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lundi 15 octobre 2018

Faut-il s'attendre à une crise financière majeure ? Réponses avec J.M. Naulot






Jean-Michel Naulot a été banquier pendant 37 ans et membre du Collège de l'autorité des marchés financiers (AMF) de 2003 à 2013. Il est l'auteur de Crise financière : pourquoi les gouvernements ne font rien (Seuil, octobre 2013). Son dernier livre s'intitule Eviter l’effondrement (Seuil, 2017). 

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Dans un récent billet de blog, l'économiste libéral Charles Gave explique qu'il a « la trouille », et nous conseille d'attacher nos ceintures en prévision d'une crise financière très prochaine. Est-il lucide ou alarmiste ? 

Je dois dire qu’en quarante ans de banque, je n’ai jamais vu une période comme celle que nous traversons actuellement ! Depuis quelques mois, tout le monde prévoit une grave crise financière, même d’anciens gouverneurs de banques centrales comme Jacques de Larrosière et Jean-Claude Trichet, même le FMI… Et pourtant sur les marchés on continue de danser ! Jerome Powell, le président de la banque centrale américaine, semble lui-même assez inquiet et maintient un rythme soutenu de hausses de taux pour calmer cet emballement. 

Quand on évoque la valorisation élevée des marchés, on nous répond que la croissance est là grâce à la politique de Trump ! En 1999-2000, certains observateurs constataient également la valorisation très élevée des valeurs internet et on nous expliquait que grâce à la révolution technologique nous entrions dans un monde sans cycles économiques... En 2006-2007,  on nous disait que les produits structurés, les fameux subprimes, n’étaient pas dangereux car le prix des maisons montait toujours aux Etats-Unis. Depuis l’élection de Donald Trump,  les marchés d’actions américains ont progressé de 40% ! On oublie de dire qu’en apportant une manne fiscale considérable aux entreprises et aux catégories aisées, Trump a creusé de manière spectaculaire le déficit budgétaire, alors même que la Fed est beaucoup moins présente sur le marché de la dette puisqu’elle veut réduire son bilan. Comment expliquer cet aveuglement des opérateurs ? Ils jouent la tendance, comme disent les opérateurs de marchés. La hausse appelle la hausse jusqu’au moment où les marchés chutent comme la pierre. Ce sont toujours les fondamentaux qui reprennent le dessus. 

Nous sortons d’une période de dix ans absolument inédite dans l’histoire économique où les banques centrales du monde entier, des Etats-Unis à la Chine et au Japon, en passant par la zone euro, le Royaume Uni et la Suisse, ont créé de la monnaie comme jamais dans le passé. Cette création monétaire a été réalisée de deux manières par les banques centrales. D’abord, de manière directe avec les politiques de quantitative easing (achat par les banques centrales de dettes publiques et privées, et parfois de produits subprimes et d’actions). Ensuite, de manière indirecte avec le pilotage des taux d’intérêt autour de zéro. Cette politique était justifiée au moment de la crise mais elle devenait absurde deux ou trois ans après, encore plus dix ans après comme cela est encore le cas actuellement en zone euro. 

Lorsque l’on crée trop de monnaie, vous avez êtes sûr que cela se terminera très mal car toute cette monnaie part dans le système financier puisque les besoins de l’économie réelle sont limités. Goethe nous l’avait appris voici deux siècles… Dans son Second Faust, il décrit une scène à la Cour du roi où Méphistophélès, le diable, inonde la Cour de billets de banque, puis tout l’univers… Tout le monde se réjouit, festoie, s’enivre, a le sentiment d’une très grande richesse… jusqu’au moment où les billets de banque se transforment en scarabées ! 

En faisant des recherches sur la période qui a précédé la crise de 1929 pour mon livre, j’ai retrouvé un texte saisissant écrit par le Conseil de la Banque centrale américaine en février 1929 : saisis d’effroi devant la hausse des marchés et par le fait qu’ils n’avaient pas augmenté les taux d’intérêt suffisamment tôt, les membres du Conseil écrivent que l’histoire économique nous apprend que lorsque les liquidités monétaires sont trop abondantes cela se termine toujours dans la dépression. Ce texte a été écrit six mois avant le déclenchement de la crise… 

Les grand responsables de la crise qui arrive ce seront les hommes politiques qui n’ont pas tiré les leçons de ce qui s’est passé en 2008-2009, même s’il y a eu un sursaut temporaire, et les banquiers centraux qui ont fait fonctionner la planche à billets comme jamais dans le passé. J’étais personnellement opposé à l’indépendance de la Banque de France en 1993 car je pense que pour bien conduire une politique économique il vaut mieux tenir les deux manettes entre les mains, la politique budgétaire et la politique monétaire. A l’époque on voulait éviter une création monétaire excessive destinée à financer gratuitement les besoins du Trésor. Avec le recul, je me pose la question : si nous n’avions pas donné l’indépendance aux banques centrales, celles-ci auraient-elles créé davantage de monnaie ? J’en doute ! Même Jacques de Larrosière, ancien banquier central, affirme que les banques centrales sont tombées dans la dépendance des marchés financiers. Il faut absolument corriger les statuts des banques centrales dans le monde occidental en imposant comme premier objectif, avant la maîtrise de l’inflation, la stabilité financière. Dans les années 1920, la Banque centrale américaine disait aussi qu’il ne fallait pas augmenter les taux car l’inflation était sous contrôle. On a vu le résultat ! C’est toujours lorsque les hausses de taux interviennent trop tard que se déclenchent les crises. 
  
En fait, quand on analyse l’histoire des grandes crises financières systémiques, on constate qu’elles éclatent quand trois facteurs sont réunis : une création monétaire excessive, une dette élevée, une régulation insuffisante. Une hausse des taux qui arrive trop tard fait brutalement prendre conscience aux investisseurs du niveau de la dette. Dans les périodes d’euphorie, les acteurs, ménages, entreprises, établissements financiers, oublient en effet qu’ils sont endettés. Aujourd’hui, ces trois éléments sont réunis. Nous sommes inévitablement à la veille d’une nouvelle crise. 

Les mesures prises après la grande crise de 2008-2009 sont -elle suffisantes ? Les États sont-il mieux armés pour affronter cette crise éventuelle ?

Les mesures prises après la crise de 2008 sont-elles suffisantes ? Certainement pas ! On a amélioré la transparence des marchés financiers et rendu plus robustes les banques mais on n’a pas fait l’essentiel : réduire le déséquilibre entre une sphère financière pléthorique et l’économie réelle. Depuis les années quatre-vingt, l’économie est déstabilisée à intervalles réguliers par les excès de la finance, avec des conséquences terribles dans le domaine social et même dans le domaine politique. Le chômage et la précarité, les inégalités qui sont à des niveaux historiques aux Etats-Unis, la pauvreté, tous ces indicateurs sont au rouge, à des degrés divers, dans le monde occidental. La montée des populismes, c’est-à-dire de la colère populaire, est le miroir des crises financières et de leurs conséquences. Lors de la prochaine crise ce sont les dirigeants politiques qui seront montrés du doigt et non les banquiers, car ils n’auront pas réalisé la feuille de route sur laquelle ils s’étaient engagés, notamment lors du G20 de Londres en avril 2009. A l’époque on parlait de refonder le capitalisme. On en est loin ! 

Si les dirigeants politiques faisaient l’effort de comprendre les enjeux de la finance, d’en connaître les mécanismes, les lignes pourraient peut-être bouger davantage à Bruxelles. Lorsqu’il était en charge des marchés financiers, Michel Barnier avait fait cet effort. Mais aujourd’hui les dirigeants recherchent avant tout le consensus et défendent leurs places financières. Quant au Parlement européen, il est cerné par les lobbies. Jean-Paul Gauzès qui a été un rapporteur remarquable lors de la négociation de la directive sur les hedge funds a dû tenir à l’époque deux cents rendez-vous avec des représentants de lobbies ! Quand on fait le bilan des réformes, on peut considérer que l’on a seulement parcouru, aux Etats-Unis et en Europe, le tiers de la feuille de route des réformes à accomplir. Au lendemain de la crise, on a nommé aux postes-clés des responsables qui ont assuré la continuité alors qu’il fallait une rupture. A la présidence du Conseil de stabilité financière, bras armé du G20, on a par exemple nommé deux anciens de Goldman Sachs, Mario Draghi puis Mark Carney. Obama s’est entouré de tous ceux qui avaient lutté contre l’encadrement de la finance du temps de Clinton. En France, on a tenu un double discours sur la réforme de la finance. Cette timidité dans les réformes après une crise aussi grave est une occasion manquée et nous allons le payer très cher. En trois ou quatre ans, on aurait pu beaucoup mieux encadrer les marchés financiers, réduire les volumes de produits dérivés, limiter les risques des hedge funds, tous domiciliés dans les paradis fiscaux, éviter que les fameux robots du trading à haute fréquence ne représente la moitié des transactions, assurer un meilleur encadrement du shadow banking, qui représente tout de même 47% de la finance mondiale, mieux encadrer les nouveaux produits. L’encours des fonds indiciels est par exemple passé de 700 milliards de dollars en 2007 à 4 500 milliards de dollars aujourd’hui. Or, ces fonds ont un effet d’accélération des tendances. On ne sait quels seront les effets lors de la prochaine crise. De plus, ils prêtent tous leurs titres. A un instant donné, le FMI considère qu’un même titre peut être revendiqué par deux acteurs et demi… Que se passerait-il si tout le monde cliquait en même temps pour récupérer son argent ? Des réformes simples étaient possibles sans risque de déstabiliser les marchés. Il manquait simplement la volonté politique. Lorsque les textes des réformes sont compliqués, c’est parce que les lobbies ont demandé des exemptions… 

A côté de la réforme des marchés financiers, très insuffisante, on a pris à bras le corps le problème des banques qui étaient complètement sous-capitalisées et n’avaient donc pas les moyens de faire face à des turbulences. Mais il s’agit d’une simple remise à niveau. Si les banques étaient à ce point sous-capitalisées en 2008, c’est parce qu’une réforme très néfaste avait été adoptée le 26 juin 2004 à Bâle lors d’une réunion des banquiers centraux réunis sous la présidence de Jean-Claude Trichet. Je l’évoque parce que cette réforme demeure un énorme problème aujourd’hui. Il s’agit de l’allocation des financements bancaires dans le monde. Au cours de cette réunion, on a décidé deux choses. On a d’abord autorisé les banques à calculer elles-mêmes leurs fonds propres réglementaires à partir de modèles internes. On est là à mi-chemin entre régulation et autorégulation… Et on a accepté que les banques  divisent les risques déclarés aux régulateurs en fonction de la qualité du risque. Cette réforme a eu trois conséquences. D’abord, la création monétaire a été considérable puisque du jour au lendemain on a pu faire quatre ou cinq fois plus de crédit aux multinationales. En zone euro, en quatre ans, la création monétaire a ainsi augmenté de 40% ! Ensuite, cela a aggravé les inégalités dans la distribution du crédit. Enfin, cela a donné immédiatement un pouvoir considérable aux agences de notation puisque la division des risques dépendait de la note attribuée. Jusque-là, la mission des agences de notation était de conseiller les investisseurs, pas de devenir un des régulateurs bancaires. Les conséquences de cette réforme ont été immenses. Quel dirigeant politique s’y est intéressé à cette époque ? Aucun ! Le Comité de Bâle, mesurant probablement les erreurs passées, a voulu réformer ce système à la marge en 2017. Il s’est heurté à une levée de boucliers de la part des banquiers centraux. La réforme adoptée est minime et elle sera applicable… en 2028 ! 

Les banquiers centraux ont également fait un véritable tir de barrage contre la réforme que Michel Barnier avait proposée en février 2015 et qui a été abandonnée l’année dernière. Cette réforme avait un double objectif : interdire les activités spéculatives des banques, ce qui aurait eu un effet dissuasif, et filialiser les activités les plus risquées, notamment certains produits dérivés, ce qui aurait eu pour effet de les rendre plus coûteux et de réduire ainsi les volumes traités par les banques. Bien sûr, cela se serait traduit par une baisse de rentabilité pour les banques, mais il faut savoir ce que l’on veut.  Il s’échange tous les quinze jours l’équivalent du PIB mondial sur les marchés de produits dérivés et 90% d’entre eux sont traités entre établissements financiers et non pas avec des entreprises… C’est encore une fois le problème de l’hypertrophie de la finance que l’on refuse d’aborder. 

