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vendredi 23 novembre 2018

Confrontation avec l'UE : où va l'Italie ? - Entretien avec Denis Collin






Denis Collin est agrégé de philosophie et enseignant. Spécialiste de Karl Marx, il a publié plusieurs ouvrages autour de la pensée de celui-ci. Plus récemment, il vient de publier Après la gauche (Perspectives libres, 2018). Bon connaisseur de l'Italie, il a accepté de répondre à quelques questions relatives à ce pays, alors que la confrontation Italie/Union européenne promet d'être longue.

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La coalition actuellement au pouvoir en Italie a engagé un bras de fer avec la Commission européenne autour de son projet de budget 2019. Elle refuse de modifier son projet de loi de Finances, qui prévoir un déficit de 2,4 % du PIB, alors même que le gouvernement précédent avait promis 0,8 % du PIB. Que pensez-vous de ce projet de budget ? Ne reste-t-il pas très néolibéral, finalement, même si je projet de « flat tax » n'a pas été à proprement parler mis en œuvre ?

Ce qui surprend tout observateur extérieur, c’est que ce projet de budget paraisse inacceptable par l’UE alors qu’il ne propose qu’un déficit de 2,4% contre 2,8% pour la France ! C’est Macron/Philippe et non Conte qui auraient dû recevoir les admonestations de Bruxelles. En outre, hors remboursement de la dette, le budget primaire italien est excédentaire et ce depuis plusieurs années – sur la dernière décennie, l’Italie est un bon élève européiste comparée à la France. Quand Moscovici déclare que l’économie italienne étant en surchauffe, elle n’a pas besoin d’un coup de pouce « keynésien », c’est une très mauvaise plaisanterie. La croissance italienne est à nouveau à 0 au dernier trimestre après une timide reprise. En outre les besoins de financements publics sont énormes, ne serait-ce que pour rétablir des infrastructures routières acceptables. Le drame du pont Morandi à Gênes a remis en lumière la dégradation du réseau routier laissé à l’abandon par les politiques austéritaires des gouvernements précédents. Si donc on devait faire un reproche à ce budget, c’est de n’être pas assez « keynésien », de ne pas prendre le taureau par les cornes. Il est vrai que Salvini est en fait un libéral sur le plan économique et que la baisse des impôts est son cheval de bataille (la fameuse « flat tax » qui revient à baisser l’impôt des plus riches). Et surtout Salvini n’a aucune intention de rompre définitivement les amarres avec l’UE et avec son allié intermittent, Silvio Berlusconi, dont le parti est membre du PPE. 

Certains analystes imaginent que Conte prépare déjà la rupture avec Bruxelles et la sortie de l’Italie de la zone euro, mais en faisant tout pour que la responsabilité en retombe sur les épaules de Bruxelles. Peut-être est-ce vrai. En France on ne parle que de Salvini, mais il n’est pas le gouvernement à lui seul et les ministres M5S sont loin d’être des imbéciles et ils semblent assez bien armés intellectuellement pour le bras de fer avec Bruxelles. Les membres du gouvernement Conte font régulièrement dire que, s’il le faut, l’Italie peut sortir sa propre monnaie, ce qui ferait exploser toute la zone euro.   

Une récente enquête de Médiapart explique pourquoi malgré ses contradictions internes la coalition actuellement au pouvoir est solide. Est-ce également votre avis ? Ne nous a-t-on pas dit et redit qu'il s'agissait de « l'alliance de la carpe et du lapin » ?

La solidité du gouvernement repose sur l’intérêt mutuel des deux partenaires qui se sont partagé les ministères mais sont aussi les représentants des deux parties de l’Italie : M5S au Sud, Lega au Nord. Leurs électorats sont aussi assez différents et la coalition se trouve ainsi très majoritaire. Mais les sujets de friction ne manquent pas. Salvini est partisan du TAV (le TGV Lyon-Turin) et le M5S est très engagé dans les mouvements « no Tav ». Et cette bataille est en Italie un marqueur politique important. Mais surtout Salvini et la Lega n’abandonnent pas la perspective d’une fédéralisation plus large de l’Italie. La Vénétie a voté par référendum son autonomie et les autres régions administrées par la droite et la Lega pourraient être tentées par la même orientation. Pour l’heure, ça ne change pas grand-chose aux pouvoirs des régions qui sont déjà bien plus étendus qu’en France. Mais la promesse que le Nord riche cesse de payer des impôts pour le Sud plus pauvre fait partie des « fondamentaux » de la Lega. Au contraire, le M5S veut garantir que l’État italien sera encore capable de transférer de l’argent vers le Sud – qui a encore de gros besoins en dépit des importants progrès accomplis au cours des dernières décennies. En gros Salvini est toujours un partisan de l’affaiblissement de l’État à l’inverse de Conte-Di Maio. Il y a beaucoup d’autres sujets de friction, comme, en ce moment, la question des incinérateurs et plus généralement toutes les questions qui touchent à l’environnement.

