vendredi 20 avril 2012

"Anders Breivik n'a pas surgi d’une boite ! "

Le procès du tueur d'Anders Breivick s'est ouvert lundi dernier en Norvège. Au terme d'une semaine de procédure, Nicolas Lebourg, historien, spécialiste de l'extrême droite et co-auteur d'une récente biographie de François Duprat, répond aux questions de l'arène nue. Pour lui, Breivik ne sort pas du néant. Il est au contraire le produit d'une longue sédimentation idéologique. Explications.




Coralie Delaume. En Norvège, le tueur solitaire Anders Breivick a affirmé lors de son procès s’être inspiré des méthodes d’al-Qaïda. Inversement, des observateurs français ont supposé qu’il avait inspiré l’islamiste Mohamed Merah. Le « loup solitaire » est-il le nouveau profil-type du militant ultra-radical ?

Nicolas Lebourg. D'une part, il y a des transferts de méthodes, qui peuvent devenir identiques, d'autre part il y a des discours, qui peuvent demeurer différents.

D'où vient le « lone wolf » ? Des marges culturelles et sociales. La tactique a été inventée par l’Américain Joseph Tommasi en 1974. Celui-ci a cofondé le National Socialist Liberation Front avec William Pierce, le futur auteur des Turner diaries, la bible néo-nazie qui a inspiré l'attentat d’Oklahoma City en 1995 et, semble-t-il, celui réalisé par Breivik à Oslo. Ils espèrent alors adapter un néo-nazisme mystique avec la contreculture en vogue et opérer une jonction avec les révolutionnaires de gauche.

Tommasi est conscient que l'époque révolutionnaire est close. Il reprend le slogan maoïste « le pouvoir est au bout du fusil » et lui ajoute une formule très vite reprise par l'essentiel de l'extrême droite radicale de son pays : «  l'avenir appartient aux quelques-uns parmi nous prêts à se salir les mains. La terreur politique : c'est la seule chose qu'ils comprennent ». 

Avec le « lone wolf », Tommasi veut transformer la faiblesse des néo-nazis en force. Puisque il n’existe aucun soutien populaire à l’extrême-droite radicale, puisque le gouvernement américain n’est qu’un leurre derrière lequel se tient  le ZOG, (« Zionist Occupation Government » ou « Gouvernement d’Occupation Sioniste »), puisque tout militant d’extrême-droite est peut-être un espion du gouvernement ou un agent sioniste, alors il faut passer à un terrorisme individuel. Cela annule tout risque de fuite ou de trahison.

La méthodologie n’essaime qu’à compter des années 1990, parallèlement à la diffusion des Turner Diaries et au principe de la Leaderless resistance (la résistance sans chef). On retrouve cette dernière dans le discours de Breivik sur l'existence de cellules sœurs. L’invention de la Leaderless Resistance, en 1983, est l’œuvre du suprémaciste blanc américain Louis Bean. Bean dit s’inspirer d’un modèle mis au point par un officier des services US pour parer une éventuelle prise de pouvoir communiste dans les années 60. Pour Bean, la résistance sans chef fonctionne sans structure directionnelle, les cellules fonctionnent indépendamment les uns des autres, sans qu'existe un état-major, donc à l’inverse du système pyramidal des cellules communistes. On avait déjà eu, dans l'extrême droite subversive française, de tels schémas. Mais c'est Al-Qaïda qui va prouver tout le potentiel de cette formule.

On comprend donc le lien Breivik / Merah. Mohamed Merah se revendique d'Al Qaïda sans être, semble-t-il, membre d'une quelconque structure, mais en se reconnaissant et se motivant dans le carburant idéologique qu'elle produit puis en agissant comme « loup solitaire ». Anders Breivik s’inspire d’organisations et de personnes en divers  points de l'Occident, mais il passe un temps long à organiser seul son opération. A son procès, il vient de déclarer que  « la seule façon d'échapper à la surveillance de la police était de rester à l'écart des militants nationalistes ». 

Et puis le « lone wolf » est le mode opératoire de gens désocialisés, fanatisés mais déconstruits - sans tomber dans la psychologie de bazar vous aurez noté que Merah comme Breivik avaient tous deux un père disparu à leurs yeux.

Certes, mais Breivick ne s’est pas toujours tenu à l’écart de tout réseau. Il a été lié au parti populiste norvégien « Parti du progrès ». De ce point de vue, peut-on le considérer comme un représentant de cette nouvelle « extrême-droite » européenne essentiellement islamophobe ?