Les Etats sont-ils aujourd’hui mieux armés pour affronter une crise systémique ? C’est peu probable. Les banques centrales ont des marges de manœuvre plus faibles qu’en 2008. Aux Etats-Unis, la Fed a une petite marge pour baisser ses taux mais en zone euro, au Royaume Uni et au Japon les marges de manœuvre sont nulles. On a même encore des taux négatifs en Allemagne ce qui n’a aucun sens et irrite profondément, et à juste titre, les épargnants allemands. De toute façon, on ne peut continuer indéfiniment cette fuite en avant dans la création monétaire. S’il suffisait de créer de la monnaie pour effacer les cycles, on le saurait depuis longtemps. Cela ne peut que mal finir. 

Les gouvernements ont-ils, eux, des marges de manœuvre ? La dette publique mondiale est passée de 70% du PIB en 2000 à 107% en 2017, tout près du record historique atteint pendant la Seconde Guerre mondiale. On voit mal comment les gouvernements se lanceraient à nouveau dans une relance keynésienne. Cette dette n’est pas due pour l’essentiel à une mauvaise gestion des deniers publics. Elle s’explique en grande partie par les crises financières des trente dernières années. Il y a un lien direct, une corrélation parfaite, entre la dette et les crises. Lorsqu’une crise financière éclate, on augmente les dépenses publiques pour soutenir la demande et lutter contre le chômage, les déficits publics se creusent et les dettes publiques augmentent. On baisse également  les taux d’intérêt pour redonner confiance aux investisseurs et, après quelques années, les dettes privées des ménages, des entreprises, des institutions financières, recommencent à augmenter... Et une nouvelle crise survient du fait de l’excès d’endettement, ce qui exige relance keynésienne et taux zéro… Il existe une étroite corrélation,  diabolique, entre les crises financières et l’endettement. Si on ne s’attaque pas au cœur du capitalisme financier pour tenter de renouer avec le capitalisme industriel, les déséquilibres ne cesseront de s’aggraver.

Les banques centrales, en particulier la BCE, a vu la taille de son bilan croître de manière considérable pour avoir racheté en très grande quantité des titres de dette des États membre de la zone euro. Cela est-il dangereux ? 

 L’augmentation des bilans des banques centrales est un fait entièrement nouveau. On est donc dans un univers inconnu. Pour prendre l’exemple de la plus grande banque centrale, la Fed, son  bilan représentait entre 4 et 5% du PIB américain depuis la Seconde Guerre mondiale. Actuellement, il représente 22% du PIB. Les autorités monétaires américaines considèrent donc qu’il est urgent de réduire ce bilan. Il en va, estiment-elles, de la crédibilité de la banque centrale. Warren Buffett adit un jour que la Fed devenait un « hedge fund » ! En zone euro, le bilan de la BCE représente plus de 40% du PIB, au Japon plus de 90%, en Suisse plus de 100%.  En Suisse, le bilan de la Banque centrale est même constitué à hauteur de 20% d’actions… Elle achète toute sorte d’actifs en devises pour lutter contre la réévaluation du franc suisse alors que dans le même temps le gouvernement suisse pratique une politique d’excédents budgétaires qui a pour effet de réévaluer le franc suisse ! De l’indépendance des banques centrales… ! 

En zone euro, la BCE est un animal assez particulier : en cas de pertes significatives, par exemple à la suite de la défaillance d’un pays de la zone qui engendrerait des pertes importantes, il faudrait l’unanimité des 19 Etats pour augmenter le capital. C’est un petit talon d’Achille. Les achats de titres de la BCE ont donc a fortiori une limite. La politique de quantitative easing va prendre fin et ne pourrait être réactivée que de manière limitée en cas de crise. En réalité,  pour sauver l’euro en 2012, Mario Draghi a procédé en deux étapes. Il s’est d’abord appuyé sur les banques de la zone euro en leur prêtant massivement à taux zéro ce qui leur a permis d’acheter de la dette publique. A partir de 2015, il a lui-même procédé à des achats massifs. Plus exactement, il a demandé aux banques centrales nationales de la zone euro d’acheter des dettes publiques. Ce faisant, il a donné un sacré coup de canif dans les traités européens qui interdisaient depuis l’origine à la Banque centrale de financer les Etats. Le résultat de cette politique de la BCE, c’est qu’aujourd’hui les banques détiennent 17% de la dette publique, au lieu de 3% aux Etats-Unis, et les banques centrales 21% au lieu de 12% aux Etats-Unis. Le système bancaire européen est gorgé de dettes publiques (38% des dettes au lieu de 15% aux Etats-Unis). Dans le même temps, avec l’Union bancaire, on prétend que l’on a coupé le lien entre les banques et les Etats ! En réalité, nous avons créé une gigantesque bulle obligataire en zone euro dont une large partie est entre les mains du système bancaire. 

La Deutche Bank allemande, les banques italiennes sont, on le sait, très fragiles. Peut-on imaginer que l'une de ces banques s'effondre, comme le fit en son temps Lehman Brothers ? 

Je suis dans l’incapacité de vous répondre sur la Deutsche Bank dont je ne connais pas la situation et, même si je la connaissais, je m’abstiendrais de contribuer à diffuser des rumeurs contre lesquelles j’ai lutté comme régulateur ! Quant aux banques italiennes, les chiffres sont connus : elles détiennent des montants très importants de dettes publiques nationales et entre 250 milliards et 300 milliards d’euros de créances douteuses. Une hausse des taux durable aurait des effets calamiteux sur leurs résultats. Elle engendrerait des pertes sur les encours de dettes publiques et une détérioration de la qualité des créances douteuses. 

Pour répondre de manière plus générale à votre question, je ne crois pas, mais je peux naturellement me tromper, à la répétition de Lehman, à savoir la faillite d’un grand établissement. Le 15 septembre 2008, la décision de laisser tomber Lehman a été désastreuse. Du jour au lendemain, tout s’est arrêté dans la finance. Les banques ne prêtaient plus, craignant de ne jamais être remboursées et surtout de ne plus pouvoir se financer. L’impact sur l’économie réelle a été immédiat. Derrière le discours très moralisateur tenu à l’époque par les autorités américaines et par un certain nombre de banquiers aux Etats-Unis et en Europe, à savoir « il faut faire un exemple », il y avait en réalité un discours qui l’était beaucoup moins : « il faut faire tomber un concurrent » ! C’était une folie. De fins observateurs ont remarqué que le  secrétaire au Trésor américain, Henry Paulson, avait fait toute sa carrière chez Goldman Sachs et qu’il en avait été président pendant huit ans. Les mêmes ont également observé que le lendemain de la chute de Lehman, il décidera cette fois de sauver AIG en apportant 180 milliards de dollars. Or, Goldman Sachs avait des engagements très importants sur AIG. Grâce à cet apport, AIG fera un chèque de 12 milliards de dollars à Goldman Sachs quelques mois plus tard ce qui évitera à cette banque d’être en grande difficulté… 

Ce qu’il faut dans de telles crises, c’est être efficace, agir très vite et à bon escient en évitant les effets de contagion. En 1998, quand le hedge fund LTCM fait trembler la planète parce qu’il avait des positions perdantes dans les marchés à hauteur de 125 milliards de dollars alors qu’il ne gérait que 4 milliards de fonds, en un weekend le gouvernement américain a imposé aux banques qui travaillaient avec LTCM d’apporter de l’argent pour sauver le fonds. On a évité une catastrophe mondiale. En mars 2008, le gouvernement américain a apporté son concours à la banque d’affaires Bear Stearns en organisant son sauvetage par JP Morgan. Demain, si la Deutsche Bank rencontre de graves difficultés, Madame Merkel pilotera elle-même le dossier avec la BCE ! Elle fera tout pour organiser son sauvetage. On ne laisse pas tomber une banque qui emploie 100 000 personnes et qui joue un rôle décisif dans l’accompagnement de l’industrie allemande. Les textes très précis de l’Union bancaire sur la gestion des cas de banques en difficulté sont de ce point de vue de bonnes résolutions qui voleront en éclat au moment de la crise. 

Les Américains ont été de ce point de vue plus prudents dans la rédaction de leurs textes réglementaires en laissant une grande souplesse dans les démarches à entreprendre. Les cas difficiles seront toujours traités par le Secrétaire au Trésor, le Président de la Fed et les autorités de régulation, avec un apport financier de l’Etat si nécessaire. C’est triste à dire car on a promis aux citoyens de ne plus les mettre à contribution mais on ne doit pas se voiler la face. Madame Janet Yellen a elle-même déclaré voici deux ou trois ans qu’il est prématuré de dire que les fonds publics ne seront plus utilisés pour sauver une banque en cas de crise. Après chaque crise financière depuis 1929, les dirigeants politiques déclarent que désormais le recours aux fonds publics est terminé pour sauver un établissement et leurs propos sont démentis avec l’arrivée de la crise suivante… A cet égard, la disposition prise dans le cas de l’Union bancaire pour faire appel aux déposants au-delà de 100 000 euros en cas de crise d’un établissement est, me semble-t-il,  très dangereuse : en cas de rumeur sérieuse sur un  établissement les déposants risquent de s’envoler comme des moineaux, accélérant les difficultés de cet établissement. On l’a vu dans le cas récent de Banco Popular : 20% des dépôts ont quitté la banque en trois ou quatre jours avant le rachat par Santander…     

L'euro peut-il ne pas survivre à une crise financière d'ampleur ? 

Crise financière internationale ou non, il est clair que l’euro peut disparaître. C’est ce qui a failli se produire en 2010 et, à l’époque, cela se serait passé dans des conditions dramatiques car toutes les banques de la zone euro détenaient des stocks considérables de dettes publiques d’autres Etats de la zone. On leur avait expliqué pendant dix ans que désormais une dette grecque, espagnole ou allemande, c’était pareil ! Le système financier européen aurait implosé. Chat échaudé craint l’eau froide… Par conséquent, les banques de la zone euro n’écoutent plus ceux qui continuent à tenir ce discours aujourd’hui. Elles détiennent de la dette publique mais essentiellement nationale. C’est ce que l’on appelle la fragmentation des marchés. Les autorités monétaires le déplorent mais c’est une bonne gestion du risque et une implosion de l’euro serait ainsi moins dramatique. 

Mario Draghi qui déclarait autrefois que l’euro était « irréversible » reconnaît lui-même que ce n’est plus le cas. En réponse à une question de deux parlementaires italiens en janvier 2017, il a commencé sa réponse par « Si l’Italie se retire de l’euro… ». Certains dirigeants politiques, et parfois certaines agences de notation, cherchent toutefois à faire peur en agitant la menace d’une forte augmentation de la dette en cas de sortie de l’euro. Ils laissent planer le doute sur l’application de la Lex Monetae qui dit qu’en matière monétaire ce sont les décisions nationales qui s’appliquent aux investisseurs. Tout Etat est libre de changer de monnaie et de rembourser sa dette dans sa nouvelle monnaie. Le Code monétaire et financier affirme, à son article premier, que « La monnaie de la France est l’euro ». L’euro n’est pas une devise étrangère, c’est la monnaie de chaque pays. Si l’Italie sort de l’euro, elle remboursera sa dette en lires avec un montant inchangé,  quel que soit le montant de la dévaluation. Il ne faut pas faire de l’euro un enjeu politique et raconter n’importe quoi. Il faut raisonner en termes de droit international et en termes économiques. 

Or, vingt ans après la création de l’euro, le bilan économique est très négatif : croissance européenne moitié moindre que la croissance américaine, désindustrialisation de certains pays, inégalités spectaculaires entre pays du Nord et pays du Sud, tensions entre dirigeants très fortes, notamment du fait de la domination allemande sur l’économie et les institutions. L’euro attise les divisions au lieu de faire avancer l’Europe. La morphine monétaire a permis provisoirement de fermer les yeux sur une crise qui peut à tout moment de se réveiller, comme un volcan en sommeil. 

Pour que l’euro soit un succès, il fallait deux choses : que les politiques convergent, notamment dans les domaines social et fiscal, et qu’il existe une solidarité financière entre l’Allemagne, grande bénéficiaire de l’euro, et les autres pays. Or, sur ces deux points, nous en sommes au degré zéro et l’Allemagne affirme de plus en plus nettement qu’elle ne veut pas payer. Les fondateurs du Traité ont fait le pari que les peuples de la zone euro basculeraient très vite dans le fédéralisme. Ce n’est pas vraiment ce qui se passe ! Imagine-t-on les Etats-Unis sans transferts financiers entre régions ? Jean Tirole, qui est favorable à l’euro, estime qu’il faudrait que les transferts financiers représentent environ 20% du PIB de la zone ! Tous les dysfonctionnements annoncés par les économistes qui doutaient des avancées fédérales avant la création de l’euro se produisent : mouvements des capitaux en direction des zones les plus attractives sur le plan fiscal et sur le plan des coûts de production et de la tradition industrielle, monnaie sous-évaluée pour certains pays (de 15% pour l’Allemagne selon le FMI) et surévaluée pour d’autres (de 12% pour la France), déséquilibres des paiements courants (en vingt ans l’Allemagne est passée de l’équilibre à un excédent de 8% du PIB), désindustrialisation (production industrielle : -10% en France en depuis 2000, + 35% en Allemagne), émigration des jeunes du Sud vers le Nord. Économiquement, socialement et politiquement, cette évolution est explosive. La fuite des capitaux du Sud vers le Nord s’accélère même depuis deux ou trois ans, surtout depuis la crise politique italienne, comme le montrent les soldes du système de paiements de la zone euro Target2 : la Banque centrale allemande prête plus de 900 milliards d’euros aux pays du Sud, la Banque centrale italienne emprunte près de 500 milliards d’euros. 

