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mercredi 10 octobre 2018

Où en est l'Allemagne après Chemnitz ? Réponses avec M. Pouydesseau





Mathieu Pouydesseau vit et travaille en Allemagne depuis 18 ans et espère obtenir prochainement la nationalité de ce pays. Il est diplômé de l'IEP de Bordeaux et en Histoire, et travaille dans l'informatique. Longtemps fédéraliste européen, il fut un temps au Conseil national du Parti socialiste français, et est actuellement engagé au SPD allemand. Il s'exprime donc ici en tant qu'observateur de l'Allemagne connaissant à la fois le tissu économique et les structures politiques du pays.

***

En Allemagne, à Chemnitz puis dans la petite ville de Köthen, on a vu se produire plusieurs manifestations d’extrême-droite suite au meurtre d'un jeune homme imputé à des migrants. Que se passe-t-il outre-Rhin? La situation peut-être devenir hors de contrôle ?

Il faut se rappeler que lorsqu'on a redonné sa souveraineté à l'Allemagne après la guerre, on l'a fait avec beaucoup de précautions. Tant en RFA qu’en RDA on écrivit dans la Constitution l’obligation de combattre les idéologies issues de l’extrême-droite. Dès que l’extrême-droite donnait des signes de renouveau, les chancelleries réagissaient. Au milieu des années 80, les « Républicains » (Die Republikaner), menés par un ancien Waffen SS, remportèrent des sièges dans des parlements régionaux de l'Ouest. Les autres pays firent les gros yeux, menaçant l'Allemagne de ne pas être accommodants sur certaines de ses revendications en Europe si elle ne maîtrisait pas le problème. Pendant le processus de réunification, on fit également les gros yeux lorsque des ratonnades aboutirent à la mort de migrants en ex-RDA, à Rostock par exemple.

Mais après la création du marché commun puis de marché et de la monnaie uniques, le choix fut progressivement fait de ne plus surveiller l'Allemagne. En Allemagne, le travail sur la mémoire n’a pas empêché, selon le travail fascinant de Harald Welzer, de disculper « Papi qui n’était pas nazi ». En France, entre 2000 et 2015, toute évocation de la résurgence de l’extrême-droite allemande était rejetée comme « germanophobe » ou relativisé par la comparaison des scores de l’extrême-droite française. Dans nos deux pays, il y a eu un processus dissociant l’Allemagne de la guerre de l’Allemagne actuelle.

Pourtant, des signes d’un tsunami en devenir étaient visibles. Dans la décennie 2002-2012, le NPD remporta des succès électoraux en étant ouvertement sympathisant du neonazisme. Une procédure d’interdiction échoua parce que l’imbrication des services secrets allemands dans la direction était telle qu’il était impossible de déterminer si les actes illégaux reprochés étaient issus du NPD, ou provoqués par les agents infiltrés des services secrets, indicateurs ou agents, placés jusqu’à la direction nationale du NPD. 

Ces succès du NPD coïncident avec deux autres événements. En 2006, c’est la coupe du monde de football en Allemagne, où les Allemands issus de générations sans connexion directe à 1933-1945, découvrent la joie de fêter leur équipe nationale, leur drapeau, leur fierté innocente d’être Allemands. La même année, la presse s’interroge sur une mystérieuse « d'infirmière fantôme » tueuse de la mafia turque, qui aurait assassinée une demi douzaines de petits commerçants d’origine turque et grecque, et posé une bombe dans un quartier d’immigration de Cologne, faisant 200 blessés. Ce n’est qu’en novembre 2011 que l’on découvrira que ces meurtres n’étaient en rien liés à « la mafia turque », construction raciste n’existant que dans l’esprit des enquêteurs allemands, mais à un groupe terroriste néonazi, la NSU, qui filmait ses actes et diffusait ses vidéos de propagande dans les réseaux clandestins de l’extrême droite allemande. Neuf migrants et une policière furent ainsi assassinés. Dès la découverte, fortuite, de cette cellule terroriste, les services secrets allemands engagèrent immédiatement ... la destruction complète de leurs archives concernant les membres de ce groupe... 

