vendredi 15 avril 2016

Jean versus Jean : Jean Gabin contre l'Europe de Jean Monnet







C'est une vidéo assez connue que ce passage du film Le Président (1961), où Jean Gabin fustige ceux qui veulent faire « L'Europe de la fortune contre celle du travail, l'Europe de l'industrie lourde contre celle de la paix ». 

C'est assez étourdissant de lucidité, mais aussi d'actualité. Tout y passe : la dénonciation de l'Europe de l'argent, celle des lobbies, celle des abandons de souveraineté... on jurerait être en 2016.  
Le Chalamont vilipendé ici a également tout d'un Jean Monnet, n'ayant pas fait la guerre mais ayant fait banquier, pensant certes à l'Europe mais y pensant de loin, « Européen à texte d'explorateur » habitué à vivre « au-delà des mers, c'est à dire partout... sauf en Europe ». 

Voici une version courte et, dessous, le texte rédigé  : 






« Messieurs,

Monsieur Chalamont vient d'évoquer en termes émouvants les victimes de la guerre. Je m'associe d'autant plus volontiers à cet hommage qu'il s'adresse à ceux qui furent les meilleurs de mes compagnons. 
Au moment de Verdun, Monsieur Chalamont avait dix ans... ce qui lui donne par conséquent le droit d'en parler... Etant présent sur le théâtre des opérations, je ne saurais prétendre à la même objectivité. On a une mauvaise vue d'ensemble quand on voit les choses de trop près. Monsieur Chalamont parle d'un million cinq cent mille morts. Personnellement, je ne pourrais en citer qu'une poignée, tombés tout près de moi.  
J'ai honte, Messieurs. Mais je voulais montrer à Monsieur Chalamont que je peux moi aussi faire voter les morts. Le procédé est assez méprisable, croyez moi. 

Moi aussi, j'ai un dossier complet : trois cent pages ! Trois cent pages de bilans et de statistiques que j'avais préparés à votre intention. Mais en écoutant Monsieur Chalamont je viens de m'apercevoir que le langage des chiffres a ceci de commun avec le langage des fleurs, qu'on lui fait dire ce que l'on veut. Les chiffres parlent mais ne crient jamais. C'est pourquoi ils n'empêchent pas les amis de monsieur Chalamont de dormir. Permettez-moi, Messieurs, de préférer le langage des hommes. Je le comprends mieux. 

Pendant toutes ces années de folie collective et d'autodestruction, je pense avoir vu tout ce qu'un homme peut voir. Des populations jetées sur les routes, des enfants jetés dans la guerre, les vainqueurs et les vaincus finalement réconciliés dans les cimetières, que leur importance à élevés au rang de curiosité touristique. 
La paix revenue, j'ai visité les mines. J'ai vu la police charger les grévistes. Je l'ai vue aussi charger les chômeurs. J'ai vu la richesse de certaines contrées, et l'incroyable pauvreté de certaines autres. Et bien durant toutes ces années, je n'ai jamais cessé de penser à l'Europe ! 
Monsieur Chalamont, lui, a passé une partie de sa vie dans une banque, à y penser aussi . Nous ne parlons forcément pas de la même Europe. 

Tout le monde parle de l'Europe ! Mais c'est sur la manière de faire cette Europe que l'on ne s'entend plus ! C'st sur les principes essentiels que l'on s'oppose. 
Pourquoi croyez vous, messieurs, que l'on demande au gouvernement de retirer son projet d'Union douanière ? Parce qu'il constitue une atteinte à la souveraineté nationale ? Non, pas du tout ! Simplement parce qu'un autre projet est prêt. Un projet qui vous sera présenté par le prochain gouvernement. Et ce projet, je peux d'avance vous en dénoncer le principe : la constitution de trusts horizontaux et verticaux et de groupes de pression qui maintiendront sous leur contrôle, non seulement les produits du travail, mais les travailleurs eux-mêmes ! On ne vous demandera plus, messieurs, de soutenir un ministère, mais d'appuyer un gigantesque conseil d'administration ! 
(...)

Si cette Assemblée avait conscience de son rôle, elle repousserait cette Europe des maîtres de forges et des compagnies pétrolières, cette Europe qui a l'étrange particularité de vouloir se situer au-delà des mers, c'est à dire partout, sauf en Europe ! Car je les connais, moi, ces Européens à têtes d'explorateurs ! (....) Et je comprends très bien que le passif de ses entreprises n’effraie pas une Assemblée où les partis ne sont plus que des syndicats d'intérêts ! ». 

***

Une version un peu plus longue de la même vidéo est disponible ici.
Et le film dans son intégralité est posé là, comme ça. 


6 commentaires:

  1. Texte frappant (film dialogué par Audiard.. ; d'après un excellent roman de Simenon), mais c'est aussi une scène étourdissante puisque, si j'ai bon souvenir, c'est un plan-séquence çàd. une scène tournée sans interruption, ce qui en dit long sur le talent de Gabin..
    On peut détester l'Europe et aimer le cinéma (surtout s'il date d'avant la mondialisation...)

