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vendredi 23 novembre 2018

Confrontation avec l'UE : où va l'Italie ? - Entretien avec Denis Collin






Denis Collin est agrégé de philosophie et enseignant. Spécialiste de Karl Marx, il a publié plusieurs ouvrages autour de la pensée de celui-ci. Plus récemment, il vient de publier Après la gauche (Perspectives libres, 2018). Bon connaisseur de l'Italie, il a accepté de répondre à quelques questions relatives à ce pays, alors que la confrontation Italie/Union européenne promet d'être longue.

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La coalition actuellement au pouvoir en Italie a engagé un bras de fer avec la Commission européenne autour de son projet de budget 2019. Elle refuse de modifier son projet de loi de Finances, qui prévoir un déficit de 2,4 % du PIB, alors même que le gouvernement précédent avait promis 0,8 % du PIB. Que pensez-vous de ce projet de budget ? Ne reste-t-il pas très néolibéral, finalement, même si je projet de « flat tax » n'a pas été à proprement parler mis en œuvre ?

Ce qui surprend tout observateur extérieur, c’est que ce projet de budget paraisse inacceptable par l’UE alors qu’il ne propose qu’un déficit de 2,4% contre 2,8% pour la France ! C’est Macron/Philippe et non Conte qui auraient dû recevoir les admonestations de Bruxelles. En outre, hors remboursement de la dette, le budget primaire italien est excédentaire et ce depuis plusieurs années – sur la dernière décennie, l’Italie est un bon élève européiste comparée à la France. Quand Moscovici déclare que l’économie italienne étant en surchauffe, elle n’a pas besoin d’un coup de pouce « keynésien », c’est une très mauvaise plaisanterie. La croissance italienne est à nouveau à 0 au dernier trimestre après une timide reprise. En outre les besoins de financements publics sont énormes, ne serait-ce que pour rétablir des infrastructures routières acceptables. Le drame du pont Morandi à Gênes a remis en lumière la dégradation du réseau routier laissé à l’abandon par les politiques austéritaires des gouvernements précédents. Si donc on devait faire un reproche à ce budget, c’est de n’être pas assez « keynésien », de ne pas prendre le taureau par les cornes. Il est vrai que Salvini est en fait un libéral sur le plan économique et que la baisse des impôts est son cheval de bataille (la fameuse « flat tax » qui revient à baisser l’impôt des plus riches). Et surtout Salvini n’a aucune intention de rompre définitivement les amarres avec l’UE et avec son allié intermittent, Silvio Berlusconi, dont le parti est membre du PPE. 

Certains analystes imaginent que Conte prépare déjà la rupture avec Bruxelles et la sortie de l’Italie de la zone euro, mais en faisant tout pour que la responsabilité en retombe sur les épaules de Bruxelles. Peut-être est-ce vrai. En France on ne parle que de Salvini, mais il n’est pas le gouvernement à lui seul et les ministres M5S sont loin d’être des imbéciles et ils semblent assez bien armés intellectuellement pour le bras de fer avec Bruxelles. Les membres du gouvernement Conte font régulièrement dire que, s’il le faut, l’Italie peut sortir sa propre monnaie, ce qui ferait exploser toute la zone euro.   

Une récente enquête de Médiapart explique pourquoi malgré ses contradictions internes la coalition actuellement au pouvoir est solide. Est-ce également votre avis ? Ne nous a-t-on pas dit et redit qu'il s'agissait de « l'alliance de la carpe et du lapin » ?

La solidité du gouvernement repose sur l’intérêt mutuel des deux partenaires qui se sont partagé les ministères mais sont aussi les représentants des deux parties de l’Italie : M5S au Sud, Lega au Nord. Leurs électorats sont aussi assez différents et la coalition se trouve ainsi très majoritaire. Mais les sujets de friction ne manquent pas. Salvini est partisan du TAV (le TGV Lyon-Turin) et le M5S est très engagé dans les mouvements « no Tav ». Et cette bataille est en Italie un marqueur politique important. Mais surtout Salvini et la Lega n’abandonnent pas la perspective d’une fédéralisation plus large de l’Italie. La Vénétie a voté par référendum son autonomie et les autres régions administrées par la droite et la Lega pourraient être tentées par la même orientation. Pour l’heure, ça ne change pas grand-chose aux pouvoirs des régions qui sont déjà bien plus étendus qu’en France. Mais la promesse que le Nord riche cesse de payer des impôts pour le Sud plus pauvre fait partie des « fondamentaux » de la Lega. Au contraire, le M5S veut garantir que l’État italien sera encore capable de transférer de l’argent vers le Sud – qui a encore de gros besoins en dépit des importants progrès accomplis au cours des dernières décennies. En gros Salvini est toujours un partisan de l’affaiblissement de l’État à l’inverse de Conte-Di Maio. Il y a beaucoup d’autres sujets de friction, comme, en ce moment, la question des incinérateurs et plus généralement toutes les questions qui touchent à l’environnement.

Enfin, après les élections européennes, les cartes pourraient être rebattues. Au niveau local, la Lega est toujours en coalition avec Forza Italia de Berlusconi et Salvini pourrait aller vers des élections anticipées avec en vue la reconstitution d’une alliance majoritaire de « centrodestra » dans laquelle cette fois Silvio Berlusconi occuperait la seconde position, comme force d’appoint d’un gouvernement Salvini. Le M5S retournerait alors à son statut de mouvement « gazeux » en ayant perdu dans l’affaire pas mal de plumes. 

Il se pourrait cependant que l’évolution de la Lega et de Salvini soit plus complexe que cette première approche donne à croire. Le passage de la Lega-Nord à la Lega va au-delà d’un changement de sigle. La « nationalisation » du parti s’est accompagnée d’une opération de changement profond dans l’appareil du « Carroccio  » après l’élimination du fondateur, Umberto Bossi qui s’était fait prendre les mains dans le pot de confiture. La composante xénophobe et parfois raciste de la Lega existe bien, mais le racisme était jadis tourné contre les Italiens du Sud, ceux qu’au Nord on appelle parfois « terroni » ce qu’on peut traduire en français par « culs-terreux ». Du moment que le parti est national, cette rhétorique anti-Sud ne peut plus fonctionner. La Lega Nord était très européiste (comme toutes les régions européennes candidates à la sécession d’avec leur État-nation. La Lega-Salvini est « eurosceptique » même si Salvini a toujours affirmé qu’il ne voulait pas la rupture avec l’UE – tout comme le Hongrois Orban d’ailleurs, un des piliers du PPE, que Salvini présente comme son ami. 

Pour donner un dernier argument en faveur de la solidité du gouvernement, on notera que ce qui unit les deux partis, M5S et Lega, au-delà des arrangements de circonstance, c’est un certain attachement à l’identité italienne et la volonté de redonner aux Italiens une certaine fierté d’être Italiens. Le M5S est, sur bien des points, plutôt proche de la France Insoumise, mais il est hostile à l’immigrationnisme que l’on trouve dans les diverses composantes du « centrosinistra ».

Un dernier mot sur ce point : la montée des Cinque Stelle (M5S) et de la Lega et la formation de ce gouvernement, qui nous paraît extravagant vu de France, est possible parce que l’Italie est une république parlementaire qui permet l’expression de la volonté populaire. Nous, nous avons une république semi-bonapartiste qui verrouille toute la vie politique et commence à produire des phénomènes inquiétants de décomposition.

Dans un article publié sur votre site, vous expliquez qu'il faut « cesser de regarder aujourd’hui avec les lunettes d’hier et de parler de fascisme à toutes les sauces ». Selon vous, la Ligue ne serait pas un mouvement fasciste. Quelles sont donc les différences notables avec le fascisme et comment caractériser le mouvement dirigé par Salvini ?

Le fascisme est une affaire sérieuse et traiter de fasciste toute personne qui vous est antipathique n’est pas une bonne manière de faire de l’analyse politique. Il y a, schématiquement, trois composantes pour faire un parti fasciste ou un État fasciste :
1) Un projet totalitaire. Le mot totalitaire est même à l’origine celui par lequel Mussolini définissait son projet – pour lui ce n’était pas une injure. Un projet totalitaire suppose l’absorption de la société civile dans l’État, le régime de parti unique, l’intégration des syndicats à l’État, etc. Il n’y a rien de tel dans la Lega, ni de près ni de loin. 
2) Le soutien du grand capital ou au moins d’une importante fraction du grand capital. Daniel Guérin dans La Peste brune avait bien montré que c’était une autre caractéristique fondamentale du fascisme. En Italie, le grand capital est européiste. La bourse de Milan n’aime pas du tout les extravagances du gouvernement. Les journaux favoris de la bourgeoisie milanaise, le Corriere della Sera à droite et la Repubblica à gauche tirent à boulets rouges sur Salvini.
3) La mobilisation violente contre les opposants, contre les boucs-émissaires et les syndicats. À Paris, on parle parfois de vague raciste en Italie. C’est la preuve que les « antifascistes » professionnels ne mettent pas les pieds en Italie. Il n’y a même pas de vague anti-française, mais seulement beaucoup d’agacement à l’endroit des donneurs de leçons de l’actuel gouvernement français. Il y a bien quelques mouvements violents autour de Casa Pound, mais ce n’est pas plus important que les « identitaires » français et les vrais fascistes violents sont aujourd’hui bien moins nombreux et bien moins puissants que dans les années 1970 – pour se rappeler cette période, il faut lire La Repubblica della stragi (« La République des massacres »), publié sous la direction de Salvatore Borsellino en 2018. Pas de squadristi salvinistes, pas d’attaques des locaux syndicaux, pas de chefs de gauche « purgés » à l’huile de ricin, pas de député PD assassiné…

L’antifascisme en l’absence de fascisme, cette posture que brocardait déjà Pier Paolo Pasolini, tel est l’antifascisme de beaucoup des opposants à Salvini. La Lega est un parti « bourgeois », partisan de la propriété capitaliste, et assez réactionnaire au sens strict, mais nullement un parti fasciste. Ou alors il faudra dire que finalement le fascisme ce n’était pas si grave !


Vous venez de publier un livre intitulé « Après la gauche ». Pourquoi n'y a-t-il a gauche en Italie, un pays où le parti communiste fut pourtant si puissant ? Le M5S n'est-il pas une nouvelle forme de gauche ?

