mercredi 13 juillet 2016

Au Parlement européen, une domination allemande sans partage.








« Non à l'Europe allemande !». Cette courte phrase fit un temps office de formule magique Outre-Rhin. Elle fut tour à tour utilisée par le ministre des finances Wolfgang Schäuble, par l'ancien président de la République fédérale Richard von Weizsäcker ou par le sociologue Ulrich Beck, qui en fit le titre d'un petit ouvrage

Hélas, force est de constater que cela n'a rien conjuré. L'Europe est très allemande. Elle l'est devenue progressivement à la faveur de plusieurs événements  : la réunification d'une part, la création de l'euro d'autre part, car cette monnaie favorise l'économie allemande au détriment des autres. L'élargissement à l'Est enfin, qui a intégré les PECO (pays d'Europe centrale et orientale) à l'Union européenne, PECO dont Berlin est ainsi parvenu à faire la base arrière de sa puissante industrie. 

On a beaucoup dit qu'avec le Brexit, l'Allemagne perdait un allié libéral en Europe, et se retrouvait contre son gré en tête à tête avec des pays d'Europe latine tels la France ou l'Italie. A la vérité, il est probable que le départ britannique renforce encore le pays d'Angela Merkel, ne serait-ce que parce qu'il accroît sa centralité. Comme l'explique ici Alain Trannoy, directeur d’études à l’EHESS : « Cette Europe-là (…), celle qui surgit avec la sortie de la Grande-Bretagne (…) déplace ipso facto le centre de gravité de l’Union européenne vers l’Est et renforce encore la main de l’Allemagne : en plus de son poids démographique et économique, elle gagne encore en centralité. A l’élargissement à l’Est, succède le rétrécissement à l’Ouest ». 

Au demeurant, la répartition des postes au sein de l'Europe institutionnelle témoigne de la domination de ce pays. Par exemple, le président de la Banque européenne d'investissement (BEI) et le directeur général du Mécanisme européen (MES) sont tous deux allemands. Ailleurs, ce sont des représentants de la zone d'influence immédiate de l'Allemagne qui ont été imposés par Angela Merkel: le polonais germanophone Donald Tusk à la présidence du Conseil et le luxembourgeois Jean-Claude Juncker (dont le charismatique chef de cabinet, Martin Selmayr, est allemand) à la tête de la Commission. Toutefois et comme expliqué ici, ce dernier voit aujourd'hui sa présence à ce poste remise en cause, cependant que sa manière de remplir ses fonctions déplaît finalement à Berlin. 

Un focus sur la manière dont fonctionne l'une des institutions de l'UE, le Parlement européen, permet de faire saillir la prééminence germanique. Ce n'est pas le moindre des paradoxes, alors que l'Assemblée de Strasbourg est présentée comme un haut lieu de la démocratisation de l'Union, et qu'elle est supposée représenter les peuples européens dans leur ensemble.

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Depuis que le Parlement européen (PE) est élu au suffrage universel (1979), il a connu quatre Présidents allemands (mais aussi, il est vrai, trois Français et trois Espagnols). Surtout, et c'est une première,  Martin Schulz a été réélu Président en 2014 après avoir occupé le poste de 2012 à 2014. Il s'est donc succédé à lui même, chose qui ne s'était jamais produite. Selon toute vraisemblance, il ne compte d'ailleurs pas en rester là.

Ses fonctions ne l'empêchent nullement de rester présent et très influent au sein du groupe Socialistes et Démocrates (S&D) qu'il a présidé, et que préside actuellement l'Italien Gianni Pittella. Schulz est réputé peser de tout son poids sur les votes cruciaux comme, par exemple, lors de la nomination de Jean-Claude Juncker à la présidence de la Commission. Cela a également été le cas lors du vote sur la résolution Lange sur le TAFTA, pour celui sur la commission Luxleaks (la tentative de mise sur pied d'une commission d'enquête a d'ailleurs été mise en échec), ou pour celui sur les Panama Papers. Concernant cette dernière affaire, une commission d'enquête a bien vu le jour. Le nom du Président de cette commission vient d'ailleurs d'être connu. Il s'agit de Werner Langen, un eurodéputé... allemand.

Martin Schulz peut par ailleurs compter sur plusieurs soutiens parmi les administratifs employés par son ancien groupe parlementaire. Par exemple, le Secrétaire général adjoint pour les affaires administratives et organisationnelles, Michael Hoppe, se trouve être l'ancien Secrétaire général de la délégation du SPD allemand. La directrice du personnel du groupe, Ute Muller, est en position de jouer un rôle essentiel dans le recrutement de personnel administratif au profit du S&D.