En partie seulement. Il en représente le point incandescent. Le néo-populisme en Europe défend des conceptions altérophobes au nom de la défense des valeurs libérales. L'islam est dénoncé comme un totalitarisme et assimilé au nazisme, tandis que les islamophobes seraient les « résistants ». Israël est intégré au camp occidental du « choc des civilisations ». L'islamophobie pointe  la « dhimmitude » de l'Europe, c'est-à-dire sa soumission face à son islamisation

Ces derniers thèmes et termes sont redevables du succès du concept d'Eurabia forgé par l'écrivain Bat Ye’Or (soit Gisèle Littmann), une théorie du complot analysant l'histoire contemporaine au prisme d'une mythique alliance conspirationniste au profit de l'islam politique.

Il y a tout cela chez Breivik. Néanmoins, de l'existence de « l'Ennemi total », Brevik tire la conclusion de la « guerre totale » et de la répudiation de l’État démocratique. Ce n'est pas le cas des néo-populismes qui considèrent que si on vote pour eux, ils seront aptes à résoudre les problèmes.

Justement : il devient très hasardeux de réduire une famille politique – même radicale – à un acte isolé…

D'abord, la question n'est pas réductrice à l'extrême droite, très loin s'en faut. La diffusion de la dénonciation d'un « islamo-fascisme » et de « nazislamistes » est le fait, en France, de personnalités extérieures à l'extrême droite, de Bernard-Henri Lévy à Yvan Rioufol en passant par Pierre-André Taguieff, même si aucun historien des fascismes dans le monde ne souscrit à ces schémas.

La question n'est donc pas « pourquoi l'extrême droite est-elle si méchante ? ». La question est la suivante: dans une Europe qui depuis le XVI° siècle avait connu le principe « un prince, une religion », puis avait souscrit à des valeurs libérales mais au sein de cadres unitaires sociaux et nationaux, comment fait-on pour absorber le choc de la planétarisation, d'un monde atomisé où les individus flottent les uns face aux autres ?

L'islamophobie nous parle de quartiers islamisés, de mondes sans repères etc.  La réalité sociale décrite n'a finalement que peu de rapport avec l'islam mais tout à voir avec ce monde post-moderne, en flux et en fragments. L'islamophobie en donne une clef de compréhension. C'est un mythe mobilisateur qui permet de réinventer un « nous » positif face à « eux » démonologisé.

Autour de l’affaire Breivik, on évoque beaucoup la notion de « counterdjihad ». De quoi s’agit-il ?

C'est un concept qui ne recouvre pas, à l’instant présent, une véritable réalité observable.

Dans les milieux radicaux, un camp peut chercher à emprunter au camp d'en face, à user de méthodes qui auraient démontrés leur efficacité : les fascismes empruntent au bolchevisme, par exemple.

Mais avec Breivik on parle de processus typiquement occidentaux : « loup solitaire »,  « résistance sans chef », chevalerie templière... Et puis qui a inventé l'attentat kamikaze ? C'était en Israël mais ce n'étaient pas des islamistes : c'étaient des militants japonais d'extrême gauche...

Bref, les radicaux se nourrissent les uns les autres, notamment en termes de méthodes. Pour autant, l'idée d'un « contre-jihad » n'est pas, à l’heure actuelle, opérationnelle.

Anders Breivick a agi en Norvège, un pays sans doute bien moins sujet à l’immigration que la France, par exemple. Cela vous surprend-il ?

Non. Ce ne sont pas des immigrés qu'il a attaqués mais des sociaux-démocrates au nom de la « dictature » et du « marxisme culturel » que serait  le « multiculturalisme ». Ce qu'il pointe là n'est pas nouveau. Durant l'entre-deux-guerres, les nationalistes allemands pointaient du doigt le « Systemzeit » (le « système »), cette machine à détruire l'âme du Kulturvolk  (« le peuple de culture » : formule d'autoreprésentation du nationalisme allemand en opposition à la culture théorico-rationaliste née de la Révolution Française et sa Déclaration des Droits de l'Homme).

Pour le parti nazi, le « système » allait conjointement avec le « Kulturbolschewismus » (bolchevisme culturel). Son théoricien Alfred Rosenberg y vit l’élément désintégrant l’âme du peuple. Pour Hitler ces agents « désintégrateurs » étaient les Juifs, voulant faire perdre aux Allemands leurs « racines ». Pour Joseph Goebbels, il s’agissait de ceux qu’il considérait eux-mêmes comme des déracinés, des « cosmopolites ».

