dimanche 8 mai 2016

« Au royaume sans frontières de l'économie mondiale..... »







Un ami m'a rappelé récemment qu'il s'agissait de l'un des livres les plus utiles pour comprendre l'époque. Ce qui est vrai. Pourtant, il a été publié en 1995. C'est le dernier ouvrage du sociologue et historien américain Christopher Lasch. Voici un court extrait de La révolte des élites et la trahison de la démocratie

 ***

« Le monde de notre fin de XX° siècle un singulier spectacle. D'un côté, il se trouve uni par l'action du marché comme il ne l'a jamais été. Le capital et le travail circulent librement à travers des frontières politiques qui semblent de plus en plus artificielles et impossibles à faire respecter. D'un autre côté, les allégeances tribales ont rarement été mises en avant avec autant d’agressivité (…).

C'est l'affaiblissement de l’État-nation qui sous-tend ces deux évolutions : le mouvement qui va vers l'unification et le mouvement apparemment contradictoire qui va vers la fragmentation. L’État ne peut plus contenir les conflits ethniques, ni, d'autre part, les forces qui conduisent vers la mondialisation. Idéologiquement, la nation se trouve attaquée sur deux fronts : par les défenseurs des particularismes ethniques et raciaux [aujourd'hui on pourrait ajouter « et religieux »], mais aussi par ceux qui soutiennent que le seul espoir de paix réside dans l’internationalisation de tout, depuis les poids et mesures jusqu'à l'imagination artistique. (…)

Au royaume sans frontières de l'économie mondiale, l'argent a perdu tous ses liens avec la nationalité (…). Le mouvement de l'argent et de la population à travers les frontières a métamorphosé toute idée de lieu. Les classes privilégiées de Los Angeles se sentent plus d'affinités avec leurs homologues du Japon, de Singapour et de Corée qu'avec la plupart de leurs compatriotes.

Les mêmes tendances sont à l’œuvre dans le monde entier. En Europe, les référendums qui se sont tenus sur la question de l'unification ont révélé une faille profonde et qui va en s'élargissant entre le monde politique et les membres les plus humbles de la société, qui redoutent que la CEE ne soit dominée par des bureaucrates et des techniciens dépourvus de tout sentiment d'identité ou d'appartenance nationale. Une Europe gouvernée de Bruxelles sera de leur point de vue de moins en moins sensible au contrôle des peuples. Le langage international de l'argent parlera plus fort que les langues locales. Ce sont ces peurs qui sont sous-jacentes à la résurgence des particularismes ethniques en Europe, tandis que le déclin de l’État-nation affaiblit la seule autorité capable de maintenir le couvercle sur les rivalités ethniques. Par réaction, la renaissance du tribalisme renforce le cosmopolitisme chez les élites.

Assez curieusement, c'est Robert Reich (…) qui nous rappelle que, sans attachements nationaux, les gens ont peu d'inclination à faire des sacrifices ou à accepter la responsabilité de leurs actions : « nous apprenons à nous sentir responsables d'autrui parce que nous partageons avec eux une histoire commune, une culture commune, un destin commun ».

La perte du caractère national de l'entreprise tend à produire une classe d'hommes cosmopolites qui se considèrent comme des citoyens du monde, mais sans accepter aucune des obligations que la citoyenneté sous-entend normalement. Parce qu'il n'est pas informé par une pratique citoyenne, le cosmopolitisme du petit nombre des favorisés s'avère être une forme supérieure de l'esprit de clocher. Au lieu de financer les services publics, les nouvelles élites investissent leur argent dans l'amélioration de leurs ghettos volontaires. Ils sont heureux de payer pour des écoles privées dans leurs quartiers résidentiels, pour une police privée, et pour des systèmes privés de ramassage des ordures. Mais ils sont parvenus à un degré remarquable à se décharger de l'obligation de contribuer au Trésor public. La reconnaissance par eux de leurs obligations civiques ne passe pas la limite de leurs propres petits quartiers. Ils nous offrent un exemple particulièrement frappant de la révolte des élites contre les contraintes du temps et du lieu ».  


Christopher Lash,
La révolte des élites et la trahison de la démocratie,1995
Première partie, chap. 2. 



3 commentaires:

  1. Cupertino , Californie ou est installé Apple :

    La boite transfert une partie de ses bénéfices au Névada ou le taux d'imposition avoisine les zero %,contre 8 en Californie (mais c'est déjà trop).
    Le nouveau maire de la ville qui voit les routes de sa commune se dégrader se rend au siège pour demander à la multinationale de participer à l'effort collectif...il est raccompagné par les vigiles !

    Du coup il demande au conseil municipal de le soutenir dans son combat ,tous regardent leurs pompes.
    Alors il se tourne avec ses administrés pour une petite manif devant les bureaux de la boite , personne ne vient.

    http://www.slate.fr/story/117687/combat-maire-cupertino-apple-paye-impots

    RépondreSupprimer
  2. Merci pour cette recension, je ne connaissais pas l'ouvrage. Les thèmes abordés dans ce court extrait sont pourtant intéressants et beaucoup étudiés/dénoncés depuis quelques décennies, celui des "élites hors sol", dénoncé par des penseurs de gauche à droite, de Faye à Gauchet et de l'autre côté pour les plus humbles, le besoin de "patries charnelles" pour reprendre l'expression de C.F. Ramuz.

    RépondreSupprimer
  3. Denis Monod-Broca9 mai 2016 à 11:54

    Excellent constat, excellent diagnostic ! Qui s'est même bonifié avec les années.
    Mais comment en sortir ?
    En disant, répétant, criant... que ça ne peut plus durer. Plus en notre nom !...

    RépondreSupprimer