lundi 2 mai 2016

TAFTA : ce qu'il révèle de l'Europe, et pourquoi il va l'achever.





Par Frédéric Farah

Depuis le lancement des négociations pour un Traité transatlantique (TAFTA ou TTIP) entre les États-Unis et l’Union européenne, les débats ont essentiellement porté sur les risques en matière alimentaire, sur la destruction possible d’emplois, sur le degré de libéralisation souhaitable de part et d’autre de l’Atlantique, ou sur la perte de souveraineté en matière judiciaire via la mise en place d'un tribunal arbitral indépendant des justices nationales qui trancherait les questions clefs en matière normative. Mais une question, peut-être la question essentielle, reste passée sous silence. Cette question, c'est celle du futur de l’Union européenne en tant que projet politique. Le TAFTA pourrait en effet servir de révélateur à ce qu'est véritablement devenue l'UE, tout en portant un coup fatal à ce projet aujourd’hui en pleine déliquescence.
Cette question est loin d’être anecdotique. Lorsqu’on fait la genèse de ce projet de partenariat, on découvre qu'elle se pose depuis plus de vingt ans. Un rappel des faits paraît indispensable.
En novembre 1990, George Bush père se faisait le promoteur de la Déclaration transatlantique. Ce partenariat est fondé sur la coopération économique, sur la consultation et l’échange d’informations, mais aussi sur des préoccupations en matière de sécurité. Cette initiative trouve un écho favorable dans les milieux économiques qui souhaitaient la transformation de l’alliance stratégique euro-américaine en alliance économique. Le projet bénéficie d'un relais enthousiaste auprès de la Commission de Bruxelles en la personne du commissaire européen Leon Brittan, ancien ministre de Margaret Thatcher et partisan déclaré du libre-échange. Il bute néanmoins sur trois obstacles qu’il convient de conserver en mémoire. D'abord, le mauvais signal envoyé à l’Organisation mondiale du commerce par un projet qui porte atteinte au principe du mutilatéralisme, doctrine officiel de l’OMC. Ensuite, la crainte de voir les États-Unis prendre le dessus dans l’économie mondiale. Enfin et surtout, la menace qu’il représente sur l’avenir de l’intégration européenne.
Cette initiative se commua en décembre 1995 en un Nouvel agenda transatlantique (NAT) signé à Madrid qui allait plutôt dans le sens du dialogue renforcé et du rapprochement des institutions sur des sujets d’intérêt commun. En 1998, l'affaire se transforme encore et devient le Partenariat économique transatlantique (PET). Il s’agit cette fois d’identifier les points d’achoppement et permettre le rapprochement réglementaire. Mais les deux parties expriment au fond peu d’intérêt, et le manque de résultats entraîne l’abandon du projet. Vers le milieu des années 2000, l’idée d’un partenariat refait sur face et l'on signe un accord-cadre (2007) pour la mise en place d'un Nouveau partenariat économique transatlantique. Bref, on a affaire à un serpent de mer.
Peu à peu, les dangers que cette succession de projets fait peser sur l'avenir de l’intégration européenne deviennent plus clairs. Le rôle pro libre-échange de la Grande-Bretagne, par exemple, se manifeste très tôt avec l'action de Sir Leon Brittan. Rien de surprenant d'ailleurs : la Grande-Bretagne a toujours exprimé son souhait que l'Union demeure un grand marché, et ne devienne en aucun cas un projet politique.
Au delà de l'influence anglaise, l’histoire de l’UE montre clairement un penchant pour le marché libre, bien plus que pour l’interventionnisme. Plus l’Union s’élargit, plus un projet de type fédéral devient irréaliste. C'est particulièrement vrai avec les derniers élargissements de 2004 et 2007 et l'inclusion dans l'UE des pays d'Europe centrale et orientale. Ces derniers présentent en effet des caractéristiques économiques très différentes de celles des pays de l'Ouest, ainsi que des intérêts et des préoccupations divergents.
Ainsi, l’idée d’une « Europe puissance » reflue peu à peu au profit de celle d’une « Europe espace » aux frontières mal définies, en quête d’une impossible unité et en peine de véritable légitimité.

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Dès lors, il convient de s'interroger. Quel scénario est aujourd'hui le plus probable quant à l’avenir de l’Union : fédéralisme, retour aux États-nations ou simple zone de libre-échange ? En quoi la signature d’un éventuel accord transatlantique peut-il être déterminant pour trancher cette question ?