Après guerre, ces concepts se sont revivifiés et se sont hybridés, via des comportements politiques plus pragmatiques que dogmatiques. L'essentiel de la tâche de l'extrême droite radicale a été de transférer les conceptions nationalistes allemandes sur le référentiel européen. Le « peuple de culture » ( Kulturvolk ) est devenu le « peuple européen », auquel s'appliquerait également le principe du Schicksalsgemeinschaft  (la « communauté de destin »).

En France, à partir de 1968, l'extrême-droite invente un mot nouveau pour le Kulturbolschewismus : elle l’appelle « le mondialisme ». Ce dernier est accusé de vouloir un monde uniformisé, planétarisé et métissé pour permettre la domination de l'oligarchie financière sur des peuples ayant perdu leur identité ethno-culturelle.

Ainsi, tout le discours de Breivik sur l’idée d’une inévitable guerre civile à venir en Europe, est un classique depuis trente ans dans l'extrême droite radicale, où s’est simplement opéré un remplacement : on ne se focalise plus sur « l'ethnique » mais sur le « culturel ».

En somme, il faut bien comprendre qu'Anders Breivik n'a surgi pas d’une boite ! Il est le résultat d'une longue sédimentation de mythes et de discours. Et la réalité factuelle de la présence immigrée est tout à fait secondaire à ce propos.

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7 commentaires:

  1. "Il est le résultat d'une longue sédimentation de mythes et de discours."

    Oui, mais c'est un résultat exceptionnel, pour l'instant au moins. Il a prétendu, lors de son procès, qu'il avait des comparses prêts pour la relève. Les experts en doutent fortement. Votre analyse serait terrible et implacable si elle était absolument juste, et s'il y avait ne serait-ce qu'une trentaine de convaincus de sa trempe.

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  2. Pierre Albertini21 avril 2012 à 02:48

    Bonjour Coralie,

    Je voudrais revenir que quelques passages clés de l'interview :

    “La question[dit le sociologue] est la suivante: dans une Europe qui depuis le XVI° siècle avait connu le principe « un prince, une religion », puis avait souscrit à des valeurs libérales mais au sein de cadres unitaires sociaux et nationaux, comment fait-on pour absorber le choc de la planétarisation, d'un monde atomisé où les individus flottent les uns face aux autres ?
    L'islamophobie nous parle de quartiers islamisés, de mondes sans repères etc. La réalité sociale décrite n'a finalement que peu de rapport avec l'islam mais tout à voir avec ce monde post-moderne, en flux et en fragments. L'islamophobie en donne une clef de compréhension. C'est un mythe mobilisateur qui permet de réinventer un « nous » positif face à « eux » démonologisé.”

    Quelques répliques ponctuelles avant de conclure sur la thèse de notre socio.

    -je réponds d’abord que l’atomisation des individus de nos jours est essentiellement dans le monde occidental,et pas dans d’autres civilisations, et pas dans les minorités ”africaines” de France notamment. Au contraire même,leur communautarisme, islamique et/ou ethnique se renforce-ou essaie. Et ce n’est pas anodin pour la suite des evenements.

    -je pense que les flux démographiques en provenance d’Afrique, s’ils résultent souvent, au départ, ‘de projets et choix individuels, ne sauraient pour autant nous conduire à oublier le contexte et les réalités geostratégiques environnantes –à moins de jouer l’autruche.

    -je pense également que dans l’Histoire il y a eu continument confrontation armée entre l’Europe chrétienne et le monde musulman après que quand celui-ci a pris pied au bord de la Méditerranée –et que cela reste dans les esprits-et en particulier chez les musulmans qui ont subi la colonisation française; ce n’est pas rien.

    -Enfin, il ne faut pas se voiler la face: il ne peut qu’être problématique de faire cohabiter des religions monothéistes et “englobantes”. Les intellectuels qui récusent cette affirmation -surtout quand ils sont athées, agnostiques ou culturellement laïcisés - sont incapables de comprendre des gens qui ont encore un univers mental très différent du leur, parce qu’ils croient à leur propre universalité, mais c’est un déni de réalité.
    Comment en effet absorber le choc de la planétarisation (dit autrement:d’une immigration massive porteuse d’une culture religieuse propre, englobante, et en résurgence dans le monde entier),au regard des éléments ci-dessus?

    -Les facteurs économiques et sociaux ont leur rôle, bien évidemment, mais ils ne sont pas les seuls facteurs favorisant ou entravant l’intégration des populations en question en France et en Europe.

    -J’ajouterai d’ailleurs que les islamophobes les plus virulents commettent la même erreur, en sens inverse, en ramenant tout à la religion.