Quant aux autres groupes de l'Assemblée européenne, le plus important d'entre eux, le PPE, est présidé par l'Allemand Manfred Weber. Le Secrétaire général du groupe, Martin Kamp, est l'un de ses compatriotes. Le groupe de la GUE (Gauche unitaire européenne) est présidé par Gabriele Zimmer (Die Linke). Enfin,  Rebecca Harms co-préside le groupe des Verts. La France ne dispose quant à elle que d'une seule co-présidence de groupe, celle occupée par Marine le Pen pour ENL (Europe des nations et des libertés). 

Ajoutons que l'Allemagne occupe à elle seule cinq présidences de commissions (Affaires étrangères, Commerce international, Contrôle budgétaire, Emploi et affaires sociales, Transport) dont certaines des plus importantes. A titre de comparaison, la France n'en occupe que deux (Budget et Pêche).  L'Allemagne dispose de 28 coordinateurs de commission alors que la France n'en compte que 8. Ces eurodéputés ont un rôle important car ils font office de porte-parole de leur groupe au sein des commissions, mais surtout parce qu'ils contribuent à répartir le travail entre leurs pairs. 

Le tableau ci-dessous, qui présente la répartition des postes à responsabilité par nationalité au sein du PE, est sans appel :


Source : Fondation Robert Schuman


Pour finir, il faut noter que la prédominance allemande au sein des entités politiques du PE (groupes, commissions) est relayée au sein de l'administration de cette même assemblée. Par exemple, le Secrétaire général du Parlement n'est autre que Klaus Welle, ancien Secrétaire général du PPE, et qui fut en son temps un homme de confiance d'Helmut Kohl. Welle entretient avec Martin Schulz des relations complexes et semble craindre de perdre son poste au profit d'un proche de Schulz, comme expliqué dans ce long portrait paru sur Politico.eu.

Très bien informé des Games of Thrones qui se jouent au sein des institutions communautaires, ce même site explique que la politisation de l'administration du Parlement européen s'est considérablement accrue sous Martin Schulz, qui multiplie les nominations de proches. « Le Président du Parlement européen a lancé un plan de réaffectation de plusieurs membres de son propre cabinet au sommet de la hiérarchie administrative de l'Assemblée », raconte Politico. De fait, le poste de Directeur général du personnel du PE - un poste clé puisqu'il donne la main sur toutes les procédures de recrutement au sein de l'Assemblée - est désormais occupé par Herwin Kaiser l'ancien adjoint au Chef de cabinet de Schultz. Quant au chef de Cabinet lui-même, Markus Winkler, il vient d'être retenu pour occuper le poste de Secrétaire général adjoint du Parlement, en remplacement de l'Italienne Francesca Ratti, conformément à ce qu'avaient annoncé le Telegraph britannique ou le site italien spécialisé sur les questions européennes Eunews.

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La domination allemande au sein du Parlement européen semble désormais sans partage.  Mais elle n'est qu'une déclinaison, à l'échelle de l'une des institutions européenne, de la domination allemande sur l'Europe dans son ensemble. Il ne reste décidément pas grand chose du « couple franco-allemand », une expression qui doit faire sourire outre-Rhin, si toutefois il arrive qu'elle y soit prononcée. 

Et ce n'est pas fini : « le retrait (…) des Britanniques de l'Union européenne, comme par un effet de miroir grandissant, magnifie le décalage qui existe désormais entre la France et l'Allemagne. En l'absence de Londres, Berlin paraît toujours plus grande et Paris toujours plus petite », explique ici un spécialiste de l'Ifri. Heureusement qu'il reste à la France ses victoires au football. Convenons toutefois que c'est peu de choses.



samedi 9 juillet 2016

Barroso, Draghi et bien d'autres chez Goldman Sachs : l'Europe c'est la Paie !






L'affaire a fait quelques vagues : José Manuel Barroso vient d'être recruté par la banque d'affaires Goldman Sachs pour lui servir de conseiller dans la gestion du Brexit. « José Manuel va apporter une analyse et une expérience immense à Goldman Sachs, et notamment une profonde compréhension de l'Europe », a indiqué la banque dans son communiqué.