L'année 2011 marque aussi une césure dans le recensement des actes de violence de l’extrême-droite en Allemagne. A partir de cette date, le nombre d’actes de violence motivée par l’extrême-droite va doubler chaque année dans l’indifférence générale, jusqu’à atteindre plus de 2000 actes, soit 10 fois plus que l’extrême-gauche et 25 fois plus que les islamistes, chaque année. Cependant, la médiatisation est modérée. L’attention des politiques comme des services secrets se porte sur l’islamisme et sur l’ultra-gauchisme après les manifestations contre les réunions du G8 en 2007 dans la campagne du Mecklembourg, puis du G20 en 2017 à Hambourg. Dans le même temps, l’attrait électoral pour l’extrême-droite croit selon un modèle très simple à suivre : d’abord, l’électeur perd confiance dans les institutions démocratiques et passe par une phase apathique d’abstention. Ensuite, dans certaines régions, un parti alibi sert à rompre des résistances profondes dans le comportement électoral. C’est ainsi que l’ovni politique du Parti Pirate devient le réceptacle d’une poussée populiste non cristallisée, faisant des scores entre 6 et 15% des voix et entrant dans 9 parlements régionaux. Partout où les Pirates sont forts - et cela s’observe jusqu’au niveau des bureaux de vote - le NPD est faible. Mais les Pirates étaient un feu de paille et n'ont existé qu'entre 2011 et 2013.

A partir de 2013, un nouveau parti en Allemagne est prêt à recueillir les braises dans le foyer, l'AfD, qui, de parti élitaire anti-euro, se transforme peu à peu en synthèse allemande de l'UKIP britannique, du FN et de la Lega italienne. Aujourd’hui, les sondages donnent l'AfD à égalité avec le SPD à 17%, et des dirigeants de la droite parlementaire évoquent des alliances avec elle.

Les émeutes de Chemnitz n'arrivent donc pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elles instrumentalisent la question des réfugiés, devenue critique dans l’opinion allemande après septembre 2015, mais la genèse est ancienne. D’ailleurs, le cadre théorique et idéologique d'un parti islamophobe tel Pegida, a été posé dès 2008 par ... un ancien dirigeant du SPD, Thilo Sarrazin, ancien responsable des finances de la ville de Berlin, puis membre du directoire de la Bundesbank, dès la publication de son livre « L’Allemagne s’auto-dissous », suivi depuis par un livre tous les 18 mois.  

Les émeutes de Chemnitz furent extrêmement bien préparées. Déjà, en 2017, la fachosphere de Saxe avait lancé des rumeurs d’agressions de femmes allemandes par des migrants en marge de la fête populaire de la ville mais la campagne n’avait pas pris. Dans la préparation de la fête de Chemnitz de 2018, les associations de lutte contre le racisme prévoyaient une nouvelle action des réseaux clandestins de l’extrême-droite, sans cependant pouvoir prédire le fait divers dramatique à son origine – dans une rixe à 3h du matin un réfugié tue d’un coup de couteau un germano-cubain - ni son exploitation politique. Depuis, le procureur fédéral d'Allemagne a annoncé fin septembre le démantèlement d’une cellule terroriste néonazie planifiant des meurtres de réfugiés et d’élus de gauche. Ce groupe a utilisé les manifestations de Chemnitz pour tester ses modes opératoires en vue d’enlever et d’assassiner des réfugiés. Il a été démantelé alors qu’il se procurait un arsenal pour passer aux assassinats.

Ne nous leurrons pas : le rejet de l’islam par Pegida sert de cache-nez à la résurgence d’idéologies très allemandes. A Chemnitz, un restaurant casher au nom hébraïque a été ravagé par une foule criant « Judensau raus » - (porcs de Juifs dehors). A Dortmund, dans deux défilés néonazis, l’un des slogans était « qui aime l‘Allemagne est antisémite ». On le voit, il n’y a pas d’ambiguïté ni de détour par une rhétorique anti-Israël. C’est de l’antisémitisme pur, recyclant les mots mêmes du nazisme.