Effectivement, la gauche en Italie fut sans doute plus puissante qu’en France à travers un parti communiste arrivé en tête, devant la démocratie chrétienne, quelques années avant de s’auto-dissoudre. Ce parti gouvernait des régions comme l’Émilie-Romagne ou la Toscane dans lesquelles il n’était pas seulement une puissance politique mais aussi une puissance économique à travers un vaste réseau de coopératives. C’était un parti ouvrier mais aussi paysan, exerçant un puissant attrait sur les classes intellectuelles et même dans l’ancienne aristocratie – les princes et ducs rouges ne manquaient pas ! A côté du PCI, il y avait un PS non négligeable, héritier en partie du mouvement antifasciste et du parti d’action. Après 1968, il y avait une extrême-gauche importante qu’on ne réduira pas aux groupes armés. 

De tout cela il ne reste rien ou presque. Le Parti Démocrate n’est pas un parti de gauche, mais une coalition de centristes et de gens de gauche passés au libéralisme économique. Il ne se reconnait pas dans la tradition social-démocrate et Matteo Renzi est une version italienne de Macron. De l’ancienne composante du PD issue du PCI, il ne reste même presque rien. Ce sont les affairistes et les gens de la démocratie chrétienne (DC) qui ont le contrôle du PD. Un certain nombre de personnalité PDistes ont repris leur liberté et participé à la fondation d’un groupe à gauche du PD, « Liberi e Uguali » (LeU, « Libres et égaux ») mais ce groupe a échoué électoralement (14 députés et 4 sénateurs élus) tout simplement parce qu’il a un passé chargé (Bersani, pour parler que de lui, n’est pas un perdreau de l’année) et qu’il reste attaché aux fondamentaux sociaux-libéraux et européistes du PD. Il a éclaté au cours de cet automne sans que l’on sache clairement ce qui pourra en sortir. 

Le M5S a récupéré une bonne partie de l’électorat de gauche et d’extrême-gauche mais il a aussi pris à droite et au centre. Cependant, il ne se réclame à aucun titre la tradition de la gauche italienne. Certaines de ses idées viennent de la gauche (mais elles étaient aussi partagées par la droite sociale, qui existait dans la DC) et d’autres, comme la décroissance, ne sont clairement ni de droite ni de gauche. C’est autre chose. Ce n’est pas non plus un parti de masse à l’ancienne (à la différence de la Lega) mais un mouvement où la plate-forme internet joue un rôle central. Beppe Grillo, qui continue sa carrière de comique, continue de donner la ligne, bien que les différents lieutenants en fassent un peu à leur tête. Plusieurs députés « cinquestellistes » ont refusé de voter la loi Salvini sur l’immigration et la sécurité et la discipline n’est pas la principale force de ce mouvement. 

Sur la question de l'immigration et dans le cadre, notamment, de la « crise des migrants », trouvez-vous légitime que les Italiens se disent « abandonnés » par l'Europe ? Comment expliquer que les deux partis de gouvernement, si différents soient-ils, semblent s'accorder sur l'idée du contrôle le plus strict de l'immigration ?

Il est évident que l’Italie a assumé très largement la charge de la crise migratoire pour des raisons géographiques compréhensibles. On a beaucoup parlé des bateaux humanitaires, mais la marine italienne a assumé pendant longtemps l’essentiel de secours. L’État italien a dépensé pas mal d’argent pour accueillir les réfugiés et de larges pans de la société italienne se sont mobilisés pour aider ces pauvres gens. Si on prend les chiffres globaux, il n’y a certes pas plus d’étrangers en Italie que dans beaucoup d’autres pays d’Europe et cette immigration est bien plus une immigration roumaine, albanaise ou marocaine qu’une immigration de gens arrivés sur des radeaux de fortune à Lampedusa ou Bari. Mais les 700.000 « boat people » accueillis au cours des cinq dernières ont créé un choc politique. Notons, par ailleurs, que l’Italie a naturalisé 1 million d’étrangers au cours des 15 dernières années. Tout cela pose des problèmes compliqués : budgétaires d’abord – on somme l’Italie d’être humanitaire mais elle doit tenir son budget – mais aussi d’intégration dans un pays dont la population diminue et dans lequel il y a plus de gens de plus 60 ans que de gens de moins de 30 ans. Beaucoup d’Italiens ont le sentiment que leur pays va disparaître et qu’ils seront « remplacés ». 

Maintenant quand on regarde le détail des mesures prises par le gouvernement actuel, on s’aperçoit que c’est à peine au niveau répressif de la France. Chose à la fois désolante et quasi comique : pour arriver en Italie en venant de France, vous n’avez aucun problème mais pour repartir d’Italie, vous trouvez des contrôles policiers français à peu près partout pour empêcher l’entrée d’immigrants illégaux. Il est même arrivé à la gendarmerie française de faire des rafles d’immigrés (mineurs inclus) et de les transporter nuitamment en Italie, en ne prévenant que le lendemain les autorités italiennes. Évidemment Salvini en a fait ses choux gras. Mais pendant ce temps, M. Macron et ses « collaborateurs » donnent des leçons de « progressisme » à la terre entière et à la « lèpre populiste » italienne en particulier.

Si l’immigration est l’objet d’un grand tapage politico-médiatique, personne en Italie ne demande l’arrêt de l’immigration – une telle mesure provoquerait d’abord une grave crise dans le maraîchage de la Calabre ou des Pouilles. Et Salvini précise pour qui veut l’entendre qu’il veut des immigrés honnêtes et pas des voyous…  Du reste les campagnes de Salvini sont dirigées en premier lieu contre les Roms, immigrés intra-européens, donc à peine des immigrés. Dans ce cas, il s’agit peut-être de défendre les mafias purement italiennes contre la concurrence déloyale des mafias roms… 

L'Italie vous semble-t-elle en mesure de résister durablement aux pressions européennes ? Quels sont ses atouts pour y parvenir ? Pourrait-elle finir, ainsi que l'annonçait Joseph Stiglitz en 2016, par sortir de l'euro ?

Les pressions de l’UE ont déjà commencé et pour l’heure le gouvernement ne semble pas prêt à reculer. L’Italie n’est pas la Grèce et les sbires de la finance risquent de se casser les dents. L’Italie, en effet est la deuxième puissance industrielle d’Europe, derrière l’Allemagne, car elle a gardé un tissu industriel dans le Nord mais aussi au Sud. Elle est également une puissance agricole. Elle exporte sa gastronomie, mais aussi son vin. La capitale de la mode et du luxe est autant, si ce n’est plus, Milan que Paris. Et si la dette publique italienne est plus importante que celle de la France, elle est tenue à plus des deux tiers par les Italiens eux-mêmes ce qui donne un sérieux avantage. En outre l’Italie est contributeur net au budget européen. Si on la prive de ses subventions européennes, elle pourra refuser de payer sa contribution et y gagnera et les prétentieux du genre Moscovici auront de bonnes raisons de trembler, cette fois. C’est pourquoi, à la dernière réunion de l’Eurogroupe, le ministre italien Tria a déclaré que l’Italie est forte et qu’il n’était pas question de changer le budget et que le verdict de l’UE lui était indifférent. Même dans les milieux d’affaires, on commence à trouver stupide de vouloir « punir l’Italie » qui a le gouvernement le plus populaire de la zone euro.

Le gros handicap de l’Italie est la fragilité de son secteur financier, largement passé entre les mains des banques françaises – qui du coup auraient beaucoup à perdre en cas de crise avec l’Italie – et surtout sa démographie. Démographie déclinante et croissance atone sont liées et du coup le chômage reste très important et beaucoup de jeunes s’expatrient. Ce qui aggrave le déclin démographique… Un cercle vicieux duquel il est difficile de sortir sans faire plus d’enfants ou sans faire appel à l’immigration….




mardi 24 avril 2018

«Macron risque d’être le troisième Président consécutif à ne faire qu'un mandat », Wolfgang Streeck





Wolgang Streeck est un sociologue de l’économie allemand dont le livre Du temps acheté - la crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, est désormais un classique. Il intervient parfois dans la presse française (Le Monde, Le Monde diplomatique, Le Débat), où il prend des positions iconoclastes, et plaide notamment pour la fin de la monnaie unique européenne. L'entretien ci-dessous a été réalisé et traduit par Jorge Gomes-Ferreira. 

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Vous observez beaucoup l'Europe. Après la longue crise politique qui a eu lieu dans votre pays et a amené à la reconduction de la « Grande coalition », après les élections italiennes de mars dernier, où en sommes nous selon vous ?

Nous nous trouvons devant une impasse, devant un équilibre, non pas des forces, mais des faiblesses. Suite aux élections, l’Allemagne n’est plus en mesure de répondre aux attentes de ses partenaires en termes de « réformes », c’est-à-dire en termes de concessions matérielles : l’AfD et le FDP feront tout au Bundestag pour dénoncer ouvertement et avec fracas toute initiative qui irait au-delà du traité de Maastricht ou de ce que permet la Constitution allemande. En Italie, depuis la fin de Renzi, il n'est plus envisageable que le pays poursuive les réformes néo-libérales exigées d’elle jusqu’à maintenant.  Cela impliquerait que l’Italie puisse attendre de l’Allemagne un soutien économique en retour, qui ne soit pas que symbolique.

En France, en l’absence de larges compromis de la part de l’Allemagne - que celle-ci ne peut concéder - Macron risque quant à lui d’être le troisième président consécutif à devoir tirer sa révérence après n’avoir effectué qu’un mandat. Du coup, son plus grand atout réside dans la peur qu’ont les autres, en particulier l’Allemagne, de ce qui pourrait advenir par la suite.

Bref, tout cela laisse présager une continuation du marasme des dernières années, dans un contexte de mécontentement toujours croissant des citoyens, de déliquescence progressive des institutions européennes et d’accroissement des déséquilibres économiques entre membres.


Dans une tribune dans Le Monde en 2015, vous expliquiez que nous devions abandonner l'euro. Êtes-vous toujours aussi opposé à cette monnaie et pourquoi, alors qu'a priori, l'Allemagne en est le principal bénéficiaire ?

En effet, l’Allemagne est, aux côtés de quelques petits pays du Nord, la grande bénéficiaire de l’euro. Si les souverainetés nationales sont maintenues (et soyons sérieux : aucun pays en Europe n’est prêt à abandonner sa souveraineté), une péréquation financière entre Etats ou  une politique régionale interétatique est impossible, ou alors uniquement de façon symbolique, c’est-à-dire économiquement sans effet. Or sans union politique, une union monétaire n’est pas tenable. Autrement dit: si ni l’Allemagne ne peut gouverner les autres pays  (ni ceux-ci contraindre l’Allemagne), alors les pays qui souffrent d’un tel régime doivent récupérer leur capacité d’action en matière de politique économique. 