Un joli petit carnet d'adresses également, aurait-elle dû préciser, car « José Manuel » ( on est cool-raoul chez GS : on se claque des bises et on s'appelle par le prénom ) « a servi comme président de la Commission européenne de 2004 à 2014, et en tant que premier ministre du Portugal de 2002 à 2004 ».

Et quel président de la Commission fut il ! Comme l'explique ici l'eurodéputé Emmanuel Maurel, c'est sous son règne, par exemple, qu'a été lancé le projet de Traité de libre-échange transatlantique : « le TAFTA est plutôt une idée européenne, en tout cas au départ. C'est la Commission Barroso qui a ouvert ce débat, en partant du constat d'une croissance faible et d'un niveau de chômage élevé, et parce que les économistes de la Commission sont incapables d'imaginer autre chose que de la dérégulation pour y remédier. Ils ont donc recherché quel était le grand marché qui pourrait tirer la croissance européenne, et dont le modèle serait proche du nôtre. La Commission s'est naturellement tournée vers les États-Unis, d'autant que José Manuel Barroso est lui-même un atlantiste éperdu ».

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Éperdu, on peut le dire. Et ça n'a pas peu joué dans certains des choix qu'il a faits en tant que Premier ministre lusitanien. Il y a quelques jours était publié en Grande-Bretagne le rapport Chilcot, qui rappelle à notre bon souvenir les conditions dans lesquelles s'effectua l'invasion de l'Irak en 2003. Le moment est donc idéal pour rappeler le rôle que « José Manuel », ami de Tony Blair, joua dans cette affaire.

Dans un portrait sans complaisance de José Manuel Barroso, Jean Quatremer explique par exemple ici : « alors Premier ministre du Portugal, [Barroso] accueille avec empressement, le 16 mars 2003 aux Açores, le fameux « sommet » réunissant George W. Bush, Tony Blair et José María Aznar, au cours duquel la guerre [en Irak] fut lancée ». Le journaliste de Libération précise ici : « [Barroso] a ensuite joué un rôle trouble dans le transfert des prisonniers vers Guantanamo, laissant les avions de la CIA emprunter les aéroports et l’espace aérien portugais. Jamais il n’a regretté son soutien indéfectible à George W. Bush ». Ainsi, de deux choses l'une : soit Jean Quatremer s'est brutalement mué en « europhobe complotiste » voyant la main diabolique des Zétazuniens et de la CIA à l’œuvre partout. Soit - et c'est le plus probable - « Jojo-Manu » a donné les gages nécessaires pour lui permettre d'être recruté à terme par une grande banque américaine. Ce qui est désormais chose faite.


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Ceci dit, il y a ceux qui vont se finir chez Goldman Sachs, et il y a ceux qui y commencent. Quel meilleur endroit, en effet, pour s'initier au beau métier d'Européen professionnel ?

Mario Draghi, notre Banquier central, a donc fait GS d'abord, et l'Europe ensuite. Plus précisément, il a œuvré au sein de la banque d'affaires de 2002 à 2005. Or en 2000, la filiale britannique de GS, Goldman Sachs International, avait vendu au gouvernement grec de Kóstas Simítis des « conseils » et autres « solutions » lui permettant de masquer une partie de sa dette, et de remplir les critères aptes à qualifier le pays pour l'euro. Certes, c'était deux ans avant l'arrivée de Draghi. Mais celui-ci peut-il vraiment, comme il l'a toujours affirmé, n'en avoir rien su ? Les produits dérivés à base d'obligations grecques utilisés pour l'entourloupe ont tout de même été conservés par GS jusqu'en 2005, date à laquelle ils ont été revendus à la National Bank of Greece. Pendant tout ce temps, Draghi occupait les fonctions précises de....« vice-président pour l'Europe-Goldman Sachs International, entreprises et dette souveraine »....


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En tout cas, l'Italien a eu tout le temps de regretter son « ignorance ». Car le moins que l'on puisse dire, c'est que l'appartenance grecque a l'euro lui a donné du boulot.

La Banque centrale européenne, en effet, a été aux avants-postes du travail de sape entrepris contre le gouvernement Syriza entre janvier et juillet 2015. C'est elle avant tous les autres - avant même le ministre allemand Wolfgang Schäuble - qui a obtenu la capitulation d'Alexis Tsipras et la signature par celui-ci du mémorandum de juillet 2015. Elle était la seule, en effet, à disposer des instruments techniques permettant d’affaiblir suffisamment le pays, et de l'obliger à rendre les armes.