Enfin, après les élections européennes, les cartes pourraient être rebattues. Au niveau local, la Lega est toujours en coalition avec Forza Italia de Berlusconi et Salvini pourrait aller vers des élections anticipées avec en vue la reconstitution d’une alliance majoritaire de « centrodestra » dans laquelle cette fois Silvio Berlusconi occuperait la seconde position, comme force d’appoint d’un gouvernement Salvini. Le M5S retournerait alors à son statut de mouvement « gazeux » en ayant perdu dans l’affaire pas mal de plumes. 

Il se pourrait cependant que l’évolution de la Lega et de Salvini soit plus complexe que cette première approche donne à croire. Le passage de la Lega-Nord à la Lega va au-delà d’un changement de sigle. La « nationalisation » du parti s’est accompagnée d’une opération de changement profond dans l’appareil du « Carroccio  » après l’élimination du fondateur, Umberto Bossi qui s’était fait prendre les mains dans le pot de confiture. La composante xénophobe et parfois raciste de la Lega existe bien, mais le racisme était jadis tourné contre les Italiens du Sud, ceux qu’au Nord on appelle parfois « terroni » ce qu’on peut traduire en français par « culs-terreux ». Du moment que le parti est national, cette rhétorique anti-Sud ne peut plus fonctionner. La Lega Nord était très européiste (comme toutes les régions européennes candidates à la sécession d’avec leur État-nation. La Lega-Salvini est « eurosceptique » même si Salvini a toujours affirmé qu’il ne voulait pas la rupture avec l’UE – tout comme le Hongrois Orban d’ailleurs, un des piliers du PPE, que Salvini présente comme son ami. 

Pour donner un dernier argument en faveur de la solidité du gouvernement, on notera que ce qui unit les deux partis, M5S et Lega, au-delà des arrangements de circonstance, c’est un certain attachement à l’identité italienne et la volonté de redonner aux Italiens une certaine fierté d’être Italiens. Le M5S est, sur bien des points, plutôt proche de la France Insoumise, mais il est hostile à l’immigrationnisme que l’on trouve dans les diverses composantes du « centrosinistra ».

Un dernier mot sur ce point : la montée des Cinque Stelle (M5S) et de la Lega et la formation de ce gouvernement, qui nous paraît extravagant vu de France, est possible parce que l’Italie est une république parlementaire qui permet l’expression de la volonté populaire. Nous, nous avons une république semi-bonapartiste qui verrouille toute la vie politique et commence à produire des phénomènes inquiétants de décomposition.

Dans un article publié sur votre site, vous expliquez qu'il faut « cesser de regarder aujourd’hui avec les lunettes d’hier et de parler de fascisme à toutes les sauces ». Selon vous, la Ligue ne serait pas un mouvement fasciste. Quelles sont donc les différences notables avec le fascisme et comment caractériser le mouvement dirigé par Salvini ?