Quant au système bancaire européen, il détient, banques centrales et banques confondues, 40%  de la dette publique de la zone afin de tenter de maintenir des taux proches de zéro dans l’ensemble des pays de la zone. Il est difficile d’aller beaucoup plus loin. Dans ces conditions, la fragilité de la zone euro est considérable et la survie de cette monnaie n’est pas du tout assurée en cas de crise financière internationale grave. On peut aussi, dans un rêve, imaginer que cette crise ait pour effet de resserrer les rangs en Europe, de provoquer une prise de conscience et de déclencher enfin un réflexe de solidarité financière et fiscale... Je crains que ce ne soit un rêve de plus !  



mercredi 10 octobre 2018

Où en est l'Allemagne après Chemnitz ? Réponses avec M. Pouydesseau





Mathieu Pouydesseau vit et travaille en Allemagne depuis 18 ans et espère obtenir prochainement la nationalité de ce pays. Il est diplômé de l'IEP de Bordeaux et en Histoire, et travaille dans l'informatique. Longtemps fédéraliste européen, il fut un temps au Conseil national du Parti socialiste français, et est actuellement engagé au SPD allemand. Il s'exprime donc ici en tant qu'observateur de l'Allemagne connaissant à la fois le tissu économique et les structures politiques du pays.

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En Allemagne, à Chemnitz puis dans la petite ville de Köthen, on a vu se produire plusieurs manifestations d’extrême-droite suite au meurtre d'un jeune homme imputé à des migrants. Que se passe-t-il outre-Rhin? La situation peut-être devenir hors de contrôle ?

Il faut se rappeler que lorsqu'on a redonné sa souveraineté à l'Allemagne après la guerre, on l'a fait avec beaucoup de précautions. Tant en RFA qu’en RDA on écrivit dans la Constitution l’obligation de combattre les idéologies issues de l’extrême-droite. Dès que l’extrême-droite donnait des signes de renouveau, les chancelleries réagissaient. Au milieu des années 80, les « Républicains » (Die Republikaner), menés par un ancien Waffen SS, remportèrent des sièges dans des parlements régionaux de l'Ouest. Les autres pays firent les gros yeux, menaçant l'Allemagne de ne pas être accommodants sur certaines de ses revendications en Europe si elle ne maîtrisait pas le problème. Pendant le processus de réunification, on fit également les gros yeux lorsque des ratonnades aboutirent à la mort de migrants en ex-RDA, à Rostock par exemple.

Mais après la création du marché commun puis de marché et de la monnaie uniques, le choix fut progressivement fait de ne plus surveiller l'Allemagne. En Allemagne, le travail sur la mémoire n’a pas empêché, selon le travail fascinant de Harald Welzer, de disculper « Papi qui n’était pas nazi ». En France, entre 2000 et 2015, toute évocation de la résurgence de l’extrême-droite allemande était rejetée comme « germanophobe » ou relativisé par la comparaison des scores de l’extrême-droite française. Dans nos deux pays, il y a eu un processus dissociant l’Allemagne de la guerre de l’Allemagne actuelle.

Pourtant, des signes d’un tsunami en devenir étaient visibles. Dans la décennie 2002-2012, le NPD remporta des succès électoraux en étant ouvertement sympathisant du neonazisme. Une procédure d’interdiction échoua parce que l’imbrication des services secrets allemands dans la direction était telle qu’il était impossible de déterminer si les actes illégaux reprochés étaient issus du NPD, ou provoqués par les agents infiltrés des services secrets, indicateurs ou agents, placés jusqu’à la direction nationale du NPD. 

Ces succès du NPD coïncident avec deux autres événements. En 2006, c’est la coupe du monde de football en Allemagne, où les Allemands issus de générations sans connexion directe à 1933-1945, découvrent la joie de fêter leur équipe nationale, leur drapeau, leur fierté innocente d’être Allemands. La même année, la presse s’interroge sur une mystérieuse « d'infirmière fantôme » tueuse de la mafia turque, qui aurait assassinée une demi douzaines de petits commerçants d’origine turque et grecque, et posé une bombe dans un quartier d’immigration de Cologne, faisant 200 blessés. Ce n’est qu’en novembre 2011 que l’on découvrira que ces meurtres n’étaient en rien liés à « la mafia turque », construction raciste n’existant que dans l’esprit des enquêteurs allemands, mais à un groupe terroriste néonazi, la NSU, qui filmait ses actes et diffusait ses vidéos de propagande dans les réseaux clandestins de l’extrême droite allemande. Neuf migrants et une policière furent ainsi assassinés. Dès la découverte, fortuite, de cette cellule terroriste, les services secrets allemands engagèrent immédiatement ... la destruction complète de leurs archives concernant les membres de ce groupe... 

L'année 2011 marque aussi une césure dans le recensement des actes de violence de l’extrême-droite en Allemagne. A partir de cette date, le nombre d’actes de violence motivée par l’extrême-droite va doubler chaque année dans l’indifférence générale, jusqu’à atteindre plus de 2000 actes, soit 10 fois plus que l’extrême-gauche et 25 fois plus que les islamistes, chaque année. Cependant, la médiatisation est modérée. L’attention des politiques comme des services secrets se porte sur l’islamisme et sur l’ultra-gauchisme après les manifestations contre les réunions du G8 en 2007 dans la campagne du Mecklembourg, puis du G20 en 2017 à Hambourg. Dans le même temps, l’attrait électoral pour l’extrême-droite croit selon un modèle très simple à suivre : d’abord, l’électeur perd confiance dans les institutions démocratiques et passe par une phase apathique d’abstention. Ensuite, dans certaines régions, un parti alibi sert à rompre des résistances profondes dans le comportement électoral. C’est ainsi que l’ovni politique du Parti Pirate devient le réceptacle d’une poussée populiste non cristallisée, faisant des scores entre 6 et 15% des voix et entrant dans 9 parlements régionaux. Partout où les Pirates sont forts - et cela s’observe jusqu’au niveau des bureaux de vote - le NPD est faible. Mais les Pirates étaient un feu de paille et n'ont existé qu'entre 2011 et 2013.

A partir de 2013, un nouveau parti en Allemagne est prêt à recueillir les braises dans le foyer, l'AfD, qui, de parti élitaire anti-euro, se transforme peu à peu en synthèse allemande de l'UKIP britannique, du FN et de la Lega italienne. Aujourd’hui, les sondages donnent l'AfD à égalité avec le SPD à 17%, et des dirigeants de la droite parlementaire évoquent des alliances avec elle.

Les émeutes de Chemnitz n'arrivent donc pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elles instrumentalisent la question des réfugiés, devenue critique dans l’opinion allemande après septembre 2015, mais la genèse est ancienne. D’ailleurs, le cadre théorique et idéologique d'un parti islamophobe tel Pegida, a été posé dès 2008 par ... un ancien dirigeant du SPD, Thilo Sarrazin, ancien responsable des finances de la ville de Berlin, puis membre du directoire de la Bundesbank, dès la publication de son livre « L’Allemagne s’auto-dissous », suivi depuis par un livre tous les 18 mois.  

Les émeutes de Chemnitz furent extrêmement bien préparées. Déjà, en 2017, la fachosphere de Saxe avait lancé des rumeurs d’agressions de femmes allemandes par des migrants en marge de la fête populaire de la ville mais la campagne n’avait pas pris. Dans la préparation de la fête de Chemnitz de 2018, les associations de lutte contre le racisme prévoyaient une nouvelle action des réseaux clandestins de l’extrême-droite, sans cependant pouvoir prédire le fait divers dramatique à son origine – dans une rixe à 3h du matin un réfugié tue d’un coup de couteau un germano-cubain - ni son exploitation politique. Depuis, le procureur fédéral d'Allemagne a annoncé fin septembre le démantèlement d’une cellule terroriste néonazie planifiant des meurtres de réfugiés et d’élus de gauche. Ce groupe a utilisé les manifestations de Chemnitz pour tester ses modes opératoires en vue d’enlever et d’assassiner des réfugiés. Il a été démantelé alors qu’il se procurait un arsenal pour passer aux assassinats.

Ne nous leurrons pas : le rejet de l’islam par Pegida sert de cache-nez à la résurgence d’idéologies très allemandes. A Chemnitz, un restaurant casher au nom hébraïque a été ravagé par une foule criant « Judensau raus » - (porcs de Juifs dehors). A Dortmund, dans deux défilés néonazis, l’un des slogans était « qui aime l‘Allemagne est antisémite ». On le voit, il n’y a pas d’ambiguïté ni de détour par une rhétorique anti-Israël. C’est de l’antisémitisme pur, recyclant les mots mêmes du nazisme.

Un dernier groupe de la malheureusement très importante fachosphère allemande mérite d’être mentionné : ce sont les « Reichsbürger » ou « Citoyens de l'Empire ». Ces derniers refusent toute légitimité institutionnelle à la République fédérale, considérant que l'Empire n’a pas été dissous de manière légale en 1918. Ils battent leur propre monnaie, arborent leur drapeau, refusent de payer l’impôt ou de reconnaître l’autorité légitime de la police. Cela peut paraître folklorique mais ils sont armés et ont tué plusieurs policiers ces dernières années, et la dernière estimation publiée évalue leur nombre à ... 50 000.

L'Europe a décidé en toute conscience de fermer les yeux et de faire confiance à l'Allemagne pour étouffer ces vieux démons. Elle a tort : l'Allemagne doit être surveillée et rappelée à ses devoirs particuliers. Malheureusement, l’idéologie de « l'Europe, source de paix », dénuée de fondement, est aussi construite sur l’idée d’une Allemagne enfin démocratique et apaisée au cœur de l'Europe. Dénoncer son extrême-droite est suspect de « germanophobie ». C’est mal. C’est ce qui explique l’effet de surprise et de sidération en France. Mais le phénomène de la montée de ces nouvelles extrême-droites était visible et prévisible. D’ailleurs, à mon humble niveau, je l’annonçais et la dénonçais déjà il y a dix ans.

Alors est-ce que ces mouvements sont de nature à renverser l’ordre constitutionnel allemand ? Non. Pas encore. Mais l‘Allemagne ne va pas s’en sortir seule, et doit comprendre qu’il est important pour ses partenaires qu’elle agisse enfin.

Köthen se situe dans le Land de Saxe-Anhalt et Chemnitz en Saxe. La Saxe est également le lieu de naissance du mouvement Pegida, et l'ex Allemagne de l'Est est l'endroit où le parti AfD réalise ses meilleurs scores électoraux. La Réunification allemande est-elle inachevée, ainsi que l'écrit le sociologue Italien Vladimiro Giacche ?

Lorsque je suis arrivé en Allemagne, le premier livre dédicacé qu'on m'a offert était un recueil d’articles et de discours de Wolfgang Thierse, ancien fondateur du SPD de l'Est, puis président du Bundestag entre 1998 et 2005. Ce livre s’appelle « Parler de sa propre voix » et décrit le processus extrêmement violent et traumatisant d’une réunification vécue comme une colonisation par l'Ouest. Certains parlent même aujourd’hui d’une « annexion », et si le terme peut paraître exagéré en droit, il décrit pourtant le ressenti de nombreux allemands de l'Est. D’ailleurs, cette souffrance reste un thème d’actualité, qui, à l’occasion de la fête de la Réunification de cette année, a même trouvé son chemin dans des discours d’hommes politiques conservateurs de l‘Ouest.

Dans les mois ayant précédé la Réunification, Helmut Kohl a prononcé une phrase essentielle : il a promis à la RDA, qui menait ses premières élections libres, « des paysages florissants » et une prospérité sans égale. Vingt-huit ans après, la réalité est bien différente. Près de trois millions d’Allemands de l'Est ont migré vers l'Ouest, vidant les campagnes et les villes moyennes. Les régions les plus pauvres d‘Allemagne, les cantons aux salaires les plus faibles sont à l'Est. Le nombre des foyers dépendant du minimum social appelé « Harz 4 » est deux fois plus important qu’en Bavière. Le centre des villes dynamiques de l'Est - Dresde, Leipzig, Iéna - voient arriver de nombreux cadres de l’Ouest qui achètent des biens immobiliers pas chers et travaillant en semaine à Berlin, Nuremberg où Munich.

