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mardi 20 décembre 2011

L'Europe est-elle en cours de "Tiers-mondialisation" ?


Entretien avec Bernard Conte


              Bernard Conte est économiste.
              Il est l’auteur de La Tiers-Mondialisation de la planète, PU Bordeaux, 2009
              Il est membre de l’association « Manifeste pour un débat sur le libre-échange »
              Son site : http://conte.u-bordeaux4.fr

Coralie Delaume. Vous êtes l’inventeur du concept de « Tiers-Mondialisation », qui lie « Tiers-Monde » et « mondialisation ». De quoi s’agit-il ?

Bernard Conte. En 1952, Alfred Sauvy forge le concept de Tiers-Monde, en référence au tiers-État de l’Ancien Régime. À cette époque, les pays dits « sous-développés » présentent des caractéristiques spécifiques : domination externe, soumission à l’échange inégal, structure sociale fortement polarisée entre quelques très riches et l’immense majorité de pauvres…

Ce dualisme sociétal s’estompe pendant la parenthèse de régulation étatique qui se fait jour dans les pays du Sud. Celle-ci suscite notamment l’apparition d’embryons de classes moyennes. Ainsi, au cours la période des Trente glorieuses et simultanément, le système fordiste au Nord et celui du nationalisme-clientéliste au Sud  fondent la croissance sur un partage plus « égalitaire » de la richesse produite, c’est-à-dire de la valeur ajoutée et/ou de la rente (agricole, pétrolière, minière…). C’est ainsi qu’on qualifie de « miracles » le décollage économique de certains pays du Sud.

La crise du capitalisme des années 1970 va changer la donne. Pour tenter de rétablir des profits en diminution, il est nécessaire de revenir sur les conditions antérieures du partage de la richesse. Cela sera fait par le biais de la mondialisation néolibérale qui étend à l’ensemble de la planète la concurrence entre les individus et les institutions.

La mondialisation ne concerne-t-elle pas essentiellement les pays développés ou les grands « émergents » ?

Disons qu’elle sera imposée aux pays du Sud à l’occasion de la crise de leur dette souveraine du début des années 1980. Les institutions financières internationales (FMI, Banque Mondiale…) vont « sauver » les pays surendettés en leur accordant des prêts pour rembourser les banques créancières qui avaient mal « apprécié » les risques. L’octroi de cette aide est, bien entendu, conditionnée par l’adoption, par les pays bénéficiaires, de politiques de rigueur (Les PAS : programmes d’ajustement structurel) et de libéralisation – privatisations supposées aptes à rétablir la « crédibilité » et à dégager des marges de manœuvre financières pour le remboursement de la dette.


L’ajustement néolibéral procyclique se traduit alors par une profonde régression ramenant les pays concernés au stade du Tiers-Monde d’avant les « miracles ». Par ailleurs, l’ajustement se traduit par une exploitation accrue du Sud par le pillage de la richesse dégagée (surtout des rentes) qui était précédemment largement redistribuée sur place. Ce processus régressif de « Tiers-Mondialisation » entraîne le laminage des classes moyennes constituées pendant les « miracles » et rétablit la structure sociale dualiste typique des pays sous-développés.

« Crise de la dette », « plans de sauvetage », « laminage des classes moyennes »…on croirait vous entendre parler de l’Europe actuelle ! Existe-t-il un risque de « Tiers-Mondialisation » de l’Europe ?

Hélas, oui ! Avec la crise de sa dette souveraine, l’Europe est en train de suivre le même chemin. Les pays bénéficiant de mesures de « sauvetage » sont tenus de mettre en œuvre les mêmes programmes que ceux qui ont conduit à la Tiers-Mondialisation (ou re-Tiers Mondisation) des pays du Sud. Dans ces conditions, la même thérapie produira inévitablement les mêmes effets.

Ce n’est tout de même pas par plaisir, mais pour réduire le montant des dettes « souveraines » qu’on impose à l’Europe une cure d’austérité. 

« On » impose… ce « on » me gène. Derrière ce « on » se cache en effet la finance internationale qui, à travers divers instruments tels les agences de notation, le FMI, la Commission européenne, dicte la rigueur sous peine d’alourdir le fardeau de la dette. L’austérité exigée en contrepartie d’une « aide » financière, c’est la stratégie du pompier pyromane qui fait mine d’éteindre l’incendie en arrosant le feu avec un liquide hautement inflammable.

