jeudi 4 octobre 2018

« S'échiner à faire baisser la dette publique n’a aucun intérêt. Un monde sans dette n’existe pas ! » entretien avec Bruno Tinel








Bruno Tinel est économiste, maître de conférence à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et auteur de Dette publique : sortir du catastrophisme (Raison d'agir, 2016), et répond ci-dessous à quelques questions sur la dette. 


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Une telle sortie est tragique et consternante. Elle témoigne de l'époque que nous traversons, celle du gouvernement par la peur, celle des raccourcis et des abus de langages permanents. Contrairement à ce qui est trop souvent dit, ceci n'est pas en premier lieu le fait des extrêmes. Ce sont les responsables dits « modérés » qui recourent constamment à ces procédés rhétoriques manipulatoires. Il est temps d'inventer autre chose, de former un projet pour le plus grand nombre et de retrouver un élan. Il est temps aussi de retrouver un sens de la vérité partagée. Les mots ne doivent pas être dévoyés par ceux qui sont en position de prendre des décisions politiques qui engagent la vie des peuples et des nations. La crise politique profonde que nous vivons a une dimension linguistique. Résister à l'effondrement des valeurs et des repères, c'est notamment retrouver le sens des mots. Nos gouvernants doivent comprendre que bon nombre de citoyens sont las de la propagande perpétuelle. Ils doivent miser avant tout sur l'intelligence plutôt que sur le paternalisme et la culpabilisation, qui blessent l'estime de soi des gouvernés (« on nous prend pour des idiots ! ») et finissent par générer de la rancœur et du ressentiment.

Il suffit de voir comment l’Italie est en train de faire sécession. Voyez la morgue avec laquelle Pierre Moscovici (encore lui) a accueilli jeudi 27 septembre le projet du gouvernement italien de resserrer un peu moins que prévu son budget, tout en maintenant malgré tout son déficit à un niveau plus modeste que celui de la France. Quel mépris pour ceux qui entendent suivre un autre chemin, si peu différent soit-il !

La question de la dette publique fait particulièrement l'objet des manipulations langagières qu'Orwell avait très bien identifiées dans 1984, où les déviants qui sont repérés sont torturés au Ministère de l'Amour. Le sens des mots s'inverse. Ce n'est pas nouveau. Au début des années 1990, il y a déjà plus de 25 ans, MM Delors et Bérégovoy se faisaient les avocats du projet Maastrichien en invoquant la « menace » des déficits et de la dette publique. C'est d'ailleurs sur ces thèmes que le Balladurisme s'impose à partir de 1993 (« il va falloir faire des sacrifices »).

Pour justifier les absurdes « critères de convergence » en vue de la monnaie unique, qui déjà imposaient de ne pas dépasser 3 % de déficit public par rapport au PIB et 60 % de dette, ces responsables politiques nous expliquaient alors qu'il fallait réduire les déficits pour que baissent les taux d'intérêts qui étaient très élevés en 1990. Pourtant, à l'époque, la dette publique ne représentait que 35 % du PIB. Depuis, le ratio est monté à quasiment 100 % et les taux d'intérêts sont autour de 0 %. Cherchez l'erreur. Il s'est passé l'inverse de ce qu'ils nous racontaient.

Entre temps, ce sont ces mêmes familles politiques qui ont occupé le pouvoir sans discontinuer, avec les mêmes « conseillers » et « experts » appartenant à l'autoproclamé « cercle de la raison ». Ce sont les mêmes qui nous prédisent tous les jours des catastrophes, depuis trois décennies, en raison de la dette publique pour justifier des coupes dans les budgets, pour justifier de ne pas augmenter la rémunération des fonctionnaires (notamment les plus modestes qui doivent littéralement survivre avec de très bas salaires une vie durant) pour justifier la privatisation de quasiment tout le secteur public à l'exception de l'école et de l'armée, pour justifier des régressions continuelles des droits sociaux et de la protection sociale. Bref, ils ont appliqué leur programme. Ils ont eu le temps, beaucoup de temps. Il n'est plus possible de dire « attendez que ça fasse effet, vous allez voir, ça va marcher ». Trente ans. Nous voyons bien que leur politique ne marche pas, sinon la dette aurait dû converger vers zéro ! Avec sa sortie ridicule, M. Moscovici crie « au loup » mais il ne fait qu'agiter un vieux chiffon usé jusqu'à la trame.

Mais alors, d'où vient la dette, si ce n'est de l'excès de dépenses publiques ?

Ce sont les politiques restrictives qui ont pour effet d'augmenter la dette et les déficits ! C'est un peu contre-intuitif mais c'est bien ce qui s'est passé et ce qui continue à se produire encore aujourd'hui.

Diaboliser la dette est absurde et stérile. La dette est au fondement des rapports sociaux et économiques, on le sait depuis au moins un siècle. Elle naît de l'interaction sociale même. En fait, il existe toutes sortes de dettes. Seul Robinson Crusoé n'est endetté auprès de personne (si ce n'est envers la Terre-Mère). Nous « devons » tous bien des choses envers ceux qui ont contribué à notre éducation, envers ceux qui nous ont forgés, pour les bonnes choses comme pour les mauvaises. Et pourtant, nous ne les « rembourseront » jamais car, pour la plupart, ils sont déjà loin. Contentons nous de reconnaître ces dettes envers eux. Et, ne nous privons pas non plus de donner à ceux qui ont besoin de nous, sachant que, à leur tour, ils ne nous rembourseront jamais d'aucune manière. Dans bien des cas, ils n'auront pas même l'occasion de dire « merci ». Mais pourtant même les plus vils d'entre eux, à leur tour, donneront à d'autres. Voilà résumées les relations humaines : un enchevêtrement inextricable de dettes et de créances dont aucune ne sera jamais véritablement remboursée.

Les seules dettes que l'on s'efforce de rembourser ce sont les dettes qui peuvent s'exprimer en argent. Je m'endette pour acheter une voiture et chaque mois, je rembourse mon créancier. Il ne m'a pas prêté cet argent par philanthropie, mais parce qu'il entend se faire de l'argent avec l'argent qu'il me prête. S'il y a des gens avec des dettes c'est parce qu'il y a, en face, des gens avec de l'argent qu'ils souhaitent prêter contre de l'argent, c'est à dire qu'ils souhaitent placer. S'il y a des dettes c'est qu'il y a de l'épargne. Un monde sans dette est aussi un monde sans épargne. Toute épargne est une créance, sous une forme ou une autre, sur une partie du reste de la société. À quoi cela rime-t-il de s'énerver contre la masse des dettes sans s'interroger sur celle des créances ? D'ailleurs, qui sont les créanciers ? Qui sont, au juste, ceux qui possèdent beaucoup d'épargne, beaucoup de créances, bref beaucoup d'argent à placer ? Il n'est pas difficile de comprendre qu'il faut gagner bien plus que le revenu médian (à 1700€/mois par unité de consommation) pour dégager davantage que de petites économies, bien trop modestes pour prétendre à autre chose qu'à servir en cas de coup dur. Pour le dire sans détour : ce sont les gens fortunés qui possèdent les créances !

Dans le cas des administrations publiques, une dette est contractée pour palier l'écart entre les recettes fiscales et les dépenses. Les politiques de consolidation disent ceci : pour réduire les dettes contractées, il suffit de réduire les dépenses. Mais ceci ne marche pas car les gouvernements ne sont pas des entités comme les autres : d'une part, ils peuvent choisir le niveau et la structure de leur recettes (monopole fiscal) et, d'autre part, leurs dépenses ont un impact important sur l'activité économique et donc sur le volume des impôts qu'ils prélèvent. Quand un gouvernement réduit ses dépenses, il plombe l'activité économique, ce qui limite ses recettes si bien qu'il y a toujours un déficit à la sortie. Nous sommes enfermés dans cette logique depuis des années.

La hausse des ratios de dette est une contrepartie de la stagnation et, notamment, de l’atonie de l’investissement public.

Pour que l’austérité budgétaire marche, il faudrait que l'activité économique soit dynamique malgré l'apathie des administrations publiques. C'est à dire qu'il faudrait que les consommateurs dépensent sans trop épargner, que les entreprises accroissent leurs investissements et que les exportations augmentent rapidement. Le problème c'est que toutes ces variables ne sont pas indépendantes mais résultent au moins en partie (par différents canaux) des choix effectués par le gouvernement et par les gouvernements étrangers. En Europe, tous les gouvernements pratiquent des politiques de « consolidation » budgétaire, et ceci ne favorise pas l'activité économique. L’Allemagne tire son épingle du jeu car son modèle industriel lui permet d’importer de la croissance malgré une demande interne relativement peu dynamique. Mais il n’est pas reproductible à l’échelle de toutes les nations car, par définition dans ce type de jeu, ce que l’un gagne, l’autre le perd.

Les taux d'intérêts sur les dettes publiques sont à des niveaux historiquement bas, ceci signifie que les capitaux qui cherchent à se placer sont anormalement abondants. D'un point de vue financier, ce signal signifie « allez-y, investissez ! ». Pourtant, nos responsables politiques restent sourds et aveugles. Ils sont enfermés dans un dogme. Ils continuent de croire en la fable de la « consolidation » budgétaire. C'est tragique. Dans la situation actuelle, les ratios de dette publique demeurent élevés tandis que de plus en plus de voix s'élèvent pour alerter sur l'érosion du volume et de la qualité des actifs publics, tant le bâtis et les infrastructures que les dépenses en R&D. À ceci s'ajoute le fait que l'urgence climatique voudrait que l'on se mobilise très activement pour investir dans la transition vers une économie circulaire…

Ah oui, parce qu'il faut aussi prendre en compte les « actifs publics ». La dette est un passif mais en regard, il y a les actifs. La couvrent-ils ?

Il peut être instructif de regarder le bilan des administrations publiques en effet, mais à condition bien sûr de ne pas en rester à une analyse purement comptable. En première analyse, on peut noter que la valeur nette des administrations publiques est positive, ce qui signifie que le total de leurs dettes (financières et non financières) est inférieur à leurs actifs (financiers et non financiers). C'est une bonne nouvelle, cela signifie que le bilan comptable des administrations publiques est globalement de bonne qualité : il n'est pas impératif de vendre des actifs pour se désendetter. Les administrations publiques ne sont ni en faillite ni en cessation de paiement. Les français sont certes endettés par leurs administrations publiques mais ils sont également riches du patrimoine qu'elles possèdent en leur nom : des participations dans certaines entreprises et des infrastructures de toutes sortes possédées par l’État et les collectivités locales.

En revanche, il ne faut pas se voiler la face : la structure du bilan de nos administrations publiques s'est fortement dégradée à partir du début des années 2000, donc bien avant la crise de 2008-9. La valeur nette (la différence entre le total de leurs actifs et le total de leurs dettes) des administrations publiques représentait autour de 25 % de leur actif dans les années 1990. Elle est même montée à près de 40 % en 2007 en raison notamment de l'appréciation de la valeur de ses actifs financiers, ce qui est anormal. Mais elle est aujourd'hui (données de 2016) descendue à 6 %, ce qui est un plancher historique. Alors que la part des actifs produits par rapport au total des actifs financiers représentait environ 80 % jusqu'en 2000, elle s'est mise à diminuer pour se stabiliser autour de 60 % à partir de 2005. La dégradation a eu lieu avant la crise. C'est le signe d'un sous investissement chronique. Pendant ce temps, la dette publique rapportée aux actifs produits n'a cessé d'augmenter : 106 % en 1995, elle se stabilise autour de 120 % entre 1998 et 2002 puis elle ne cesse de grimper pour représenter plus de 180 % en 2016.

On observe donc une nette dégradation de la structure du patrimoine des administrations publiques, c'est inquiétant. Nos responsables politiques s'obnubilent sur la dette pour justifier des baisses de dépenses mais ont-ils pris la mesure réelle du problème ? Ici, il faut sortir d’une approche purement comptable. Ce sont précisément des baisses de dépenses qui ont produit cette dégradation : depuis 2013 on observe même une diminution de la valeur nominale des actifs produits. Une première depuis que l’on fait ces statistiques ! C’est grave car ces infrastructures contribuent à déterminer la capacité productive future de l’ensemble de l’économie. Nos gouvernants sont en train de fabriquer de la décroissance mais comme ils n’ont pas pris le temps d’organiser la transition vers une économie circulaire, nous aurons la stagnation et la pollution ! C’est le pire scénario possible. Il est temps de se ressaisir : le signal d’alarme du réchauffement climatique est tiré chaque semaine par différents acteurs : qu’attendent nos gouvernants pour réagir énergiquement ? Faut-il s’en remettre uniquement au bon vouloir des grandes entreprises et des super-riches pour que quelque chose soit entrepris ?

Si la dette augmente dans un contexte où la dépense est stabilisée voire régresse selon les années c’est parce que l’activité est médiocre, ce qui stimule peu les recettes. Or, on l’a dit, le dynamisme d’une économie résulte au moins en partie de la dépense publique, en particulier de l’investissement. En France, l’investissement privé n’a pas d’autonomie par rapport à l’investissement public : il suit la même tendance ! Il faut ajouter à cela les réformes fiscales à répétition dans le sens d’une moindre progressivité ce qui a favorisé l’épargne plutôt que la dépense. La boucle est bouclée.

Pour dire les choses encore différemment, on fait de la dette non pas pour investir ou pour augmenter les fonctionnaires, dont le point d'indice est gelé depuis des années et dont les départs en retraite ne sont pas tous remplacés, mais pour financer la stagnation (je ne parle pas ici des « hauts » fonctionnaires qui sont aux manettes, ce sont les vrais artisans de cette politique). C’est une logique mortifère. La contrepartie de la dette créée depuis une quinzaine d’années, ce n’est pas davantage de ponts, de bâtiments publics, de compétences produites, de R&D, d’hôpitaux etc, c’est une érosion continuelle de l’État social, une dégradation continuelle des conditions d’existence pour les classes modestes et moyennes etc, puisque toutes ces brèches, ces entailles, ces lézardes que nos gouvernants se permettent d’infliger continuellement aux institutions sociales dont nous avons hérité, sont accomplies au nom de l’assainissement budgétaire. Et pendant ce temps, les impôts sont eux aussi sans cesse redessinés : l’un est modifié, l’autre disparaît pendant qu’un troisième est créé.

Tout ceci est-il incohérent ? Non. Au total, nombreux sont les observateurs qui l’ont signalé, nous allons vers un système où la base du pacte républicain est sapée puisque la progressivité disparaît. Il reste un peu de progressivité du côté de l’impôt sur le revenu mais le taux d’impôt sur les revenus du capital est désormais plafonné par le prélèvement forfaitaire unique (flat tax), or les ménages les plus fortunés ont principalement des revenu qui proviennent du capital. Nous sommes dans un système où les taux nominaux d’imposition individuels se resserrent de plus en plus alors même que les inégalités s’accroissent. Autrement dit, il y a de moins en moins de redistribution par l’impôt. Les ménages fortunés font cession et en même temps, leur puissance privée s’affirme partout. Où est passée la République ?

Comment faudrait-il s'y prendre à la fois pour réduire l'épargne (qui se place dans la dette) et pour faire baisser le taux d'endettement – si tant est qu'il soit indispensable de le faire baisser ?

S'échiner à faire baisser la dette publique pour faire baisser la dette publique n’a aucun intérêt. Un monde sans dette n’existe pas. Ce qui compte, c’est le contenu de la politique qui est menée en contrepartie de la dette. Retrouver une politique qui mobilise le plus grand nombre, en faveur du plus grand nombre et la dette ne sera plus un problème. Ceci est vrai pour la France et pour l’Europe. Du côté de la dépense : retrouver la voie de l’investissement, faire face à l’urgence de la transition énergétique et à celle, attenante, du logement. Du côté des recettes : retrouver le sens de la solidarité par la progressivité.

Certains pays de la zone euro sont surendettés. Peut-on envisager d'assister un jour ou l'autre à des défauts souverains ? Serait-ce très grave ? Le ou les pays concernés seraient-ils dans l'incapacité de se financer sur les marchés par la suite ?

Un défaut souverain en euro conduirait probablement le pays concerné à une sortie de l’euro. Seules les rigidités de la zone euro et, précisément, le manque de solidarité et de coordination entre ses acteurs, peut provoquer un tel résultat. Un pays en situation de cessation de paiement est comme endetté dans une monnaie qui lui est devenue étrangère. On peut imaginer que le défaut souverain d’un pays, devenu lui-même étranger à sa propre zone monétaire, entraînerait des doutes sur ses voisins les plus vulnérables et, par effet domino, d’autres défauts pourraient suivre. Un défaut est rarement souhaitable, mais il peut s’avérer nécessaire. Lorsqu’un pays fait défaut cela crée une instabilité qui se diffuse dans le système financier. Le pays défaillant le paie également très cher par la suite lorsqu’il cherche à se refinancer, surtout s’il ne parvient pas à rebâtir son propre système monétaire et qu’il doit continuer à s’endetter dans une monnaie qui n’est pas vraiment la sienne, c’est à dire qui est trop forte pour lui.


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