Un dernier groupe de la malheureusement très importante fachosphère allemande mérite d’être mentionné : ce sont les « Reichsbürger » ou « Citoyens de l'Empire ». Ces derniers refusent toute légitimité institutionnelle à la République fédérale, considérant que l'Empire n’a pas été dissous de manière légale en 1918. Ils battent leur propre monnaie, arborent leur drapeau, refusent de payer l’impôt ou de reconnaître l’autorité légitime de la police. Cela peut paraître folklorique mais ils sont armés et ont tué plusieurs policiers ces dernières années, et la dernière estimation publiée évalue leur nombre à ... 50 000.

L'Europe a décidé en toute conscience de fermer les yeux et de faire confiance à l'Allemagne pour étouffer ces vieux démons. Elle a tort : l'Allemagne doit être surveillée et rappelée à ses devoirs particuliers. Malheureusement, l’idéologie de « l'Europe, source de paix », dénuée de fondement, est aussi construite sur l’idée d’une Allemagne enfin démocratique et apaisée au cœur de l'Europe. Dénoncer son extrême-droite est suspect de « germanophobie ». C’est mal. C’est ce qui explique l’effet de surprise et de sidération en France. Mais le phénomène de la montée de ces nouvelles extrême-droites était visible et prévisible. D’ailleurs, à mon humble niveau, je l’annonçais et la dénonçais déjà il y a dix ans.

Alors est-ce que ces mouvements sont de nature à renverser l’ordre constitutionnel allemand ? Non. Pas encore. Mais l‘Allemagne ne va pas s’en sortir seule, et doit comprendre qu’il est important pour ses partenaires qu’elle agisse enfin.

Köthen se situe dans le Land de Saxe-Anhalt et Chemnitz en Saxe. La Saxe est également le lieu de naissance du mouvement Pegida, et l'ex Allemagne de l'Est est l'endroit où le parti AfD réalise ses meilleurs scores électoraux. La Réunification allemande est-elle inachevée, ainsi que l'écrit le sociologue Italien Vladimiro Giacche ?

Lorsque je suis arrivé en Allemagne, le premier livre dédicacé qu'on m'a offert était un recueil d’articles et de discours de Wolfgang Thierse, ancien fondateur du SPD de l'Est, puis président du Bundestag entre 1998 et 2005. Ce livre s’appelle « Parler de sa propre voix » et décrit le processus extrêmement violent et traumatisant d’une réunification vécue comme une colonisation par l'Ouest. Certains parlent même aujourd’hui d’une « annexion », et si le terme peut paraître exagéré en droit, il décrit pourtant le ressenti de nombreux allemands de l'Est. D’ailleurs, cette souffrance reste un thème d’actualité, qui, à l’occasion de la fête de la Réunification de cette année, a même trouvé son chemin dans des discours d’hommes politiques conservateurs de l‘Ouest.

Dans les mois ayant précédé la Réunification, Helmut Kohl a prononcé une phrase essentielle : il a promis à la RDA, qui menait ses premières élections libres, « des paysages florissants » et une prospérité sans égale. Vingt-huit ans après, la réalité est bien différente. Près de trois millions d’Allemands de l'Est ont migré vers l'Ouest, vidant les campagnes et les villes moyennes. Les régions les plus pauvres d‘Allemagne, les cantons aux salaires les plus faibles sont à l'Est. Le nombre des foyers dépendant du minimum social appelé « Harz 4 » est deux fois plus important qu’en Bavière. Le centre des villes dynamiques de l'Est - Dresde, Leipzig, Iéna - voient arriver de nombreux cadres de l’Ouest qui achètent des biens immobiliers pas chers et travaillant en semaine à Berlin, Nuremberg où Munich.

Cependant, si l'AfD fait 22% en Saxe, elle atteint aussi ce score dans certains coins de l'Ouest, par exemple en Rhénanie, dans certaines villes autrefois bastion du SPD. Si les émeutes en Saxe ont défrayé la chronique, deux cortèges de néonazis criant « qui aime l'Allemagne est antisémite » ont pu défiler le même jour à Dortmund avec une police dépassée incapable de mettre fin à ce trouble à l’ordre public. C'est en partie lié à la crise sociale, qui touche aussi l'Ouest. Il y a beaucoup de contradictions dans une société qui se vante de sa croissance, de son équilibre budgétaire, de son plein emploi, de ses excédents commerciaux, mais qui est incapable d’expliquer à 40% de sa population pourquoi son pouvoir d’achat est inférieur à ce qu'il était en 1996, pourquoi 17% d'Allemands vivent sous le seuil de pauvreté, pourquoi les inégalités de patrimoine ont retrouvé le niveau de ... 1910.

