bien «traité de Lisbonne».
 
En France, nous eûmes la chance d'avoir les mêmes gros malins, pour nous écrire le même scénario. Ainsi, alors que le référendum sur le projet de traité constitutionnel organisé en mai 2005 avait placé le «non» à plus de 54 %, le Parlement adopta Lisbonne dans la joie et la bonne humeur dès 2008. Pour l'occasion, les parlementaires du Parti socialiste apportèrent un soutien touchant à leurs collègues de l'UMP, puisque 142 d'entre eux décidèrent de s'abstenir. N'écoutant que leur enthousiasme, trente environ allèrent jusqu'à voter pour. Un coup de pouce bien sympathique, qui permit à Nicolas Sarkozy d'obtenir la majorité des trois cinquièmes au Congrès dont il avait besoin pour nous glisser le traité. Après ça, il se trouve encore de braves ingénus pour s'étonner, des larmes plein les yeux, des scores mirobolants du Front national....
 
Bref, comme le dit Jean-Claude Junker, il n'y a pas de choix démocratique possible contre les traités européens déjà ratifiés. Mais, on vient de le voir, il n'y a pas non plus de choix qui permette qu'un traité européen ne soit pas ratifié. Or... s'il n'y a pas de choix possible quant à des textes de valeur quasi-constitutionnelle qui encadrent, dans de très nombreux domaines, la conduite des politiques nationales, peut-on nous dire ce qu'il reste, exactement, de la démocratie?

 
 

lundi 9 février 2015

Dette : combien la France coûte-t-elle à la Grèce ?





L'Union européenne, chacun le sait, c'est le déploiement magnifique des « principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales ». C'est un effort tout entier tendu vers une consolidation de « la solidarité entre les peuples dans le respect de leur histoire, de leur culture et de leurs traditions », visant à éloigner de nos doux rivages et pour toujours le spectre de « la division du continent européen ».

C'est en tout cas ce qui est écrit dans le préambule du Traité sur l'Union européenne (TUE). Car c'est bien de là que sont tirées ces bribes verbeuses, et non, comme on pourrait le croire en première approche, du Tao Tö King ou des statuts de l'église de scientologie.

C'est donc au nom de ces valeurs magnifiques que tout le monde s'ingénie désormais à chercher des coupables. Des fautifs que l’on pourrait accabler tant et plus, en leur attribuant les dysfonctionnements d'une construction dont les inlassables promoteurs se refusent toujours à voir les malfoutoses originelles, tant sur plan institutionnel que du point de vue de la rationalité économique.

Oui : des coupables. C'est ce qu'il faut désormais pour continuer à faire tenir ensemble cet édifice fait de « liberté », de « respect », de « démocratie », de solidarité et d'amitié entre les peuples. Et les Grecs semblent les mieux placés pour endosser le rôle. Pensez-donc : ils refusent de voter comme on leur ordonne de le faire. Pis, ils soutiennent massivement l'action du gouvernement qu’ils ont porté au pouvoir. Quelle abomination !

Or pour montrer que la Grèce est coupable, quoi de plus probant qu'une poignée de chiffres. « Chez ces gens-là, on ne parle pas, on compte », disait en effet Jacques Brel dans une chanson prophétique où il dressait avec 40 ans d'avance le portrait-robot de l'adorateur de la monnaie unique et du traité de Lisbonne.

Les chiffres que nous servent les européistes sont ceux de la dette hellène, étourdissants, effrayants : 320 milliards d'euros, 175 % du produit intérieur brut. Bref, l’horreur ! Mais il y a pire. Il y a l'argent que la Grèce doit à la France. Ces 40 milliards que notre beau pays a prêtés dans un pur élan de générosité fraternelle et que ces saligauds de bouffeurs d'olives pourraient bien ne jamais rembourser. Rendez-vous compte : cela représenterait plus de 700 € par personne ! Ce sont nos enfants que l'on affame ! C'est la Patrie qu'on assassine !