A titre personnel, je tiendrais pour catastrophique si l’Allemagne s’octroyait le droit de dicter aux Italiens ou aux Français la façon d’organiser leur économie. Mais réciproquement, ce serait une catastrophe de laisser s’imposer une union monétaire dans laquelle les pays partenaires de l’Allemagne définissent ce que celle-ci doit leur prodiguer « par solidarité ».

Il vous est arrivé d'expliquer que la domination allemande sur l'Europe était une « hégémonie fortuite ». Pourtant, la République fédérale s'arrange pour occuper quasiment tous les postes d'importance au sein de l'Union européenne. Les Allemands président quatre groupes parlementaires sur huit au Parlement européen dont les deux plus importants, Martin Seylmar a été nommé Secrétaire général de la Commission en dépit de toutes les règles de promotion interne, Berlin souhaite qu'en 2019, un Allemand prenne la tête de la BCE.... tout cela n'est pas fortuit tout de même ?

L’Allemagne est le plus grand pays de l’UE et en est le plus gros contributeur. Cela ne va pas sans conséquences. J’ai surtout l’impression que des Allemands sont avant tout nommés dans tout un tas de fonctions importantes à Bruxelles parce que l’on espère d’eux qu’ils insufflent en Allemagne une politique allemande "européenne". C’est d’ailleurs généralement le cas : considérez par exemple  le commissaire Günther Öttinger, ou l'ancien Président du Parlement européen Martin Schulz.

Du reste, la politique allemande est davantage fondée sur le respect des règles que sur la recherche du pouvoir. La République fédérale applique scrupuleusement les règles écrites dans les traités et dans la constitution allemande, ni plus, mais aussi ni moins. C’est là l'explication de ce qui apparaît à d’autres comme de l’entêtement. La France et l’Italie ont signé le traité de Maastricht, et ce sans union politique. Il faut savoir qu'au départ, Kohl ne voulait pas d’une union monétaire sans union politique, mais l’a acceptée au nom de la paix et de la réunification, et imposée en politique intérieure malgré les résistances. 

Dans un long article publié par Le Débat, vous vous êtes montré très sévère vis-à-vis de la politique migratoire d'Angela Merkel. Cette dernière en a d'ailleurs payé le prix aux élections de septembre 2017. Sur cette question, où en est l'Allemagne. Va-t-elle parvenir à intégrer les nouveaux venus ? Cela va-t-il l'aider à résoudre son problème démographique ?

J’ai du mal à appréhender ce mot, "intégrer". Toutes les sociétés d'accueil sont segmentées : partout les immigrés de la première ou de la deuxième génération forment des sociétés parallèles. D’ailleurs tous les groupes d’immigrés ne sont pas égaux dans ce domaine, et il existe dans chaque groupe des différences considérables. Par le passé, nous n’avons pas été très bons en Allemagne lorsqu’il s’est agi d’offrir une égalité de chance aux deuxième et troisième générations d’immigrés : confer les statistiques sur les parcours de formation des jeunes hommes turcs en Allemagne.

Dans l’ensemble et suite à la suite de la vague migratoire de 2015/2016, les allemands vont devoir  faire avec un bouleversement culturel et une charge économique considérables, et ce sur le long terme. On ne peut qu’espérer que la paix sociale n’en souffre pas trop. Mais en ce qui concerne le problème démographique, celui-ci n’est de toutes façons pas soluble par une immigration d’asile. Qui plus est, la plupart du temps le taux de fécondité des immigrés s'adaptent dès la deuxième génération à celui des populations locales.

Pour finir, le « couple franco-allemand », est-ce que ça vous dit quelque chose ? Y croyez-vous ?

Très honnêtement ce concept ne m’évoque que peu de choses. Nos deux pays sont dans l’obligation de s’accommoder l’un avec l’autre, même si les différences sont nombreuses, dans l’éducation, dans les politiques énergétiques, dans le domaine de la Défense, notamment concernant les interventions (ou plutôt des aventures) militaires comme en Libye ou dans les anciennes colonies françaises. 

Pour ma part j’admire la ténacité et l’obstination avec lesquelles beaucoup de Français résistent aux prétendues pressions de la « globalisation » et je souhaiterais qu’on en fasse un peu plus preuve chez nous. Je peux aussi parfaitement comprendre que beaucoup de Français soient irrités par certains traits du mode de vie allemand, par exemple l’évidence avec laquelle on s’y soumet à la rude discipline des marchés et des entreprises mondialisées. 

Peut-être n’y a-t-il à ce sujet pas d’alternative et peut-être que Macron est venu pour rééduquer la France suivant le "modèle allemand" et l’adapter au capitalisme financier. Il serait néanmoins nécessaire de comprendre ce que l’on perd dans ce processus et les français semblent être plus nombreux que les Allemands à le comprendre.


dimanche 18 mars 2018

Alexis Dirakis : « L'UE oeuvre à la transposition du modèle politique, monétaire et économique allemand à l'échelle continentale ».







Alexis Dirakis est sociologue et philosophe. Il est membre du centre franco-allemand de recherches en sciences sociales de Berlin. Après avoir publié un article roboratif sur « Les ressorts du consensus allemand sur l'Europe » dans la revue Le Débat, il revient pour L'arène nue sur ledit consensus, sur le "couple" franco-allemand et les innombrables incompréhensions qui le traversent, sur la trajectoire historique particulière de la nation allemande et sur les perspectives possible pour l'avenir de l'Europe. 


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Dans votre dernier article paru dans Le Débat et intitulé « Les ressorts du consensus allemand sur l'Europe » , vous expliquez que la vocation européenne de l'Allemagne ne s'y discute pas, et que tout le monde, outre-Rhin, est d'accord sur le fait que « l'Europe importe plus que l'Allemagne ». N'y a-t-il pas là un paradoxe alors que les dernières élections législatives (24/09) ont vu monter des partis « souverainistes » (AfD et, dans une certaine mesure, FDP), et que la crise politique actuelle dans le pays est précisément liée à cela ?

L'AfD est née des craintes suscitées par la monnaie unique. C'est l'euro et non pas l'Europe qui préoccupait en premier lieu ce parti. L'AfD n'a en effet jamais plaidé pour une sortie de l'UE. Il n'envisage encore aujourd'hui cette possibilité qu'en dernier recours. Or même dans ce cas, le parti s'engage à participer à la refondation d'une nouvelle communauté économique européenne.

Pour autant, ce jeune parti, instable, tiraillé par des divergences internes et en réponse à une nouvelle inquiétude, migratoire cette fois, a déplacé son centre de gravité de l'économique vers le politique. La question de l'euro a ainsi été supplantée par celle de l'identité, des frontières, de l’État-nation, des valeurs traditionnelles, etc. Cette mue du parti a relégué au second plan le thème, originel, de l'euro mais aussi la critique globale de l'UE alors même que celle-ci se radicalise dans les coulisses du parti. Pour le formuler autrement : l'AfD ne s'assume pas pleinement comme un parti anti-bruxellois. La question de la sortie de l'UE demeure taboue alors même qu'elle se déduit logiquement de son programme politique.

Bref, si l'AfD fait depuis peu exception au consensus allemand sur l'Europe, ses réticences à affirmer explicitement son antieuropéanisme sont révélatrices, indirectement, de la force même de ce consensus. Ce parti se cantonne aujourd'hui dans une posture anti-Merkel. Une stratégie confortable et de fait payante, mais certainement pas à la hauteur de son programme politique bien plus ambitieux. Nous avons eu en France le cas inverse : durant plusieurs années, le Front National a incessamment plaidé pour une sortie de l'Europe pourtant absente de son programme.

Vous expliquez que l'Allemagne a une sorte de vocation naturelle à l'Europe supranationale, pluriethnique et décentralisée, du fait de son mode d'organisation « naturel » : le Reich. Pouvez-vous expliquer ce dont il s'agit, en quoi ce n'est ni tout à fait un Empire ni (encore moins) une nation, et en quoi le Troisième Reich fut, malgré son appellation, un « faux » Reich ?

Le Saint-Empire romain germanique, qui s'étend du couronnement d'Otton Ier en 962 au renoncement à la couronne impériale par François II en 1806, est l'archétype du Reich. Il s'agit d'une organisation politique extrêmement complexe, dont la complexité est aggravée par son envergure et sa longévité, mais dont on peut résumer quelques traits généraux et distinctifs. Culturellement, le Reich se voulait le gardien de la chrétienté et de la civilisation européenne (en tant que double héritier de l'Empire romain et de l'Empire carolingien). Géographiquement, il recouvrait, au moment de sa plus grande extension, l'intégralité de l'Europe centrale. Politiquement, il consistait en un fédéralisme médiéval: multiconfessionnel, multiethnique, multiétatique et supra- (ou du moins inter-)national.

Le Saint-Empire romain n'est pas à proprement parler un Empire pour au moins deux raisons : il ne suppose pas nécessairement un empereur à sa tête d'une part, et ne dispose pas d'une organisation centralisée d'autre part.

C'est sur ce dernier point que l’appellation Troisième Reich, comme celles de « Grand Reich germanique » à partir de 1938 ou de la loi du 30 janvier 1934, dite de la « reconstruction du Reich », sont fallacieuses. L'Allemagne nazie se voulait politiquement moderne, elle dissout en ce sens les Länder, abolit le fédéralisme et rompt ainsi avec l'héritage politique des divers empires allemands au profit d'une organisation administrative faisant de Berlin une capitale à part entière : le cœur d'un pouvoir maintenant centralisateur. En matière d'impérialisme, l'idéal des national-socialistes s'apparentait donc plus à l'Imperium Romanum qu'au Saint-Empire.

De façon générale, le parti nazi n'était pas conservateur, mais « primitiviste », avec pour grand dessin la restauration de la communauté germanique originelle et non pas celle de la culture ou des traditions séculaires qui ont pourtant fait l'Allemagne.

Que pensez-vous de la notion « d'hegemon réticent », ainsi que certains auteurs anglo-saxons qualifient l'Allemagne pour signifier que sa domination de l'Europe n'a pas été voulue, et qu'elle n'est guère assumée, ou de celle, équivalente, de « puissance sans désir » employée par Wolfgang Streeck ?