Ces fractures, avec 40% de personnes qui souffrent, 30% qui jouissent et 30% qui ont peur de souffrir tout en rêvant de jouir, expliquent d’ailleurs le vote des législatives de septembre 2017, qui a ététoutes les analyses en catégories socioprofessionnelles ou en niveau de revenu le démontrent, un vote de classes. Les 40% qui souffrent ont majoritairement voté Die Linke ou AfD, les 30% qui vont bien ont voté Libéraux et Verts, et les 30% d’inquiets, dont beaucoup de retraités, CDU et SPD.

Ce qui est vraiment inquiétant, c’est la perte de confiance dans l’ordre démocratique comme ordre garantissant la prospérité du plus grand nombre, et l’échec tant de l’économie sociale de marché des conservateurs, que de la social-démocratie de marché du SPD.

Il semble que la situation échappe peu à peu à une Angela Merkel de plus en plus fragilisée. Est-il possible que la chancelière ne termine pas son mandat ? Qu'est-ce qui pourrait venir ensuite ?

J’ai parié en février 2018 que Merkel ne serait plus chancelière fin octobre, après les élections régionales en Bavière. Ça se rapproche, et elle a déjà failli chuter à deux reprises en juin et en septembre, après avoir eu besoin de six mois pour former un gouvernement après les élections de septembre 2017.

C’est là où le concept de « Weimarisation » de la vie politique européenne que je développe depuis cinq ans trouve sa confirmation. La « Grande coalition » ne pèse plus que 56% des électeurs. Elle en pesait 70% il y a onze ans. Dans les sondages récents, elle ne serait même plus capable de constituer une majorité parlementaire à 44%. Si le SPD semble avoir atteint un plancher à 16%, la droite - constituée de deux partis, la CDU de Merkel et la CSU en Bavière - s’est encore effondrée et a enregistré son plus mauvais score dans un sondage depuis ... 1949 : à 27% des intentions de vote.

Merkel voit également sa popularité s’effondrer. Les observateurs constatent d’ailleurs son impuissance croissante au sein même de son cabinet, de sa propre majorité. La semaine dernière, le groupe parlementaire CDU-CSU devait élire son président de groupe. L'homme de confiance de Merkel, qui occupait la fonction depuis treize ans, a été battu par un député quasiment inconnu et ne disposant d’aucun appui d'importance dans la hiérarchie des deux partis. La candidature « de témoignage » de Brinkhaus a rassemblé plus de trente députés de plus que l’homme de Merkel.Cette dernière n’est donc même pas majoritaire au sein de son groupe. Paradoxalement, à l’heure actuelle, le groupe parlementaire le plus soucieux de faire durer la chancelière est ... le SPD !

Tout cela survient après deux crises initiées par le ministre de l’intérieur, Horst Seehofer, également président de la CSU bavaroise. Les deux crises ont eu pour toile de fond la politique migratoire, notamment la gestion de l’ouverture des frontières irresponsable car complètement improvisée, en septembre 2015. Depuis cette date, Seehofer est sans cesse en opposition à la chancelière. En mars 2018, elle a accepté qu’il entre dans le cabinet de la nouvelle Grande coalition en espérant ainsi le contrôler. C’est l’inverse qui se produit : il sape autant qu’il peut son autorité.
Le 14 octobre auront lieu les élections régionales de Bavière. La CSU pourrait perdre sa majorité absolue, voire devoir s’allier à un ennemi - idéologique autant que de classe-, les écologistes, montés à 18%. La CSU a déjà laissé entendre à quoi elle imputerait un éventuel désastre : c’est la politique nationale. Merkel tentera sans doute de faire sauter le fusible Seehofer, mais il est probable que l’aile conservatrice de la CDU, menée par le ministre de la Santé Jens Spahn, lance une offensive avec la CSU contre la chancelière.