Le fascisme est une affaire sérieuse et traiter de fasciste toute personne qui vous est antipathique n’est pas une bonne manière de faire de l’analyse politique. Il y a, schématiquement, trois composantes pour faire un parti fasciste ou un État fasciste :
1) Un projet totalitaire. Le mot totalitaire est même à l’origine celui par lequel Mussolini définissait son projet – pour lui ce n’était pas une injure. Un projet totalitaire suppose l’absorption de la société civile dans l’État, le régime de parti unique, l’intégration des syndicats à l’État, etc. Il n’y a rien de tel dans la Lega, ni de près ni de loin. 
2) Le soutien du grand capital ou au moins d’une importante fraction du grand capital. Daniel Guérin dans La Peste brune avait bien montré que c’était une autre caractéristique fondamentale du fascisme. En Italie, le grand capital est européiste. La bourse de Milan n’aime pas du tout les extravagances du gouvernement. Les journaux favoris de la bourgeoisie milanaise, le Corriere della Sera à droite et la Repubblica à gauche tirent à boulets rouges sur Salvini.
3) La mobilisation violente contre les opposants, contre les boucs-émissaires et les syndicats. À Paris, on parle parfois de vague raciste en Italie. C’est la preuve que les « antifascistes » professionnels ne mettent pas les pieds en Italie. Il n’y a même pas de vague anti-française, mais seulement beaucoup d’agacement à l’endroit des donneurs de leçons de l’actuel gouvernement français. Il y a bien quelques mouvements violents autour de Casa Pound, mais ce n’est pas plus important que les « identitaires » français et les vrais fascistes violents sont aujourd’hui bien moins nombreux et bien moins puissants que dans les années 1970 – pour se rappeler cette période, il faut lire La Repubblica della stragi (« La République des massacres »), publié sous la direction de Salvatore Borsellino en 2018. Pas de squadristi salvinistes, pas d’attaques des locaux syndicaux, pas de chefs de gauche « purgés » à l’huile de ricin, pas de député PD assassiné…

L’antifascisme en l’absence de fascisme, cette posture que brocardait déjà Pier Paolo Pasolini, tel est l’antifascisme de beaucoup des opposants à Salvini. La Lega est un parti « bourgeois », partisan de la propriété capitaliste, et assez réactionnaire au sens strict, mais nullement un parti fasciste. Ou alors il faudra dire que finalement le fascisme ce n’était pas si grave !


Vous venez de publier un livre intitulé « Après la gauche ». Pourquoi n'y a-t-il a gauche en Italie, un pays où le parti communiste fut pourtant si puissant ? Le M5S n'est-il pas une nouvelle forme de gauche ?

Effectivement, la gauche en Italie fut sans doute plus puissante qu’en France à travers un parti communiste arrivé en tête, devant la démocratie chrétienne, quelques années avant de s’auto-dissoudre. Ce parti gouvernait des régions comme l’Émilie-Romagne ou la Toscane dans lesquelles il n’était pas seulement une puissance politique mais aussi une puissance économique à travers un vaste réseau de coopératives. C’était un parti ouvrier mais aussi paysan, exerçant un puissant attrait sur les classes intellectuelles et même dans l’ancienne aristocratie – les princes et ducs rouges ne manquaient pas ! A côté du PCI, il y avait un PS non négligeable, héritier en partie du mouvement antifasciste et du parti d’action. Après 1968, il y avait une extrême-gauche importante qu’on ne réduira pas aux groupes armés. 

De tout cela il ne reste rien ou presque. Le Parti Démocrate n’est pas un parti de gauche, mais une coalition de centristes et de gens de gauche passés au libéralisme économique. Il ne se reconnait pas dans la tradition social-démocrate et Matteo Renzi est une version italienne de Macron. De l’ancienne composante du PD issue du PCI, il ne reste même presque rien. Ce sont les affairistes et les gens de la démocratie chrétienne (DC) qui ont le contrôle du PD. Un certain nombre de personnalité PDistes ont repris leur liberté et participé à la fondation d’un groupe à gauche du PD, « Liberi e Uguali » (LeU, « Libres et égaux ») mais ce groupe a échoué électoralement (14 députés et 4 sénateurs élus) tout simplement parce qu’il a un passé chargé (Bersani, pour parler que de lui, n’est pas un perdreau de l’année) et qu’il reste attaché aux fondamentaux sociaux-libéraux et européistes du PD. Il a éclaté au cours de cet automne sans que l’on sache clairement ce qui pourra en sortir. 

Le M5S a récupéré une bonne partie de l’électorat de gauche et d’extrême-gauche mais il a aussi pris à droite et au centre. Cependant, il ne se réclame à aucun titre la tradition de la gauche italienne. Certaines de ses idées viennent de la gauche (mais elles étaient aussi partagées par la droite sociale, qui existait dans la DC) et d’autres, comme la décroissance, ne sont clairement ni de droite ni de gauche. C’est autre chose. Ce n’est pas non plus un parti de masse à l’ancienne (à la différence de la Lega) mais un mouvement où la plate-forme internet joue un rôle central. Beppe Grillo, qui continue sa carrière de comique, continue de donner la ligne, bien que les différents lieutenants en fassent un peu à leur tête. Plusieurs députés « cinquestellistes » ont refusé de voter la loi Salvini sur l’immigration et la sécurité et la discipline n’est pas la principale force de ce mouvement. 