Le caractère indéfectible de l'engagement allemand pour plus d'intégration européenne me semble difficilement contestable. Or il contredit l'idée d'une puissance sans désir. Œuvrer fidèlement et obstinément à la réalisation d'une nouvelle organisation politique et économique à l'échelle continentale ne peut se faire sans une ambition profonde et une Weltanschauung bien ancrée. Là se situe le désir de cette puissance dont il faut comprendre les enjeux.

Cette domination est-elle voulue ? On pourra tout d'abord questionner la pertinence du concept de « domination ». Il me semble abusif. Il y a une différence entre donner le ton et exercer une suprématie. Dans le cas de l'Allemagne, le concept de « domination » nous incite en outre à des télescopages historiques qui ne facilitent pas la considération sereine du problème. Je parlerais plus volontiers d'une prédominance de l'Allemagne en Europe par l’intermédiaire de l'UE. Elle est d'autant plus patente que cette prééminence est double : structurelle et politique.

Structurelle, ou programmatique, en premier lieu : de par le degré de similitude entre les principaux instruments politiques et économiques de l'Allemagne et ceux de l'UE ; entre l'euro et le Deutsche Mark, la BCE et la Bundesbank, l'ordre monétaire européen et l'ordolibéralisme allemand, l'organisation politique de l'UE et le fédéralisme constitutionnaliste d'outre-Rhin. De fait, l'UE œuvre, intentionnellement ou non mais pour une part essentielle, à la transposition du modèle politique, monétaire et économique allemand à l'échelle continentale.

Une prééminence politique et bureaucratique en second lieu. L'Allemagne n'a pas manqué de convertir sa puissance économique en une puissance politique. Elle ne peut, en tant que grand vainqueur de la mondialisation, demeurer à la marge de l’échiquier mondial d'un point de vue diplomatique mais aussi, dans une moindre mesure, militaire. Elle tend donc fatalement à faire de son pouvoir une force. C'est la moindre des choses. Il n'y a pas à s'en étonner. Le poids de la mauvaise conscience historique et le désir de se racheter ne sauraient contrevenir à cette tendance, ils servent au contraire de nouvelles ambitions internationales.

Ce travail de conversion et d'expansion de sa puissance en une prééminence politique et bureaucratique au sein de l'UE est en outre favorisé, toléré, si ce n'est encouragé, par l'économisme qui domine à Bruxelles. L'excellence économique donne tous les droits dans un monde où la production de richesse est la mesure de toute chose. La complaisance, dont font preuve les responsables européens à l'égard de leurs confrères allemands, trouve sa raison dans ce fétichisme économiste. Il n'y a pas de soumission sans consentement, là non plus. Parce que l'Allemagne réussit mieux économiquement, elle devient, pour ses partenaires envieux, un modèle à part entière et incontestée dans son pouvoir croissant.

Mais justement, si la prééminence structurelle s'est déjà révélée un peu fortuite (les Allemands avaient sans doute moins envie que les Français de faire l'euro dans les années 1990 par exemple), la prééminence politique n'était-elle pas encore plus difficile à prédire ?

Si. Elle n'a pu être explicitement voulue, car elle n'a pu être anticipée ; du moins pas jusqu'à une période récente. Cette prépondérance résulte de nombreuses circonstances fortuites: la réunification, l'instauration d'une monnaie unique, l'élargissement de l'Europe, etc. L'Allemagne n'a pu prévoir cette nouvelle donne continentale mais, dans le court terme, elle a su, avec intelligence et pragmatisme, saisir les opportunités offertes par cette conjoncture : calcul de parité entre la monnaie unique et le Deutsche Mark, délocalisations vers l'Est, siège de la BCE à Francfort, euro fort, nombre grandissant de technocrates allemands et de leurs plus fidèles collaborateurs au sein de l'appareil bruxellois, etc. Et il n'est pas dit que le Brexit ne conforte la position allemande sur le continent. Certains diplomates berlinois s'avouent sur ce point très optimistes.

Toutefois et par principe, ce n'est pas parce que la prédominance n'est pas assumée qu'elle n'est pas voulue ou intimement désirée. On ne (pré)domine jamais malgré soi. Si la prédominance allemande n'est effectivement pas assumée publiquement, c'est en raison de l'image toujours sulfureuse de l'Allemagne et de la nature même du projet européen qui – faut-il le préciser – n'a pas été promu à cette fin. A la question « l'Allemagne assume-t-elle sa puissance ? », il faut répondre que cela lui est doublement interdit : au regard du souvenir des ravages de sa précédente hégémonie continentale d'une part, et compte tenu des valeurs et principes même de l'Union Européenne (ceux de la solidarité, de la paix, de la réconciliation de peuples, de l'équilibre des forces, etc.) d'autre part.

On comprend ainsi l'importance de la France pour Berlin en tant qu'alibi de ses ambitions unilatérales, tandis qu'à l'inverse le « couple » formé avec la puissance allemande permet à la France de dissimuler son insignifiance croissante sur un plan politique et économique. On comprend aussi l'aspiration légitime des élites allemandes à redorer le blason de leur prestigieux pays quitte à promouvoir une politique migratoire incomparable de démesure. Mais là encore, même dans son élan de générosité, l'Allemagne pèche par unilatéralisme et jusqu'au-boutisme. Elle inquiète toujours.

Enfin, l'Allemagne ne peut assumer publiquement sa prédominance pour une raison d'ordre culturel : son apolitisme ; un désintérêt pour la chose publique dont ce pays s'est souvent réveillé par sursauts violents et qui résulte doublement de sa tradition fédérale et de sa culture protestante. Or, on confond trop aisément l'apolitisme allemand avec une réticence supposée à la prédominance politique. Le manque de sens politique n'interdit pas l'intelligence stratégique ni le désir de leadership. Mais il rend ce dernier trop manifeste et, en ce sens, compromettant au sein d'une organisation internationale qui a pour principe l'égalité démocratique.

La répartition des tâches au sein du couple franco-allemand entre une Allemagne économique et une France politique est révélatrice de cette différence culturelle. Si réticence il y a, elle se comprend par l'absence de sens politique dans sa forme moderne : le sens de la juste mesure, de l'éloquence, une certaine démagogie aussi, le souci de l'intérêt le plus commun, etc. Les Allemands jouent d'autant moins le jeu de la diplomatie qu'ils en maîtrisent mal les codes. Ils n'ont pas les moyens de leur fin. Cela explique le caractère velléitaire ou erratique de leur diplomatie – faite de volte-faces, d'initiatives non assumées, d'unilatéralisme – et le mutisme symptomatique de la chancelière dès que les circonstances lui imposent pourtant de prendre la parole.

Une dernière nuance et pour la même raison : la prédominance de l'Allemagne n'a pas pour finalité la domination politique de ce pays mais celle de son modèle (économique, monétaire et politique) au sein de l'UE. C'est ici que la question de l'hégémonie supposée de l'Allemagne révèle toute sa complexité, dès lors que ce pays n'agit pas tant au nom de ses intérêts propres que de fausses évidences réifiées, de principes trop idéalisés pour y reconnaître un biais ethnocentrique. Dire qu'ils servent en premier lieu ses intérêts et qu'ils renvoient à une tradition culturelle allemande ne suffit pas à les délégitimer. D'une part, le pays, qui a vu naître le mouvement de la Réforme et qui s'est imposé par la suite comme la nouvelle patrie de la philosophie, se considère volontiers comme un lieu privilégié de dévoilement de la vérité du monde et de rayonnement de l'esprit humain. Ce qui n'est pas infondé. D'autre part, l'individualisme protestant et l'organisation fédérale du pays ont renforcé, sans commune mesure, le poids de la responsabilité individuelle. L'ordre social se constitue ici non pas par en haut mais par en bas. Cela ne va pas sans une idéalisation de la discipline et du contrôle de soi qui rend la psychologie allemande si singulière et pour beaucoup obscure. Ces deux points – le sentiment d'un rapport privilégié à la vérité du monde et l'individualisation de l'ordre et du contrôle sociaux – font partie de son orgueil et la rendent peu encline au relativisme et à l'auto-critique. Ils contribuent au contraire à absolutiser certains principes particularistes. C'est l'universalisme à l'allemande, si l'on ose dire.

Nous en avons l'illustration dans l'attitude des diplomates allemands à l'égard des pays du Sud, dont le contentement hédoniste et le chaos parasitaire qu'ils y reconnaissent, sont pour eux une insulte au genre humain. Il ne faut pas s'étonner que leur attitude envers ceux-ci s'apparente à celle de missionnaires prêchant les principes élémentaires d'une vie enfin guidée par la raison : le sens de l'ordre, de l'honneur, de la hiérarchie, des responsabilités, etc.

Il ne suffit donc pas de souligner que les principes que défend unilatéralement Berlin sur le continent sont éminemment allemands et servent principalement ses intérêts pour en dévoiler l'injustice. Car ce qu'il y a de mieux en Allemagne se confond traditionnellement avec ce qu'il y a de mieux en l'Homme. Il est propre aux grandes nations de croître en l'universalité de leurs principes.
Pour sa part, la France, qui n'a pas moindre prétention, lie son complexe de supériorité, et l'anthropologie sous-jacente à celle-ci, à des questions d'ordre moral et politique. Un autre registre. A chacun son ethnocentrisme.

Une grosse part de l'incompréhension entre la France et l'Allemagne ne vient-elle pas du fait d'une histoire politique que tout oppose, avec une Allemagne qui est la « nation tard venue », selon une célèbre formule, et qui s'est longtemps vécue comme un Empire, et une France qui fut (avec l'Angleterre) l'une des nations les plus tôt venues dans l'histoire européenne ?

Assurément. Et l'on peut craindre que l'Allemagne ne persiste dans son retard du fait même de son attachement à l'UE, c'est-à-dire de sa fidélité à une forme fédérale et continentale d'organisation politique. Le désir d'intégration européenne se confond ici avec celui de demeurer dans ce qu'il faut bien appeler un anachronisme politique, d'origine impériale de surcroît.

En outre, si l’État-nation se généralise comme forme d'organisation des communautés humaines sur l'ensemble du globe, le fédéralisme, à l'échelle mondiale, se porte mal : il facilite la désunion des peuples, exacerbe leurs différences et inégalités à la fois économiques et culturelles, paralyse le pouvoir politique – lorsque celui-ci n'est pas personnalisé, accaparé par l’État profond ou dicté par les capitaines de l'industrie. Or, j'ai la faiblesse de croire que la modernité politique coïncide avec le dépassement de cette forme d'organisation politique et que le fédéralisme ne pourra permettre à l'échelle européenne ce qu'il ne parvient que difficilement à réaliser au seul niveau national : assurer l'unité du peuple, un consensus politique autour de l'intérêt général, un véritable espace public ouvert à la contradiction, un appareil politique jouissant d'une liberté d'action suffisamment ample pour ne pas s'enliser dans la lenteur et la cacophonie parlementaires, etc.