Le 28 octobre, la région de Hesse, un bastion de la CDU, votera à son tour. Le président sortant, le très conservateur Bouffier, gère avec ... les Verts. En cas de défaite ( là non plus les sondages ne sont pas bons)  il pourrait, vu son âge, servir de chancelier de rechange et de transition. Ça laisserait le temps de choisir à quel moment revenir devant les électeurs et avec quel leader de la droite de long terme. En effet, une chute éventuelle de Merkel ne signifie pas forcément de nouvelles élections car il existe d'autres options institutionnelles. En 1982, lorsque Helmut Schmidt a perdu un vote de confiance suite au ralliement de son partenaire de coalition à l’opposition, Helmut Kohl devint par exemple chancelier sans élection. Wolfgang Schauble, aujourd'hui président du Bundestag, a également évoqué la possibilité d’un gouvernement minoritaire de droite au cas où le SPD quittait la coalition. En tout état de cause, Merkel a compris que la bataille de succession occupe tout le monde dans son camp. Elle espère encore pouvoir l’organiser elle-même. Elle a en notamment intronisé une possible dauphine (Annette Kramp-Karrenbauer, surnommée AKK, ancienne présidente de la région de Sarre et secrétaire générale de la CDU), et souhaite se présenter en décembre  à la présidence de la CDU sans doute pour être maîtresse du rythme de son éviction. Toutefois, l’aile droite de son parti lui a déjà demandé de renoncer à se présenter....

L'une des conséquences de tout cela, c’est que depuis septembre 2017, l'Allemagne s’occupe de son nombril. Toute initiative française pour relancer « le moteur franco-allemand » en Europe est ainsi assimilable à vouloir faire du vélo en tandem avec un invalide. L'attitude française témoigne d’ailleurs d'une profonde méconnaissance de l'Allemagne, qui n'est pas en mesure et ne désire pas aller plus loin dans la voie de l'intégration européenne.

La presse française s'applique à décrire la fondation d'une nouvelle gauche qu'elle qualifie « d'anti- migrants ». Son chef de file  serait la députée Sahra Wagenknecht, qui vient de fonder « Aufstehen » . Que vous en semble ?

C’est de la propagande pure et simple, qui vise à limiter le paysage politique européen à deux forces antagonistes uniquement : d'un part un populisme nationaliste et xénophobe liant la critique sociale à un discours de bouc émissaire, d'autre part un néolibéralisme décomplexé exprimant les intérêts de classes supérieures désireuses d'assumer sans entrave leur domination économique, culturelle et sociale, au détriment des autres groupes sociaux et économiques au nom de leur supériorité morale. On souhaite évacuer l'existence d'une troisième option : une gauche radicale renouvelant sa critique du capitalisme financier et des excès du néolibéralisme européen à la lumière des évolutions réelles des deux dernières décennies.

La biographie de Sahra Wagenknecht rend peu crédible le fait qu'elle soit « anti-migrants », car elle est binationale (allemande et iranienne). Au delà de ça, le texte de son mouvement ne parle quasiment pas de migration. Et quand il en est question, voilà mot pou mot ce qui est proposé : « Aide aux personnes dans le besoin : garantir le droit d'asile aux personnes persécutées, arrêter les exportations d'armes vers les zones de tension et mettre fin aux pratiques commerciales déloyales, aider les réfugiés de guerre et climatiques, lutter contre la pauvreté, la faim et la misère sur le terrain et créer des perspectives dans les pays d'origine ». Ce que Aufstehen met bien en cause en revanche, ce sont les mécanismes de concurrence salariale au sein de l'Union Européenne, dont l’un des instruments est la libre circulation des personnes dans un espace de sous-investissement dramatique et de chômage de masse.

Aufstehen est un danger évident pour les autres formations politiques. En effet, 35% des Allemands sont intéressés par ce mouvement d’après un sondage du magazine Focus d’août 2018. Par ailleurs, le mouvement revendique déjà plus de 150 000 inscrits sur sa plate-forme en un mois d’existence. Le niveau de calomnie va donc augmenter au fur et à mesure qu'il montera en puissance.





mardi 24 avril 2018

«Macron risque d’être le troisième Président consécutif à ne faire qu'un mandat », Wolfgang Streeck





Wolgang Streeck est un sociologue de l’économie allemand dont le livre Du temps acheté - la crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, est désormais un classique. Il intervient parfois dans la presse française (Le Monde, Le Monde diplomatique, Le Débat), où il prend des positions iconoclastes, et plaide notamment pour la fin de la monnaie unique européenne. L'entretien ci-dessous a été réalisé et traduit par Jorge Gomes-Ferreira. 