Cependant, si l'AfD fait 22% en Saxe, elle atteint aussi ce score dans certains coins de l'Ouest, par exemple en Rhénanie, dans certaines villes autrefois bastion du SPD. Si les émeutes en Saxe ont défrayé la chronique, deux cortèges de néonazis criant « qui aime l'Allemagne est antisémite » ont pu défiler le même jour à Dortmund avec une police dépassée incapable de mettre fin à ce trouble à l’ordre public. C'est en partie lié à la crise sociale, qui touche aussi l'Ouest. Il y a beaucoup de contradictions dans une société qui se vante de sa croissance, de son équilibre budgétaire, de son plein emploi, de ses excédents commerciaux, mais qui est incapable d’expliquer à 40% de sa population pourquoi son pouvoir d’achat est inférieur à ce qu'il était en 1996, pourquoi 17% d'Allemands vivent sous le seuil de pauvreté, pourquoi les inégalités de patrimoine ont retrouvé le niveau de ... 1910.

Ces fractures, avec 40% de personnes qui souffrent, 30% qui jouissent et 30% qui ont peur de souffrir tout en rêvant de jouir, expliquent d’ailleurs le vote des législatives de septembre 2017, qui a ététoutes les analyses en catégories socioprofessionnelles ou en niveau de revenu le démontrent, un vote de classes. Les 40% qui souffrent ont majoritairement voté Die Linke ou AfD, les 30% qui vont bien ont voté Libéraux et Verts, et les 30% d’inquiets, dont beaucoup de retraités, CDU et SPD.

Ce qui est vraiment inquiétant, c’est la perte de confiance dans l’ordre démocratique comme ordre garantissant la prospérité du plus grand nombre, et l’échec tant de l’économie sociale de marché des conservateurs, que de la social-démocratie de marché du SPD.

Il semble que la situation échappe peu à peu à une Angela Merkel de plus en plus fragilisée. Est-il possible que la chancelière ne termine pas son mandat ? Qu'est-ce qui pourrait venir ensuite ?

J’ai parié en février 2018 que Merkel ne serait plus chancelière fin octobre, après les élections régionales en Bavière. Ça se rapproche, et elle a déjà failli chuter à deux reprises en juin et en septembre, après avoir eu besoin de six mois pour former un gouvernement après les élections de septembre 2017.

C’est là où le concept de « Weimarisation » de la vie politique européenne que je développe depuis cinq ans trouve sa confirmation. La « Grande coalition » ne pèse plus que 56% des électeurs. Elle en pesait 70% il y a onze ans. Dans les sondages récents, elle ne serait même plus capable de constituer une majorité parlementaire à 44%. Si le SPD semble avoir atteint un plancher à 16%, la droite - constituée de deux partis, la CDU de Merkel et la CSU en Bavière - s’est encore effondrée et a enregistré son plus mauvais score dans un sondage depuis ... 1949 : à 27% des intentions de vote.

Merkel voit également sa popularité s’effondrer. Les observateurs constatent d’ailleurs son impuissance croissante au sein même de son cabinet, de sa propre majorité. La semaine dernière, le groupe parlementaire CDU-CSU devait élire son président de groupe. L'homme de confiance de Merkel, qui occupait la fonction depuis treize ans, a été battu par un député quasiment inconnu et ne disposant d’aucun appui d'importance dans la hiérarchie des deux partis. La candidature « de témoignage » de Brinkhaus a rassemblé plus de trente députés de plus que l’homme de Merkel.Cette dernière n’est donc même pas majoritaire au sein de son groupe. Paradoxalement, à l’heure actuelle, le groupe parlementaire le plus soucieux de faire durer la chancelière est ... le SPD !

Tout cela survient après deux crises initiées par le ministre de l’intérieur, Horst Seehofer, également président de la CSU bavaroise. Les deux crises ont eu pour toile de fond la politique migratoire, notamment la gestion de l’ouverture des frontières irresponsable car complètement improvisée, en septembre 2015. Depuis cette date, Seehofer est sans cesse en opposition à la chancelière. En mars 2018, elle a accepté qu’il entre dans le cabinet de la nouvelle Grande coalition en espérant ainsi le contrôler. C’est l’inverse qui se produit : il sape autant qu’il peut son autorité.
Le 14 octobre auront lieu les élections régionales de Bavière. La CSU pourrait perdre sa majorité absolue, voire devoir s’allier à un ennemi - idéologique autant que de classe-, les écologistes, montés à 18%. La CSU a déjà laissé entendre à quoi elle imputerait un éventuel désastre : c’est la politique nationale. Merkel tentera sans doute de faire sauter le fusible Seehofer, mais il est probable que l’aile conservatrice de la CDU, menée par le ministre de la Santé Jens Spahn, lance une offensive avec la CSU contre la chancelière.

Le 28 octobre, la région de Hesse, un bastion de la CDU, votera à son tour. Le président sortant, le très conservateur Bouffier, gère avec ... les Verts. En cas de défaite ( là non plus les sondages ne sont pas bons)  il pourrait, vu son âge, servir de chancelier de rechange et de transition. Ça laisserait le temps de choisir à quel moment revenir devant les électeurs et avec quel leader de la droite de long terme. En effet, une chute éventuelle de Merkel ne signifie pas forcément de nouvelles élections car il existe d'autres options institutionnelles. En 1982, lorsque Helmut Schmidt a perdu un vote de confiance suite au ralliement de son partenaire de coalition à l’opposition, Helmut Kohl devint par exemple chancelier sans élection. Wolfgang Schauble, aujourd'hui président du Bundestag, a également évoqué la possibilité d’un gouvernement minoritaire de droite au cas où le SPD quittait la coalition. En tout état de cause, Merkel a compris que la bataille de succession occupe tout le monde dans son camp. Elle espère encore pouvoir l’organiser elle-même. Elle a en notamment intronisé une possible dauphine (Annette Kramp-Karrenbauer, surnommée AKK, ancienne présidente de la région de Sarre et secrétaire générale de la CDU), et souhaite se présenter en décembre  à la présidence de la CDU sans doute pour être maîtresse du rythme de son éviction. Toutefois, l’aile droite de son parti lui a déjà demandé de renoncer à se présenter....

L'une des conséquences de tout cela, c’est que depuis septembre 2017, l'Allemagne s’occupe de son nombril. Toute initiative française pour relancer « le moteur franco-allemand » en Europe est ainsi assimilable à vouloir faire du vélo en tandem avec un invalide. L'attitude française témoigne d’ailleurs d'une profonde méconnaissance de l'Allemagne, qui n'est pas en mesure et ne désire pas aller plus loin dans la voie de l'intégration européenne.

La presse française s'applique à décrire la fondation d'une nouvelle gauche qu'elle qualifie « d'anti- migrants ». Son chef de file  serait la députée Sahra Wagenknecht, qui vient de fonder « Aufstehen » . Que vous en semble ?

C’est de la propagande pure et simple, qui vise à limiter le paysage politique européen à deux forces antagonistes uniquement : d'un part un populisme nationaliste et xénophobe liant la critique sociale à un discours de bouc émissaire, d'autre part un néolibéralisme décomplexé exprimant les intérêts de classes supérieures désireuses d'assumer sans entrave leur domination économique, culturelle et sociale, au détriment des autres groupes sociaux et économiques au nom de leur supériorité morale. On souhaite évacuer l'existence d'une troisième option : une gauche radicale renouvelant sa critique du capitalisme financier et des excès du néolibéralisme européen à la lumière des évolutions réelles des deux dernières décennies.

La biographie de Sahra Wagenknecht rend peu crédible le fait qu'elle soit « anti-migrants », car elle est binationale (allemande et iranienne). Au delà de ça, le texte de son mouvement ne parle quasiment pas de migration. Et quand il en est question, voilà mot pou mot ce qui est proposé : « Aide aux personnes dans le besoin : garantir le droit d'asile aux personnes persécutées, arrêter les exportations d'armes vers les zones de tension et mettre fin aux pratiques commerciales déloyales, aider les réfugiés de guerre et climatiques, lutter contre la pauvreté, la faim et la misère sur le terrain et créer des perspectives dans les pays d'origine ». Ce que Aufstehen met bien en cause en revanche, ce sont les mécanismes de concurrence salariale au sein de l'Union Européenne, dont l’un des instruments est la libre circulation des personnes dans un espace de sous-investissement dramatique et de chômage de masse.

Aufstehen est un danger évident pour les autres formations politiques. En effet, 35% des Allemands sont intéressés par ce mouvement d’après un sondage du magazine Focus d’août 2018. Par ailleurs, le mouvement revendique déjà plus de 150 000 inscrits sur sa plate-forme en un mois d’existence. Le niveau de calomnie va donc augmenter au fur et à mesure qu'il montera en puissance.





jeudi 4 octobre 2018

« S'échiner à faire baisser la dette publique n’a aucun intérêt. Un monde sans dette n’existe pas ! » entretien avec Bruno Tinel








Bruno Tinel est économiste, maître de conférence à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et auteur de Dette publique : sortir du catastrophisme (Raison d'agir, 2016), et répond ci-dessous à quelques questions sur la dette. 


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Une telle sortie est tragique et consternante. Elle témoigne de l'époque que nous traversons, celle du gouvernement par la peur, celle des raccourcis et des abus de langages permanents. Contrairement à ce qui est trop souvent dit, ceci n'est pas en premier lieu le fait des extrêmes. Ce sont les responsables dits « modérés » qui recourent constamment à ces procédés rhétoriques manipulatoires. Il est temps d'inventer autre chose, de former un projet pour le plus grand nombre et de retrouver un élan. Il est temps aussi de retrouver un sens de la vérité partagée. Les mots ne doivent pas être dévoyés par ceux qui sont en position de prendre des décisions politiques qui engagent la vie des peuples et des nations. La crise politique profonde que nous vivons a une dimension linguistique. Résister à l'effondrement des valeurs et des repères, c'est notamment retrouver le sens des mots. Nos gouvernants doivent comprendre que bon nombre de citoyens sont las de la propagande perpétuelle. Ils doivent miser avant tout sur l'intelligence plutôt que sur le paternalisme et la culpabilisation, qui blessent l'estime de soi des gouvernés (« on nous prend pour des idiots ! ») et finissent par générer de la rancœur et du ressentiment.

Il suffit de voir comment l’Italie est en train de faire sécession. Voyez la morgue avec laquelle Pierre Moscovici (encore lui) a accueilli jeudi 27 septembre le projet du gouvernement italien de resserrer un peu moins que prévu son budget, tout en maintenant malgré tout son déficit à un niveau plus modeste que celui de la France. Quel mépris pour ceux qui entendent suivre un autre chemin, si peu différent soit-il !

La question de la dette publique fait particulièrement l'objet des manipulations langagières qu'Orwell avait très bien identifiées dans 1984, où les déviants qui sont repérés sont torturés au Ministère de l'Amour. Le sens des mots s'inverse. Ce n'est pas nouveau. Au début des années 1990, il y a déjà plus de 25 ans, MM Delors et Bérégovoy se faisaient les avocats du projet Maastrichien en invoquant la « menace » des déficits et de la dette publique. C'est d'ailleurs sur ces thèmes que le Balladurisme s'impose à partir de 1993 (« il va falloir faire des sacrifices »).

Pour justifier les absurdes « critères de convergence » en vue de la monnaie unique, qui déjà imposaient de ne pas dépasser 3 % de déficit public par rapport au PIB et 60 % de dette, ces responsables politiques nous expliquaient alors qu'il fallait réduire les déficits pour que baissent les taux d'intérêts qui étaient très élevés en 1990. Pourtant, à l'époque, la dette publique ne représentait que 35 % du PIB. Depuis, le ratio est monté à quasiment 100 % et les taux d'intérêts sont autour de 0 %. Cherchez l'erreur. Il s'est passé l'inverse de ce qu'ils nous racontaient.