Le fédéralisme :
Le désir d'un « saut fédéral » est très souvent exprimé par le camp européiste. C’est le projet irénique et en apparence généreux des « États-Unis d’Europe ». Mais le véritable fédéralisme, c’est la solidarité concrète entre les personnes. Aussi doit-on se poser la question : serions-nous prêts demain à travailler pour assurer la retraite ou les prestations sociales de nos voisins Grecs ou Portugais ? Réciproquement, eux-mêmes seraient-ils prêts à financer les services publics français ? Le réel défi est celui-là, et pas celui des bricolages institutionnels. On pourra toujours créer une chambre haute ou basse pour représenter un hypothétique État fédéral et des États fédérés, ça demeurera insuffisant. Profondément, le fédéralisme consiste à mettre en œuvre de mécanismes de transferts budgétaires qui assurent une solidarité réelle et de chaque instant.
Le TAFTA provoquera un choc négatif selon les pessimistes. Pour ses promoteurs, il sera bénéfique mais impliquera tout de même des coûts d’ajustement : reconversion de salariés, frais d'uniformisation des normes, etc. Dans tous les cas, le budget européen ne suffira pas. Il pèse 1% du PIB de l’Union et moins de 2% des impôts des contribuables européens. Par comparaison, le budget fédéral américain représente le quart du PIB des États-Unis, et 66% des impôts pays par les citoyens américains lui sont affectés.
Dans une étude sur les conséquences potentielles du TAFTA, l'économiste américain Jeronim Capaldo estime les conséquences de l'accord à plus de 600 000 emplois de perdus. Il identifie aussi des coûts d’ajustement élevés Le Fond européen d’ajustement à la mondialisation (FEM), qui soutient les travailleurs confrontés à des licenciements dans des secteurs particulièrement exposés aux changements structurels de l’économie mondiale, pourrait être mis à contribution. Mais il ne dispose que de 150 millions d’euros pour la période 2014-2020. Si le TAFTA entraîne les conséquences redoutées par Capaldo, ce fond se révélera notoirement insuffisant. Se produirait-il alors un sursaut de solidarité en Europe avec des aides aux pays subissant les conséquences les plus lourdes ? L'interminable crise de la dette grecque tend à prouver que cela ne fait pas partie de la culture maison....

Le retour à l’État-nation.... ou à une Europe des régions inégalitaires ?
La polycrise européenne présente un singulier paradoxe car la souveraineté de certains États semble malmenée voire niée, comme par exemple en Grèce. Mais à l'exact inverse, d’autres pays ont su faire prévaloir avec force leurs intérêts nationaux. La Grande-Bretagne est prête à claquer la porte pour affirmer les siens. L’Allemagne impose ses vues pied à pied à tous les autres membres de la zone euro.
Quant au TAFTA, il est très douteux qu'il œuvre en faveur d'une Europe des nations. A l'inverse, il irait plus vraisemblablement dans le sens de l'Europe des régions, promue à tous les niveaux d'une UE hantée par « l’anti-nationisme » pour reprendre la formule du politiste de Gil Delannoi. En effet, les régions qui profiteraient le plus de l’accord feront très probablement alliance, et favoriseront la constitution d'un réseau de super-régions.
La libéralisation commerciale implique des effets distributifs d’importance. C’est vrai entre les personnes et les ménages. Mais c’est tout aussi vrai entre les régions, en raison des différences de dotations en facteurs de production, de spécialisation sectorielle et de dynamisme commercial. D’où la nécessité d’études d'impact du TAFTA non seulement sur les secteurs productifs, mais sur les régions elles-mêmes. Ces études devraient être produites et diffusées.
Pour rappel, le géographe Laurent Davezies pointe par exemple dans Le nouvel égoïsme territorial  (Seuil, 2015) que les États du nord du Mexique ont par le passé menacé de faire sécession et ne plus soutenir les États du sud. Dans le cadre de l’ALENA (accord de libre-échange nord-Américain qui comprend les État-Unis, le Canada et le Mexique), ils se trouvaient à supporter une concurrence des régions américaines plus développées. En Europe et notamment en France, en l’absence d’un « keynésianisme territorial » (Davezies toujours) dû à la fragilité des finances publiques et à l’endettement des collectivités territoriales, la correction des inégalités sera difficile à réaliser. Elles auront donc tendance à se creuser au profit de certaines régions, et au détriment de beaucoup d'autres...