Sur la question de l'immigration et dans le cadre, notamment, de la « crise des migrants », trouvez-vous légitime que les Italiens se disent « abandonnés » par l'Europe ? Comment expliquer que les deux partis de gouvernement, si différents soient-ils, semblent s'accorder sur l'idée du contrôle le plus strict de l'immigration ?

Il est évident que l’Italie a assumé très largement la charge de la crise migratoire pour des raisons géographiques compréhensibles. On a beaucoup parlé des bateaux humanitaires, mais la marine italienne a assumé pendant longtemps l’essentiel de secours. L’État italien a dépensé pas mal d’argent pour accueillir les réfugiés et de larges pans de la société italienne se sont mobilisés pour aider ces pauvres gens. Si on prend les chiffres globaux, il n’y a certes pas plus d’étrangers en Italie que dans beaucoup d’autres pays d’Europe et cette immigration est bien plus une immigration roumaine, albanaise ou marocaine qu’une immigration de gens arrivés sur des radeaux de fortune à Lampedusa ou Bari. Mais les 700.000 « boat people » accueillis au cours des cinq dernières ont créé un choc politique. Notons, par ailleurs, que l’Italie a naturalisé 1 million d’étrangers au cours des 15 dernières années. Tout cela pose des problèmes compliqués : budgétaires d’abord – on somme l’Italie d’être humanitaire mais elle doit tenir son budget – mais aussi d’intégration dans un pays dont la population diminue et dans lequel il y a plus de gens de plus 60 ans que de gens de moins de 30 ans. Beaucoup d’Italiens ont le sentiment que leur pays va disparaître et qu’ils seront « remplacés ». 

Maintenant quand on regarde le détail des mesures prises par le gouvernement actuel, on s’aperçoit que c’est à peine au niveau répressif de la France. Chose à la fois désolante et quasi comique : pour arriver en Italie en venant de France, vous n’avez aucun problème mais pour repartir d’Italie, vous trouvez des contrôles policiers français à peu près partout pour empêcher l’entrée d’immigrants illégaux. Il est même arrivé à la gendarmerie française de faire des rafles d’immigrés (mineurs inclus) et de les transporter nuitamment en Italie, en ne prévenant que le lendemain les autorités italiennes. Évidemment Salvini en a fait ses choux gras. Mais pendant ce temps, M. Macron et ses « collaborateurs » donnent des leçons de « progressisme » à la terre entière et à la « lèpre populiste » italienne en particulier.

Si l’immigration est l’objet d’un grand tapage politico-médiatique, personne en Italie ne demande l’arrêt de l’immigration – une telle mesure provoquerait d’abord une grave crise dans le maraîchage de la Calabre ou des Pouilles. Et Salvini précise pour qui veut l’entendre qu’il veut des immigrés honnêtes et pas des voyous…  Du reste les campagnes de Salvini sont dirigées en premier lieu contre les Roms, immigrés intra-européens, donc à peine des immigrés. Dans ce cas, il s’agit peut-être de défendre les mafias purement italiennes contre la concurrence déloyale des mafias roms… 

L'Italie vous semble-t-elle en mesure de résister durablement aux pressions européennes ? Quels sont ses atouts pour y parvenir ? Pourrait-elle finir, ainsi que l'annonçait Joseph Stiglitz en 2016, par sortir de l'euro ?

Les pressions de l’UE ont déjà commencé et pour l’heure le gouvernement ne semble pas prêt à reculer. L’Italie n’est pas la Grèce et les sbires de la finance risquent de se casser les dents. L’Italie, en effet est la deuxième puissance industrielle d’Europe, derrière l’Allemagne, car elle a gardé un tissu industriel dans le Nord mais aussi au Sud. Elle est également une puissance agricole. Elle exporte sa gastronomie, mais aussi son vin. La capitale de la mode et du luxe est autant, si ce n’est plus, Milan que Paris. Et si la dette publique italienne est plus importante que celle de la France, elle est tenue à plus des deux tiers par les Italiens eux-mêmes ce qui donne un sérieux avantage. En outre l’Italie est contributeur net au budget européen. Si on la prive de ses subventions européennes, elle pourra refuser de payer sa contribution et y gagnera et les prétentieux du genre Moscovici auront de bonnes raisons de trembler, cette fois. C’est pourquoi, à la dernière réunion de l’Eurogroupe, le ministre italien Tria a déclaré que l’Italie est forte et qu’il n’était pas question de changer le budget et que le verdict de l’UE lui était indifférent. Même dans les milieux d’affaires, on commence à trouver stupide de vouloir « punir l’Italie » qui a le gouvernement le plus populaire de la zone euro.