L'Allemagne a-t-elle encore besoin de la France ? Sachant qu'il est presque inconcevable pour Berlin qu'il n'y ait pas d'Europe, mais tout aussi inconcevable qu'elle ne soit pas allemande, ne sommes nous pas coincés ?

Le destin de l'Allemagne est intimement lié à celui de l'Europe or il ne peut y avoir d'Europe ni d'UE sans la France. Il s'agit là d'un formidable moyen de pression sur Berlin et Bruxelles dont nos élites ne semblent saisir ni l'importance ni l'opportunité politique qu'il représente. Seul Paris peut offrir un contre-poids crédible à la prééminence de Berlin. Les Allemands seront toujours contraints de considérer notre point de vue, aussi réprobateur soit-il. Or, il ne s'agit rien de moins que de briser l'unilatéralité intransigeante de l'Allemagne, d'un point de vue diplomatique, et de renverser la dynamique expansionniste de son modèle bancaire, monétaire, constitutionnaliste et fédéral, d'un point de vue structurel. Cela ne se fera sans certaines crispations des deux côtés du Rhin, sans un rapport de force durable, mais dont il faut accepter le prix pour le bien de l'Europe. C'est-à-dire pour le bien également de l'Allemagne dont la prédominance se retourne inévitablement contre elle. On ne saurait donc pas lui abandonner la définition de l'Europe ni celle de l'européen.

Par ailleurs, faire contre-poids à l'Allemagne ne doit pas incliner à isoler ou à s'isoler de ce pays. Au contraire, un rapprochement culturel et intellectuel, une meilleure connaissance de nos voisins faciliterait le dépassement heureux de nos dissensions. Là encore, malgré les nombreux efforts dans ce sens, la France accuse un retard incontestable par rapport à l'Allemagne qui lui reste encore trop exotique. Un exemple parmi d'autres : alors qu'outre-Rhin il n'est pas exceptionnel qu'un homme politique ou un journaliste lisent quotidiennement la presse française, l'inverse est assez rare.

La France serait donc en position de force sans le savoir ?

Absolument. Elle possède une marge de manœuvre considérable pour proposer une refondation ou une réorientation de l'UE. Mais les situations objectives n'influent pas mécaniquement sur les esprits. Aussi, nos élites doivent-elles en premier lieu se libérer de cette prison mentale qu'est l'économisme. Cette idéologie incline à l'apathie politique et au suivisme, c'est-à-dire à la soumission fascinée aux vainqueurs de la mondialisation.

Ainsi le Président français a-t-il exprimé à Davos sa volonté d'« aligner la France sur l'Allemagne et l'Europe du nord ». Au regard de la divergence de nos cultures économiques, cette stratégie, qui vise à rattraper l'Allemagne sur son propre terrain, ne mènera dans le meilleur des cas qu'à un rapprochement honorable – et non pas à une égalité ou à un dépassement de celle-ci. Un rapprochement dont le coût social, pour les mêmes raisons, sera encore plus lourd en France qu'il ne l'est outre-Rhin.

Du coup...que pourait proposer Paris ?

Alors que la classe politique française se réclame unanimement du Général de Gaulle – une récupération souvent faite de malentendus et de cynisme, faut-il le préciser –, elle pourrait passer de l'incantation à l'action, en faisant sienne, par exemple, l'idée éminemment gaullienne d'une confédération d’États-nations.

Voilà une réponse crédible à ce qui me semble être le problème élémentaire de l'UE : le respect des identités : celles des nations qui composent l'Europe, mais également celle de l'Europe même (on n'ose plus dire de « la civilisation européenne »).

La question de l'identité me semble en effet cruciale car l'existence et l'expansion de l'UE repose sur un déni général des identités européennes, non pas seulement en demeurant aveugle ou hostiles à celles-ci mais également en idéalisant, en absolutisant subrepticement certaines cultures au détriment des autres. L'UE promeut la paix et l'égalité au prix d'une indifférenciation qui ne peut qu'aggraver les inégalités et les crispations entre les peuples.

Les questions économiques et monétaires, celles de démocratie ou de souveraineté – autour desquelles se cristallisent les inquiétudes suscitées par l'Europe – ne sont que secondaires au regard de la question identitaire : celles-là dérivent de celle-ci. La multitudes des crises auxquelles l'UE fait face ne sont que la forme éclatante mais superficielle de conflits plus profonds car éminemment identitaires et culturels : des conflits résultant de divergences – si ce n'est d'antagonismes – dans notre relation à l’État, à la nation, à l'élite politique, à la religion, à l'histoire et à l'espace européens. Autant de relations qui renvoient à leur tour à l'ancienneté, à l'absence ou encore à l'immaturité de pratiques et d'institutions politiques, économiques et sociales que seule l'histoire toujours singulière des peuples peut éclairer et autour desquelles se structurent leurs identités potentiellement contradictoires.

C'est ainsi que ressurgissent, selon les cas et selon les camps – dans un espace paradoxalement aveugle des identités ou hostiles à celle-ci – des prétentions ou des ressentiments ancestraux, des animosités ou des condescendances héritées, des velléités ou des ambitions séculaires, un désir de repentance ou un esprit de revanche sur l'Histoire, etc. C'est une banalité de le dire, mais ce rappel s'impose au regard de la violence indifférenciatrice qu'exerce l'économisme sur les conditions élémentaires de la vie collective. Il tend ainsi à briser le lien subtil et précaire qui lie, tout de même, nos singularités du fait de notre histoire mêlée, européenne.

Je pense que les grands problèmes de l'UE sont intimement liés à cette question, et que c'est sur celle-ci que se joue déjà son avenir, de moins en moins probable. Par l'économisme de nos élites, le particularisme allemand et l'universalisme français, nous cumulons les points aveugles face cette réalité première. Or l'UE ne pourra pas persister à dénier l'Europe, son histoire, sa richesse culturelle et la diversité de ses identités, sans se condamner elle-même.



mercredi 1 novembre 2017

«La République catalane n'a pas été proclamée», Antoine de Laporte.






Antoine de Laporte est un observateur de longue date et un fin connaisseur de la politique espagnole. Il revient aujourd'hui pour L'arène nue sur la déclaration d'indépendance de la Catalogne, la mise sous tutelle de la région par Madrid, la fuite rocambolesque de Carles Puigdemont à Bruxelles et sur la manière dont les différents partis, indépendantistes et unionistes, préparent les élections du 21 décembre.


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Depuis la Belgique où il se trouve actuellement, Carles Puigdemont a affirmé qu'il reconnaîtrait le résultat des élections du 21 décembre, pourtant souhaitées par Madrid. Alors, c'en est déjà fini de l'indépendance de la Catalogne ? Et si les indépendantistes les gagnent ?

Les deux principaux partis indépendantistes, le Parti démocrate européen catalan (PDeCAT, centre droit) et la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), affirment qu'ils se présentent au scrutin pour défendre la République, mais c'est une stratégie politique et sémantique. Leur objectif est de gagner le scrutin pour forcer le gouvernement de Mariano Rajoy à reconnaître qu'il y a un fait indépendantiste indéniable et qu'il est contraint d'ouvrir le dialogue avec eux. Puigdemont l'a plus ou moins expliqué à Bruxelles : il était convaincu que la proclamation de la République serait la première phase d'une discussion avec Madrid.

La République n'a d’ailleurs jamais été formellement proclamée. C'est en tous cas l'avis de plusieurs juristes. Le vendredi 27 octobre, le Parlement de Catalogne a adopté une résolution (c'est-à-dire un avis, qui n'a pas de valeur juridique, seulement politique) dans laquelle il demandait au gouvernement catalan de prendre toutes les mesures nécessaires pour que soit appliquée concrètement la loi de transition juridique. Cette loi a été votée le 7 septembre par le Parlement, mais annulée par la justice espagnole. Elle pose les bases de la nouvelle République catalane, en attendant qu'une Constitution soit votée. En revanche, le Parlement n'a pas voté le préambule de la résolution (ainsi que l'a expressément souligné la présidente du Parlement Carme Forcadell), préambule qui affirmait que la Catalogne est un État indépendant sous la forme d'une République démocratique et sociale. En pratique, la République n'a pas été proclamée, et l'absence de toute reconnaissance internationale l'empêche d'exister.

J'ajoute que la résolution du 27 octobre n'a jamais été publiée dans une publication officielle (il y en a deux : le Bulletin officiel du Parlement ou le Journal officiel de la Généralité), or en droit un texte non publié n'a aucune valeur, portée, incidence ou conséquence.

Du coup, comment se passent, pour l'instant, la suspension de l'autonomie et la mise sous tutelle de la région via l'article 155 de la Constitution espagnole ?

Pour le moment, il n'y a pas de réactions de contestation majeures. L'ancien chef des « Mossos » ( la police catalane) Josep Lluis Trapero a envoyé une lettre à ses anciens subordonnés en les appelant à la loyauté envers leur nouveau chef, et le gouvernement de Madrid a choisi pour le remplacer l'ancien adjoint de Trapero, ce qui est une reprise en main soft. Les hauts fonctionnaires proches de l'ancien gouvernement sont allés récupérer leurs effets personnels dans leurs bureaux sans créer d'incident. Le représentant de la Généralité auprès de l'UE a accepté sa destitution. Même la présidente du Parlement Carme Forcadell a renoncé à convoquer le bureau du Parlement, affirmant que ce dernier se trouvait dissous. Puigdemont a expliqué hier à Bruxelles qu'il ne voulait pas voir la République naître dans la violence, ce qui expliquait cette absence de réaction.

Pour commencer, on peut souligner que la manière dont Puigdemont est parti à Bruxelles est rocambolesque. Il est parti de Gérone (où il réside) entre 1h et 2h du matin, en voiture, avec cinq anciens membres du gouvernement. Mais dans la matinée, alors qu'il était déjà arrivé dans la capitale belge, il a publié sur son Instagram une photo de l'intérieur du palais de la Généralité, faisant croire qu'il était à son bureau alors que le bâtiment est gardé par les Mossos. Cela explique pourquoi à 10h30 il n'était pas à la réunion de la direction de son parti, le PDeCAT.