Or Mario Draghi n'y est pas allé de main morte. Dès le début du mois de février 2015, à peine Tsipras arrivé aux responsabilités, la BCE coupait l'accès des banques commerciales grecques à la procédure de refinancement normal. Elle les réduisait à se financer via la liquidité d'urgence ( Emergency Liquidity Assistance, ELA ), les mettant ainsi à la merci d'une Banque centrale seule capable de réévaluer régulièrement le plafond de cet ELA. La BCE le fit d'ailleurs au compte gouttes, et toujours en fonction de la tournure prises par les négociations entre la Grèce et ses créanciers.

Enfin, sitôt connue la décision d'Alexis Tsipras d'organiser le référendum du 5 juillet 2015, le plafond de l'ELA fut bloqué, et les banques grecques contraintes de fermer. Le but était bien sûr de générer un sentiment de panique et de peser sur les résultats du scrutin. Ce fut en vain, et le « Oxi » l'emporta largement. Mais les banques hellènes étaient déjà fort mal en point, et le pays à bout de fatigue. On connaît la suite : le « non » fut converti en « oui », le référendum oublié, et le mémorandum signé.


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Il serait dommage, tant qu'on en est a se rappeler le temps du maquillage des comptes publics grecs, de ne pas évoquer l'un de ceux qui, en tant que gouverneur de la Banque centrale hellénique jusqu'en 2002, y participa. Lucas Papademos, par ailleurs ancien vice-président de la Banque centrale européenne (2002-2010) fut ensuite nommé premier ministre en Grèce pour y prendre la tête d'un gouvernement de technocrates (pardon, d'un gouvernement « d'union nationale ») chargé de résoudre.... la crise de la dette. Lucas Papademos est passé par Goldman Sachs.

Il serait dommage, tant qu'on en est à se rappeler le temps des gouvernements de technocrates (pardon, des gouvernements « d'union nationale ») dans les pays d'Europe du Sud, de ne pas évoquer celui de Mario Monti, ancien conseiller de la banque d’Italie, ancien commissaire européen, et devenu président du Conseil en Italie en 2011. Mario Monti est passé par Goldman Sachs.

Il serait dommage, tant qu'on en est à.... 
Bon, ça suffit maintenant. Il y en a d'autres. Pour savoir qui ils sont, on consultera par exemple cet article du site Rue89, ou celui-ci, paru dans Le Monde.

Après ça, si l'on n'en a pas encore marre, si l'on souhaite faire une thèse dessus voire si l'on ambitionne de devenir à terme un spécialiste mondialement reconnu du sujet, on pourra voir ce documentaire d'Arte daté de 2012, consacré à Goldman Sachs et dont voici la vidéo de présentation.
Nota : merci d'éloigner les enfants avant de cliquer sur la vidéo car rien ne permet d'affirmer avec certitude qu'il ne s'agit pas en réalité d'un film d'Hitchcock ]. 







mercredi 6 juillet 2016

Comment le néolibéralisme détruit la démocratie.









Plusieurs textes ont déjà été publiés ici pour tenter de réfléchir à la nature du néolibéralisme et aux dangers qu'il représente. On pourra notamment relire Le néolibaralisme a-t-il été surestimé ? un texte très modéré mais provenant du cœur même du réacteur puisque signé par des économistes du FMI. De même, on peut consulter cette traduction d'un éditorial paru dans le Guardian : Une idéologie à la source de nos problèmes, le néolibéralisme

Pour continuer cette série, voici un article de la politiste américaine Wendy Brown. C'est un texte ancien (2004) mais très actuel. Il permet de comprendre que le néolibéralisme n'est pas le libéralisme classique, mais qu'il est au contraire en train de tuer la démocratie libérale. Une version plus longue en français (avec des propositions spécifiquement destinées à la gauche) est disponible ici. La version intégrale de l'article en anglais est disponible ici. Pour faciliter la lecture de ce texte dense, certains passages ont été mis en exergue. 


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Par Wendy Brown 


En préalable à une réflexion sur la rationalité politique néo-libérale, il peut être utile de souligner la différence communément admise entre libéralisme politique et libéralisme économique - différence d’autant plus difficile à démêler en Amérique que « liberal » y désigne un point de vue politique progressiste qui défend en particulier l’État-providence et d’autres institutions du New Deal, et soutient le principe d’un degré relativement élevé d’intervention politique et législative en matière sociale.

