mardi 11 avril 2017

Kévin Victoire : « Hamon veut unir la gauche, Mélenchon veut fédérer le peuple »






Kévin Boucaud-Victoire est journaliste. Après avoir travaillé pour l'Humanité, il collabore aujourd'hui à Slate et à Vice. Il est également cofondateur du site socialiste et décroissant Le Comptoir. Il vient de publier son premier essai, La guerre des gauches (Le Cerf, avril 2017) et revient pour L'arène nue sur quelques-uns des enjeux de l'élection présidentielle. 


***

Dans votre essai La guerre des gauches, vous reconnaissez que « la négation du clivage gauche-droite est de plus en plus à la mode ». On a parfois l'impression que ce clivage est en effet éculé, notamment dans le cadre de l'actuelle campagne présidentielle. Dans son analyse du premier entre les 11 candidats, le journaliste Laurent de Boissieu explique ici  que « de nombreux échanges ont permis de mettre à jour de vrais clivages », notamment ceux autour de la question européenne. Pour votre part, vous considérez pourtant que le clivage droite-gauche est toujours valable. Pourquoi ?

Analysant les cinq premières années de présidence de François Mitterrand, et pas seulement celles qui ont suivi le « tournant de la rigueur » de mars 1983, Cornelius Castoriadis, principal cofondateur de la revue révolutionnaire Socialisme ou barbarie, expliquait au Monde : « Il y a longtemps que le clivage gauche-droite, en France comme ailleurs, ne correspond plus ni aux grands problèmes de notre temps ni à des choix politiques radicalement opposés. » Trente-et-une années plus tard, difficile de ne pas faire le même constat. Ajoutons ce qui constitue le cœur de mon ouvrage : la gauche, qui n’a jamais été un bloc, est morcelée comme jamais au point de ne plus former un camp. Dès lors, il est tentant de chercher un nouveau clivage.

Le clivage opposant souveraino-patriotes d’un côté au européo-mondialistes de l’autre peut sembler au premier abord le meilleur. En effet, le rapport à la mondialisation et dans le cas français à l’Union européenne paraît essentiel tant d’un point de vue économique que politique, voire culturel. Ça l’est en réalité surtout pour ceux qui remettent en question ce cadre, les autres se contentant souvent de se soumettre sagement.

Pourtant, les choses ne sont pas si simples. D’abord, il y a l’épineux problème du FN : alors qu’il s’agit du principal parti souverainiste, au moins d’un point de vue électoral, personne à gauche, à quelques exceptions près, ne veut avoir affaire à lui. Il en va de même pour une partie non négligeable de la droite « républicaine ». 

Ensuite, même en excluant le parti d’extrême droite, l’affaire reste compliquée. Il suffit de voir les tentatives d’union des « Républicains des deux rives » de la fin des années 1990, avec la Fondation du 2-Mars, qui n’a mené à rien, et du début des années 2000, quand Chevènement a voulu tendre la main aux souverainistes du RPR, pour s’en convaincre. Plus récemment, nous avons vu émerger chez les jeunes, des associations souverainistes, mêlant militants de gauche et de droite, comme les jeunes euroréalistes ou le Cre (Critique de la raison européenne) né à Science po Paris et qui s’est exporté dans quelques campus. La première a viré très à droite, les militants de gauche l’ayant vite fuie. La seconde rencontre un très succès relatif et aucun projet politique n’en a émergé. La raison est simple : par-delà une opposition commune à l’Union européenne, peu de choses unissent leurs membres. Ils se retrouvent pour s’opposer (en l’occurrence à l'Union européenne), mais sont incapables de proposer quelque chose de commun.

En réalité, j’estime que le clivage gauche-droite est une sorte de fantôme qui hante notre vie politique. Alors qu’il est en pratique mort, il continue de diriger notre vie politique. Pourquoi ? Parce que droite et gauche sont plus que des camps politiques, elles sont des cultures politiques distinctes, avec leurs valeurs et leur psychologie. Au final, militants de droite et militants de gauche ne sont aujourd’hui pas près de s’extraire de ce champ.

Kévin Victoire
Vous identifiez trois familles de la gauche : la nouvelle gauche libérale, la nouvelle gauche jacobine, la gauche alternative. Et vous classez Emmanuel Macron dans la première catégorie tout en rappelant qu'il est assez proche d'un Alain Juppé par exemple. Quelle est la différence, finalement, entre cette gauche libérale et la droite orléaniste ? Pourquoi ranger Macron à gauche ?

La différence est très faible. D’abord, la droite orléaniste est conservatrice (modérément) et cléricale, quand la gauche libérale se méfie du religieux et croit au Progrès. Pour faire simple, ce qui caractérise principalement la gauche libérale, plus que son adhésion au libéralisme économique, c’est son adhésion au libéralisme culturel, c’est-à-dire à l’idée que chacun peut choisir intégralement son mode de vie. De plus, les électorats ne sont pas complètement identiques d’un point de vue sociologique. La droite orléaniste est bourgeoise. Le cœur de l’électorat de la gauche libérale – même si Macron et ses amis draguent de plus en plus lourdement le grand patronat – se situe plutôt du côté de la nouvelle petite bourgeoisie éduquée des centres-villes travaillant notamment dans les métiers de l’information et de la communication.