La zone de pur libre-échange
Sa mise en place définitive sera favorisée par des inégalités territoriales de plus en plus importantes. In fine, le TAFTA risque fort de consacrer la conception anglaise de l'Europe, au moment même du départ possible des Britanniques. Quelle ruse de l’histoire !
Dans cette aventure, les Anglais ont pour alliés l’Allemagne, dont l’orientation pro libre-échange est bien connue, même si les manifestations anti-TTIP s'y multiplient ces derniers temps, et si les associations de citoyens semblent décidées à ne pas se laisser faire.
Quoiqu'il en soit, la dislocation accélérée des États sociaux jugés trop lourds et coûteux au regard des nouvelles conditions de « libre concurrence » laissera libre cours à des logiques déflationnistes pires encore que celles que nous connaissons actuellement. L’Union économique et monétaire que Jean Paul Fitoussi avait décrite avec justesse comme « la démocratie privée, le marché souverain et la force impuissante », se disloquera sous les coups de boutoir des folies du « tout marché ». Car le TAFTA n’est rien d’autre, au fond, qu'un nouvel acte de foi dans les vertus du marché.
L’Union européenne a largement vécu. Alors que son partenaire américain est mû par un dessein, celui d’arrimer l’économie européenne afin de demeurer le pion central entre l’Atlantique et le Pacifique (avec notamment le TTP, le partenariat transpacifique), l’Union européenne, si elle signe le TTIP, indiquera par là-même qu'elle consent à se diluer dans l’informe magma des seules relations commerciales.

Et sinon, pour aller plus loin, le livre : 



3 commentaires:

  1. Un Etat fédéral ou confédéral ne se bâtit pas en 10 ans ni en 50 ans. L'Empire Austro-Hongrois a mis des siècles. La Suisse, pays du consensus ou de la concordance pour employer le terme préféré ici, toujours citée en exemple de réussite, est née au Congrès de Vienne, est passée par une révolution pour avoir sa constitution, une guerre interne, un coup d'état avorté pour libérer Neuchâtel de la Prusse et il a fallu attendre la seconde guerre mondiale pour que naisse une solidarité financière entre les cantons riches et les cantons pauvres (oui, il y a des cantons pauvres, comme il y des habitants de la Suisse, suisses ou étrangers pauvres). C'est le système de la péréquation financière, comme elle est recalculée tous les quatre ans selon un nouveau mode de calcul introduit en 1994,on parle de Nouvelle Péréquation Financière. C'est une usine à gaz qui suscite cris d'orfraie, pleurs et grincements de dents à chaque nouveau calcul (voir le lien, en français, sur la dernière révision pour se faire une idée : http://www.avenir-suisse.ch/wp-content/uploads/2014/07/AS_aa1402_poster_finanzausgleich_fr_web_neu.pdf?5041f7).
    Il est à noter qu'il n'y a toujours pas d'harmonie fiscale entre les cantons,que Genève, canton contributeur est plus endetté per capita que la Grèce, au point que l'été dernier le Blick a avancö l'idée d'un GExit (http://www.blick.ch/news/schweiz/westschweiz/droht-jetzt-der-ge-xit-genf-hat-die-groesseren-schulden-als-griechenland-id3977810.html)

    Attendons donc encore un siècle ou deux, en espérant que le TAFTA finira aux oubliettes, avant de voir une Europe fédérale ou confédérale, composée d'états solidaires.

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  2. Denis Monod-Broca2 mai 2016 à 12:38

    Quand on est convaincu que la raison du plus fort est la raison, on se met de son côté, car évidemment c'est plus confortable d'être aux côtés de celui qui donne les coups...

    Oui mais voilà, on se trompe, la raison du plus fort n'est pas la raison,

    Il est à craindre qu'il faille encore quelques Tafta et Ttip pour que nous en prenions conscience. Quel aveuglement !...

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  3. Denis Monod-Broca3 mai 2016 à 08:32

    Hollande : « La France, à ce stade » des négociations « dit non » au Tafta.

    Si Hollande éprouve ainsi le besoin, sans raison apparente, de jouer les matamores, c'est qu'il est prêt à céder... C'est comme si c'était fait.
    S'il n'y a que ses rodomontades entre nous et la signature, autant dire que c'est fichu.

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