Pour aller vite, la pensée économique distingue le libéralisme du mercantilisme d’une part, du keynésianisme ou du socialisme de l’autre. Dans sa version classique, le libéralisme économique consiste en une maximisation du libre-échange et de la concurrence grâce à une intervention minimum des institutions. Dans l’histoire de la pensée politique, le libéralisme, dont la liberté individuelle constitue la pierre de touche, désigne un système dans lequel la raison d’être de l’État est la garantie, sur des bases formellement égalitaires, de la liberté des individus. Un système politique libéral est donc également compatible avec une politique économique libérale ou keynésienne.

Insistons-y : ce qu’on appelle aujourd’hui « néo-libéralisme » renvoie à la variante économique du terme (la remise au goût du jour d’une série de postulats pré-keynésiens sur la production et la distribution des richesses) plutôt qu’à sa variante politique (un ensemble d’institutions ou de pratiques politiques). On va le voir, ce qu’il y a de « néo » dans « néo-libéralisme » consiste pourtant à établir les principes du libéralisme économique sur des bases d’analyse sensiblement différentes de celles que faisait valoir Adam Smith. Le néo-libéralisme n’est d’ailleurs pas uniquement un ensemble de mesures économiques. Il ne s’agit pas seulement de faciliter le libre-échange, de maximiser les profits des entreprises et de remettre en cause les aides publiques. En effet, de l’esprit du sujet-citoyen aux pratiques impériales en passant par l’Éducation, rien n’échappe à l’analyse néo-libérale, quand elle est traduite en gouvernementalité. Si la rationalité néo-libérale met le marché au premier plan, elle n’est pas seulement - et n’est même pas d’abord - centrée sur l’économie ; elle consiste plutôt dans l’extension et la dissémination des valeurs du marché à la politique sociale et à toutes les institutions, même si le marché conserve en tant que tel sa singularité. D’où l’objet de cet article : explorer les implications politiques de la rationalité néo-libérale sur la démocratie libérale - implications qui correspondent à ce qu’il est convenu d’appeler le « tournant néo-libéral », qui les légitime et qu’elles légitiment en retour.

Les principales caractéristiques de la rationalité néolibérale sont les suivantes : le politique, et avec lui toutes les autres dimensions de l’expérience contemporaine, est soumis à une rationalité économique. Pour le dire autrement, l’être humain est intégralement conçu comme homo oeconomicus, et toutes les dimensions de la vie sont modelées par la rationalité marchande. En conséquence, toute action et toute décision politique obéissent à des considérations de rentabilité, et - c’est tout aussi important - toute action humaine ou institutionnelle est conçue comme l’action rationnelle d’un entrepreneur, sur la base d’un calcul d’utilité, d’intérêt et de satisfaction, conformément à une grille micro-économique moralement neutre, dont les variables sont la rareté, l’offre et la demande. Non seulement le néo-libéralisme conçoit tout, dans la vie sociale, culturelle et politique, comme réductible à un tel calcul, mais il développe aussi les pratiques et les récompenses institutionnelles qui permettent de réaliser cette conception. En d’autres termes, le discours et la politique qui véhiculent ses critères permettent au néo-libéralisme de façonner des acteurs rationnels et des prises de décision dictées, dans tous les domaines, par la logique marchande. Il est donc important de le souligner : dans son exigence de propagation de la rationalité économique, le néo-libéralisme est plus normatif qu’ontologique ; et il préconise à cet effet un cadre institutionnel, une série de mesures politiques et un discours. Le néo-libéralisme est un projet constructiviste : pour lui, la stricte application de la rationalité économique à tous les domaines de la société n’est pas un donné ontologique ; il œuvre donc, comme on va le voir, au développement, à la diffusion et à l’institutionnalisation de cette rationalité.

À la différence du libéralisme économique classique, qui tire son célèbre « laisser faire » de la propension humaine « au troc et à l’échange », le néo-libéralisme ne considère pas le marché et le comportement économique rationnel comme purement naturels. L’un et l’autre sont construits - ils sont façonnés par la loi et les institutions et exigent une intervention et une orchestration politiques. Loin de prospérer quand elle est laissée à elle-même, l’économie doit être dirigée, soutenue et protégée par la loi et par le gouvernement, tout autant que par la diffusion de normes sociales élaborées pour faciliter la concurrence, le libre-échange et l’action économique rationnelle de tous les acteurs et de toutes les institutions sociales. « Dans la conception ordo-libérale, le marché n’est pas une réalité économique naturelle, dotée de lois propres, qu’un bon gouvernement devrait respecter sans jamais les oublier. Bien au contraire, il ne peut être constitué et pérennisé qu’à force d’interventions politiques [...]. La concurrence n’est pas davantage un fait naturel [...]. Ce mécanisme économique fondamental ne peut fonctionner que si toute une série de conditions sont assurées » affirme Thomas Lemke.