Le problème avec cet argument - outre qu'il pèse son pesant d'un  « égoïsme national » auquel les europtimistes ne nous avaient guère habitués - c'est que d'une part il est faux (oui, à force, ça finit par être embêtant) et que d'autre part, il peut être aisément retourné. La Grèce pourrait finir par nous coûter ? Et si, jusque-là, elle nous avait plutôt rapporté ?
 
Daniel Cohn-Bendit, auquel on ne peut guère intenter de procès en euroscepticisme s'insurgeait dès 2010 qu'on prétende « aider » Athènes en lui prêtant de l'argent au prix fort. Ciblant tout particulièrement Berlin, il affirmait ici : « la situation présente est extravagante. L'Allemagne emprunte à un taux de 1,5% pour prêter l'argent à la Grèce avec un taux de 5%. Nous sommes dans une complète confusion ». Et oui, forcément : quand on prête à des taux trois fois supérieurs à ceux auxquels on emprunte, on s'enrichit....

Or ce qui vaut pour l'Allemagne vaut aussi pour la France. Ainsi l’économiste Thomas Piketty affirmait-il récemment : « il faut baisser les taux d'intérêt de la dette grecque à 1% ou 0%. Ces dernières années, on a fait de l'argent avec la dette grecque: on a emprunté à 1% pour leur prêter à 4 ou 5%. On a gagné de l'argent ». Autrement dit, le même raisonnement que Conh-Bendit.

Le plus dur reste de savoir combien on a gagné ou, pour le dire autrement…. combien la France a coûté à la Grèce. « Pour la France, Bercy préfère donner un chiffre global » nous dit-on dans cet intéressant panorama. « Depuis 2010, sur quatre ans, les prêts à la Grèce lui ont rapporté 729 millions d’euros, qui sont rentrés comme des recettes dans le budget de l’Etat. C’est peu ou prou le montant prévu au budget français en 2015 pour le ministère de la Culture ». De cette somme, il faut évidemment déduire les intérêts que la France paie au titre de l’argent qu’elle-même emprunte avant de le prêter à Athènes. Mais à l’heure actuelle, notre pays emprunte fort bas et parfois même, pour les emprunts les plus courts… à des taux négatifs (voir tous les taux ici). Une incongruité que l’on doit une fois de plus à cette aberration économique qu’est l’eurozone, et qui a transformé la dette française une valeur refuge. Chose dont nous continuerons à bénéficier… jusqu’à ce que tout s’effondre.

Alors, on peut toujours continuer à montrer du doigt les dispendieux et les inorthodoxes, qu’ils soient Grecs aujourd’hui, Portugais ou Espagnols demain. Mais ceux qui jouent à ce jeu sinistre, qui s’appliquent à monter les peuples européens les uns contre les autres, qui tiennent absolument à déterminer ce que nous coûtent les autres, qui se comportent en petits vieux aigres et radins apeurés à l’idée de ne pas rentrer dans leurs sous, risquent fort, très bientôt, de voir leur propre mesquinerie se retourner contre eux.

En attendant, il n’est pas sûr que « la liberté », « le respect », « la solidarité », bref, que « nos valeurs » dont nous sommes fiers au point de les porter en permanence en bandoulière, en sortent grandies.


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vendredi 6 février 2015

« Si le mémorandum n'est pas démantelé, le coût politique pour Syriza sera terrible » - entretien avec Fabien Escalona