Le gros handicap de l’Italie est la fragilité de son secteur financier, largement passé entre les mains des banques françaises – qui du coup auraient beaucoup à perdre en cas de crise avec l’Italie – et surtout sa démographie. Démographie déclinante et croissance atone sont liées et du coup le chômage reste très important et beaucoup de jeunes s’expatrient. Ce qui aggrave le déclin démographique… Un cercle vicieux duquel il est difficile de sortir sans faire plus d’enfants ou sans faire appel à l’immigration….




lundi 28 mai 2018

Christophe Bouillaud : "Les prochaines élections italiennes pourraient apparaître comme un référendum sur la souveraineté nationale".




Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l'Institut d'Etudes politiques de Grenoble. Il est spécialiste de la vie politique italienne et, plus généralement, de la vie politique européenne. Il tient un excellent blog que l'on peut consulter ici.

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Un coup de théâtre vient de se produire en Italie. La coalition composée de la Ligue et du M5S, qui avait le soutien de la majorité des électeurs italiens, ne verra pas le jour, le président Mattarella ayant refusé de nommer l'eurosceptique Paolo Savona au poste de ministre des Finances. Pourriez-vous nous rappeler comment fonctionnent les institutions italiennes et quels sont les prérogatives exactes du président de la République. Mattarella est-il dans les clous du droit, ou l'a-t-il violé ?
L'Italie est depuis 1946-1948 une république parlementaire. Le Président de la République dispose donc des prérogatives classiques en pareil cas. Elles sont l'héritage de la monarchie constitutionnelle qui a précédé l'actuelle République, où effectivement le roi avait une grande latitude pour choisir ses ministres et le premier d'entre eux. De fait, lors de la formation d'un gouvernement, c'est le Président seul qui dispose du pouvoir de donner à quelqu'un ou quelqu'une la charge de former un exécutif. Ce dernier doit ensuite bénéficier de la confiance des deux Chambres – Sénat et Chambre des députés - pour disposer des pleins pouvoirs gouvernementaux. Il allait de soi jusqu'à hier que c'était l'existence même d'une majorité parlementaire, au moins possible si ce n'est certaine, qui déterminait principalement la formation d'un gouvernement. Qu'un Président de la République mette publiquement un veto de nature politique - et non pas personnelle - sur une personnalité du futur gouvernement, ainsi empêché d'aller vérifier l'existence effective de sa majorité parlementaire, n'est jamais arrivé, tout au moins jamais jusqu'à provoquer une crise d'une telle nature. Cependant la relative imprécision de la norme constitutionnelle sur le choix des ministres – issue de l'histoire constitutionnelle italienne depuis 1848 - peut être utilisée pour justifier ce choix inédit de Mattarella, tout comme les réformes constitutionnelles ayant intégré le droit européen dans le droit constitutionnel italien.
Quoi qu'il en soit, le Président de la République italienne se trouve vraiment, à mon sens, aux limites du droit constitutionnel italien. Les constitutionnalistes vont sans doute discuter longtemps sur ce choix. Pour moi, Mattarella trahit surtout l'esprit de la Constitution, ainsi que la pratique en vigueur depuis 1948, qui veut que ce soit l'existence d'une majorité dans les deux Chambres qui soit la condition essentielle pour former le gouvernement.