La conception néo-libérale de l’État - et tout particulièrement les lois et les décisions élaborées pour permettre au marché d’exister tout en garantissant son fonctionnement - n’implique pas que le marché soit contrôlé par l’État. Au contraire : le marché est le principe d’organisation et de régulation de l’État et de la société, et ceci selon des orientations différentes :

a) L’État doit obéir aux besoins du marché, que ce soit par des mesures politiques et fiscales, sa politique d’immigration, son traitement de la criminalité ou la structure du système éducatif. La rationalité néo-libérale étendue à l’État indexe le succès de celui-ci sur sa capacité à soutenir et à nourrir le marché, et attache sa légitimité à son succès en ce domaine. Il s’agit là d’une forme nouvelle de légitimation qui se distingue de la conception hégélienne ou de celle de la Révolution française - la conception de l’État constitutionnel comme le nouvel universel représentatif du peuple. Lemke décrit ainsi l’analyse foucaldienne de la pensée ordo-libérale : « La liberté économique produit la légitimité d’une forme de souveraineté dont l’unique objet est la garantie de l’activité économique [...]. Soit un État qui n’est plus défini en termes de mission historique, mais qui tire sa légitimité de la croissance économique ».

b) La rationalité marchande enveloppe et anime l’État lui-même - la rentabilité, mais aussi un calcul généralisé des coûts et des bénéfices, en viennent à servir de mesure à toutes les pratiques de l’État. Tout discours politique, quel qu’en soit l’objet, se formule dans les termes de l’entreprise. L’État ne doit pas seulement s’intéresser au marché, il doit penser et se conduire comme un acteur du marché, et ce dans toutes ses fonctions, y compris la fonction législative.

c) Des points (a) et (b), il s’ensuit que la santé et la croissance de l’économie fondent la légitimité de l’État : parce que l’État est directement responsable de la santé de l’économie ; et parce que les pratiques de l’État sont soumises à la rationalité économique. Dans ces conditions, « It’s the economy, stupid » est bien davantage qu’un slogan de campagne électorale : s’y formule en effet le principe de légitimité de l’État et la base de son action.

L’extension de la rationalité économique à des domaines ou à des institutions jusque-là considérés comme non-économiques concerne aussi les conduites individuelles. Pour être plus précis, elle prescrit les comportements des sujets-citoyens adéquats à un système néo-libéral. Là où le libéralisme classique maintenait une distinction, et parfois même une tension, entre les critères de la morale individuelle ou collective et les actions économiques (d’où les différences frappantes de ton, de types de questions et même de prescriptions entre la Richesse des nations d’Adam Smith et sa Théorie des sentiments moraux), le néo-libéralisme façonne normativement les individus comme des acteurs entrepreneurs, et s’adresse à eux comme tels, dans tous les domaines de la vie. Il représente les individus comme des créatures rationnelles et calculatrices, dont le degré d’autonomie morale dépend de leur capacité à « prendre soin » d’eux-mêmes - de leur aptitude à subvenir à leurs besoins et à servir leurs ambitions. En rendant les individus pleinement responsables d’eux-mêmes, le néo-libéralisme identifie la responsabilité morale à l’action rationnelle. Il résorbe le différend entre les comportements économiques et les conduites morales en réduisant le sens moral à une affaire de délibération rationnelle sur les coûts, les bénéfices et les conséquences. Ce faisant, il élargit considérablement le domaine de la responsabilité personnelle : l’individu qui calcule rationnellement assume l’entière responsabilité des conséquences de ses actes, quelles que soient les circonstances de ces actes. 

Ainsi, la référence, fréquemment entendue, à des « vies déréglées » permet aux pouvoirs sociaux et économiques de se décharger de leurs responsabilités politiques, tout en réduisant la citoyenneté politique à un degré sans précédent de passivité béate. Le citoyen néo-libéral type est celui qui choisit stratégiquement, pour lui-même, entre les différentes options sociales, politiques et économiques, non celui qui œuvre avec d’autres à modifier ou à rendre possibles ces options. Dans un contexte néo-libéral pleinement réalisé, les citoyens seraient tout sauf préoccupés du bien public. Ils formeraient à peine un peuple. Le corps politique n’est plus un corps, mais bien plutôt une collection d’entrepreneurs et de consommateurs individuels - et c’est bien entendu exactement à ce genre d’électeurs que s’adressent la plupart des discours électoraux américains.