Vous voulez dire que l’austérité accroît la crise au lieu de la traiter ? Elle aurait donc un effet contraire au but recherché…

Bien sûr. En phase de récession, l’austérité a des effets procycliques. Elle ne peut donc qu’aggraver la situation. Pour faire face à la charge de la dette, les gouvernements doivent dégager un surplus à travers l’augmentation des recettes et la diminution des dépenses publiques. Cela se traduit par une baisse de la demande intérieure que ne peut pallier la hausse des exportations, ne serait-ce que parce que la crise est mondiale. La déprime de la demande réduit la croissance, les rentrées fiscales… implique une réduction supplémentaire de la dépense publique qui, à son tour, affecte la demande… etc.

Un parfait cercle vicieux, en somme…

Exactement. De surcroît, étant donnée l’incapacité des gouvernements à réduire leurs déficit public, les agences de notation sévissent en dégradant la note desdits pays, ce qui renchérit leur accès au crédit et creuse à nouveau le déficit public. C’est une spirale d’ajustement « par le bas ». Mais les chantres de ces techniques néolibérales ne se soucient guère de l’économie réelle,  ni des dégâts sociaux. Seule compte pour eux la situation financière, analysée du point de vue des créanciers, le plus souvent étrangers. Hélas, à force de réduire sa dose de foin et de la traire plus souvent, la vache à lait n’en donnera plus….

On entend parfois parler de crise « de la dette », mais aussi de « crise de l’euro ». Certains vont jusqu’à contester que l’endettement public soit un problème. Est-ce votre cas ?

Pas à proprement parler. Je pense que nous vivons une crise de la dette. C’est indéniable. A ce propos, la crise de la dette du Tiers-Monde, débutée en 1982, peut fournir une grille de lecture intéressante. Tout d’abord, cette crise a été présentée comme un problème (temporaire) de liquidité. Par exemple, vous manquez de liquidités pour assurer une mensualité d’emprunt immobilier car vous avez du faire face à une dépense imprévue. Mais vous serez en mesure de rembourser deux mensualités le mois suivant. Ce n’est pas vraiment grave. Or il s’agissait en fait d’une crise de solvabilité. Cela signifie qu’une proportion importante des débiteurs ne pourra jamais rembourser, ce qui est bien plus grave.

Pourquoi cette première lecture volontairement erronée ?

Pour gagner du temps ! En effet, les banques voulaient assainir leur bilan comptable en se défaussant le plus possible de leurs actifs pourris sur les États, sur les Banques centrales… et en provisionnant leurs créances douteuses, voire irrécouvrables. Pour les débiteurs, « on » a fait semblant en reportant les échéances, en capitalisant les intérêts, etc., tout en exigeant la mise en place de politiques d’austérité : les fameux programmes d’ajustement structurel (PAS) que j’évoquais plus haut. Cette démarche a évidemment alourdi le coût pour les populations concernées. Mais peu importe.

Une fois les banques « sauvées », il est devenu possible de reconnaître officiellement que les débiteurs s’avéraient (au moins partiellement) insolvables, car le fardeau de la dette était insoutenable. Les banques ont alors accepté une décote sur une partie de leurs créances en contrepartie d’une « sécurisation » des remboursements futurs (plan Brady) comprenant, notamment, la poursuite des politiques de rigueur. L’objectif était d’aboutir à un niveau d’endettement supportable, c’est-à-dire permettant juste de sortir la tête hors de l’eau, tout en veillant…à ce que l’esclave ne puis jamais s’affranchir totalement de la tutelle de ses maîtres.

Cette expérience vécue par les pays du Tiers-Monde est-elle transposable ? Les pays d’Europe semblent tout de même plus solides !

Peut-être, mais cet exemple constitue malgré tout un scénario possible de l’évolution de notre présente crise. S’il se réalise, encore une fois, le sauvetage prioritaire des financiers aura primé, au prix de la paupérisation du plus grand nombre.