Un gouvernement technique va probablement être nommé. Ce n'est pas la première fois, le précédent ayant été celui de Mario Monti, ancien commissaire européen. Qui sera-ce cette fois ? Ce gouvernement bénéficiera-t-il du soutien du Parlement italien de manière à pouvoir agir ?
C'est là que les choses deviennent très problématiques tout de même. Mattarella semble vouloir nommer à la tête de ce gouvernement technique Carlo Cottarelli, un haut fonctionnaire qui est passé par le FMI et qui a déjà été Haut commissaire à la Spending Review sous le gouvernement Renzi – une caricature de cost-killer. Il est évident que Cottarelli n'aura pas la confiance des deux Chambres. Une fois pressenti, il a d'ailleurs déjà promis de démissionner immédiatement faute de confiance des Chambres et de se contenter d'expédier les affaires courantes jusqu'aux élections. A ce compte-là, il aurait mieux valu garder le gouvernement Gentiloni – mais il est vrai que cela voulait dire empêcher les membres de ce cabinet, dont Gentiloni lui-même, de faire campagne. Par ailleurs, on sentait une lassitude de ce dernier à assumer cette tâche ingrate.
La situation est donc bien différente de celle créé par le gouvernement Monti en 2011. Ce dernier était appuyé par tous les grands partis présents au Parlement, sauf par... la Ligue du Nord, pas encore dirigée par Matteo Salvini à l'époque. En réalité, tous les autres gouvernements techniques depuis 1993 (Ciampi, Dini, Monti), ont toujours eu une majorité dans les deux Chambres. Ils étaient donc régulièrement dotés des pouvoirs normaux d'un gouvernement. Dans le cas présent, Mattarella va créer un gouvernement dont il sait d'avance qu'il n'a pas de majorité. On est vraiment au delà de la pratique constitutionnelle ordinaire.
Pour autant et en dépit de ses conditions d'apparition, ce gouvernement Cottarelli ne sera pas dans l'incapacité totale de gouverner en pratique. Il représentera l'Italie au sommet européen de juin prochain, et fera sans doute les ajustements budgétaires réputés nécessaires en passant par des décrets-lois. Et cela jusqu'à la formation d'un gouvernement après les élections encore à venir.

Quelles sont les forces qui sortent renforcées de cet épisode ? La Ligue et le M5S ne risquent-ils pas de triompher au prochaines élections, et la situation d'être à nouveau bloquée ?
Tout le monde est un peu perdant dans cette situation, sauf ceux qui pensent que les marchés ont toujours raison et que les électeurs italiens ont mal voté en mars.
Il y a beaucoup d'éléments à prendre en compte. Tout d'abord, il faut voir si on repart à la bataille électorale avec la même loi électorale. Salvini propose au M5S de la changer. Est-ce même possible de changer la loi électorale dans un délai bref pour voter début septembre ? Et quelle loi choisir ? Il faudrait d'ailleurs, en plus, que Mattarella accepte de promulguer cette loi électorale faite par le M5S et la Ligue...
Ensuite, les alliances. Est-ce que l'alliance des droites va résister au mariage presque consommé de la Ligue et du M5S ? Dans le cas contraire, est-ce que le M5S et la Ligue peuvent finir par s'allier électoralement, ou est-ce que la Ligue devra aller seule à la bataille, avec éventuellement quelques petits partis néofascistes ou nationalistes à ses côtés ? Que se passe-t-il par ailleurs à gauche ? Est-ce que le PD se retrouve des alliés à sa gauche en renouant un lien avec les petites formations regroupées dans « Libres et égaux » ? Ou est-ce qu'une partie de ces dernières adoptent un souverainisme de gauche ? Dans ce dernier cas, quel serait alors leur lien avec le M5S ?l
Quid par ailleurs de la question des leaders, si importants dans la compétition électorale contemporaine ? Le paradoxe, est que le camp europhile n'a plus d'autre leaders que Sergio Mattarella, Matteo Renzi et Paolo Gentiloni, c'est à dire les deux derniers Présidents du Conseil, et … le désormais très modéré - mais néanmoins précurseur de tous les populismes contemporains - Silvio Berlusconi. Tous sont des hommes clivants et moyennement populaires, notamment Renzi et Berlusconi. Le PD est de surcoît dirigé par une direction provisoire sans grand relief. Renzi va-t-il réussir à en reprendre la direction ? Ou créera-t-il son parti personnel à la Macron ?
Enfin, il faut compter avec les dynamiques de l'opinion, avec son évolution possible. Mattarella et ceux qui l'ont conseillé parient manifestement sur le fait qu'une majorité d'Italiens ressent, selon les sondages disponibles, une peur panique de sortir de l'euro. D'ailleurs, les deux partis vainqueurs de mars 2018 avaient peu évoqué ce thème, en tout cas pas directement. Ils ne l'avaient fait de manière sous-jacente en présentant des programmes qualifiés de « dépensiers » par leurs opposants, par les économistes dominants et par la grande presse. En provoquant une nouvelle élection à brève échéance, Mattarella espère sans doute que l'euro sera cette fois au centre du débat, et que les Italiens, cette fois, voteront prudemment pour les deux partis pro-statu quo : le Parti Démocrate et Forza Italia. Cela vaut en particulier pour l'électorat du sud du pays, réputé versatile et sensible aux seuls arguments matérialistes. Le Président italien, toutefois, sous-estime peut-être une chose. Certes les épargnants ou les personnes âgées forment une masse considérable d'électeurs en Italie, plutôt défavorable à toute aventure monétaire. Mais la situation pourrait finir par apparaître aux yeux de nombreux électeurs comme un référendum sur la souveraineté des Italiens sur leurs propres affaires.
Que peut donner un scrutin où l'euro sera sans doute au centre des débats ? En fait, personne ne le sait. Entre ces deux tendances fondamentales - peur conservatrice pour l'épargne d'une vie, et sentiment d'un orgueil national blessée – nul ne peut prédire laquelle l'emportera. Personnellement, je pense que cet épisode va plutôt nuire au M5S dont le leadership me semble à ce stade moins incisif que celui de la Ligue. Cependant Matteo Salvini aura fort à faire pour gérer son meilleur allié/ennemi, Silvio Berlusconi. En somme, la situation est extrêmement incertaine.