L’État doit contribuer d’une manière volontariste à la fabrique du sujet néo-libéral (…). Parce que le néo-libéralisme tient l’action rationnelle pour une norme plutôt que pour une caractéristique ontologique, c’est par la politique sociale que l’État façonne des sujets guidés dans leurs actes par l’évaluation rationnelle des coûts et des bénéfices. Le citoyen néo-libéral calcule plus qu’il ne se conforme aux règles, c’est un benthamien plus qu’un hobbesien. L’État contribue, parmi de nombreux autres acteurs, à fournir un cadre aux calculs déterminant les conduites sociales qui garantissent le maintien de coûts faibles et d’une productivité élevée.

Ce mode de gouvernementalité (l’ensemble des techniques de gouvernement qui excèdent la stricte action étatique et orchestrent la façon dont les sujets se conduisent pour eux-mêmes) fait advenir un sujet « libre » qui délibère rationnellement sur l’ensemble des alternatives, fait des choix, et assume la responsabilité des conséquences de ses choix. De cette façon, affirme Lemke, « l’État conduit et contrôle les sujets sans en être responsable ». En tant qu’« entrepreneurs » individuels de toutes les dimensions de leur vie, les sujets deviennent pleinement responsables de leur bien-être, et accéderont d’autant plus à la citoyenneté qu’ils réussiront dans cette entreprise. C’est par leur liberté que les sujets néo-libéraux sont contrôlés. Ce qui signifie aussi que le retrait de l’État de certains domaines et la privatisation de certaines de ses fonctions ne sont pas un démantèlement, mais consistent plutôt en une technique de gouvernement. Ils sont même la signature technique de la gouvernance néo-libérale, où l’action économique rationnelle étendue à tous les domaines de la société remplace les règles et les obligations explicites de l’État. Le néo-libéralisme déplace « la compétence régulatrice de l’État sur des individus « responsables », « rationnels » dans le but de les encourager à donner à leur vie la forme spécifique d’une entreprise ».

Extension de la rationalité économique à tous les aspects de la pensée et de l’activité ; mise de l’État au service plein et entier de l’économie ; conception de l’État tout court comme une entreprise soumise à la rationalité du marché ; production du sujet moral comme sujet entrepreneur ; élaboration de la politique sociale selon ces critères : cette conjonction peut être interprétée moins comme une nouveauté radicale que comme une intensification de la saturation du social et du politique par le capital. En d’autres termes, on peut envisager la rationalité politique du néo-libéralisme comme la conséquence d’un stade du capitalisme, et y voir la simple confirmation de l’argument de Marx selon lequel le capital pénètre et transforme chaque aspect de la vie - remodelant tout à son image et réduisant chaque valeur et chaque activité à sa froide logique. La seule nouveauté serait ici la soumission flagrante et systématique à cette logique de l’État et de l’individu, de l’Église et de l’Université, de la morale, du sexe, du mariage et des loisirs (…). Une autre façon d’inscrire le néo-libéralisme dans la continuité du passé consisterait à le décrire en recourant, non à l’argument de Marx sur le capital, mais à la thèse de Weber sur la rationalisation. L’extension de la rationalité du marché à toutes les domaines - et particulièrement la réduction du jugement politique et moral à un calcul coûts/bénéfices - correspondrait précisément à cette éviction des valeurs positives par la rationalité instrumentale dont Weber a prédit qu’elle serait l’avenir d’un monde désenchanté.

Mais, si précieuses que soient la théorie marxiste du capital et la théorie webérienne de la rationalisation pour qui veut théoriser certains aspects du néo-libéralisme, ni l’une ni l’autre ne donne à voir la rupture historico-institutionnelle auquel il correspond, la substitution d’une forme de gouvernementalité par une autre, et donc les modalités de résistance qu’il rend caduques et celles qu’il faut inventer pour le combattre efficacement. Le néo-libéralisme n’est pas un avatar historique inévitable du capital ni de la rationalité instrumentale. Il n’est pas la suite logique des lois du capital ou de la rationalité instrumentale suggérée par une analyse marxiste ou webérienne. Il consiste plutôt en un agencement et un fonctionnement nouveaux et contingents des deux.