Pour ce qui est de l'asile, non, il ne le demandera pas, il l'a fait savoir. Mais restera len Belgique tant qu'il n'aura pas « les garanties d'un procès juste ». Il veut en fait profiter de la forte protection offerte par la justice belge en matière d'extradition. Les justices belge et espagnole ont un contentieux important à ce sujet, assez rare pour deux pays de l'Union. La Belgique a plusieurs fois refusé d'extrader des membres d'ETA, aussi Puigdemont cherche à internationaliser le conflit via les tribunaux. Son objectif est de rester visible alors que sa destitution ne lui donne plus les moyens institutionnels et médiatiques dont il disposait avant. Une partie des Catalans lui reproche ce départ, estimant que ce n'est que de la mise en scène. Des habitants disent « Il doit avoir une stratégie, mais nous ne parvenons pas à la comprendre ». À l'inverse, les radicaux de la CUP jugent que c'est la bonne stratégie car cela permet (pour eux) de mettre l'accent sur la « violation des droits humains » à l'œuvre en Catalogne.

Comment les trois partis indépendantistes (la CUP justement, mais aussi le PDeCATde Puigdemont et l'ERC), abordent-ils cette période transitoire qui court jusqu'aux élections du 21 décembre ?

La CUP doit faire voter sa base militante pour savoir si elle participe effectivement au scrutin. Les deux autres formations vont se préparer électoralement, le PDeCAT semblant enclin à laisser les plus modérés le représenter. Ainsi l'ancien conseiller (ministre régional) aux Entreprises Santi Vila, qui avait démissionné juste avant la déclaration d'indépendance car il ne croit pas dans la solution unilatérale, a indiqué vouloir mener la campagne du PDeCAT.

La CUP affirme également désormais que la fondation de la République sera un processus de long terme, ce qui laisse entendre qu'elle admet l'échec du processus mené jusqu'à présent. Les partis indépendantistes vont sans aucun doute adopter une position de victime, insistant sur l'oppression de Madrid et rappelant les terribles images de la répression disproportionnée du 1er octobre, qui avait été un électrochoc puissant.

Le PdeCAT et ERC ne devraient pas rééditer la liste commune (Ensemble pour le oui), qu'ils avaient créée en 2015 et qui n'avait pas enclenché de dynamique forte (ils avaient raté la majorité absolue de six sièges contrairement à leurs espérances, et dépendaient de la CUP). L'objectif qu'ils poursuivent est de remobiliser leur électorat (de gauche pour ERC, de centre droit pour le PDeCAT) et d'élargir leur base électorale (notamment pour le PDeCAT, créé il y a un an et qui souffre à la fois d'un déficit d'image et d'une mauvaise image car il succède à la CDC, mise en cause dans des scandales de corruption). Le problème pour ces deux partis est que les deux grandes associations indépendantistes (ANC et Omnium Cultural) étaient parties intégrantes de la liste « Ensemble pour le oui » et souhaitent que cette stratégie soit rééditée. Il y a donc une incertitude sur la formule que choisiront les indépendantistes pour se présenter devant les électeurs.

Quid des autres formations politiques ? Comment préparent-elles le scrutin ?

Du côté des unionistes (je mets Podemos à part), il n'y aura aucune unité. Ciudadanos, le premier parti de cette tendance, a réclamé au Parti populaire et au Parti socialiste un accord de principe pré-électoral : que le parti qui arrive en tête chez les unionistes reçoive le soutien des deux autres pour tenter de gouverner. Le PP et le PS lui ont adressé une fin de non recevoir, parceque le PS cherche à dépasser la logique de l'affrontement (il veut aussi se débarrasser de l'image de supplétif du PP que les indépendantistes et Podemos lui collent, encore plus depuis le vote de l'article 155) et le PP veut récupérer l'électorat constitutionnaliste réfugié chez Ciudadanos.

Podemos est par contre en crise : son secrétaire général catalan a envisagé un boycott du scrutin, aussi a-t-il été mis de côté par la direction nationale, qui convoque un référendum interne sur une alliance avec Catalogne en commun (CatComu), le parti de la maire de Barcelone Ada Colau (qui n’appartient pas à Podemos contrairement à ce que l’on croit). Leur principale revendication est de chercher une ligne médiane, c'est-à-dire la tenue d'un référendum à l'écossaise, négocié avec Madrid, mais Podemos est bel et bien contre l'indépendance. Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, veut aussi profiter de cette crise pour pousser la revendication de son parti sur la reconnaissance officielle que l'Espagne est un État plurinational, une revendication que portent aussi les socialistes depuis leur congrès du mois de mai dernier.

Et Puigdemont quel est son avenir ? N'est-il pas, au bout du compte, qu'un homme lige d'Artur Mas ?

Mas et Puigdemont sont des personnages extrêmement différents. Le premier est issu de la bourgeoisie catalane de Barcelone, il a étudié le droit, il a été cadre et chef d'entreprise dans l'industrie, c'est un apparatchik de la Convergence démocratique de Catalogne (CDC, l'ancien grand parti nationaliste), et le dauphin de Jordi Pujol, qui l'a personnellement choisi en 2001.

Rien à voir avec Puigdemont, qui est un ancien journaliste issu d'une famille modeste de la province de Gérone. Ce dernier a milité au sein de la CDC qu'il a contribué à développer dans la province de Gérone, mais il l'a aussi quittée (en 2007, il s'est présenté avec son soutien mais comme indépendant à la mairie de Gérone). Il a ensuite été maire de Gérone (un séisme car la ville était socialiste depuis 32 ans).

Les deux hommes sont opposés sur leur parcours et quant à leur vision. Mas est l'héritier de Pujol, qui disait de l'autonomie catalane : « nous avons les avantages d'un État sans les inconvénients ». Il Mas s'est converti tard à l'indépendantisme (en 2012, quand il a perdu le soutien du PP au Parlement catalan et qu'il risquait une sanction électorale pour avoir mené des politiques d'austérité). Puigdemont c'est tout le contraire : il est indépendantiste depuis toujours, il accomplit aujourd'hui le rêve de sa vie. Mais il n'a pas de troupes, pas de réseau, pas vraiment de parti. Il n'est pas la marionnette de Mas, mais il doit composer avec lui car ce dernier tient le PDeCAT et négocie en direct avec Junqueras, le président d'ERC (lors du remaniement du gouvernement de cet été, les deux chefs de parti l'ont établi sans en référer à Puigdemont).

Dans un article disponible ici, il est expliqué que l'indépendantisme catalan a été renforcé par la crise, les Catalans ayant constaté l'incapacité de l’État espagnol à les protéger, et les solidarités communautaires étant apparues comme des recours indispensables. Qu'en pensez-vous ?

C'est exact et l'un des points forts du discours de la CUP : pour eux, Madrid ne fait que brider les efforts des Catalans pour mettre en place des législations progressistes. Et depuis cinq ans, force est de constater que le Tribunal constitutionnel espagnol a annulé de nombreuses lois catalanes qui instauraient des droits nouveaux, des impôts nouveaux ou allaient plus loin que les lois nationales sur des thèmes comme l'égalité femme/homme). Pour certains Catalans existe l'idée que l'Espagne en crise, avec sa corruption endémique (dont le PP est aujourd'hui le symbole, alors que l’ancien parti au pouvoir en Catalogne – CDC – est aussi gravement mise en cause dans des scandales financiers) et une solidarité territoriale qui fonctionne mal, n'est plus en mesure d'assurer la prospérité et le bien être de leur région.

En plus, il faut tenir compte que ce qui a déclenché (symboliquement) la vague indépendantiste, c'est la censure partielle du statut d'autonomie, adopté en 2006 par référendum après avoir fait l’objet d’un accord entre les socialistes de Zapatero et les nationalistes de Mas. D’ailleurs, Rajoy (qui était chef de l’opposition) avait tenté de provoquer un référendum national sur ce texte, ce qui est contraire à la Constitution (et ce qui ne manque pas de sel au regard de la situation actuelle). Le statut reconnaissait la prééminence de la langue catalane et définissait la Catalogne comme une Nation, ce que le Tribunal constitutionnel a censuré en 2010. Alors que la Catalogne (comme l'Espagne) prenait la crise de plein fouet, il y a eu la conjonction de deux facteurs : l'un politique, l'autre économique, qui a conduit à une évolution rapide de la mentalité d’un grand nombre d’habitants de Catalogne.


dimanche 29 octobre 2017

Rémi Bourgeot : « Partout en Europe, nous assistons à la réaffirmation des États ».






Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il a poursuivi une double carrière de stratégiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur la zone euro et les marchés émergents pour divers think tanks. Concernant la zone euro ses études traitent des divergences économiques, de la BCE, du jeu politique européen, de l’Allemagne et des questions industrielles. Catalogne, pays de l'Est, Brexit, Allemagne : il revient sur tout cela aujourd'hui sur L'arène nue


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La situation est incertaine en Espagne et devient dangereuse. Le Parlement catalan a voté vendredi dernier l'indépendance. Madrid a a répondu en annonçant la mise sous tutelle de la région, conformément à l’article 155 de la Constitution espagnole. Quelles pourraient être, pour l'Europe, les conséquences de la dislocation d'un de ses États membres ? L'UE peut-être aider à régler la crise catalane ?

La crise catalane renvoie à un risque existentiel pour l’Union européenne. Alors que l’UE a été vue historiquement comme un soutien des divers régionalismes, cette crise représente la limite absolue à cette approche. Quoi que l’on pense de la gestion littéralement désastreuse de Mariano Rajoy, ou des revendications catalanes, une UE qui encouragerait, près du point de rupture, l’éclatement d’un de ces grands États membres, s’aliénerait la quasi-totalité des États et ferait face à une situation de blocage fondamentale. L’UE est une construction internationale qui repose sur la participation volontaire de ses membres. Cette réalité est de plus en plus apparente depuis la crise. Ce constat est évidemment paradoxal si l’on a, par exemple, à l’esprit les programmes d’austérité. En réalité,, toutefois marquée par les lourds déséquilibres qui affectent les relations entre États, en particulier autour de la puissance allemande. 