Fabien Escalona est enseignant à Sciences Po Grenoble et collaborateur scientifique au CEVIPOL (ULB). Il écrit régulièrement sur Slate.fr. Il a accepté de répondre aux questions de L'arène nue au sujet de la récente victoire de Syriza et des premier pas du nouveau gouvrnement grec. 
***
Vous avez expliqué dans plusieurs articles que Syriza (et son parti frère espagnol Podemos) était héritiers de "l'eurocommunisme" des années 70, que vous définissez comme la tentative de trouver une voie médiane entre l'extrême-gauche et la social-démocratie. Le contexte a bien changé depuis 1970. En quoi y-a-t-il malgré tout continuité ? Cet héritage classe-t-il vraiment Syriza (et Podemos) dans la famille de la gauche radicale ?
L'eurocommunisme des années 1970 ne permet pas de tout comprendre sur Syriza. Un de ses partis fondateurs est toutefois directement issu de cette orientation, dont un intellectuel grec, Nicos Poulantzas, fut un théoricien remarquable. De façon plus générale, et ceci est vrai non seulement pour Syriza, mais pour d'autres partis, l'eurocommunisme a laissé un certain legs à la gauche radicale contemporaine. Ce legs est à la fois précieux et problématique.
D'un côté, il permet à la gauche radicale de sortir de plusieurs impasses. D'abord l'impasse de la marginalité stratégique, dans ses versions "quiétisme d'extrême-gauche" (on attend tout des masses auxquelles il faudra donner une direction révolutionnaire le jour venu) ou "quiétisme altermondialiste" (le fameux slogan "changer le monde sans prendre le pouvoir", forgé par John Holloway). Ensuite l'impasse de la marginalité sociologique, avec un discours uniquement centré sur les luttes économiques du mouvement ouvrier, alors que diverses vagues de revendications démocratiques exigent de prendre en compte la pluralité des mécanismes de domination.
D'un autre côté, ce legs est aussi problématique dans la mesure où l'eurocommunisme a échoué. Ses défenseurs les plus timorés se sont laissés absorber dans la politique conventionnelle et les structures étatiques, tandis que ses promoteurs aux ambitions révolutionnaires n'ont pas su définir de stratégie vraiment claire. D'une certaine manière, cet échec a aussi concerné le CERES de Jean-Pierre Chevènement….
Oui, vous reprenez ici la formule de Chevènement qui désirait bâtir une alternative entre "le bruit de bottes" du socialisme de type soviétique et "le raclement de pantoufles" de la social- démocratie….
En effet. Il évoquait ainsi de manière savoureuse les deux traditions (sociale-démocrate et communiste) qu'il entendait dépasser. A l'époque, il expliquait que le socialisme ne saurait être construit ni par une avant-garde autoproclamée de la classe ouvrière, ni par "la petite bourgeoisie éclairée". Il pensait que le parti qui se donnait cette tâche devait coordonner les actions des intellectuels, des militants syndicaux, des animateurs culturels..., conquérir le pouvoir d’État, et assurer le dialogue entre le mouvement d'en haut (dans les institutions) et le mouvement du bas (les mobilisations populaires).
Et maintenant on le sait : ça n’a pas marché. Pour quelles raisons ?
Elles sont diverses. D’abord, le mouvement ouvrier a été défait, l'URSS s'est effondrée et l'intégration européenne a ajouté une difficulté à toute velléité de transformation sociale. Du coup, de la même manière que le CERES s'est alors retranché derrière la défense de la République, les partis de gauche radicale sont aujourd'hui en retrait dans leurs revendications : il s'agit moins de construire la société socialiste que d'éviter le saccage de l’État social par la dévaluation interne imposée à certains membres de la zone euro.
Pour autant, il ne s'agit pas d'un bon vieux retour de la social-démocratie. Syriza, et les partis au cœur de la gauche radicale qui se reconstruit en Europe (notamment à travers le Parti de la gauche européenne), expriment la volonté d'une modernité et d'une "mondialité" alternatives, où les principes de démocratie et d'égalité l'emportent sur ceux de la concurrence, de la discrimination ou même de la seule méritocratie.
La réalité est évidemment beaucoup plus confuse que cela, mais il me semble que fondamentalement, la gauche radicale est une famille politique qui émerge à partir d'une pulsion anti-élitiste, laquelle pousse à une réappropriation de la vie politique, économique et écologique, par le peuple souverain.