En outre, aucune de ces analyses ne rend compte du tournant auguré par le néo-libéralisme - qui fait passer les rationalités et les juridictions morales, économiques et politiques, de l’indépendance relative dont elles jouissaient dans les systèmes de démocratie libérale, à leur intégration discursive et pratique. La gouvernementalité néo-libérale mine l’autonomie relative de certaines institutions (la loi, les élections, la police, la sphère publique) les unes par rapport aux autres, et l’autonomie de chacune d’entre elles par rapport au marché. Or c’est grâce à cette indépendance qu’ont été jusqu’à présent préservés un intervalle et une tension entre l’économie politique capitaliste et le système politique démocrate libéral. Les conséquences de cette transformation sont considérables.

Marcuse s’inquiétait de la disparition de l’opposition dialectique à l’intérieur du système capitaliste, dès lors que ce système « distribue les biens » - c’est-à-dire à partir du moment où, vers le milieu du XXème siècle, une classe moyenne relativement satisfaite remplace les classes laborieuses pauvres dans lesquelles Marx voyait la contradiction destructrice de la richesse concentrée du capital. Le néo-libéralisme entraîne, quant à lui, l’érosion des oppositions politique, morale ou subjective qui s’expriment dans une démocratie libérale, mais qui ne relèvent pas de la rationalité capitaliste - l’érosion des institutions, des juridictions et des valeurs tributaires de l’existence de rationalités non marchandes dans les démocraties. Quand les principes démocratiques de gouvernance, les codes civils, voire la moralité religieuse, sont soumis au calcul économique, quand il n’est ni valeur ni bien qui lui échappe, alors disparaissent non seulement les foyers d’opposition à la rationalité capitaliste, mais aussi les foyers réformistes.

À ce titre, même si les analyses de gauche ont vu dans le système politique libéral un ordre permettant de légitimer, recouvrir et masquer les stratifications de la société opérées par le capitalisme, mais aussi par les hiérarchies entre les races, entre les sexes et entre les genres, il est également vrai que les principes de gouvernance de la démocratie libérale - le libéralisme comme doctrine politique - ont fonctionné comme une sorte de contre-feu à ces stratifications. Marx lui-même l’affirmait dans La question juive, les principes politiques formels d’égalité et de liberté (et les promesses d’autonomie et de dignité individuelles qu’ils font naître) représentent une conception alternative de l’humanité : des référents sociaux et moraux différents de ceux du système capitaliste dans le champ desquels ils sont affirmés. La démocratie libérale, vis à vis de l’économie capitaliste, est, du moins potentiellement, un Janus à deux visages : alors même qu’elle encode, reflète et légitime les relations sociales capitalistes, elle leur résiste, les contre et les tempère dans le même mouvement.

Plus simplement, la démocratie libérale a ouvert, au cours des deux siècles derniers, une modeste brèche éthique entre économie et politique. Même si la démocratie libérale fait siennes nombre de valeurs capitalistes (les droits de propriété, l’individualisme, les postulats hobbesiens qui sous-tendent tout contrat, etc.), la distinction formelle qu’elle établit entre les principes moraux et politiques d’une part et le système économique de l’autre a également servi de rempart contre l’horreur d’une vie intégralement régie par le marché et mesurée par ses valeurs. Cette brèche, la rationalité néo-libérale la referme en soumettant chaque aspect de la vie politique et sociale au calcul économique.

La démocratie libérale ne peut pas se soumettre à la gouvernementalité néo-libérale et y survivre. Il n’y a rien dans les institutions et les valeurs de base de la démocratie libérale - des élections libres, de la démocratie représentative ou des libertés individuelles équitablement distribuées jusqu’à un partage modéré du pouvoir ou même à une participation politique plus substantielle - qui réponde naturellement à l’exigence de contribution à la compétitivité économique, ou qui résiste à une analyse en termes de coûts/bénéfices. Or aujourd’hui, c’est la démocratie libérale qui sombre.

Le fait que « démocratie » soit le terme dont on affuble tant de mesures de politique intérieure ou d’entreprises impériales anti-démocratiques suggère que nous sommes dans un interrègne - ou, plus précisément, que le néo-libéralisme emprunte considérablement à l’ancien régime à des fins de légitimation, même s’il développe et promeut en même temps de nouveaux codes de légitimité. (…)