Venons-en maintenant au cas d’Emmanuel Macron. L’ex-ministre de l’Economie est en train de réaliser le rêve d’Alain Minc, celui de former un « Cercle de la raison », constitué des modérés des deux bords, comprenez par-là ceux qui ne remettent en question ni la démocratie libérale, ni l’Union européenne ou la mondialisation. On peut donc le voir comme le pionnier d’un vrai centre, camp qui jusque-là était en réalité de droite. Mais les choses sont plus complexes. Macron est le fils politique d’Attali et de François Hollande. Il vient de la gauche, et avouait l’an dernier « Je suis de gauche, c'est mon histoire. Mais la gauche aujourd'hui ne me satisfait pas ». Ajoutons que la majorité de ses soutiens et de ses militants viennent de la gauche et surtout pour beaucoup d’électeurs – plus qu’on ne le soupçonne – le leader d’En Marche ! est le seul « vote utile » pour faire barrage à la droite et à la peste brune, représentée une fois de plus par le FN.

Mais surtout, outre le libéralisme économique, qu’il partage avec Fillon ou Juppé, ce qui définit le mieux l’ancien ministre de l’Economie c’est son adhésion au culte du Progrès, au "bougisme" et son opposition au conservatisme, même si pour attirer une partie de la droite il doit tenir des propos modérés sur la question. Rappelez-vous que pour lui le vrai clivage se situe entre progressistes et conservateurs. Ce n’est pas un hasard s’il a appelé son livre Révolution. Il faut juste admettre deux choses. D’abord qu’il n’est pas révolutionnaire au sens où l’entend la gauche radicale, mais qu’il est l’héritier de cette bourgeoisie, qui, selon Karl Marx et Friedrich Engels, « a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire ». La révolution de Macron correspond à une extension du domaine de la marchandisation. Ensuite, il faut admettre que socialisme et gauche ne se confondent pas et que l’identification de l’un à l’autre est due au Front populaire de 1936 et à l’antifascisme de la même période. Pour finir, Macron est la conséquence logique de l’évolution de la majorité du PS depuis 1983, passant d’un socialisme réformiste à un social-libéralisme… lui-même de moins en moins social.

Pourquoi, selon vous, les deux candidats que sont Hamon et Mélenchon n'ont-ils pu parvenir à un accord en vue d'une candidature unique ?

Hamon et Mélenchon ont des programmes qui ne sont pas si éloignés l’un de l’autre, même si le candidat de la France insoumise est plus radical, et ont des électorats sociologiquement similaires (la classe moyenne éduquée urbaine, de plus en plus précarisée, et les fonctionnaires). Le candidat PS se situe entre le "gauche libérale" et la "gauche alternative", telles que je les définis dans mon livre, et celui de la France insoumise est à cheval entre la "gauche alternative" et la "gauche jacobine". 

Mais deux choses essentielles semblent les séparer. Ils ont des analyses politiques très différentes. Hamon appartient à l’aile frondeuse du PS, c’est-à-dire à un groupe politique qui croît que la solution viendra d’un PS qui retrouverait ses bases, celles de 1981. Mélenchon, lui, estime que le PS est largement responsable de la situation actuelle et que le salut de la gauche ne se fera qu’en-dehors de ce parti, mais aussi et surtout contre lui. La conséquence est que Hamon veut unir la gauche, quand Mélenchon, influencé par le populisme de la philosophe postmarxiste Chantal Mouffe, désire fédérer le peuple dans son ensemble. La deuxième divergence cruciale porte sur l’Union européenne. Hamon appartient à cette gauche qui croit encore qu’il est possible de réorienter l’Union de l’intérieur vers une « Europe sociale ». Mélenchon, malgré des ambiguïtés, se situe plus dans les pas d’une gauche souverainiste, qui estime essentielle de sortir des traités européens. Dans ces conditions, une alliance entre les deux n’aurait pu être que dans une stratégie de « vote utile » : désistement de l’un pour assurer à la « vraie gauche » d’être au second tour, en dépit du projet politique.

Une enquête Ispos montre que les personnes ayant les revenus les plus faibles s'orientent en priorité (et de manière à peu près équivalente) vers un vote Mélenchon ou vers un vote Le Pen. Qu'est-ce qui explique, selon vous, qu'une partie importante de l'électorat populaire fuie la gauche au profit du Front national ?

A partir des 1983, le PS a sciemment abandonné les classes populaires, au profit des « minorités » – je renvoie à l’excellent article de Ludivine Bénard dans Vice sur le sujet – qu’il décide d’instrumentaliser. A partir de ce moment, et de la création de SOS Racisme, ne va plus se préoccuper des classes populaires (ou au mieux pour les réduire aux « banlieues », oubliant ainsi une partie importante d’entre-elles, reléguée dans « la France périphérique »). Dans le même temps, le PCF s’est effondré, en partie à cause de la participation au gouvernement de Mauroy en 1981 et l’effondrement du bloc soviétique en 1991. La gauche « radicale » et l’extrême gauche ont alors beaucoup de mal à s’adapter à cette nouvelle configuration politique. Les classes populaires se sont alors détournées du camp qui devait les représenter. En peu de temps, la gauche a abandonné le peuple, la droite gaulliste a abandonné la nation, laissant au FN le monopole de ces concepts, leur donnant les pires définitions possibles. 

Mais attention quand même. D’abord, il y a toujours eu un électorat populaire de droite. En 1981, un tiers des ouvriers ont préféré Valéry Giscard d'Estaing à Mitterrand. Le FN a récupéré une majorité de cet électorat. L’ancien électorat communiste a préféré au départ se réfugier dans l’abstention, même si une part importante de leurs enfants votent maintenant pour l’extrême droite. Rappelons ensuite que le premier parti ouvrier n’est pas le FN, mais l’abstention (61 % aux élections régionales de 2015). Le défi pour la gauche que j’entends défendre sera de basculer franchement vers le populisme afin de retrouver les classes populaires, qu’elles soient d’origine immigré ou non, qu’elles vivent en banlieue ou du côté de la France périphérique.  



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire