lundi 30 mai 2016

« L'Union européenne a accru nos problèmes », entretien avec Marcel Gauchet (2/2)







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A l'occasion de la parution de son dernier livre, Comprendre le malheur français (Stock, mars 2016), le philosophe Marcel Gauchet a accordé à L'arène nue un long entretien, traitant principalement de l'identité politique de la France dans le cadre européen actuel. Cet entretien a été publié en deux volets. Celui-ci est le second. Le premier volet est consultable ici
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Vous concluez votre ouvrage en affirmant : « La France ne sera plus jamais une grande puissance : et alors ? ». Ça fait un peu mal à entendre a priori. Qu'est-ce que ça signifie exactement ?

Est-ce si difficile à comprendre ? Il est possible d’être de taille modeste et de se montrer inventif et pertinent face à des problèmes qui se posent à tout le monde. Cela demande de la liberté de manœuvre. Nous l’avons perdue dans le gros machin qu’est l’Union européenne telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Celle-ci a la taille, mais elle ne nous apporte pas pour autant de solutions. Elle a plutôt accru nos problèmes.

Pourtant, les Français ont peur de quitter l'Europe. La raison en est qu'ils redoutent de ne plus être dans le peloton de tête. La France est un pays qui fait la course en tête dans l’invention moderne depuis le départ. C'est un pays qui a eu l'ambition, tout à fait noble et respectable, d'être l'un de ces lieux où s'invente le monde. Où s'invente la bonne forme de gouvernement, de vie collective... mais aussi de cadre matériel. Nous sommes un pays de science, un pays de savants, d’inventeurs, d’ingénieurs, plus soucieux d’ailleurs, en général, de la qualité intellectuelle de leurs travaux que de leurs retombées économiques. C’est le revers de la médaille. La France a les défauts de ses qualités.

Raison de plus pour ne pas craindre une remise en cause du cadre européen....

Si, car pour beaucoup de Français, l'Europe est ce qui nous permet d'être dans le coup, ce qui nous raccroche au mouvement général du monde. Ils n’ont plus confiance dans leurs propres forces et ils se disent qu’en liant leur destin à une grosse locomotive, ils ont une chance de rester dans le train de l’histoire.

 ____ « dans la médiocrité ambiante, beaucoup se disent qu'il vaut mieux, somme toute, être indirectement gouvernés par Angela Merkel que par nos piteux prétendants »___


Pensez-vous que les Français préfèrent un grand projet qui leur fait du mal à l'absence de grand projet ?

Et à l'absence de projet tout court ! Si nous avions en France une concurrence de grands projets, avec un personnel politique porteur d'idées fortes et d'une vraie vision collective, on pourrait prendre le risque d'une rupture. Mais dans la médiocrité ambiante, beaucoup se disent qu'il vaut mieux, somme toute, être indirectement gouvernés par Angela Merkel que par nos piteux prétendants. Le fait qu'il n'y ait pas d'offre politique convaincante sur le marché ne nous aide pas.

Nous parlions à l'instant de la survivance des nations en Europe. Or les entraves mises à la souveraineté de ces nations par l'intégration supranationale provoque en retour l'émergence d'extrême-droites un peu partout. Ne doit-on pas s'inquiéter de voir ainsi s’installer une prévalence de la conception ethnique de la nation ?

Ce n’est pas là que vont mes inquiétudes. Je ne vois de conception ethnique de la nation nulle part par en Europe, à part peut-être, de manière résiduelle, à l'Est, en raison de l’héritage des problèmes maintenant très anciens des « nationalités ». Je pense en particulier à la Hongrie, pays maltraité par le traité de Trianon, à l’issue de la première Guerre Mondiale, et où de ce fait la revendication nationaliste prend un tour aigu.

Marcel Gauchet
Ce qui donne cette impression d'un possible retour de revendications ethniques, c'est que le principal carburant des extrême-droites est la question migratoire. Pas pour des raisons ethniques mais pour une raison purement politique : le refus de l'impuissance publique. L’immigration donne le sentiment d’un phénomène subi, non contrôlé, sentiment que le traitement du problème par le droit ne fait qu’aggraver, puisque celui-ci fait signe, à la limite, vers la liberté d'installation de chacun où il le désire.

Fondamentalement, les mouvements d'extrême-droite que l'on voit fleurir partout sont des mouvement d'appel au politique. Et au politique dans son acception la plus fondamentale, à savoir la capacité, pour une collectivité, de régir son territoire et sa population. On peut appeler ça « souveraineté » si on le souhaite. Mais l'idée de souveraineté est presque trop élaborée par rapport à ce socle élémentaire. Il s'agit très simplement du désir d'être maître chez soi, d'avoir prise sur le cours des événements. En plus s'est ajouté là-dessus, avec l'infiltration terroriste, la question de la sécurité. Or garantir la sécurité est un attribut absolument fondamental de l’État !

Être maître chez soi, ça n'implique pas seulement d'avoir prise sur les mouvements de personnes. Il s'agit tout de même aussi d'avoir prise sur l'économie...

Bien entendu. L’idée d'une ouverture économique totalement libéralisée, et donc subie, est tout aussi délétère. La promesse de l’État-nation souverain, en effet, est qu’il est possible de contrôler ce qui se passe dans la sphère économique – ce qui n’a rien à voir avec la prétention de l’administrer. Il est vital, en particulier, de maîtriser les rapports de la sphère économique interne avec la sphère économique externe, sauf de quoi l’existence même de la communauté politique échappe à ses membres.

______« Fondamentalement, les mouvements d'extrême-droite que l'on voit fleurir partout sont des mouvement d'appel au politique »______

On le voit, ce sont des données primordiales de la condition politique qui sont en jeu. La faillite de l'Europe vient justement du fait qu'elle ne répond nullement a ces problèmes. Elle est une construction apolitique par excellence, une sorte de terrain vague politique. Or jamais une communauté humaine ne supportera longtemps d’être réduite à un terrain vague.

Y'a-t-il un lien entre cet effacement du politique et cette sorte « d'obsession identitaire » que l'on sent partout ?

Il faut s'entendre sur ce que l'on appelle « obsession identitaire ». Là encore, je crois qu'il est nécessaire de dégonfler ce vocabulaire excessif en essayant de cerner les réalités qu'il désigne.


Ce qui provoque partout l’activation des identités, c’est l’ouverture des sociétés sur le dehors mondial et l’obligation de se redéfinir par rapport à lui. Il s’y ajoute en Europe la contradiction avec cet édifice abstrait qu'est la construction européenne. Celle-ci, au nom d'une vision complètement technocratique de l'économie, inflige des règles uniques à des gens divers. Ces derniers se sentent alors agressés dans ce que l'Histoire les a faits. Cas typique : les services publics à la française, qui sont un des grands acquis de la République. Les Français y sont profondément attachés, et voilà qu'on vient leur dire que tout cela n'est pas efficace, que ce n'est pas moderne, au nom d’une vision très abstraite de l’efficacité économique qui ne tient pas compte de la visée propre des services publics. Leur finalité, c'est de maîtriser le territoire dans une optique égalisante. Pour les Français, c’est une partie intégrante de leur vision de l’égalité. Va-t-on appeler « obsession identitaire » le fait de se sentir attaché à ce type d'acquis historiques ? Il n’y a rien que de très compréhensible et de très innocent dans le fait de tenir à pareille conception forte de la vie en commun que l'on sent agressée par une pseudo-rationalité hors-sol.

_____ « Le choc était inévitable entre ces identités très ancrées et, en surplomb, une vision bureaucratique des règles générales, teintée d'obsession comptable. »_____


Même chose pour le droit européen, totalement indifférent à la réalité de la vie des peuples. Les traditions juridiques nationales sont pourtant très puissantes. Des notions aussi communes que, par exemple, « la liberté », sont vécues au quotidien de manière assez différente selon qu'on est Anglais, Allemand ou Français. C'est cela, « l'identité ». C'est un peu impalpable, souvent difficile à définir, mais c'est une façon d'être au quotidien qui engage profondément les individus. Le choc était inévitable entre ces identités très ancrées et, en surplomb, une vision bureaucratique des règles générales, teintée d'obsession comptable.

Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur la question de la « mondialisation néolibérale ». J'aimerais revenir sur votre critique du néolibéralisme, qui comprend en deux temps. D'abord vous pointez bien sûr le triomphe du néolibéralisme économique. Ensuite, et c'est moins habituel, vous critiquez l'attention croissante portée aux « droits individuels ». Vous semblez parfois rejoindre les thèses de Jean-Claude Michéa sur l'unicité du libéralisme – économique et « culturel ». Pourtant.... n'avez-vous pas l'impression, justement, que la logique du néolibéralisme économique poussée à son maximum finit par nuire aux droits des individus ? Comment jouir de ses droits individuels lorsqu'on est, par exemple, dans l’insécurité économique et dans la précarité financière permanentes ?

Ce que vous évoquez là, c’est la critique classique des droits formels par rapport aux droits réels. Elle est effectivement réactivée par les retombées des politiques néolibérales. Mais le point nouveau réside dans la place accordée aux droits individuels. Il faut ici procéder par comparaison avec le libéralisme classique. Celui-ci admet l'existence d'un corps collectif préalable : l’État-nation. A l'intérieur de ce cadre, le libéralisme prête aux individus un certain nombre de droits politiques et personnels qui doivent être mis à l’abri des atteintes du pouvoir collectif - les garanties judiciaires, la propriété et ce qu’on appelle les libertés fondamentales.

Ce qui s'est produit dans la période récente, c'est l'extraction, au nom de l'universalité des droits individuels, des individus de tout cadre collectif. Leur existence est posée indépendamment de toute appartenance, de telle sorte qu’entre le monde et les individus, il n'y a plus rien. Toute institution, toute construction collective, est supposée dépendre du consentement des individus qui en sont membres. C'est la différence essentielle entre le libéralisme classique et le néolibéralisme : le second sort les droits individuels du cadre politique, lequel devient second et contingent.

Ce qu’il faut comprendre, en outre, pour avoir l’idée de la dynamique néolibérale, c’est le lien entre les droits et les intérêts. Un individu qui a des droits a aussi des intérêts. Et il a le droit de faire valoir ses intérêts. Entre individus dotes d'intérêts, il ne peut y avoir que des contrats. Dès lors, l'association politique n'est que l'un de ces contrats. Et pour arbitrer en cas de conflit, il n'y a que le marché. Il n'y a plus d'autorité supérieure pour formuler des règles d'intérêt général. Voilà comment s'entrelacent le libertarisme des droits et le libéralisme des intérêts.

Évidemment, des contradictions finissent par se présenter à un moment entre la logique des droits et celle des intérêts. La logique des intérêts veut que le meilleur gagne. Le problème c'est que quand on est perdant, on perd non pas la titulature de ses droits, mais la faculté de les exercer. On touche le point de contradiction que vous signaliez.

Les néolibéraux ont bien vu la faille et ils ont imaginé la parade. Exemple typique de ce qu'un néolibéral peut accorder – on y vient d'ailleurs, et cela m'inquiète beaucoup – c'est le revenu universel. Il n'y a pas de justification de fond à la proposition. Simplement, les néolibéraux ont bien compris que sans des arrangements de ce genre, leur système est politiquement en péril. Un tel accommodement a minima peut permettre de rendre acceptable la formule du marché universel.

Mais... pour distribuer le revenu universel, il faudra quand même passer par l’État !

Bien sûr ! Et un État qui risque de ne pas être minimal, si l’on regarde toutes les implications de l’idée. C'est pour cela que je vous dis que c'est injustifiable d'un point de vue théorique. Il ne s'agit que d'une mesure pragmatique, que l'on mettra en place pour faire taire les gueulards. Et pour faire renter chez elle la Nuit Debout.

Nuit Debout
Tiens, c'est assez étonnant. Dans vos récentes apparitions médiatiques, on vous a senti plutôt en sympathie avec ce mouvement.

Plutôt, oui. J'avoue que tout ce qui est susceptible de remuer un peu la politique officielle me semble bon à prendre. En plus, ce type de mouvements a une vertu essentielle dans le long terme, qui est de mettre en mouvement des gens, qui étaient à mille lieues de tout militantisme. Le hasard des circonstances les met dans la position de réfléchir à des choses auxquelles ils n'avaient jamais pensé, et c’est pour eux un autre chemin qui s’ouvre.

Je ne suis pas naïf, je n'attends aucune révélation de la place de la République. Je ne pense pas que la Constitution que la Nuit Debout est en train d'écrire va résoudre nos problèmes. Il se dit beaucoup de bêtises sur la place de la République, mais peu importe. Dans dix ans, je ne serais pas surpris que l'on réentende parler de figures qui auront émergé d'un tel mouvement. Il faut être ouvert à tout ce qui représente un peu de vie.

____ « La France est un pays qui conserve une vertu essentielle : la capacité d'invention, en particulier politique. N'oublions pas par exemple que ce sont les Français qui ont inventé la construction européenne. Ils feraient bien de s'atteler à la repenser »____ 


Peut-on conclure de cet entretien que la France reste un pays vivant ?

Il est toujours vivant en profondeur, même si les apparences peuvent parfois en faire douter. C'est aujourd’hui un pays tétanisé par la peur de décrocher du peloton de tête de la grande Histoire, où il a acquis quelques titres de gloire assez éminents. Mais c'est un pays qui conserve une vertu essentielle : la capacité d'invention, en particulier politique. N'oublions pas par exemple que ce sont les Français qui ont inventé la construction européenne. Ils feraient bien de s'atteler à la repenser. Cela ne me paraît pas irréaliste.

La seule chose que l'on doit craindre, c'est que s'installe pour de bon l'idée que nous ne sommes plus grand chose, que notre heure est révolue, que nous appartenons au passé. Ce serait une erreur fatale, car un tel jugement est « performatif », comme on dit en termes savants : il produit des attitudes qui le font entrer dans les faits. Le problème principal de notre vie politique se résume à la simple question suivante : « qui saura redonner aux Français la confiance dans leur pouvoir d’invention ? ».


Pour (re)lire la première partie de l'entretien, c'est ici. 



dimanche 29 mai 2016

L'Union européenne confirme : la loi El Khomri, c'est elle.






La loi El Khomri est un produit d'importation made in Union européenne (voir explications détaillées ici ). Les « Grandes orientations de politique économique » (GOPE), dont l'existence est posée par les traités, et le « Programme national de réformes » (PNR), qui s'inscrit lui-même dans le cadre de la stratégie Europe 2020 « pour une croissance économique intelligente, durable et inclusive » (tsoin-tsoin), prescrivent à de nombreux pays et depuis longtemps le malthusianisme budgétaire et la modération salariale.

Dans même temps, la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union (CJUE), n'a de cesse de promouvoir l'ordre concurrentiel et la dérégulation. Surtout, au travers d'arrêts à l'impact décisif mais mal connus du grand public, tels, par exemple, les arrêts Laval et Viking de 2007, elle œuvre à saper le droit du travail dans les pays membres, et à affaiblir la capacité de négociation des salariés dans les conflits sociaux.

Enfin, l'appartenance à l'euro interdit toute dépréciation de la monnaie. Dès lors, elle conduit les pays de l'eurozone non à renforcer leur coopération, non à développer entre eux la solidarité, mais à se mener les uns aux autres une véritable « guerre de la désinflation salariale », selon une expression de Steve Ohana. Pour livrer cette guerre, ajoute l'économiste, « la France ne semble plus avoir d’autre choix que de s’engager plus franchement dans des politiques de dévaluation interne, non plus seulement via la baisse de la fiscalité sur le travail, mais via la compression des salaires eux-mêmes ( …) c’est l’option qui sous-tend la loi El Khomri ».

Face au caractère scandaleux de l'affaire, face à la blessure d'orgueil que ne peut manquer d'occasionner, chez n'importe quel peuple encore un peu conscient de lui-même, l'idée d'être « gouvernancé » depuis Bruxelles, Francfort ou Luxembourg au lieu d'être normalement gouverné par les dirigeants qu'il a élus, on pourrait s'attendre à ce que les « Européens de métier » fassent profil bas. Par décence. Par souci de ne pas attiser la colère. Parce que le fait de bénéficier de pouvoirs exorbitants dont ils ne doivent la titulature qu'à une série d'erreurs d'aiguillage de l'Histoire, devrait suffire à les contenter.

Mais non. Jouir en silence du confort sans risque qu’offre le séjour dans cet Olympe grisâtre depuis lequel ils nous surplombent n'est pas assez bien pour ces encravatés. Il faut encore qu'ils portent en bandoulière leur bonheur niais d'être là où ils sont, et qu'ils l'ouvrent à tout propos. Sans se rendre compte qu'à la fin, « les gens » commencent à comprendre. Et à s'agacer.

L'ouvrir très grand, c'est l'une des choses que Jean-Claude - il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens - Jucker fait le mieux. Aussi a-t-il trouvé judicieux, dans un récent entretien au journal Le Monde de formuler ces quelques regrets : « à voir les réactions que suscite la « loi travail », je n’ose pas m’imaginer quelle aurait été la réaction de la rue, à Paris ou à Marseille, si votre pays avait dû appliquer des réformes comme celles qui ont été imposées aux Grecs ». Ah, ces Français rétifs ! Comme il est dommage de ne pouvoir vitrifier leur économie avec cette même brutalité joyeuse dont on à usé contre l'économie grecque !

Ceci dit, rien n'est jamais perdu pour qui sait s'armer de patience. Durant l'été 2015, au cœur de la « crise grecque », le ministre hellène Yanis Varoufakis avait donné quelques clés pour comprendre la dureté des créanciers vis-à-vis de son pays. Selon lui, la véritable cible des « Européens » (et de l'Allemagne, plus encore que de l'Europe institutionnelle) était en fait l'Hexagone. « La Grèce est un laboratoire de l’austérité, où le mémorandum est expérimenté avant d’être exporté. La crainte du Grexit vise à faire tomber les résistances françaises, ni plus ni moins », avait-il osé. Pour lui, les cibles terminales étaient l’État-providence et le droit du travail français

Or pour Jean-Claude Juncker, il se trouve que « la réforme du droit du travail voulue et imposée par le gouvernement Valls est le minimum de ce qu’il faut faire ». Le minimum seulement. Et, avec un peu de chance, de constance et d'audace, une simple étape vers ce rêve éveillé que constitue l'idéal grec !

Autre grand bavard : Pierre Moscovici. Lui assume mieux encore que Juncker, et ses insinuations n'en sont plus. Ce sont même des aveux : oui, l'Union européenne veut la loi El Khomri. Dans un entretien publié ici le 18 mai soit, précisément, le jour de la parution des recommandations adressées par la Commission à la France dans le cadre du « semestre européen », le commissaire aux Affaires économiques faisait connaître sa volonté. S'il minaudait tout d'abord en prétendant qu'il ne lui appartenait pas de « juger » la Loi travail, il rappelait toutefois qu'il lui appartenait bien de l'exiger : « Tout ce que je peux dire, c'est que la réforme est indispensable et qu’y renoncer serait une erreur lourde (…) les Français ont souvent le même réflexe quand une réforme se présente : celui de s’y opposer. Cela ne signifie pas que la réforme n’est pas nécessaire et qu’elle ne doit pas être menée (…) En outre, je pense que la volonté du peuple doit s’exprimer dans les élections, pas dans les sondages ».

C'est vrai. En principe, sauf à vivre dans le chaos de la démocratie d'opinion, les scrutins font foi bien plus que les sondages. Mais en principe aussi, le pouvoir exécutif français se situe à l’Élysée et à Matignon (Paris, France), et non dans le bâtiment du Berlaymont (Bruxelles, Belgique). Sauf à vivre dans le chaos de la démocratie congédiée.

Évidemment, si les choses en sont là, et Moscovici le dit fort bien, c'est en raison « des traités que les gouvernements et les Parlements de l’Union européenne, à commencer par celui de la France, ont signés ». C'est là l'argument dont les européistes se prévalent sans cesse, car il n'y a plus que ça en magasin. Au passage, ils se hâtent d'oublier que le dernier des traités, celui de Lisbonne, a tout de même nécessité pour être signé que l'on s'assoie en 2005 sur les résultats de deux référendums, le Néerlandais et le Français. Tout comme on s'est assis sur le résultat de la consultation grecque de juillet 2015. Autrement, c'était début du détricotage de la zone euro.

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Au sujet du mouvement social actuellement en cours, Myriam El Khomri a eu ces mots très contestés : « il n’est pas question que l’économie de notre pays soit prise en otage ». Ils sont pourtant incontestables: l'économie de notre pays est, depuis longtemps, en situation de captivité. Simplement, les rançonneurs ne sont pas forcément ceux que l'on croit. 


Article initialement paru sur Figarovox.  



mardi 24 mai 2016

Nous désirons la conciliation de la justice avec la liberté .....







Par Albert Camus  (hé hé....)


On nous dit « en somme , qu’est ce que vous voulez ? ». Cette question est bonne parce qu’elle est directe. Il faut y répondre directement. Naturellement, cela ne peut se faire en un ou deux articles. Mais , en y revenant de temps en temps, on doit y apporter de la clarté.
Nous l’avons dit plusieurs fois, nous désirons la conciliation de la justice avec la liberté. Il parait que ce n’est pas assez clair. Nous appellerons donc justice un état social ou chaque individu reçoit toutes ses chances au départ, et ou la majorité d’un pays n’est pas maintenue dans une condition indigne par une minorité de privilégiés. Et nous appellerons liberté un climat politique ou la personne humaine est respectée dans ce qu’elle est comme dans ce qu’elle exprime.
Tout cela est assez élémentaire, mais la difficulté réside dans l’équilibre de ces deux définitions. Les expériences intéressantes que nous offre l’Histoire le montrent bien. Elles nous donnent à choisir entre le triomphe de la justice ou celui de la liberté. Seules, les démocraties scandinaves sont au plus près de la conciliation nécessaire. Mais leur exemple n’est pas tout à fait probant en raison de leur isolement relatif et du cadre limité où s’opèrent leurs expériences.
Notre idée est qu’il faut faire régner la justice sur le plan de l’économie et garantir la liberté sur le plan de la politique. Puisque nous en sommes aux affirmations élémentaires, nous dirons donc que nous désirons pour la France une économie collectiviste et une politique libérale.
Sans l’économie collectiviste qui retire à l’argent son privilège pour le rendre au travail , une politique de liberté est une duperie. Mais sans la garantie constitutionnelle de la liberté politique, l’économie collectiviste risque d’absorber toute l’initiative et toute l’expression individuelles.
C’est dans cet équilibre constant et serré que résident non pas le bonheur humain, qui est une autre affaire, mais les conditions nécessaires et suffisantes pour que chaque homme puisse être le seul responsable de son bonheur et de son destin. Il s’agit simplement de ne pas ajouter aux misères profondes de notre condition une injustice qui soit purement humaine.

En somme, et nous nous excusons de répéter ce que nous avons dit, nous vouons réaliser une vraie démocratie populaire. Nous pensons que toute politique qui se sépare de la classe ouvrière est vaine et que la France sera demain ce que sera sa classe ouvrière.
Voila pourquoi nous voulons obtenir immédiatement la mise en œuvre d’une Constitution où la liberté recevra ses garanties et d’une économie où le travail recevra ses droits, qui sont les premiers. Il n’est pas possible d’entrer dans le détail. Nous le ferons chaque fois qu’il sera nécessaire. Pour qui sait nous lire d’ailleurs, nous le faisons déjà sur beaucoup de points précis.
Il reste a dire un mot sur la méthode. Nous croyons que l'équilibre difficile que nous poursuivons ne peut se réaliser sans une honnêteté intellectuelle et morale de tous les instants qui, seule, peut fournir la clairvoyance nécessaire. Nous ne croyons pas au réalisme politique. Le mensonge bien intentionné est ce qui sépare les hommes, les rejette à la plus vaine solitude. Nous croyons au contraire que les hommes ne sont pas seuls et qu’en face d’une condition ennemie, leur solidarité est totale. Est juste et libre tout ce qui sert cette solidarité et renforce cette communion, tout ce qui par conséquent touche à la sincérité.
Voila pourquoi nous pensons que la révolution politique ne peut se passer d’une révolution morale qui la double et lui donne sa vraie dimension . On comprendra peut être alors le ton que nous essayons de donner à ce journal. Il en est même temps celui de l’objectivité, de la libre critique et de l’énergie.

Si l’on faisait seulement l’effort de le comprendre et de l’admettre, nous avons la faiblesse de croire que pour beaucoup des Français commencerait une grande espérance. 


Albert Camus dans Combat, le 1er octobre 1944


lundi 23 mai 2016

« La France est l’État-nation par excellence », entretien avec Marcel Gauchet - (1/2)



« Ce n’est pas moi qui ai été bienveillant avec de Gaulle et
sévère avec Mitterrand, c’est l’Histoire, telle que nous en
enregistrons les résultats aujourd’hui ». 


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A l'occasion de la parution de son dernier livre, Comprendre le malheur français (Stock, mars 2016), le philosophe Marcel Gauchet a accordé à L'arène nue un long entretien, traitant principalement de l'identité politique de la France dans le cadre européen actuel. Cet entretien sera publié en deux volets, dont voici le premier. 
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Votre livre comporte plusieurs chapitres historiques dont l'un sur la France gaulliste et un autre sur la France mitterrandienne. Vous semblez bienveillant avec de Gaulle, qui aurait, selon vous, « réconcilié les Français avec leur histoire » et « stabilisé la démocratie ». En revanche, vous êtes assez dur avec Mitterrand. Au bout du compte, faites-vous désormais partie de ces souverainistes qui attendent le retour du Général pour les libérer de l'Europe supranationale ?

Non ! Pour le coup, c'est même un « non » franc et massif ! Ce n’est pas ainsi, à mon sens, qu’il faut raisonner. Je précise d'abord que mon livre n'est pas un livre d'historien mais un livre d'analyse politique. Si j'ai dû faire ce détour par l'Histoire c’est parce qu’il est indispensable pour éclairer le présent. Ce n’est pas moi qui ai été bienveillant avec de Gaulle et sévère avec Mitterrand, c’est l’histoire, telle que nous en enregistrons les résultats aujourd’hui. On ne choisit pas son moment. De Gaulle arrive à la fin d’un cycle historique qu’il ferme avec un certain bonheur, Mitterrand arrive à l’orée d’une nouvelle période dont il rate et nous a fait rater collectivement l’entrée. C’est ainsi ! En effet, la période gaulliste apparaît comme la clôture d'un long cycle historique. Elle se présente aussi comme un moment assez heureux de construction d'un équilibre qui a mis très longtemps à advenir dans l'histoire de France. Le gaullisme ne peut être pensé, à mes yeux, qu'en référence à 1789 et à ses suites.


Vous remontez loin. Pouvez-vous préciser ?

De Gaulle a répondu à la question suivante : « quel est le régime qui convient le mieux à l’État-nation de citoyens hérité de la Révolution française ? ».

La Révolution française a échoué à mettre en place le régime adéquat aux droits de l'homme. Elle débouche sur l'épisode napoléonien qui est gros de sens politique, dans la mesure où il signe la réinvention de l’État sur la base des principes révolutionnaires....mais au prix d'une dictature militaire. Le problème est posé. Pour résumer grossièrement la suite, la France ne cessera plus d’osciller entre l'autoritarisme plébiscitaire d'une part, et, d'autre part, une vision naïvement doctrinaire du régime représentatif libéral. 

La troisième République est un compromis entre ces deux écueils qui tient à peu près la route. Elle accomplit des choses importantes, mais elle ne constitue pas une réponse suffisante au dilemme. Ni la troisième ni, a fortiori, la quatrième République, ne répondent au principal problème politique français ouvert en 1789. Ce problème est celui de l'équilibre entre d'une part le principe de l'incarnation, avec une homme qui figure l'unité collective, et, d'autre part, l'exigence de représentation. La plupart du temps, on a soit la représentation sans l'autorité politique, soit l'autorité politique sans la représentation. De Gaulle réussit à apporter une réponse équilibrée à ce dilemme.

____ De Gaulle a répondu à la question suivante : « quel est le régime qui convient le mieux à l’État-nation de citoyens hérité de la Révolution française ? » ____

Autrement dit, il parvient à élaborer une synthèse heureuse entre l'horizontalité et la verticalité...

On peut le résumer ainsi. Par ailleurs - c'est loin d'être anecdotique - de Gaulle parvient à faire entrer dans cette synthèse l'accord avec le monde industriel, que la France n'avait pas réussi à trouver non plus depuis la révolution industrielle. Ainsi, les Français résolvent leurs deux problèmes hérités des XVIII° et XIX° siècle. Ils se dotent d'un régime politique qui, sans être exempt de défauts, n'en demeure pas moins une synthèse solide entre ces deux écueils que sont d'une part la République acéphale, d'autre part la dictature monocolore. Par ailleurs, ils achèvent leur entrée dans la modernité économique.

Est-ce à dire qu'avant de Gaulle, la France était un pays économiquement à la traîne ?

Le primat français du politique a toujours rendu difficile le rapport à l'économie de style capitaliste. Il en est résulté tantôt un capitalisme qui parasite l’État, tantôt un État qui paralyse l'économie Par excès de réglementation et de protection de secteurs dépassés. Là encore, le juste équilibre faisait problème.

A cet égard, il faut dire que de Gaulle a eu la chance d'être en adéquation avec son époque. De Gaulle est aussi l'enfant de la conjoncture heureuse qu'il trouve en 1958. Il peut compter ainsi sur le personnel dont il a besoin, que lui fournit la technocratie mendésiste. L'appareil d’État à cette époque-là est peuplé de gens d’une qualité exceptionnelle qui sauront le rendre performant. Par ailleurs, on est au cœur de la grande période d'expansion d'après-guerre. Le « génie français » tel qu'hérité de l'Histoire, c'est à dire l'idée du gouvernement rationnel, s’y déploie avec bonheur. Il est parfaitement en phase avec la conception de l'économie d'alors, qui fait prévaloir les très grandes entreprises, les très grands projets, la régulation keynésienne et la planification. Tout ça, ce n'est pas de Gaulle qui l'invente. C'est la conjoncture qui le lui offre sur un plateau.

Marcel Gauchet
Mais il ne faut pas oublier non plus que le gaullisme correspond à la fin d'un cycle, et qu'il nous laisse un héritage pour partie empoisonné. Ce pourquoi il n’y a pas grand sens, de mon point de vue, à se dire « gaulliste » aujourd’hui, tellement les problèmes sont différents. De Gaulle voulait un président au-dessus des partis et il a installé en fait un système de partis. Il voulait un État fort et il nous lègue un excès de pouvoir présidentiel qui aboutit à la déstructuration de l’État. De Gaulle était, à titre personnel, très respectueux de la logique propre de l’administration. Mais ses successeurs ne vont pas entendre les choses de la même oreille. Il vont au contraire considérer que le primat de la volonté politique issue de l'élection sur la rationalité administrative est absolu. L'exemple caricatural de cette tendance, c'est, dans la période récente, la RGPP (révision générale des politiques publiques) de Nicolas Sarkozy. On assiste vraiment là à un processus de destruction de l’État au nom de la politique.


N'est-ce pas plutôt au nom de l'économie ? Parce qu'il s'agit bien, dans un cas comme celui de la RGPP, de faire des économies...

Il s'agit de la volonté des politiques de faire des économies et de faire primer leurs choix ! C'est là le point clé. A la limite, on pouvait envisager l'exécution de ce programme dans un certain respect de la rationalité administrative. Là, à l'inverse, on découvre une volonté farouche de subordonner l'administration au gouvernement, ce qui sort complètement de la philosophie gaulliste. J’entendais récemment Bruno Le Maire expliquer qu'il fallait, aussitôt arrivé au pouvoir, renvoyer trente directeurs d’administration centrale pour les remplacer par des fidèles. C'est tout à fait contraire à la conception gaullienne de l’État ! Et cela au sein même du parti qui en revendique l'héritage !

Dans ce cas, pourquoi cette sévérité vis-à-vis de la France de Mitterrand ? Au bout du compte, l'entrée en crise dont vous parlez n'advient-elle pas plus tôt, après le départ de de Gaulle et l'entrée en piste de ses successeurs ?

Non. C'est véritablement la période mitterrandienne, qui me semble correspondre à l'ouverture d'un cycle de crise. D'une certaine façon, on peut même dire que Hollande paye encore aujourd'hui -très cher même - la facture mitterrandienne.

Cette entrée en crise relève d'un cycle historique qui dépasse de beaucoup le cadre français, puisqu'il s'agit de la grande réorientation des systèmes économiques intervenue dans les années 1970. Cette transformation du monde, qui n'est rien d'autre que « la mondialisation », est un facteur de déstabilisation majeure de la France héritée du gaullisme. Mitterrand, c'est la mauvaise réponse française à la mondialisation.


François Mitterrand et Jacques Delors
Pourquoi ? Parce qu'elle était trop « néolibérale » ? Pas assez « souverainiste » ? Vous écrivez par exemple que « l'Europe selon Mitterrand et Delors, c'est la transformation d'un non-dit initial en un mensonge »...

Arrêtons-nous un moment sur cette notion de souveraineté. Je crains que la connotation polémique de « souverainisme », qu'elle soit revendiquée ou, le plus souvent, vilipendée, n'obscurcisse le fond de cette question. Qu'on s'entende bien : le principe de souveraineté garde à mes yeux toute sa nécessité car je ne vois pas du tout en quoi pourrait consister un État-nation moderne en dehors de la pleine disposition de sa souveraineté...

Mais... le but de ceux qui se défient de l'idée de souveraineté est bien de faire disparaître l’État-nation !

Justement ! C'est pourquoi il faut être « souverainiste » jusqu’à un certain point. Mais en même temps, il ne faut pas perdre de vue que « la souveraineté » n'est pas une essence intemporelle. Elle se définit dans un certain contexte. Ce que je reproche à certains souverainistes intempérants, c'est de ne pas mesurer les conditions nouvelles qui sont créées par l'environnement dans lequel nous évoluons. En Europe, qui demeure quoiqu'on en dise le laboratoire politique moderne, la souveraineté de chaque nation doit s’accommoder d'une nécessaire de coopération avec les nations environnantes.

___ « le principe de souveraineté garde à mes yeux toute sa nécessité car je ne vois pas du tout en quoi pourrait consister un État-nation moderne en dehors de la pleine disposition de sa souveraineté » ___ 


Des nations qui n'ont donc pas vocation à disparaître ? Vous écrivez - ça semble a priori paradoxal - que la construction européenne, qui prétendait dépasser les nations, « a involontairement accouché de nations plus mûres et moins contestables »...

Elles ne vont pas disparaître. Mais elles ne peuvent pas non plus demeurer isolées. C'est la difficulté de l'idée même de nation. Les nations sont à envisager au pluriel. Par ailleurs, elles se reconnaissent comme identiques dans leurs principes. Dès lors, aucune nation ne peut subordonner une autre nation ou l'absorber. Le pas supplémentaire que la construction européenne a fait accomplir à ses nations composantes, c’est la découverte de leur essence pacifique et de leur vocation au décentrement permettant la construction d’un intérêt commun.

Elles sont devenues « non impérialistes », selon vos propres mots. Pourtant, beaucoup d'eurosceptiques reprochent à l'Union européenne de constituer une nouvelle forme d'empire. Un « empire non impérial », ajoutait même l'ancien président de la Commission européenne Barroso.

Les gens qui disent cela ne savent vraisemblablement pas ce qu'est un empire ! Le pompon, c'est quand les imbéciles de Bruxelles évoquent le Saint-Empire romain germanique comme le sommet de l'originalité politique vers laquelle nous devons tendre. Quand on se souvient de ce que ça a été ! Le Saint-Empire était un parfait chaos. Si c'est ça la « gouvernance européenne », personne ne peut sérieusement en vouloir !

Que dire de l'héritière du Saint-Empire, l'Allemagne ? N'a-t-elle pas quelques restes de prétention impériale, ou en tout cas, hégémonique ?

Le cas de l'Allemagne est très spécifique. L'Allemagne s'est construite en tant que nation comme empire. Au travers de l'épisode bismarckien et de l’unification de 1871. Cette formule est au cœur de la tragédie allemande du XXème siècle. Les Allemands ont eu l'occasion de vérifier que le Reich n'était pas forcément le rêve, c'est le moins que l'on puisse dire !

Pourtant, il reste vrai, même si elle est devenue inoffensive, que cette nation a du mal à se penser en tant que telle. Et qu'elle a tiré de son histoire, me semble-t-il, une conception très autiste de son rapport au monde. Frédéric Lordon, avec lequel je suis rarement d'accord, utilise une excellente formule. Selon lui, il est faux de dire que « l'Allemagne ne pense qu'à elle ». Il faut dire « l'Allemagne ne pense que pour elle ». Voilà qui est très juste : précisément, c'est ce qui lui reste de son ancien statut d'empire.

Si l'Allemagne n'est pas aboutie en tant que nation - on a pu parler à son sujet de « nation retardée » et l’expression me semble garder une certaine pertinence - ça se comprend par son histoire. Sa volonté de conjurer l'épisode hitlérien l'a enfermée dans le passé. Du coup, le pays - qui est devenu le fer de lance de l'économisme en Europe - a réinvesti dans l'économie une part de ce qu'il ne peut plus faire par des moyens politiques, diplomatiques ou militaires. C'est pour cette raison que l'Allemagne reste enfermée dans son idée de vertu morale et de sérieux économique, le tout dans un schéma autiste, qui est celui de l'empire. Car la vraie définition de l'empire est bien là : il n'a vocation à n'exister que pour lui, et le reste du monde n'a vocation qu'à graviter autour de son système de domination.


Le reste du monde a surtout vocation à être écrasé s'il se montre réfractaire. C'est bien ce qui s'est passé avec la Grèce l'été dernier.... 

On a essayé d'écraser la Grèce, mais la Grèce est très coriace ! Les Grecs font semblant de jouer le jeu, mais ils persévèrent dans leur être. Peut-être gagneraient-ils d'ailleurs à faire certaines des réformes qu'on leur demande : un appareil d’État un peu plus efficace ne leur ferait pas de mal !


Et la France alors ? Est-elle une nation achevée ?

Sans esprit cocardier, je crois qu'on peut le soutenir. La France est même l’État-nation par excellence, dans l'histoire européenne et probablement dans le monde. C'est là, à la faveur des hasards de l'Histoire, que la formule de l’État-nation moderne a trouvé sa décantation la plus radicale, comme nation de citoyens et comme État rationnel.

Et si c'était un problème, justement ? Est-ce que dans un environnement mondialisé, une nation aussi fermement établie mais de taille moyenne, ainsi que le répètent à longueur de temps les européistes, n'est pas inadaptée car trop faible ?

Écoutez.... je crois qu'il faut dire une bonne fois pour toutes que cet argument de taille est grotesque. Singapour totalise trois millions d'habitants sur un territoire misérable, composé pour une bonne part d'anciens marécages. Ils s'en tirent plus que bien ! Dans l’autre sens, si l’Europe mène une politique « verte », ses 7% de la population mondiale ne changeront pas grand-chose au sort du reste et au problème global.

____« C'est en France, à la faveur des hasards de l'Histoire, que la formule de l’État-nation moderne a trouvé sa décantation la plus radicale, comme nation de citoyens et comme État rationnel »____


L'argument de la taille ne compte qu’à la marge, et pour une raison simple : on vit avec ses moyens. Nous ne serons pas nécessairement le pays le plus puissant et le plus prospère, mais... le problème n'est pas là ! Le problème est de bien vivre politiquement, ce qui signifie avant tout qu'il faut être maître chez soi ! C'est tout simplement l'idée démocratique et il n'y a pas à aller chercher midi à quatorze heures. En revanche, plaider qu'il vaut mieux être asservi pour gagner un peu plus, me semble très douteux. Surtout quand on n'est même pas sûr de vraiment gagner plus ! 

Tout le débat sur le Brexit est là. Monsieur Osborne, le chancelier de l’Échiquier britannique, dit aux Anglais : « si vous quittez l'Union européenne, vous allez perdre tant de livres par an ». Et alors ? Combien vaut l'indépendance politique? Ce genre d’arguments est caractéristique d'un raisonnement économiciste absurde selon lequel gagner plus est le but suprême et la réponse à tout. Le bien le plus désirable pour une collectivité est de vivre dans les conditions qui satisfont le désir démocratique fondamental.

[ Fin de la première partie de l'entretien ]