    Christian BERNARD

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  2. Denis Monod-Broca15 avril 2016 à 09:33

    Le film est censé se passer dans les années 20 mais il a été tourné en 1961. Déjà à l'époque, tout était en place, la machine à cliquet chère à Jean Monnet avait commencé à tourner... Ce n'est pas faire injure à Henri Verneuil que de le rappeler. Il était lucide et perspicace, certes, bravo à lui, mais prophétique ?...
    La fameuse exclamation de de Gaulle, "l'Europe ! l'Europe ! l'Europe !", est postérieure, elle date de 1965, mais en 61, il y avait déjà eu, par exemple, la CED, ce projet résumé ainsi par Michel Debré : prendre l'armée française, la baptiser européenne et la mettre sous commandement américain. Résumé qui d'ailleurs exprime très bien le projet européen dans son ensemble...

    Au lendemain de la prestation de Hollande, un peu de nostalgie :
    https://www.youtube.com/watch?v=0Ldd5mZrelU&ebc=ANyPxKrmWqWFxGIpFcpaQvgUQpojzKN-gKmnOaX4NLHHSK4mmbs4UQloj--tfhxfk1VYm0VMhtJqwJJF4FN8SQEbJAX9Uqty6Q

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  3. On se croirait en 2016 comme si tout était écris d'avance et qu'on répétait la scène .... Prophétique ???

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  4. Quelle scène ! Du grand Verneuil, quoiqu'un peut trop classique dans sa mise en scène, du grand Gabin qui semble se délecter dans un rôle qui lui va comme un gant - lui aussi a fait une guerre mais si peu de politique, et surtout du grand Audiard qui montre là à quel point il est capable de comprendre et d'intérioriser un personnage.
    Prophétique? Peut-être pas, mais seulement conscient que ce ne sont pas les intérêts ou les marchés qui font l'histoire, mais les peuples, dans leur volonté profonde, et les hommes qui ont su incarner - donner chair et sang - le désir des peuples d'exister en tant que nations, ou en tant qu'états, collectivement. Nos ancêtres de 1789 et des années suivantes, ceux qui décrétaient "la patrie en danger", ont bien montré, tout comme, toutes proportions gardées, les indignés espagnols ou les citoyens qui passent leur nuit debout dans tant de villes de France, le désir d'être soi-même et d'être ensemble une sorte de peuple, souvent ce "peuple de gauche" hélas invoqué à chaque second tour d'élections, peuple qui fait naître le désir de construire un monde qui en vaut la peine. Merci à Denis Monod-Broca pour son lien, cet extrait de De Gaulle d'où je veux tirer quelques mots. C'est en effet parce qu’ils sont tout à fait eux-mêmes, italien, allemand ou français, que Dante, Goethe ou Chateaubriand apportent plus à l'Europe que tous les "apatrides" qui peuplent les conseils d'administration des transnationales qui nous gouvernent.
    Etre soi-même, complètement, pour être paisiblement avec les autres, et ne pas perdre son âme à vouloir gommer toute différence, qui n'est pas handicap mais richesse. Voilà le vrai chemin pour faire vraiment une Europe où il ferait bon vivre. Mais est-ce cela que cherchent ceux qui nous gouvernent aujourd'hui, eux qui ont reconstruit cette "prison des peuples" dont on parlait il y a un siècle et demi?

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  5. Il est également possible de faire un rapprochement avec le film "Mort d'un pourri" réalisé par Georges Lautner et sorti en 1977, soit depuis bientôt 40 ans. Auteur des dialogues, là encore, Michel Audiard s'avère également être à l'origine du scénario. La trame de ce long-métrage n'a pris strictement aucune ride. Fait écho à la présente tirade de Jean Gabin extraite du film "Le Président" (1961) de Verneuil, cette joute verbale entre, d'une part, Klaus Kinski, interprétant un intermédiaire cynique des intérêts implacables de "l'internationale du pognon" (sic), et, d'autre part, Alain Delon, lequel joue assez sobrement (à l'écart de ses films de policiers et de gangsters), le rôle d'un homme normal pris dans une nasse politique et financière qu'il ne comprend pas ; nasse dont la teneur ne semble pas avoir beaucoup varié jusqu'à aujourd'hui. En tout cas, les deux films de Verneuil et de Lautner n'ont pas changé grand chose depuis lors, ni provoqué censure, réforme ou révolte efficaces.

    voir, écouter et entendre cet extrait, entre 03:58 et 05:15

    http://www.dailymotion.com/video/x7piab_mort-d-un-pourri-6_people

    Sauf erreur, dans un entretien dont il faudrait retrouver les références, Michel Audiard avait naguère expliqué sa prise de distances précoces vis-à-vis de l'univers politique et du monde des affaires, en raison des horreurs de la débâcle en 40, de l'Occupation et des règlements de comptes à la Libération, dont il avait été le témoin direct entre 20 et 25 ans.

    Les amateurs de saxophone relèveront par ailleurs une interprétation superbe de la musique de Philippe Sarde par Stan Getz.

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  6. Denis Monod-Broca17 avril 2016 à 03:09

    Nous sommes dans une situation littéralement et absolument consternante.

    Un homme d'affaires américain, car c'est ce qu'était d'abord Jean Monnet, s'est fait le propagateur de l'idée d'Etats-Unis d'Europe et sa parole est devenue parole d'Evangile, et l'Europe est devenue la nouvelle Église, censée nous donner paix, protection, prospérité, et les sceptiques sont devenus les nouveaux infidèles, voués aux gémonies.

    Comment cela est-il possible ?

    Comment pouvons-nous à ce point nous éloigner de toute raison au nom de la raison ? nous abandonner à un mode de pensée religieux au nom de la laïcité ? élever un homme d'affaires américain au rang de Père de l'Europe ?

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