La coalition Ligue/M5S prévoyait une politique migratoire très dure, qui ne semble pas avoir gêné outre-mesure le président Mattarella. C'est sur la question de la monnaie unique européenne que le blocage s'est produit. Comment l'expliquez-vous ?
C'est très significatif en effet. Nous ne sommes plus en 2000, lorsque l'alliance ÖVP/FPÖ en Autriche avait fait scandale parmi les autres gouvernements européens. Les autorités européennes ne sont plus gênées outre-mesure par ce qui va dans le sens de la restriction migratoire. D'autant moins que la majorité des gouvernements européens vont eux-mêmes dans cette direction, y compris des gouvernements officiellement centristes et partisans de la mondialisation comme en France. Matteo Salvini se plaisait d'ailleurs à citer la politique migratoire du gouvernement français actuel et à le présenter comme un modèle à suivre. Être contre « l'invasion migratoire » quand on gouverne un pays européen, cela va désormais de soi. En revanche, remettre en cause la monnaie unique - ou simplement vouloir discuter de son fonctionnement ainsi que c'était prévu dans le contrat de gouvernement entre la Ligue et le M5S - est apparemment chose bien trop radicale par les temps qui courent.

Pourquoi n'existe-t-il plus, en Italie, d'alternative crédible à gauche ?
Pour résumer, disons que le PCI – le principal parti de gauche en Italie entre 1946 et 1989 - s'est converti à la social-démocratie au début des années 1990, et a dans le même temps a adopté l'Europe comme son unique credo. Il a entraîné avec lui tout le reste de la gauche et du centre-gauche, et l'Europe est devenu leur seul horizon. Cela vaut également pour les ex-membres du Parti démocrate (héritier lointain du PCI). C'est un peu différent pour le regroupement « Libres et Égaux » qui a été constitué par des dissidents du PD et qui se situait à gauche de celui-ci. Ce regroupement était divisé entre des pro-européens à la PD, et des euro-dubitatifs. Mais l'électorat de gauche n'a du coup rien compris au message, et quand il était mécontent de la politique économique et sociale liée à l'insertion de l'Italie dans la zone euro, il s'est essentiellement tourné vers le M5S.
L'un des enjeux des prochaines élections sera d'ailleurs de voir comment se positionnent les modérés euro-dubitatifs de gauche, inscrits dans le cadre de « Libres et égaux ». Vont-ils s'allier au M5S ? Faire leur petite liste à part sans espoir d'avoir des élus ? Ou vont-ils se radicaliser et se rallier aux extrémistes de « Pouvoir au Peuple », qui essaye de relancer l'idée communiste en Italie ? En tout état de cause, il faudrait un miracle pour que la « gauche de la gauche » joue un rôle important dans le Parlement à élire. Sur la question migratoires, son discours est très peu populaire dans l'électorat. Et sur les questions économiques et sociales, le créneau de la radicalité anti-euro est désormais occupée par la Ligue, les néofascistes et le M5S.