Mais, vous avez raison, « notre » crise n’est pas simplement crise de la dette. C’est une crise systémique : financière, économique, sociale et politique.

La crise financière actuelle révèle au grand jour les dysfonctionnements infernaux du marché qui absout et gratifie les inconséquents et qui condamne la masse des innocents manipulés. Or, il a bien fallu progressivement inscrire ces dysfonctionnements dans les règles, dans la loi… comme s’ils faisaient partie du jeu naturel du marché. La substitution a forcément été organisée par ceux qui votent la loi : les élites politiques. En conséquence, la crise actuelle disqualifie les élites politiques. Dans ces conditions, la sortie de crise implique un changement des élites qui ne se fera sans doute pas dans le calme ni dans la sérénité.

Vous affirmez que l’Europe, sous la houlette de Berlin, a troqué le vieux libéralisme contre l’un de ses avatars : l’ordolibéralisme. En quoi consiste cette évolution ?

La source d’inspiration de la construction européenne se situe dans l’ordolibéralisme (ou néolibéralisme allemand) qui trouve son origine en Allemagne dans la période suivant la première guerre mondiale, et marquée par un climat très agité.

Les ordolibéraux de l’Ecole de Fribourg vont tenter de fournir une réponse libérale à cette crise allemande. Les figures marquantes de ce courant de pensée sont Walter Eucken (1891-1950), Alexander Rüstow (1885-1963), Wilhelm Röpke (1899-1966), Franz Böhm (1895-1977), Alfred Müller-Armack (1901-1978) et Ludwig Erhard (1897-1977).

Largement influencé par la pensée luthéro-catholique, l’ordolibéralisme tente de concilier les valeurs chrétiennes et libérales en se démarquant de la « pureté » scientifique du monétarisme d’un Milton Friedman, ou de l’ordre spontané ultralibéral d’un Friedrich Hayek. La traduction de l’ordolibéralisme dans la pratique est l’économie sociale de marché.

Les ordolibéraux considèrent qu’il existe un ordre naturel dont le respect implique une société consensuelle, apaisée et ordonnée, œuvrant pour le bien commun dans le cadre d’une économie de marché. Ils mettent en avant les vertus du marché, dont l’efficience est assurée par la concurrence « pure et parfaite ». Mais celle-ci, pourtant, ne s’établit pas spontanément dans un contexte de pur « laisser-faire », car certains acteurs sont tentés de « fausser » les règles de la concurrence (monopole) pour en profiter.

N’y a-t-il pas un paradoxe à vouloir organiser ce qui est supposé être « pur et parfait » ? Les « ordo » sont-ils encore des libéraux ?


Ils se démarquent justement des autres libéraux en mettant en lumière certains dysfonctionnements du marché. Pour eux, il s’agit de « construire » le bon fonctionnement du marché en assurant la concurrence « libre et non faussée », seule à même de garantir la liberté et la justice sociale.  Ce constructivisme explique la raison pour laquelle le capitalisme rhénan (inspiré par l’ordolibéralisme) est souvent opposé au capitalisme anglo-saxon, considéré comme  plus « sauvage ». L’idée centrale de l’ordolibéralisme est de graver dans le droit et, mieux encore, dans la Loi fondamentale, les libertés et les règles (économiques, sociales) que doivent respecter les agents publics que privés.

Voilà qui explique en partie l’appétence allemande pour la constitutionnalisation de la « règle d’or »…

Tout à fait. Pour les ordolibéraux, la mission principale de l’Etat est de fournir le cadre juridique de la libre concurrence, puis de faire respecter ce cadre. L’intervention de l’État dans l’économie est essentiellement normative, et reste limitée. Par exemple, il ne peut utiliser la politique monétaire car la monnaie est neutralisée, avec une banque centrale indépendante. Celle-ci a pour objectif principal, voire unique, de lutter contre l’inflation.

Cela semble accréditer la thèse d’une Banque centrale européenne (BCE) dont le fonctionnement serait calqué sur celui de la Bundesbank…

Absolument. Par ailleurs, sur le plan social, l’Etat doit fournir un système de couverture sociale qui n’entrave pas le fonctionnement de l’économie de marché. Mais il ne faut pas soutenir l’individu au point de le « désinciter » à l’effort. Il faut au contraire le responsabiliser, et l’inviter à ne point attendre les aides de l’Etat.