Entre temps, ce sont ces mêmes familles politiques qui ont occupé le pouvoir sans discontinuer, avec les mêmes « conseillers » et « experts » appartenant à l'autoproclamé « cercle de la raison ». Ce sont les mêmes qui nous prédisent tous les jours des catastrophes, depuis trois décennies, en raison de la dette publique pour justifier des coupes dans les budgets, pour justifier de ne pas augmenter la rémunération des fonctionnaires (notamment les plus modestes qui doivent littéralement survivre avec de très bas salaires une vie durant) pour justifier la privatisation de quasiment tout le secteur public à l'exception de l'école et de l'armée, pour justifier des régressions continuelles des droits sociaux et de la protection sociale. Bref, ils ont appliqué leur programme. Ils ont eu le temps, beaucoup de temps. Il n'est plus possible de dire « attendez que ça fasse effet, vous allez voir, ça va marcher ». Trente ans. Nous voyons bien que leur politique ne marche pas, sinon la dette aurait dû converger vers zéro ! Avec sa sortie ridicule, M. Moscovici crie « au loup » mais il ne fait qu'agiter un vieux chiffon usé jusqu'à la trame.

Mais alors, d'où vient la dette, si ce n'est de l'excès de dépenses publiques ?

Ce sont les politiques restrictives qui ont pour effet d'augmenter la dette et les déficits ! C'est un peu contre-intuitif mais c'est bien ce qui s'est passé et ce qui continue à se produire encore aujourd'hui.

Diaboliser la dette est absurde et stérile. La dette est au fondement des rapports sociaux et économiques, on le sait depuis au moins un siècle. Elle naît de l'interaction sociale même. En fait, il existe toutes sortes de dettes. Seul Robinson Crusoé n'est endetté auprès de personne (si ce n'est envers la Terre-Mère). Nous « devons » tous bien des choses envers ceux qui ont contribué à notre éducation, envers ceux qui nous ont forgés, pour les bonnes choses comme pour les mauvaises. Et pourtant, nous ne les « rembourseront » jamais car, pour la plupart, ils sont déjà loin. Contentons nous de reconnaître ces dettes envers eux. Et, ne nous privons pas non plus de donner à ceux qui ont besoin de nous, sachant que, à leur tour, ils ne nous rembourseront jamais d'aucune manière. Dans bien des cas, ils n'auront pas même l'occasion de dire « merci ». Mais pourtant même les plus vils d'entre eux, à leur tour, donneront à d'autres. Voilà résumées les relations humaines : un enchevêtrement inextricable de dettes et de créances dont aucune ne sera jamais véritablement remboursée.

Les seules dettes que l'on s'efforce de rembourser ce sont les dettes qui peuvent s'exprimer en argent. Je m'endette pour acheter une voiture et chaque mois, je rembourse mon créancier. Il ne m'a pas prêté cet argent par philanthropie, mais parce qu'il entend se faire de l'argent avec l'argent qu'il me prête. S'il y a des gens avec des dettes c'est parce qu'il y a, en face, des gens avec de l'argent qu'ils souhaitent prêter contre de l'argent, c'est à dire qu'ils souhaitent placer. S'il y a des dettes c'est qu'il y a de l'épargne. Un monde sans dette est aussi un monde sans épargne. Toute épargne est une créance, sous une forme ou une autre, sur une partie du reste de la société. À quoi cela rime-t-il de s'énerver contre la masse des dettes sans s'interroger sur celle des créances ? D'ailleurs, qui sont les créanciers ? Qui sont, au juste, ceux qui possèdent beaucoup d'épargne, beaucoup de créances, bref beaucoup d'argent à placer ? Il n'est pas difficile de comprendre qu'il faut gagner bien plus que le revenu médian (à 1700€/mois par unité de consommation) pour dégager davantage que de petites économies, bien trop modestes pour prétendre à autre chose qu'à servir en cas de coup dur. Pour le dire sans détour : ce sont les gens fortunés qui possèdent les créances !

Dans le cas des administrations publiques, une dette est contractée pour palier l'écart entre les recettes fiscales et les dépenses. Les politiques de consolidation disent ceci : pour réduire les dettes contractées, il suffit de réduire les dépenses. Mais ceci ne marche pas car les gouvernements ne sont pas des entités comme les autres : d'une part, ils peuvent choisir le niveau et la structure de leur recettes (monopole fiscal) et, d'autre part, leurs dépenses ont un impact important sur l'activité économique et donc sur le volume des impôts qu'ils prélèvent. Quand un gouvernement réduit ses dépenses, il plombe l'activité économique, ce qui limite ses recettes si bien qu'il y a toujours un déficit à la sortie. Nous sommes enfermés dans cette logique depuis des années.

La hausse des ratios de dette est une contrepartie de la stagnation et, notamment, de l’atonie de l’investissement public.

Pour que l’austérité budgétaire marche, il faudrait que l'activité économique soit dynamique malgré l'apathie des administrations publiques. C'est à dire qu'il faudrait que les consommateurs dépensent sans trop épargner, que les entreprises accroissent leurs investissements et que les exportations augmentent rapidement. Le problème c'est que toutes ces variables ne sont pas indépendantes mais résultent au moins en partie (par différents canaux) des choix effectués par le gouvernement et par les gouvernements étrangers. En Europe, tous les gouvernements pratiquent des politiques de « consolidation » budgétaire, et ceci ne favorise pas l'activité économique. L’Allemagne tire son épingle du jeu car son modèle industriel lui permet d’importer de la croissance malgré une demande interne relativement peu dynamique. Mais il n’est pas reproductible à l’échelle de toutes les nations car, par définition dans ce type de jeu, ce que l’un gagne, l’autre le perd.

Les taux d'intérêts sur les dettes publiques sont à des niveaux historiquement bas, ceci signifie que les capitaux qui cherchent à se placer sont anormalement abondants. D'un point de vue financier, ce signal signifie « allez-y, investissez ! ». Pourtant, nos responsables politiques restent sourds et aveugles. Ils sont enfermés dans un dogme. Ils continuent de croire en la fable de la « consolidation » budgétaire. C'est tragique. Dans la situation actuelle, les ratios de dette publique demeurent élevés tandis que de plus en plus de voix s'élèvent pour alerter sur l'érosion du volume et de la qualité des actifs publics, tant le bâtis et les infrastructures que les dépenses en R&D. À ceci s'ajoute le fait que l'urgence climatique voudrait que l'on se mobilise très activement pour investir dans la transition vers une économie circulaire…

Ah oui, parce qu'il faut aussi prendre en compte les « actifs publics ». La dette est un passif mais en regard, il y a les actifs. La couvrent-ils ?

Il peut être instructif de regarder le bilan des administrations publiques en effet, mais à condition bien sûr de ne pas en rester à une analyse purement comptable. En première analyse, on peut noter que la valeur nette des administrations publiques est positive, ce qui signifie que le total de leurs dettes (financières et non financières) est inférieur à leurs actifs (financiers et non financiers). C'est une bonne nouvelle, cela signifie que le bilan comptable des administrations publiques est globalement de bonne qualité : il n'est pas impératif de vendre des actifs pour se désendetter. Les administrations publiques ne sont ni en faillite ni en cessation de paiement. Les français sont certes endettés par leurs administrations publiques mais ils sont également riches du patrimoine qu'elles possèdent en leur nom : des participations dans certaines entreprises et des infrastructures de toutes sortes possédées par l’État et les collectivités locales.

En revanche, il ne faut pas se voiler la face : la structure du bilan de nos administrations publiques s'est fortement dégradée à partir du début des années 2000, donc bien avant la crise de 2008-9. La valeur nette (la différence entre le total de leurs actifs et le total de leurs dettes) des administrations publiques représentait autour de 25 % de leur actif dans les années 1990. Elle est même montée à près de 40 % en 2007 en raison notamment de l'appréciation de la valeur de ses actifs financiers, ce qui est anormal. Mais elle est aujourd'hui (données de 2016) descendue à 6 %, ce qui est un plancher historique. Alors que la part des actifs produits par rapport au total des actifs financiers représentait environ 80 % jusqu'en 2000, elle s'est mise à diminuer pour se stabiliser autour de 60 % à partir de 2005. La dégradation a eu lieu avant la crise. C'est le signe d'un sous investissement chronique. Pendant ce temps, la dette publique rapportée aux actifs produits n'a cessé d'augmenter : 106 % en 1995, elle se stabilise autour de 120 % entre 1998 et 2002 puis elle ne cesse de grimper pour représenter plus de 180 % en 2016.

On observe donc une nette dégradation de la structure du patrimoine des administrations publiques, c'est inquiétant. Nos responsables politiques s'obnubilent sur la dette pour justifier des baisses de dépenses mais ont-ils pris la mesure réelle du problème ? Ici, il faut sortir d’une approche purement comptable. Ce sont précisément des baisses de dépenses qui ont produit cette dégradation : depuis 2013 on observe même une diminution de la valeur nominale des actifs produits. Une première depuis que l’on fait ces statistiques ! C’est grave car ces infrastructures contribuent à déterminer la capacité productive future de l’ensemble de l’économie. Nos gouvernants sont en train de fabriquer de la décroissance mais comme ils n’ont pas pris le temps d’organiser la transition vers une économie circulaire, nous aurons la stagnation et la pollution ! C’est le pire scénario possible. Il est temps de se ressaisir : le signal d’alarme du réchauffement climatique est tiré chaque semaine par différents acteurs : qu’attendent nos gouvernants pour réagir énergiquement ? Faut-il s’en remettre uniquement au bon vouloir des grandes entreprises et des super-riches pour que quelque chose soit entrepris ?

Si la dette augmente dans un contexte où la dépense est stabilisée voire régresse selon les années c’est parce que l’activité est médiocre, ce qui stimule peu les recettes. Or, on l’a dit, le dynamisme d’une économie résulte au moins en partie de la dépense publique, en particulier de l’investissement. En France, l’investissement privé n’a pas d’autonomie par rapport à l’investissement public : il suit la même tendance ! Il faut ajouter à cela les réformes fiscales à répétition dans le sens d’une moindre progressivité ce qui a favorisé l’épargne plutôt que la dépense. La boucle est bouclée.

Pour dire les choses encore différemment, on fait de la dette non pas pour investir ou pour augmenter les fonctionnaires, dont le point d'indice est gelé depuis des années et dont les départs en retraite ne sont pas tous remplacés, mais pour financer la stagnation (je ne parle pas ici des « hauts » fonctionnaires qui sont aux manettes, ce sont les vrais artisans de cette politique). C’est une logique mortifère. La contrepartie de la dette créée depuis une quinzaine d’années, ce n’est pas davantage de ponts, de bâtiments publics, de compétences produites, de R&D, d’hôpitaux etc, c’est une érosion continuelle de l’État social, une dégradation continuelle des conditions d’existence pour les classes modestes et moyennes etc, puisque toutes ces brèches, ces entailles, ces lézardes que nos gouvernants se permettent d’infliger continuellement aux institutions sociales dont nous avons hérité, sont accomplies au nom de l’assainissement budgétaire. Et pendant ce temps, les impôts sont eux aussi sans cesse redessinés : l’un est modifié, l’autre disparaît pendant qu’un troisième est créé.

Tout ceci est-il incohérent ? Non. Au total, nombreux sont les observateurs qui l’ont signalé, nous allons vers un système où la base du pacte républicain est sapée puisque la progressivité disparaît. Il reste un peu de progressivité du côté de l’impôt sur le revenu mais le taux d’impôt sur les revenus du capital est désormais plafonné par le prélèvement forfaitaire unique (flat tax), or les ménages les plus fortunés ont principalement des revenu qui proviennent du capital. Nous sommes dans un système où les taux nominaux d’imposition individuels se resserrent de plus en plus alors même que les inégalités s’accroissent. Autrement dit, il y a de moins en moins de redistribution par l’impôt. Les ménages fortunés font cession et en même temps, leur puissance privée s’affirme partout. Où est passée la République ?

Comment faudrait-il s'y prendre à la fois pour réduire l'épargne (qui se place dans la dette) et pour faire baisser le taux d'endettement – si tant est qu'il soit indispensable de le faire baisser ?

S'échiner à faire baisser la dette publique pour faire baisser la dette publique n’a aucun intérêt. Un monde sans dette n’existe pas. Ce qui compte, c’est le contenu de la politique qui est menée en contrepartie de la dette. Retrouver une politique qui mobilise le plus grand nombre, en faveur du plus grand nombre et la dette ne sera plus un problème. Ceci est vrai pour la France et pour l’Europe. Du côté de la dépense : retrouver la voie de l’investissement, faire face à l’urgence de la transition énergétique et à celle, attenante, du logement. Du côté des recettes : retrouver le sens de la solidarité par la progressivité.

Certains pays de la zone euro sont surendettés. Peut-on envisager d'assister un jour ou l'autre à des défauts souverains ? Serait-ce très grave ? Le ou les pays concernés seraient-ils dans l'incapacité de se financer sur les marchés par la suite ?

Un défaut souverain en euro conduirait probablement le pays concerné à une sortie de l’euro. Seules les rigidités de la zone euro et, précisément, le manque de solidarité et de coordination entre ses acteurs, peut provoquer un tel résultat. Un pays en situation de cessation de paiement est comme endetté dans une monnaie qui lui est devenue étrangère. On peut imaginer que le défaut souverain d’un pays, devenu lui-même étranger à sa propre zone monétaire, entraînerait des doutes sur ses voisins les plus vulnérables et, par effet domino, d’autres défauts pourraient suivre. Un défaut est rarement souhaitable, mais il peut s’avérer nécessaire. Lorsqu’un pays fait défaut cela crée une instabilité qui se diffuse dans le système financier. Le pays défaillant le paie également très cher par la suite lorsqu’il cherche à se refinancer, surtout s’il ne parvient pas à rebâtir son propre système monétaire et qu’il doit continuer à s’endetter dans une monnaie qui n’est pas vraiment la sienne, c’est à dire qui est trop forte pour lui.


lundi 1 octobre 2018

Comprendre « le populisme vertueux » de Christopher Lasch - entretien avec Renaud Beauchard







Renaud Beauchard est essayiste, auteur de L'assujettissement des nations, controverses autour du règlement des différends entre États et investisseurs (Charles Leopold Mayer, 2017) mais également scénariste et conseiller technique de la production de séries télévisées panafricaines. Il vient de publier un nouvel ouvrage visant à faire découvrir la pensée du sociologue américain Christopher Lasch (Christopher Lasch, un populisme vertueux, Michalon, septembre 2018). Il revient aujourd'hui pour L'arène nue sur les écrits de cet intellectuel atypique et radical, dont la philosophie est d'une étonnante actualité. 


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Vous venez de publier un ouvrage Christopher Lasch. En quoi la pensée de ce sociologue américain aujourd'hui décédé éclaire-t-elle la situation de la France et de l'Europe d’aujourd’hui ?

Paradoxalement, la pensée de Lasch trouve bien plus d’écho en Europe, et tout particulièrement en France, qu’aux États-Unis. Il faut y voir la conjonction entre d’une part la renaissance d’une tradition socialiste française libertaire et anarchiste héritée de Proudhon et Fourier entre autres, longtemps éclipsée par le rouleau compresseur marxiste, dont Christopher Lasch apparaît comme un lointain cousin américain. Et d’autre part le travail de passeurs formidables, appartenant à cette même famille du socialisme proudhonien, comme Jean-Claude Michéa ou Renaud Garcia1, et de revues appartenant à cette mouvance comme Ballast, Le comptoir ou Limite. Mais l’attrait et l’actualité de la pensée de Lasch dépasse la sensibilité anar-libertaire ou anar-conservatrice, comme en atteste le fait qu’il est une référence pour des personnalités aussi diverses et éloignées qu’Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner, Gilles Lipovetsky, le regretté Philippe Muray ou Emmanuel Todd. Comment expliquer ce succès franc et massif d’un penseur relativement oublié dans son propre pays?

Il faut d’abord y voir le résultat d’une œuvre qui permet de redonner de l’intelligibilité au monde, paraphrasant Furet où nous sommes « condamnés à vivre » et réussit la gageure de penser « une autre société » en convoquant la mémoire des petits producteurs de l’Amérique jeffersonienne, un peu à la manière dont Simone Weil s’inspirait de la civilisation occitane. En faisant la chronique des transformations culturelles et psychologiques que la société américaine a traversées sous l’effet de la mutation du capitalisme, d’un capitalisme industriel axé sur la production vers un capitalisme avancé fondé sur la consommation, Lasch anticipait les évolutions qui devaient déferler sur nos côtes, avec toute la force de l’incompréhension de l’océan qui nous sépare.

Par exemple, le mouvement #MeToo n’est qu’une secousse de forte ampleur d’un phénomène de guerre des sexes qui fait rage dans la société américaine depuis des décennies et que Lasch avait analysé avec une acuité inégalée2. Selon Lasch, ce conflit ouvert est lui-même le produit d’un mouvement féministe contemporain dont l’élément déclencheur n’est pas l’oppression du patriarcat, mais le retrait des femmes de toute vie civique survenu lors de l’exode vers les banlieues des années 1950. En d’autres termes, le repli des femmes dans la vie domestique n’était pas la résultante de la survie d’un vieil ordre patriarcal, mais plutôt de ce que Lasch appelait une « banlieue-isation » de l’âme américaine, elle-même un moment d’une histoire de « l’évolution du capitalisme, de sa forme paternalistique et familiale en système gestionnaire, tentaculaire et bureaucratique qui contrôle pratiquement tout ». Selon Lasch, cette évolution, indissociable de la narration progressiste qui postule l’émancipation vis-à-vis des structures de dépendance étroites des communautés de la famille élargie, du clan, du village et du quartier populaire, a conduit à mettre à bas les « conventions de courtoisie » qui avaient cours dans le système patriarcal. Mêmes si elles n’étaient que de façade, ces conventions avaient fourni aux femmes une « arme idéologique » qu’elles avaient pu utiliser dans leur lutte pour « domestiquer la brutalité et la sauvagerie des hommes ». Autour de ces relations, poursuit Lasch, qui « pour l’essentiel, les exploitaient », les femmes « tissèrent tout un réseau d’obligations réciproques, qui eurent au moins le mérite de rendre les rapports plus supportables » et permirent aux femmes, notamment sous l’ère victorienne, non pas seulement d’occuper un espace dans la vie publique, mais d’être à l’avant-garde de combats authentiquement démocratiques : démocratisation de l’accès à la culture, humanisation de la vie urbaine et des conditions de travail sous le capitalisme industriel, encouragement d’une culture civique etc.


                                                                           Christopher Lasch - The Pursuit of Progress (1)


Or que s’est-il passé une fois qu’on eût jeté ces conventions avec l’eau du bain du système patriarcal ? Lasch formule un jugement sans appel : « Démocratie et féminisme ont […] arraché le masque et mis à nu les antagonismes sexuels jadis cachés par la “mystique féminine”. Privés des illusions que conférait la courtoisie, hommes et femmes éprouvent plus de difficultés qu’auparavant à établir des rapports amicaux ou amoureux, sans même parler des relations entre égaux. Comme la suprématie masculine n’est plus idéologiquement défendable, puisque la protection dont elle se couvrait ne se justifie plus, les hommes imposent leur domination de façon plus directe dans les fantasmes et de temps en temps par des actes d’une extrême violence. » Et Lasch d’ajouter, se fondant sur une étude récente (en 1979) que le comportement à l’égard des femmes, tel qu’il est représenté dans les films est passé « du respect au viol ». Cette analyse souligne le caractère absurde de la quasi-totalité des interprétations du mouvement #MeToo qui voudraient nous faire croire que les Harvey Weinstein, Matt Lauer, Kevin Spacey et autres prédateurs révélés depuis un an sont les perpétuateurs d’une oppression patriarcale dans la continuité de l’ère victorienne, voire du droit de cuissage féodal. En fait, ces individus sont des monstres produits par des forces « progressistes » et, paraphrasant Lasch, c’est en effet une profonde erreur d’analyser les différentes formes qu’ont pris l’exploitation des femmes au cours de l’histoire selon la grille d’interprétation unique du « sexisme comme fait immuable de l’existence qui ne [pourrait] être aboli que par la suppression de la sexualité elle-même et l’instauration du règne de l’androgynie. ». Weinstein n’est pas un être archaïque, mais un aboutissement de la « socialité asociale » kantienne où les êtres ne se rencontrent que pour satisfaire leurs besoins selon leur puissance sur le marché. Socialité que Sade a poussée jusqu’à sa conclusion logique traduite dans ce passage particulièrement dérangeant de Lasch dans La culture du narcissisme : « [Sade] comprit […] que la condamnation de la vénération de la femme devait s’accompagner d’une défense de la sexualité de celle-ci – le droit de disposer de son propre corps, comme le diraient aujourd’hui les féministes. Si l’exercice de ce droit, dans l’utopie de Sade, se réduit au devoir de devenir l’instrument du plaisir d’autrui, ce n’est pas parce que le Divin Marquis détestait les femmes mais parce qu’il haïssait l’humanité. Il avait perçu, plus clairement que les féministes, qu’en régime capitaliste, toute liberté aboutissait finalement au même point : l’obligation universelle de jouir et de se donner en jouissance. Sans violer sa propre logique, Sade pouvait ainsi tout à la fois réclamer le droit, pour les femmes, de satisfaire complètement leurs désirs, et jouir de toutes les parties de leurs corps, et de déclarer catégoriquement que “toutes les femmes doivent se soumettre à notre plaisir”. L’individualisme pur débouchait ainsi sur la répudiation la plus radicale de l’individualité. »

Ce détour par un phénomène au cœur de notre actualité, notamment avec la poussée de Maccarthisme sexuel de l’affaire Kavanaugh, illustre combien la pensée de Lasch est essentielle pour comprendre ce qui nous arrive en Europe et en France. Mais j’aurais tout aussi bien pu prendre pour exemple le rejet de plus en plus viscéral des élites technocratiques contre lesquelles la pensée de Lasch est une machine de guerre, en passant par le transhumanisme de Laurent Alexandre, le culte de la célébrité, qui a aussi joué un rôle non négligeable dans les affaires à l’origine de #MeToo ou le faux débat sur les fake news, ou encore la vindicte approbatrice aux dimensions orwelliennes qui s’abat dans le monde de l’enseignement supérieur et des médias européens dans le sillage de ce qui s’est passé aux États-Unis.

En conclusion sur cette question, je voudrais souligner que sa pensée résonne tant à nos oreilles parce qu’en digne héritier de l’école de Francfort, il a été l’un des rares penseurs à épouser le postulat central de ce qu’on pourrait appeler la nouvelle gauche, à savoir que la sphère intime est politique, mais dans une posture d’affrontement radicale avec elle. Contrairement à celle-ci, Lasch s’inscrit non pas dans le sens d’une adaptation à un capitalisme devenu un fait social total, c’est-à-dire l’adaptation à l’abstraction croissante du monde pénétré chaque jour davantage par un système fondé sur la création de valeur abstraite, mais dans une critique radicale, au sens étymologique du terme, de cette abstraction envahissante, voire omniprésente. Soulignant que la possibilité d’une existence décente implique un combat qui ne peut se limiter à une réflexion sur les arrangements institutionnels, cœur de la tradition libérale, mais nécessite de porter la lutte aux tréfonds de la vie intérieure des individus, c’est à dire sur le champ de la personnalité, Lasch nous invite à une révolution culturelle dans le sens de la création, qui implique dans une certaine mesure une restauration, d’un caractère taillé pour la démocratie, renouant de ce fait avec une ancienne tradition civique. Ainsi Lasch, et c’est ce qui le distingue de la nouvelle gauche et, par exemple d’un Herbert Marcuse, n’est pas un penseur de l’exploitation, celle du patriarcat, du christianisme, du travail, du capitalisme, mais de l’aliénation. Le combat à mener n’est pas tant dirigé contre l’élimination de toutes limites inscrites dans notre inconscient par un oppresseur désincarné qui prend de plus en plus les traits de la nature humaine, comme l’a très bien expliqué Pierre Manent. La lutte doit au contraire nous aider à « retrouver le monde » pour paraphraser Matthew Crawford, c’est-à-dire à reprendre possession de nos sens annihilés par l’abstraction capitaliste. Nous devons prendre « le parti de la vie », paraphrasant le titre d’une recension de La révolte des élites par Philippe Muray, en retrouvant un rapport à l’existence fait d’une foi dans la bonté de l’existence, en dépit, parfois, de preuves du contraire. Lasch appelait cette disposition mentale tout simplement l’espoir, qu’il opposait à l’optimisme progressiste.


Puisque vous abordez le thème du progrès, Lasch fait partie de la famille des critiques du « progrès ». Pourquoi faudrait-il se défier de cette notion ? Après tout, on n'a pas à se plaindre des progrès de la médecine. De la même façon, on ne va pas se mettre à combattre le progrès social...

Lasch vous aurait répondu que ce que vous appelez « progrès social », si vous entendez par cela les adoucissements de l’exploitation capitaliste par le compromis fordiste (raccourcissement de la semaine de travail et augmentation corrélative du temps de loisir, assurance-chômage, congés payés, salaire minimum etc.), a en fait commencé par une grande régression survenue dans la seconde moitié du XIXe siècle. Lasch pensait en effet que la généralisation du salariat, qui coïncidait avec la fermeture de la frontière, représentait le « choix le plus important qu’ait à faire toute société démocratique : élever le niveau général de compétence, d’énergie et de dévotion – “ la vertu”, comme on la nommait dans des traditions politiques plus anciennes – ou seulement promouvoir un recrutement plus large des élites ». Pour lui, ce moment signe l’abandon par les Américains de ce qui constituait le crédo de l’aventure américaine depuis l’arrivée des premiers pionniers, c’est-à-dire l’indépendance économique de la classe moyenne (par la propriété d’une compétence singulière, d’un savoir-faire non appropriable), au profit du mythe de la mobilité sociale ascendante (par la maîtrise du savoir). En séparant ainsi le savoir de la vie quotidienne, les Américains ont recréé une forme d’hégémonie cléricale identique à celle qui avait poussé les pionniers à quitter l’Europe pour le nouveau monde. C’est donc un reniement complet de la démocratie américaine ou ce qu’on pourrait appeler l’Amérique jeffersonienne, au profit d’une société dont les nouveaux prêtres ont peu à peu pris la forme d’une « minorité civilisée ». Composée d’experts, celle-ci monopolise le savoir et a refaçonné toutes les institutions afin, non pas d’imposer ses valeurs à la majorité, qu’elle ne voit que comme un « ramassis d’abrutis » (basket of deplorables) pour paraphraser Hillary Clinton, mais de créer des institutions « alternatives » dans laquelle est actée la base des inégalités entre les détenteurs du savoir technique et les assujettis à ce savoir. Et pour ajouter l’injure au dommage, ces derniers doivent subir dans leur sphère la plus intime les attentions croissantes de l’État thérapeutique, chargé, à coup de rééducation et de psychotropes, de contenir toutes velléités de révolte contre ces nouveaux privilégiés.

La même remarque peut être appliquée au progrès sociétal de l’égalité des sexes, pour replacer cet entretien sous le sceau des femmes. Nous avons beaucoup trop tendance à ne voir la question de l’égalité entre hommes et femmes que sous le prisme d’une arithmétique des postes et des places et des grilles salariales et sous celui d’une exploitation sexiste comme une constante inéluctable tant que nous ne serons pas parvenus à créer une espèce androgyne (le cyborg ?). Lasch nous aide à sortir de cette vision simpliste, manichéenne et sans doute annonciatrice de catastrophes de très grande ampleur, et à repenser la question de la conflictualité entre les sexes d’une façon qui, sans nier l’oppression que les femmes ont eu à subir, valorise leur rôle civique dans l’histoire et ne se propose pas d’annihiler la tension entre les sexes par un dépassement de la nature humaine, mais de la civiliser. Cette lecture souligne que ce n’est pas le moindre des paradoxes que ce qui nous est présenté depuis un an, avec #MeToo, comme la sortie ultime des femmes des « ténèbres sexuels » de l’oppression patriarcale, érige celles-ci en victimes suprêmes. Lasch nous rappelle en effet que les femmes ont été des héroïnes avant d’être des victimes et que les conquêtes de la première vague du mouvement féministe, celui symbolisé par des personnages comme Mary Wollenestonecraft, Louise Michel et les femmes de la commune de Paris, ou Simone Weil, ont été stoppées net par une ruse de la raison progressiste. En effet, comme je l’ai mentionné plus haut, le repli de la femme dans la vie domestique et son retrait corrélatif de la vie civique se sont faits au nom du dogme progressiste par excellence de l’émancipation des dépendances étriquées de communautés étroites comme le quartier, et ont conduit les femmes directement dans le « camp de concentration confortable » de la vie de banlieue pour reprendre l’expression de Betty Friedan où, par définition, aucune vie civique n’est envisageable. Forcées de devoir vivre en isolation avec « l’ennemi de classe » sans l’aide morale de leurs congénères, les femmes se sont alors mises à imaginer un monde sans hommes…

En témoigne d’ailleurs admirablement l’évolution des personnages féminins dans le cinéma américain entre les premières années du cinéma parlant et les années 50-60. Les héroïnes des films de Capra, ou ceux des films de John Ford par exemple, sont une ode à la vie civique des femmes dont Lasch nous incite à nous remémorer. Je pense par exemple aux deux personnages de journalistes vedettes, Ann Mitchell dans L’homme de la rue, incarnée par Barbara Stanwyck, et Babe Bennett dans l’extravagant Mr. Deeds, incarnée par Jean Arthur, ou à Clarissa Saunders dans Mr Smith au sénat, aussi interprétée par Jean Arthur, qui est la secrétaire de Jefferson Smith/Jimmy Stewart. Elles sont à la fois d’une féminité irradiante, d’une humanité et d’une faillibilité qui les empêchent de jouer jusqu’au bout le jeu de dupes que réclament les environnements masculins corrompus de la presse à sensation et de la politique politicienne, et ce sont elles qui finissent par faire émerger les héros masculins de leur chrysalide d’innocents idéalistes mais patauds, voire gauches, pour devenir des héros démocratiques qui savent retourner à leur avantage les institutions et faire triompher les valeurs de l’Amérique jeffersonienne. A l’inverse, le personnage de la potiche, de la cruche, dont le meilleur exemple est donné par le sitcom The Brady Bunch, ou à l’inverse la femme dure, dominatrice, qui « dévirilise tous les hommes qui tombent sous son charme », commencent à occuper une position centrale dans le cinéma des années 1950. Elles incarnent en effet à merveille les deux faces des terreurs de l’enfant dans la phase pré-oedipienne caractéristique du narcissisme : la mère omnipotente et nourricière qui satisfait tous les désirs et la mère dévorante et castratrice.


                                                                               Christopher Lasch - The Pursuit of Progress (2)


Ces deux exemples concrets permettent de mettre en évidence tout le génie de Lasch qui est d’avoir montré comment les deux faces du libéralisme smithsien ont fini par converger après avoir suivi des chemins divergents, voire antagonistes : d’un côté « l’offensive contre les particularisme culturels et l’autorité patriarcale, qui encourageait – tout au moins au début – la confiance en soi et la pensée critique ». Le point de mire étant une humanité universelle. Et de l’autre, « le marché universel de marchandises », devant aboutir au marché unique mondial et son corollaire cauchemardesque : l’État mondial homogène. Lasch explique que ces deux processus, « qui appartiennent indissolublement à la même séquence historique », celle des Lumières, étaient réunis dès l’origine dans la pensée d’Adam Smith. En effet, Adam Smith était explicite sur le fait que, lorsqu’il parlait de productivité, il avait en vue l’expansion de la culture humaine requise pour soutenir un système productif permettant la satisfaction illimitée des désirs. La philosophie de Smith reposait sur une vision d’une merveilleuse machine productive fondée sur une demande sans cesse croissante de biens qui furent un temps des luxes réservés aux seuls privilégiés. En levant l’interdit du luxe, Smith réhabilitait moralement le désir, dans sa dimension d’insatiabilité. En effet, le goût du luxe nourrit celui de la nouveauté perpétuelle et implique une demande de la part des individus non seulement pour ce qui relève du confort matériel, mais aussi une quête d’assouvissement infinie de nouveaux désirs. Il s’agissait d’une foi généreuse dans le sens de l’histoire qui comportait un contenu moral aussi bien que matériel. En d’autres termes, Adam Smith est le père du « droit de tous sur tout » et de la guerre économique de « tous contre tous » qui nous amènent aujourd’hui à envisager un dépassement de l’espèce et de congédier notre nature humaine pour repousser encore plus loin les limites.

Cette notion smithsienne du progrès a connu des embûches depuis le XVIIIe siècle. Ainsi, Lasch souligne-t-il qu’après le bain de sang de la première guerre mondiale, l’idée de progrès était morte. Presque plus personne, tout au moins aux États-Unis, n’avait foi dans le progrès. Toutefois, alors qu’on aurait pu penser qu’elle eût été définitivement enterrée après la seconde guerre mondiale, la foi dans le progrès a fait un retour tonitruant. En fait, il faut y voir les effets, consécutif à l’extraordinaire croissance des trente glorieuses, de la confusion entre la démocratie et la libre circulation des biens de consommation « qui est devenue si profonde que les critiques formulées contre [l’]industrialisation de la culture sont désormais rejetées comme des critiques de la démocratie elle-même. L’idée, jeffersonienne, d’une « démocratie fondée sur la participation » caractérisée par des citoyens omnicompétents capables de s’autogouverner a définitivement cédé le pas à la « démocratie fondée sur la distribution » formulée par Walter Lippmann. Le test de la démocratie, paraphrasant Lippmann, n’est « pas de savoir si elle produisait des citoyens indépendants, mais de savoir si elle produisait des biens et des services essentiels ». Cette conception de la démocratie s’est tellement implantée dans nos imaginaires que des économistes comme Nicolas Bouzou peuvent répéter à longueur de journée qu’ils sont indéfectiblement dans le camp de la Démocratie sans entraîner l’hilarité générale.

Certes, les thuriféraires du progrès ont été contraint de concéder que la vision de la nature comme une ressource à exploiter a dégradé l’environnement, que la division du travail a entraîné un avilissement du travail, que la sortie de la religion s’accompagne d’un sentiment de vide de l’individu contemporain, que la complexification croissante de la société s’est accompagnée d’une érosion de la cohésion sociale et la solidarité. Mais ces concessions sont faites pour immédiatement rassurer qu’elles sont le prix à payer pour l’autonomie, que les accords de Paris sont là pour résoudre la question du réchauffement climatique, que la croissance retrouvée s’accompagnera du plein emploi, que la politique des droits de l’homme finira par triompher de toutes les formes d’exploitation et créer un monde d’où la conflictualité sera bannie et que le sentiment de vide n’est en fait qu’un ennui que le loisir et des thérapies professionnelles parviendront à anéantir etc. Le paradoxe de notre temps est que plus personne n’entend cette berceuse mais que, selon la formule de Fredric Jameson, « il est plus facile d’envisager la fin du monde que celle du capitalisme ». Cela signifie, paraphrasant Michéa, qu’alors même que la conscience des effets les plus négatifs du capitalisme mondialisé a atteint un degré inédit, la conviction qu’une sortie de ce système ne pourrait signifier qu’un saut angoissant dans l’inconnu, doublé de sacrifices psychologiquement inacceptables, a elle-même progressé dans des proportions encore plus considérables. Tout conspire autour de nous pour nous convaincre que ce mode de vie auquel nous sommes enchaînés, constitue un moindre mal et qu’il ne s’agit plus que de tirer son épingle personnelle du jeu et de sortir gagnant de la nouvelle guerre mondiale de tous contre tous.


Vous venez de faire référence à la culture du narcissisme, titre de l’ouvrage le plus connu de Lasch. Qu'est-ce que la « personnalité narcissique » pour lui ?

Ce que Lasch appelle la culture du narcissisme ou culture du survivalisme doit être compris comme une « métaphore de la condition humaine » contemporaine et tient dans les stratégies de défenses que développent les individus pour tout simplement survivre dans le monde fantasmatique dans lequel nous vivons sur lequel l’individu n’a plus de prise. Lasch assimile la situation de l’individu moderne à celle de l’enfant en bas-âge qui développe des défenses inconscientes contre les sentiments de dépendance impuissante de la petite enfance au moment où celui-ci réalise qu’il est séparé de son environnement et que les êtres qui l’entourent sont dotés d’une existence séparée de la sienne et frustrent ses désirs autant qu’ils les satisfont. Dans cette situation, l’enfant est inconsciemment tenté de se réfugier dans le déni de la séparation en développant un fantasme d’omnipotence et d’indépendance absolue qui peut prendre deux formes: soit une tentative de retour à un sentiment primitif d’union avec le monde (symbiose régressive), soit une illusion solipsiste d’omnipotence qui procède d’un refus de reconnaître que plaisir et frustration proviennent de la même source et d’une vision idéalisée de ses parents comme une puissance nourricière infaillible dans la satisfaction de ses désirs3.

Selon Lasch, l’individu contemporain se retrouve dans une situation analogue à celle de l’enfant en bas-âge enfermé dans la phase du narcissisme primaire. Aux prises avec une société sur-organisée qui repose sur la glorification d’organisations à des échelles toujours plus grandes sous les oripeaux d’un credo de plus en plus incroyable vantant l’illimitation des possibilités humaines (réduites au progrès technologique), il se retrouve dans un sentiment constant de dépendance vis-à-vis de forces impersonnelles (le marché mondial de biens de consommation produits en série, les réseaux de communication, la bureaucratie, l’arsenal d’armes de destruction massive) - perçues comme à la fois nourricières, indispensables à sa survie, incontrôlables, mais aussi – la réalité se dérobe au fantasme - incontrôlées. La culture du narcissisme fait donc référence à la culture sécrétée par la société, la façon dont elle reproduit « ses normes, ses postulats sous-jacents, ses modes d’organisation de l’expérience - dans l’individu, sous la forme de la personnalité ». Au fur et à mesure que le capitalisme, idéologie progressiste par excellence, a évolué d’un capitalisme fondé sur la production vers un nouveau capitalisme de la consommation, les institutions de la société capitaliste ont contribué à modifier « la nature afin qu’elle se conforme aux normes sociales dominantes ».

L’exposition par Lasch de l’état confuso-onirique de la société à l’ère de la culture du narcissisme n’est pas, comme on peut le lire bien souvent dans la littérature radicale, le résultat d’une « vaste conspiration contre nos libertés » ourdie depuis des cénacles comme Davos où les élites s’adonneraient à un culte de Mammon. La consternante situation contemporaine est que cet individu narcissique moderne, avec sa peur de vieillir et son immaturité si caractéristique, est « l’expression psychique et culturelle », paraphrasant Michéa, de l’aboutissement de la logique du progrès dans ce qu’on pourrait appeler un « capitalisme transgressif ». En effet, comme l’a très bien montré Lasch, le premier capitalisme, fondé sur la production, reposait sur des structures répressives, sur les névroses, sur la gratification différée et sur la renonciation aux désirs. Mais le moteur du capitalisme avancé, fondé sur la consommation, est un capitalisme de la libération des désirs, de la séduction. Pour survivre, il a besoin d’un nouvel homme, d’une monade absolue, d’un être qui, paraphrasant Anselm Jappe, vit dans un « désir furieux et sans fin face à un monde vidé de signification », et est capable de survivre après l’effondrement du monde commun. D’un drogué, en somme, qui face à l’ « impossibilité de jouir dans un monde qu’[il a] préalablement transformé en désert », fait « face à la nécessité d’augmenter sans cesses les doses de l’ersatz qui [lui] tient lieu de plaisir. » Pour entretenir ce monstre dévorant, le libéralisme ou son succédané le « progressisme », ont renoncé à expliquer le mal-être au profit d’une surenchère dans un registre d’hallucination qui se vérifie à tous les niveaux. Les sciences sont devenues les supports d’une technologie moderne qui accroît le contrôle collectif de l’homme sur son environnement aux dépens du contrôle individuel. La sociologie est asservie par le mirage d’une « science pure de la société » qui postule l’impuissance individuelle devant l’interdépendance de la société et justifie les avancées des contrôles sociaux de l’État thérapeutique. La psychologie se détourne des ambitions de la psychanalyse et « mesure des insignifiances ». La philosophie enseigne davantage la survie que la vie bonne. La littérature a cessé de vouloir représenter le monde réel au profit d’un reflet de l’état d’esprit de l’auteur. L’histoire s’est transformée en littérature de voyage dans un passé séparé de notre présent par une rupture de la continuité historique. Dans ce contexte, la vie politique prend un caractère d’irréalité et d’artificialité procédant du décalage entre les problèmes inextricables posés par la crise politique du capitalisme et ses « batailles idéologiques furieuses » autour de questions triviales relayées à l’envi par l’extraordinaire caisse de résonance des médias de masse.

Le caractère hallucinatoire du monde chez ceux qui gouvernent la société ou manipulent l’information n’a d’égal que celui qui règne à sa base. Sans autre repères autres que les hallucinations produites par le libéralisme pour dissimuler l’effondrement de la vie commune, l’individu contemporain est en proie à un sentiment schizophrène devant, d’un côté, une société sur-organisée et bureaucratisée à l’extrême qui traduit le sentiment que les vrais problèmes sont insolubles et, de l’autre, la harangue continuelle d’une illimitation des possibilités humaines induite par la rhétorique inflationniste du progrès. Le marché mondial de production en série de biens de consommation et la bureaucratie publique et privée tentaculaire qui en est le corollaire sapent la confiance de l’individu contemporain en sa capacité à mener sa propre existence. Il « a le sentiment de vivre dans un monde défiant le contrôle et la compréhension pratiques, un monde aux bureaucraties tentaculaires, fait de « surinformation » et de systèmes technologiques complexes, emboîtés, sujets à des pannes soudaines ». Son mal-être procède de la « colère intérieure » causée par la contradiction entre « le sens de possibilités infinies » vantées par l’idéologie du progrès et la « banalité de l’ordre social érigé contre de telles possibilités », à laquelle la « société bureaucratique dense et surpeuplée » contemporaine n’offre pas ou peu d’exutoire légitime.


Succède ainsi à la personnalité bourgeoise pharisienne, fanatiquement industrieuse, sexuellement réprimée et taillée sur mesure pour fonder une éthique de la production, un moi minimal, moralement flexible, sexuellement, émotionnellement et esthétiquement vorace, méfiant vis-à-vis des relations intimes dans la durée et incapable de mémoire, c’est-à-dire d’identification émotionnelle, avec les générations passées. Ce « moi assiégé » est essentiellement préoccupé par la question de la préservation de la vie comme une fin en soi, comme en attestent les phénomènes très présents sur la Côte Ouest des États Unis du survivalisme et le projet d’immortalité des transhumanistes de la Silicon Valley. Il tente « soit de refaire le monde à son image [l’utopie technologique], soit de se fondre dans son environnement [le gnosticisme New Age] ». En résumé, conclut Lasch, « le narcissisme est la structure typique du caractère dans une société qui a perdu tout intérêt pour l’avenir ».

Dans la période récente, on assiste à une inflation vertigineuse de l'usage du mot « populisme », désormais mis à toutes les sauces. Lasch s'en réclamait pourtant. Comment le définissait-il ?

Il faut tout d’abord se garder de réduire le populisme dont se réclame Lasch, sans précaution de langage, à la définition qui a cours dans le commentaire politique des experts et des journalistes ou la catégorisation de la vie politique européenne entre « progressistes » et « populistes nationalistes » par les partis d’extrême centre comme la République en marche. Il faut aussi éviter de commettre l’erreur de classer Lasch dans une des catégories désignées avec mépris de populistes par les historiens et les politistes américains, comme Richard Hofstadter, l’auteur de Le Style paranoïaque, Théories du complot et droite radicale en Amérique4. Contrairement à une Marine Le Pen ou un Jean-Luc Mélenchon, qui se réclament du populisme par boutade ou par défi, ou à un Orban, un Trump, un Pat Buchanan ou un Ross Perot, dont on affuble de l’épithète de populistes pour les rejeter en-dehors de la respectabilité sans vouloir faire un effort d’introspection pour expliquer leur succès, Lasch s’en revendiquait objectivement. De quoi parlait-il ?

Repartons de la définition la plus précise qu’il en donne lui-même dans La révolte des élites : « Le populisme a toujours rejeté une politique fondée sur la déférence aussi bien que sur la pitié. Il est attaché à des manières simples et à un discours simple et direct. Les titres et autres symboles d’un rang social éminent ne l’impressionnent pas, pas plus que les revendications de supériorité morale formulées au nom des opprimés. Il rejette une “option préférentielle pour les pauvres”, si cela signifie traiter les pauvres comme les victimes impuissantes des circonstances, les exempter de toute possibilité d’être tenus pour responsables, ou bien excuser leurs faiblesses au motif que la pauvreté porte avec elle une présomption d’innocence. Le populisme est la voix authentique de la démocratie. Il postule que les individus ont droit au respect tant qu’ils ne s’en montrent pas indignes, mais ils doivent assumer la responsabilité d’eux-mêmes et de leurs actes. Il est réticent à faire des exceptions, ou à suspendre son jugement, au motif que c’est « la faute à la société ». Le populisme est enclin aux jugements moraux, ce qui de nos jours semble en soi péjoratif, marque suffisante de l’affaiblissement de notre capacité à juger de manière discriminante par le climat moral de “souci humanitaire” ».

En d’autres termes, le populisme dont se réclame Lasch est avant tout une attention au « caractère » démocratique, plus qu’aux procédures et aux arrangements institutionnels censés caractériser la démocratie libérale. Il valorise la démocratie comme mode de vie, dans la continuité d’un Dewey qui ne cessera de figurer parmi les héros de Lasch, en dépit des concessions qu’il a faites au progressisme. Si le populisme de Lasch se recoupe avec des mouvements qui se sont historiquement réclamés du populisme, comme le populisme agrarien symbolisé par le mouvement des grangers puis le People’s party de la fin du XIXe siècle, il va bien plus loin. On peut tenter de le définir par tous les mouvements d’idées et les mouvements militants qui faisait de la propriété individuelle des moyens de production le fondement matériel de la vertu civique américaine, puis, une fois le salariat devenu le mode d’organisation dominant des rapports de travail, ceux qui ont entendu rechercher un équivalent moral à la propriété comme fondement de la vertu, mais cela n’y suffirait pas. Le populisme de Lasch est en fait de lointain écho d’une tradition civique, dominante au moment de la fondation de la République américaine, sur les bases de laquelle il est possible de fonder une refondation de la modernité. Éclipsée un temps par le marxisme, qui appartenait en fait au même camp du « progrès » que le libéralisme, cette tradition refait surface au moment où se pose la question d’un dépassement de l’espèce humaine pour donner au progrès le combustible dont il a besoin pour poursuivre sa course effrénée.

En conclusion sur le populisme dont se réclamait Lasch, c’est à un extrait de la fameuse lettre de Martin Luther King, un des héros populistes de l’histoire américaine selon Lasch, écrite depuis la prison de Birmingham où il était emprisonné pour la treizième fois, que je me référerais : « Je dois vous faire deux aveux sincères, mes frères chrétiens et juifs. Tout d'abord je dois vous avouer que, ces dernières années, j'ai été gravement déçu par les Blancs modérés. J'en suis presque arrivé à la conclusion regrettable que le grand obstacle opposé aux Noirs en lutte pour leur liberté, ce n'est pas le membre du Conseil des citoyens blancs ni celui du Ku Klux Klan, mais le Blanc modéré qui est plus attaché à “l'ordre” qu'à la justice; qui préfère une paix négative issue d'une absence de tensions, à la paix positive issue d'une victoire de la justice; qui répète constamment: “Je suis d'accord avec vous sur les objectifs, mais je ne peux approuver vos méthodes d'action directe”; qui croit pouvoir fixer, en bon paternaliste, un calendrier pour la libération d'un autre homme; qui cultive le mythe du “temps-qui-travaille-pour-vous” et conseille constamment au Noir d'attendre “un moment plus opportun”. La compréhension superficielle des gens de bonne volonté est plus frustrante que l'incompréhension totale des gens mal intentionnés. Une acceptation tiède est plus irritante qu'un refus pur et simple. » Voilà des propos, qui tranchent avec les citations insipides de King qui figurent sur son mémorial inauguré en 2011, et que feraient bien de méditer tous ceux qui usent et abusent de façon condescendante et arrogante de la rhétorique de la modération « progressiste » contre les excès populistes en Europe et partout ailleurs.

Régis Debray écrit que « tous les grands révolutionnaires avaient du révolu en tête ou dans le cœur ». Qu'en aurait pensé Christopher Lasch ?

En bon lecteur d’Hannah Arendt qui voyait dans toute révolution une restauration, Lasch aurait probablement souscrit à cette opinion. Encore une fois, il est essentiel de rappeler qu’un des apports essentiels de la pensée de Lasch à la compréhension de notre situation présente tient dans l’analyse qu’il fait de la dynamique du capitalisme comme un système progressiste, plastique, en constante rénovation de ses dogmes et non comme un système figé dans le patriarcat, la verticalité et le conservatisme. Lasch a en effet toujours pris au sérieux l’analyse de Marx selon laquelle, au fur et à mesure de l’avancée du capitalisme, « tous les rapports sociaux stables et figés, avec leur cortège de conceptions et d’idées traditionnelles et vénérables, se dissolvent ; les rapports nouvellement établis vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout élément de hiérarchie sociale et de stabilité d’une caste s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané. » C’est pourquoi il nous invite à une écoute attentive de la critique « petite bourgeoise » du progrès afin de nous aider à nous confronter à la situation contemporaine qui est la nôtre.

1 Auteur d’un admirable Le sens des limites, Contre l’abstraction capitaliste
2 V. notamment le chapitre La fuite devant les sentiments : sociopathologie de la guerre des sexes, dans La culture du narcissisme.
3 Ce type de narcissisme correspond au narcissisme dit primaire, procédant d’un état de fusion du moi et du non-moi, du dedans et du dehors et où l’enfant investit toute sa libido sur lui-même. Il doit être distingué d’un narcissisme secondaire, qui succède à la découverte de la réalité extérieure et survient lorsque l’individu se détache des objets et opère un réinvestissement de sa libido des objets vers lui-même. C’est le narcissisme primaire qui constitue la matrice de la culture du narcissisme.
4 Incidemment, Hofstadter fut sans doute le plus important mentor de Lasch en même temps que l’artisan le plus efficace de la transformation du terme de populisme en un terme péjoratif.