    Voilà pour ces quelques remarques.

    Pierre Albertini

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  3. Pas un mot sur l appartenance de Breivik a la franc-maconnerie...

    Deplus il n est certainement pas nazi, etant donné qu il defend Israel et s attaque aux musulmans qui etaient les allies des nazis...

    Bref, peut mieux faire...

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    1. Anonyme,
      Nicolas Lebourg explique très bien comment la "nouvelle" droite radicale à inclus Israël dans le camp occidental. Par ailleurs, ce phénomène est désormais connu et reconnu.

      L'antisémitisme a disparu, désormais, du discours des formations dites "populistes", au profit d'un discours essentiellement anti-islam.

      En outre, il n'est dit nulle part que Breivik est un nazi.

      Bref, peut mieux lire....

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    2. Et la franc maconnerie ???

      http://regardscroises.ivoire-blog.com/media/00/01/795926528.jpg

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  4. nazi certainement pas d'ailleurs aujourd'hui le Fashisme et le Nazisme sont devenu des fourres tout à discréditer les adversaires politiques de nos chers homme de gÖche.

    Mais il est certain qu'il faille être vigilant, très...
    Et surtout il ne faut pas sortir les partis extrêmes (de droite comme de gauche) du jeu démocratique. En effet cela ne fera que frustrer les sympathisants et ne les rendraient que plus violants.

    Si on prend l'exemple du FN en France quoi qu'on en dise son président historique à toujours accepté la démocratie et refusé la violence (bien que lui même soit propre à la confrontation)


    Voyons cela comme "un instrument pédagogique à objectif démocratique". En Bref des partis comme les partis populistes (auquel j'adhère en partis d'ailleurs) sont utiles à la démocratie et peuvent éviter que des gens basculent.


    C'est justement parce que Breivik a quitté son parti qu'il n'a pas pu être canalisé et qu'il a en partis commis ces actes ignobles!

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  5. C'est une passionnante analyse, indiscutablement : elle dessine un excellent portrait du « lone wolf », hyper dangereux, cellule isolée d'un mal qui n'a pas encore la possibilité d'agréger l'ensemble des éléments qui le constituent. Vraisemblable, également, l'idée répandue que l'islam est un totalitarisme, assimilable au nazisme ( vraisemblable, mais aberrante : le nazisme n'est ni un mouvement de conservation, ni une tentative de retour en arrière au nom de valeurs religieuses. Bien sûr, il considère la société comme devant être soumise, voire « sauvée » « dans sa totalité », mais c'est bien son seul pauvre point commun !).
    Mais il y a tout de même autre chose, qui n'apparaît pas dans votre brillante description - ce n'était certes pas son sujet, mais enfin elle me paraît fondamentale, constitutive de cette terrifiante personnalité : le nombre de morts que cet homme a laissé derrière lui, et sa manière de procéder. Il blesse d'abord ses victimes, puis s'en approche et les achève d'une balle dans la tête ! Il fait cela tout seul, comme un grand ! Comme un « einsatzgrup » ! Il me semble impossible d'isoler l'analyse logique, historique, idéologique de ce carnage, de la personnalité de son auteur. Avec ce type qui débarque sur une île, afin de massacrer le plus grand nombre d'«ennemis», s'avance la figure « totale », « parfaite » du prédateur froid, que ne gouverne pas le surmoi banal, qui nous interdit de « révolvériser » notre voisin stupide et bruyant. À quel moment s'est cristallisée dans l'esprit du monsieur l'idée de vengeance et de sacrifice, ainsi que sa propre représentation en « héros » de la cause. Quelle idée se fait-il de son propre « sacrifice » ?
    Il me paraît que la personnalité de Breivik est totalement « occidentale » : d'un Occident post-industrialisé, technologiquement avancé, mais hanté par le déclin, rongé par le malaise moderne produit pas les représentations de la crise, obsédé d'héroïsme, identifiant un adversaire « final » (les jeunes socio-démocrates » et non « intermédiaire » (les musulmans). Il tue sans injure, sans cri, presque sans haine, et sans invoquer un dieu barbare : il fauche, il éradique. Il incarne nos frustrations (essentielles, ces frustrations nouvellement apparues), mais aussi nos frayeurs : il progresse comme une avant-garde. Il ne veut pas que nous disparaissions, il nous épargnera ainsi d'être convertis de force, d'être « envahislamisés » ? À quel moment, chez Breivik 1 est né Breivik 2 ? Breivik 1 et 2 sont-ils une seule et même personne, qui attendait simplement l'occasion de se manifester ?

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