Malgré tout, pour garantir l’ordre social, l’ordolibéralisme se révèle pragmatique. Dans certains cas exceptionnels, définis de façon précise (mouvements cumulatifs de dépression ou de surchauffe de l’économie), à la différence des autres courants du néolibéralisme, l’ordolibéralisme envisage la possibilité d’une action conjoncturelle de l’État, budgétaire ou réglementaire, à condition qu’elle s’avère limitée dans le temps.

Le reste du temps, le domaine du politique doit être réduit et isolé. La définition du bien commun ainsi que les moyens pour l’assurer doit revenir à des « experts » et sa réalisation doit être contrôlée par des juges.


Quel lien faites vous avec l’économie sociale de marché, dont vous parliez à l’instant ?

Disons qu’elle est la traduction pratique de la théorie ordolibérale. En Allemagne, de 1966 à 1982, l’économie sociale de marché a connu des adjonctions keynésiennes sous l’influence du parti social démocrate (Willy Brandt, Helmut Schmidt). Le retour progressif aux principes ordolibéraux et à l’économie sociale de marché « purifiée » se fera avec Helmut Kohl et ses successeurs.

Sous l’impulsion de l’Allemagne, la construction européenne se conforme à la doctrine ordolibérale en mettant en place une économie sociale de marché purifiée. Le traité de Maastricht, le traité de Lisbonne, le nouveau traité en projet, les institutions (Banque centrale indépendante notamment) en attestent. Si la domination allemande se pérennise, l’avenir de l’Union sera forcément ordolibéral.

N’est-ce pas là le bon choix ? Après tout, l’Allemagne semble pâtir de la crise moins que les autres. Ses performances économiques ont de quoi faire pâlir d’envie…

Dans le cadre de la construction européenne, la libéralisation des échanges au sein du « grand marché » a permis à l’Allemagne de bonifier ses avantages comparatifs pour aboutir à une spécialisation profitable,  qui se traduit notamment par un secteur industriel puissant et performant et par une balance commerciale largement excédentaire... En revanche, la dynamique allemande s’est révélée prédatrice pour ses partenaires en imposant une division du travail intra-européenne à son profit exclusif.  


Une économie de prédation, non sans ressemblances avec le modèle chinois. C’est en effet la thèse de Jean-Michel Quatrepoint, notamment….


Oui, mais le problème est que cela s’accompagne de la désindustrialisation de certains pays, et de la spécialisation d’autres dans les productions à faibles coûts salariaux, ce qui les condamne tous à une spécialisation « appauvrissante » : sous-traitance, agriculture, tourisme, folklore... A l’instar des métropoles avec leurs colonies, l’Allemagne pratique l’échange inégal avec ses partenaires européens : elle leur vend des produits à forte valeur ajoutée (BMW, Audi,…) et elle leur achète des biens et services peu valorisés.

Ainsi, grâce au processus d’intégration régionale, l’Allemagne, pays central, a progressivement structuré son environnement européen pour construire une sorte de « périphérie » exploitée, dépendante que l’on va jusqu’à qualifier de « PIIGS », non sans mépris.

Cela est-il durable ? Peut-on conserver une économie florissante dans un environnement globalement déprimé ?

Pas à long terme. La puissante Allemagne, volontiers donneuse de leçons, présente d’ores et déjà des traces de rouille dans son armure. En effet, à l’instar des pays émergents (Chine, Inde…) dont on s’émerveille des performances, l’Allemagne est fortement dépendante de ses marchés d’exportation. Que ces marchés viennent à se contracter et l’activité économique se trouvera inévitablement réduite, engendrant la récession, car la demande interne ne pourra significativement se substituer au défaut d’exportations.

Aujourd’hui,  les partenaires européens de l’Allemagne absorbent plus des trois quarts de ses exportations. La crise et les plans de rigueur imposés vont se traduire par une baisse de la demande d’exportations allemandes. Cette tendance sera renforcée par le caractère mondial de la crise. Si vous me permettez une image, lorsque les gazelles meurent, tôt ou tard, le lion affamé subit le même sort…

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