Réappropriation de la vie politique par le peuple souverain…. Pensez-vous vraiment qu'il puisse y avoir une sorte de virage « souverainiste » de ces formations de gauche radicale, sous la pression des réalités européennes ? Le nouveau ministre des Finances grec, par exemple, semble être un pro-européen de cœur. En revanche, la décision très rapide de Tsipras de former un gouvernement avec le parti des Grecs indépendants envoie un message de fermeté sur la question européenne....
Si le « souverainisme », c'est la défense de la souveraineté populaire, alors il est déjà partagé par beaucoup de formations de gauche radicale. S'il est réduit à la défense de la souveraineté nationale, on ne constate pas, en effet, le même attachement.
En résumant, la logique de l'intégration européenne et de ses instances indépendantes n'est pas d'abord contestée parce qu'elle est supranationale, mais surtout parce qu'elle est supra-électorale. Ce qui gêne la gauche radicale dans l'architecture de l'UE et de la zone euro, c'est surtout le contenu de classe que cette architecture reflète et protège contre les soubresauts de la volonté populaire.
Toute la question est bien sûr de savoir si ce contenu de classe peut être subverti à l'échelle européenne, et si la logique supranationale de l'UE peut être démocratisée de l'intérieur. C'est une question stratégique qui fait actuellement l'objet de vifs débats dans les rangs de la gauche radicale. Dans ce cadre, ceux qui estiment que nation et souveraineté ne sont pas seulement historiquement mais intrinsèquement liés, me semblent être minoritaires (dans le cas grec, il y a par exemple un courant nationaliste dans Syriza, mais il n'est qu'une des composantes de l'aile gauche du parti). Pour autant, les tenants de cette position peuvent trouver des alliés chez ceux qui pensent qu'un "détour par la nation" est devenu indispensable pour jeter les bases d'une nouvelle construction politique supranationale.
Syriza expérimente en temps réel, et au pouvoir, les termes de ce débat. Les choix de Tsipras ne me paraissent pas contradictoires. D'un côté, Yanis Varoufakis explique aux partenaires européens que leur intérêt est de garder la Grèce dans la zone euro en allégeant le fardeau de l'austérité et de la dette. De l'autre, le choix (contraint) des Grecs indépendants comme alliés montre que Syriza est sérieux dans sa volonté d'en finir avec l'austérité, puisque le point commun de ces deux forces est d'être anti-mémorandum et anti-Troïka. Dans les deux cas, c'est la logique "austéritaire" qui est visée plus que la logique supranationale. Cela dit, si la zone euro continue à produire des divergences entre les variétés du capitalisme européen, et si les élites européennes restent inflexibles envers les États "périphériques" qui en paient le prix fort, ce conflit social continuera nécessairement à prendre une forme nationale.
Si je comprends bien, la gauche radicale apprend en marchant, au moins sur la question européenne. J’imagine qu’il est donc difficile de savoir comment se soldera la passe d’armes Grèce / Allemagne / Banque centrale européenne ? A votre avis, le gouvernement grec peut-il tenir bon sur sa détermination de refuser le mémorandum et la Troïka ?

Pour l’instant, chacun des acteurs tente en effet de prouver à l’autre qu’il veut gagner le bras de fer, sans que l’on sache qui cédera le premier. La gauche de Syriza craint que la direction du parti ne soit pas assez préparée à assumer une éventuelle sortie de l’euro, si l’Allemagne et la BCE se montrent inflexibles jusqu’au bout. Pour autant, il semble qu’il y ait consensus dans le parti sur le fait que les mémoranda doivent être au moins partiellement démantelés, et la dette au moins partiellement restructurée. Si même cela n’est pas obtenu, le coût politique pour Syriza et pour toute la gauche radicale serait terrible. Le plus raisonnable pour ses créditeurs serait donc d’accepter une restructuration sans annulation, et de se donner quelques mois pour négocier sur la nature des fameuses « réformes structurelles ». Sinon, ils prendraient le risque de perdre un membre de la zone euro, ce qui représenterait un vrai saut dans l’inconnu, et pas seulement pour la Grèce ! 

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