L’UE a été le cadre de développement de ces déséquilibres qui s’avèrent d’autant plus extrêmes une fois que l’illusion d’un dépassement institutionnel des États se défait. Il n’est donc guère surprenant que l’UE soit la grande absente de la crise catalane. Ce non-soutien a douché les espoirs des indépendantistes catalans qui imaginaient transformer la Catalogne en une sorte de région à nu dans l’UE, en dépassant ce qu’ils considèrent comme un simple échelon madrilène. Sans soutien d’une UE dont le pouvoir politique apparaît de plus en plus comme inexistant en dehors du jeu interétatique (certes déséquilibré), la sécession catalane est impossible… sauf à accepter de plonger dans une forme ou une autre de chaos légal et économique. La Catalogne n’appartiendrait plus à l’UE et aurait les pires difficultés à rejoindre le club. Pro-européenne, elle chercherait à conserver l’euro mais se verrait formellement exclue de l’union monétaire en même temps que de l’UE et se retrouverait donc à utiliser la monnaie unique sur une base légale très faible, au même titre que le Kosovo ou le Monténégro.

Le cas catalan renvoie à un itinéraire historique particulier mais illustre un certain type d’instabilité politique. Il s’agit de la tendance plus générale à la désagrégation des États, les régions les plus riches s’émancipant progressivement de leur appartenance nationale en se représentant plus libre dans un cadre plus large et plus abstrait. Christopher Lasch avait justement relevé ce phénomène à la fin de sa vie, au début des années 1990, en évoquant notamment le cas de la Californie qui rêvait d’une forme d’émancipation dans le cadre de la mondialisation, par son appartenance économique au « Pacific Rim ». La crise politique que traversent nos sociétés dépasse le cadre du populisme et s’ancre davantage dans une remise en question des cadres étatiques qui ont, depuis plus de quatre décennies, organisé leur propre délitement.

Tout autre pays, tout autre type de manifestation identitaire : un parti populiste de droite hostile à l'immigration (ANO) a remporté la victoire aux élections législatives tchèques du 21 octobre. Une semaine auparavant, le très conservateur Sebastian Kurz gagnait les élections autrichiennes, et entreprend actuellement de former une coalition avec le parti de droite radicale FPÖ. Pourquoi cette épidémie de revendications identitaires à l'Est de l'Europe ? 

La thèse défendue, au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron, selon laquelle la vague populiste incarnée par Donald Trump et les partisans du Brexit se serait échouée sur les côtes de l’Europe continentale, n’aura pas tenu longtemps. La remise en cause du statu quo politique est en train de devenir une réalité où que l’on regarde en Europe, mais cette tendance prend des formes bien différentes d’un pays à l’autre. Les développements politiques qui touchent l’Europe centrale paraissent d’abord surprenants si l’on cherche à expliquer le populisme par une lecture quelque peu simpliste des chiffres de croissance économique ou par la seule question de la relégation des classes populaires. Si cette ligne d’analyse permet assez bien d’expliquer l’essor des mouvements populistes en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, le cas de l’Europe centrale est de nature assez différente, tout comme celui de l’Allemagne. 

Les pays d’Europe centrale issus du bloc communiste ont tendance à rester bloqués à des niveaux de développement plus bas que ceux d’Europe occidentale mais l’ampleur du chemin économique parcouru ces deux dernières décennies ne fait aucun doute et ils ont, de plus, tendance à jouir de taux de chômage plutôt limités. La République tchèque que vous évoquez, connaît même une situation proche du plein emploi, et, sur le plan financier, fait office sur les marchés mondiaux de havre de stabilité, de « safe haven » alternatif, comme une sorte de Suisse d’Europe centrale. D’ailleurs, n’oublions pas que la riche Suisse a été précurseur en matière de populisme de droite visant le pouvoir, avec le SVP/UDC de Christoph Blocher qui, tout comme l’américain Donald Trump ou le tchèque Andrej Babiš, est chef d’entreprise et milliardaire.

Si les bénéfices économiques de leur intégration à l’Union européenne sont apparus comme assez évidents à la Tchéquie et à ses voisins d’Europe centrale, notamment dans le cadre de leur rattrapage économique et des fonds structurels versés aux nouveaux États-membres, les nombreuses implications de la participation à l’UE y paraissent plus problématiques. Il est évident que, pour ces pays, la question de l’abandon de pans de leur souveraineté est, pour des raisons historiques notamment, particulièrement sensible, et alimente une réaction identitaire souvent épidermique voire  brutale. 

Sur la question même de la « success story » économique, il convient tout de même de souligner les limites de leur rattrapage qui a essentiellement consisté en une intégration à l’appareil industriel allemand. La sous-traitance est un puissant outil de rattrapage économique mais ce phénomène connaît, dans la quasi-totalité des pays émergents, une limite intrinsèque qui conduit en général à un pallier dans le développement. Le modèle de sous-traitance nourrit par ailleurs une frustration liée à une structuration économique et sociale qui ne s’ancre pas dans la conception et qui ne mobilise pas la créativité du pays. 

En somme, il existerait un type de frustration identitaire lié à un modèle de croissance économique peu valorisant et devant tout à l'extérieur (ici, à l'Allemagne) ?

Oui. Les gouvernants qui se contentent de jouer la petite musique de l’adaptation bureaucratique au marché unique ou à la mondialisation suscitent rarement une forte adhésion populaire au bout du compte, que cette approche économique produise un certain succès comme en Europe centrale ou une logique de délitement de l’appareil productif comme en France et en Italie. Le rattrapage économique est très souvent le résultat de l’imitation d’un modèle, comme cela fut d’ailleurs le cas des pays d’Europe occidentale suivant la révolution industrielle anglaise. Mais, même en suivant un modèle éventuel, le dépassement du simple cadre du rattrapage nécessite l’intégration de la conception et de la production. Un pays comme la République tchèque a une longue histoire industrielle derrière lui, et était bien plus industrialisé et productif que le bloc communiste dans son ensemble. Ce qui y nourrissait une grande fierté.

Le type de rattrapage des deux dernières décennies, écrit d’avance et connaissant par ailleurs de nombreuses limites, si ce n’est un plafond de verre, a un caractère débilitant lorsqu’il ne s’accompagne pas d’un véritable projet national, et l’on peut à cet égard comprendre le vertige économique de ces pays dans le cadre de l’Union européenne. Toutes les modalités de croissance économique ne se valent pas. Alors qu’il est évident que l’Union européenne souffre de l’absence de projets de coopération viables, les États aussi ont eu tendance à se vider de leur substance dans le cadre de cette simple logique d’allocation du capital productif à l’échelle européenne et mondiale. 
La dimension identitaire de ces développements politiques est préoccupante mais peu surprenante. Nous sommes témoins de l’effondrement de l’illusion quant au dépassement des États-nations. Non seulement pour les pays qui connaissent un délitement économique mais aussi pour ceux qui ont connu un extraordinaire rattrapage, comme les anciens pays du bloc communiste, ou ceux qui affichent une solide prospérité comme l’Autriche, qui n’a rejoint l’UE qu’en 1995 une fois que la disparition de l’URSS l’y a autorisée, ou comme la Suisse qui, bien qu’à l’écart de l’appartenance formelle à l’UE, y est largement intégrée. 

Et la question migratoire alors ? La république tchèque n'a pratiquement pas reçu de « migrants ».... 
Il n’est pas très surprenant de voir, dans ce contexte, une partie de l’électorat de ces pays se focaliser sur la figure de l’immigré, que l’immigration y soit importante ou très faible. Si le mouvement historique de dépassement des États a neutralisé la capacité de mobilisation positive des peuples européens, il semble que des tendances plus sombres lui aient au contraire survécu. Bien que l’on puisse aborder les questions d’immigration de façon apaisée, il convient de ne pas prendre à légère ces obsessions identitaires et leurs conséquences, qui nous dépassent forcément. Nous ne revivons probablement pas les années trente, mais le type de vide politique qui apparait à tous les étages de la structure européenne engendre rarement vertu et raison. Cette réalité s’applique aussi bien aux Etats, qui pensaient s’en remettre à l’Europe pour à peu près tout et à une mondialisation prétendument heureuse, qu’à la bureaucratie européenne elle-même.

En tout état de cause, l’idée de vouloir sauver les meubles en divisant l’Europe centrale entre pro-européens (République tchèque, Slovaquie…) et eurosceptiques (Pologne, Hongrie) est inefficace car erronée dans ses prémisses, comme le montre justement le résultat de l’élection tchèque. Il est, dans tous les cas, trop tard désormais pour ce type de stratégie. Si les pays de ce que l’on appelle le groupe de Visegrád   suivent effectivement des tendances politiques assez différentes, la remise en cause du cadre européen y est commune et profonde. A vouloir stigmatiser à tout prix la critique de l’UE chez les membres les plus récents, on ne fait que donner du sens à une sorte de front commun de ces pays et surtout on y légitime les tendances politiques les plus néfastes. 

Les responsables européens devraient renoncer à l’instrumentalisation de cette « nouvelle Europe » et s’attaquer à la question essentielle du rééquilibrage du continent, du point de vue politique et économique. Les dérives politiques qui mettent en danger l’État de droit doivent être dénoncées. Mais les stratégies de stigmatisation de l’euroscepticisme en tant que tel sont vouées à l’échec. 

Le Brexit semble bien mal engagé. Pourquoi le processus de séparation de la Grande-Bretagne et de l'Union avance-t-il aussi peu ? Qui bloque ? Les Britanniques ? Les États membres de l'UE ? Pensez-vous, comme l'a récemment affirmé l'ancien ministre grec Yanis Varoufakis que le couple franco-allemand ne souhaite pas une véritable réussite des négociations mais veuille au contraire faire un exemple en rendant les choses difficiles aux britanniques ?

L’analyse de Yanis Varoufakis est intéressante et parfois même savoureuse, du fait de sa connaissance intime du cadre des négociations européennes, mais elle est limitée par une forme d’incohérence. Il ne cesse de démontrer sa compréhension du cadre inégalitaire qui organise les relations entre États au sein de l’Union européenne, mais il semble n’y reconnaître que deux échelons, celui d’hegemon et celui de dominion. Il ne fait aucun doute que la Grèce a exploré tous les aspects imaginables de cette dichotomie dans le cadre des plans d’aide. Mais les choses ne sont, en temps de crise, pas si simples ou binaires pour les grands pays. Autant la dépression grecque était un sujet d’importance parfaitement mineure pour l’Allemagne, autant la question du Brexit est tout de même d’un autre ordre.

L’instauration de barrières douanières entre le Royaume-Uni et l’UE, dans le cadre de l’OMC, n’aurait pas de conséquences économiques catastrophiques pour l’Allemagne, malgré son excédent bilatéral d’environ 50 milliards d’euros (86 milliards d’exportations contre 36 milliards d’importations…) avec Londres. Cela serait tout de même problématique pour l’industrie automobile, parmi d’autres secteurs. Dans le cadre politique allemand et de ses règles tacites, la chancelière n’a pas de mandat pour pénaliser délibérément un secteur phare de l’économie nationale à des fins politiques. Même dans le cas des sanctions contre la Russie, on a fini par voir les responsables économiques se manifester et rendre la position allemande ambivalente. 

L’UE souffrirait moins que le Royaume-Uni de l’instauration de barrières douanières mais il est évident que cela serait problématique pour un certain nombre de secteurs qui exportent massivement vers le Royaume-Uni. Plus encore, le commerce entre le Royaume-Uni et l’UE se fait très largement entre entreprises d’un même secteur dans le cadre de chaînes de valeur intégrées. L’instauration de barrières douanières dans ce cadre, tout comme l’addition d’une couche supplémentaire de bureaucratie, affecteraient ces secteurs de façon sensible. Par ailleurs, certains pays comme la Belgique et les Pays-Bas sont encore plus orientés vers le Royaume-Uni et souffriraient bien plus que l’UE prise dans son ensemble.

Alors oui, on entend beaucoup à Paris l’idée qu’un Brexit chaotique, sans accord, servirait d’exemple. Mais dans la plupart des pays européens, l’intérêt économique jouit encore d’une certaine priorité, et c’est notamment le cas en Allemagne, même si cette question n’y a pas d’implication macroéconomique majeure. 

Côté britannique, le principal problème réside aujourd’hui dans la faiblesse politique de Theresa May à la suite des élections générales désastreuse du moi de juin. La Première ministre ne jouit pas d’un véritable mandat pour négocier une nouvelle relation avec l’UE. Elle fait par ailleurs face à la fronde au Parlement des députés les plus pro-européens des deux bords, qui veulent s’assurer d’avoir leur mot à dire non seulement sur l’accord final mais aussi sur la possibilité de l’absence d’accord. Dans la réalité, l’idée d’un accord est de plus en plus ancrée de tous les côtés et les dirigeants des divers États membres sont pressés d’entamer les négociations sur la question commerciale. Évidemment, ceux-ci souhaitent aussi récupérer une partie de l’activité de la City et souhaiteraient donc un accord qui présente d’importantes contraintes pour le Royaume-Uni, en échange d’une limitation de l’immigration européenne.
Reste que l’idée d’encourager d
élibérément un véritable échec final des négociations est éloignée de la réalité. Le cadre fixé dans le cadre de la Commission est inefficace, et naturellement cette inefficacité en partie volontaire peut servir à orienter l’accord final. Des négociations chaotiques peuvent permettre de finir par mettre un accord sur la table, côté européen, et de négocier de simples amendements avec les Britanniques, qui seraient prétendument soulagés d’échapper à une forme de rupture et surtout à l’incertitude. Il semble ainsi que des brouillons d’accord commercial circulent entre ministères à Berlin. 

Le déraillement des négociations, dans le cadre caricatural qui a été fixé à Michel Barnier, a révélé les inquiétudes de divers États européens autant que la forme de chaos qui règne à Westminster et empêche les Britanniques de développer une véritable stratégie.

Et le couple franco-allemand, alors ? Existe-t-il toujours ? Emmanuel Macron poursuit Angela Merkel de ses assiduités mais cette dernière semble plutôt occupée à monter sa coalition « jamaïque ». Les projets de Macron de relance quasi-fédérale de l'Europe vous semblent-ils réalistes une fois cette coalition formée, où sont ils iréniques ?

Les projets d’Emmanuel Macron pour une réforme de la zone euro vont dans le sens du « gouvernement économique européen » dont rêve l’élite française depuis la conception de l’euro, malgré le rejet catégorique de l’Allemagne qui se focalise pour sa part sur le respect de simples règles budgétaires, par la contrainte. Cependant, même sur ce seul plan économique, les projets du Président français font l’impasse sur la question de la coordination macroéconomique qui est en réalité encore plus importante que celle du dispositif institutionnel. Si l’on a à l’esprit l’absence complète de coordination macroéconomique, l’Allemagne étant engagée dans une longue phase de désinvestissement visant à la maximisation de l’excédent budgétaire, on comprend que l’idée, encore bien plus ambitieuse, d’une sorte de fédéralisation de la zone est parfaitement exclue en Allemagne. Et c’était déjà le cas dans le cadre de la coalition sortante entre la CDU/CSU et le SPD. Le SPD et la myriade d’experts proche du parti assuraient le service après-vente fédéraliste de la politique de Mme Merkel, mais n’orientaient pas concrètement celle-ci dans ce sens.

Les élections allemandes de cet automne, avec l’entrée dans la coalition du FDP et l’arrivée massive de l’AfD au Bundestag aggravent cette réalité et la révèlent aux yeux du monde. L’élection d’Emmanuel Macron a, pendant quelques semaines, nourri l’idée d’une convergence de vues entre les dirigeants français et allemands, mais il n’y avait quasiment aucune réalité derrière ces affirmations, bien qu'elles semblaient faire consensus non seulement en Europe mais un peu partout dans le monde, de façon assez étonnante. 

Ce que l’on a appelé « couple franco-allemand » dans l’après-guerre n’existe plus depuis le début des années 1990. D’un côté la réunification allemande et l’intégration économique de l’Europe centrale ont changé en profondeur la place et le poids de l’Allemagne en Europe. De l’autre, les dirigeants français se sont empressés de se débarrasser de leurs prérogatives économiques, vues comme écrasantes, en imposant l’idée de l’euro aux Allemands, en échange d’un soutien à la réunification. Il n’y a jamais eu de couple franco-allemand parfait, symbiotique. Mais les mandats de Gerhard Schröder, bien qu’officiellement pro-européen et social-démocrate, ont changé en profondeur le rapport de l’Allemagne à la France et à l’Europe, quand simultanément la France parachevait son grand rêve bureaucratique d’abandon de ses responsabilités économiques. 

Le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron a souvent été vu comme une grande feuille de route pour l’Europe, mais il semblait davantage prendre acte de la divergence de vue avec l’Allemagne sur les sujets les plus cruciaux comme l’euro, bien qu’il existe une certaine convergence sur d’autres sujets extérieurs.

Dans un entretien donné au Figaro, le philosophe Pierre Manent expliquait récemment : « L'Allemagne se trouve aujourd'hui dans la situation nationale la plus favorable où elle se soit jamais trouvée. Elle exerce sur l'ensemble européen une hégémonie qui est acceptée et souvent appréciée ». On sent pourtant un malaise dans ce pays, ainsi que l'ont montré le bon score de l'Afd aux élections du 24 septembre et le virage souverainiste des libéraux du FDP comme vous venez de le dire. Pourquoi ce malaise ?

Le vote AfD reste lié aux couches populaires, en particulier de l’Est. Mais le phénomène est plus complexe puisque le parti reprend en fait, en amplifiant la dimension eurosceptique, la grammaire économique ordolibérale. Il ne s’agit donc pas, en tant que tel, d’un relais économique de classes populaires sous pression, puisque le parti peut difficilement être vu comme défendant leurs intérêts. Même sa critique de l’euro, qui était la marque de fabrique du parti à sa création, suivait plutôt une ligne technocratique, à coup de dénonciations du système « Target 2 » (qui régit les flux entre banques centrales nationales dans le cadre de l’Eurosystème) qui fait l’objet d’une obsession maladive chez les eurosceptiques allemands. A l’origine, la ligne du parti semblait plutôt relever d’une sorte d’extrapolation des positions économiques allemandes traditionnelles. La crise des migrants a changé le cœur thématique du parti à partir de 2015. Si le manque de concertation dans les décisions du gouvernement d’Angela Merkel a été critiqué bien au-delà des cercles de l’extrême droite, l’AfD a alors affirmé un ancrage idéologique plus radical.

L’AfD participe de la montée d’un discours nationaliste qui, bien que minoritaire, dépasse le cadre sociologique de ce parti. On a vu au cours des derniers mois, un ouvrage révisionniste et antisémite, Finis Germania de Rolf Peter Sieferle, un historien et ancien conseiller du gouvernement pour l’environnement qui a mis fin à ses jours l’an passé, devenir un best-seller et susciter des prises de position contrastées, parfois complaisantes, au sein de l’establishment littéraire. Bien que l’élite médiatique ait fini par condamner cet ouvrage, dont l’auteur prétendait vouloir donner un sens non-négationniste à une expression telle que « mythe de la Shoah », le débat autour du livre a illustré la crise identitaire qui accompagne notamment la renaissance d’une extrême droite de masse, organisée politiquement.

L’AfD n’est pas un parti néonazi et, bien que nationaliste, ne s’inscrit pas dans l’environnement idéologique du fascisme, ne serait-ce que par sa conception limitée des prérogatives étatiques. Mais il encourage délibérément, notamment en son sein, une libération de la parole et une dédiabolisation de discours pour le moins ambigus sur le Troisième Reich, et l’utilisation de termes à connotation national-socialiste au sujet des immigrés (comme « Überfremdung » pour décrire la prétendue submersion des allemands de souche).

Par ailleurs, la notion de souveraineté a, en allemand, une forte connotation ethnique qui diffère de la conception française (bien que « Souveränität » ait évidemment une étymologie française). Cette différence se reflète également dans le sens donné à la nation, qui s’applique historiquement en France à un ensemble très hétérogène autour d’un projet étatique et d’un modèle de citoyenneté. Si certains philosophes comme Habermas, ont cherché à développer une orientation ouverte, plus politique, de la vision allemande dans le cadre notamment d’un dépassement européen, il convient de constater qu’ils ne sont finalement guère parvenus, malgré leur prestige académique, à orienter les conceptions nationales dans le sens résolument européen qu’ils avaient à l’esprit.

On constate, jour après jour, en Allemagne et ailleurs, le décalage entre les focalisations nationales et l’affichage rhétorique de la croyance en leur dépassement. Cette confusion produit des conséquences plus ou moins nocives selon les pays, mais elle va, dans tous les cas, à l’encontre d’une véritable coopération européenne. 

L’Europe a tellement investi, à tous points de vue, dans la mise en avant de la vision fédérale qu’elle est aujourd’hui paralysée par une crise intellectuelle et même sociologique qui empêche de dessiner la voie d’un nouveau mode de coopération. Au lieu d’un nouveau modèle, nous voyons l’ancien dégénérer en une superposition de crises identitaires nationales, dont il serait imprudent de se réjouir.