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Vous observez beaucoup l'Europe. Après la longue crise politique qui a eu lieu dans votre pays et a amené à la reconduction de la « Grande coalition », après les élections italiennes de mars dernier, où en sommes nous selon vous ?

Nous nous trouvons devant une impasse, devant un équilibre, non pas des forces, mais des faiblesses. Suite aux élections, l’Allemagne n’est plus en mesure de répondre aux attentes de ses partenaires en termes de « réformes », c’est-à-dire en termes de concessions matérielles : l’AfD et le FDP feront tout au Bundestag pour dénoncer ouvertement et avec fracas toute initiative qui irait au-delà du traité de Maastricht ou de ce que permet la Constitution allemande. En Italie, depuis la fin de Renzi, il n'est plus envisageable que le pays poursuive les réformes néo-libérales exigées d’elle jusqu’à maintenant.  Cela impliquerait que l’Italie puisse attendre de l’Allemagne un soutien économique en retour, qui ne soit pas que symbolique.

En France, en l’absence de larges compromis de la part de l’Allemagne - que celle-ci ne peut concéder - Macron risque quant à lui d’être le troisième président consécutif à devoir tirer sa révérence après n’avoir effectué qu’un mandat. Du coup, son plus grand atout réside dans la peur qu’ont les autres, en particulier l’Allemagne, de ce qui pourrait advenir par la suite.

Bref, tout cela laisse présager une continuation du marasme des dernières années, dans un contexte de mécontentement toujours croissant des citoyens, de déliquescence progressive des institutions européennes et d’accroissement des déséquilibres économiques entre membres.


Dans une tribune dans Le Monde en 2015, vous expliquiez que nous devions abandonner l'euro. Êtes-vous toujours aussi opposé à cette monnaie et pourquoi, alors qu'a priori, l'Allemagne en est le principal bénéficiaire ?

En effet, l’Allemagne est, aux côtés de quelques petits pays du Nord, la grande bénéficiaire de l’euro. Si les souverainetés nationales sont maintenues (et soyons sérieux : aucun pays en Europe n’est prêt à abandonner sa souveraineté), une péréquation financière entre Etats ou  une politique régionale interétatique est impossible, ou alors uniquement de façon symbolique, c’est-à-dire économiquement sans effet. Or sans union politique, une union monétaire n’est pas tenable. Autrement dit: si ni l’Allemagne ne peut gouverner les autres pays  (ni ceux-ci contraindre l’Allemagne), alors les pays qui souffrent d’un tel régime doivent récupérer leur capacité d’action en matière de politique économique. 

A titre personnel, je tiendrais pour catastrophique si l’Allemagne s’octroyait le droit de dicter aux Italiens ou aux Français la façon d’organiser leur économie. Mais réciproquement, ce serait une catastrophe de laisser s’imposer une union monétaire dans laquelle les pays partenaires de l’Allemagne définissent ce que celle-ci doit leur prodiguer « par solidarité ».

Il vous est arrivé d'expliquer que la domination allemande sur l'Europe était une « hégémonie fortuite ». Pourtant, la République fédérale s'arrange pour occuper quasiment tous les postes d'importance au sein de l'Union européenne. Les Allemands président quatre groupes parlementaires sur huit au Parlement européen dont les deux plus importants, Martin Seylmar a été nommé Secrétaire général de la Commission en dépit de toutes les règles de promotion interne, Berlin souhaite qu'en 2019, un Allemand prenne la tête de la BCE.... tout cela n'est pas fortuit tout de même ?

L’Allemagne est le plus grand pays de l’UE et en est le plus gros contributeur. Cela ne va pas sans conséquences. J’ai surtout l’impression que des Allemands sont avant tout nommés dans tout un tas de fonctions importantes à Bruxelles parce que l’on espère d’eux qu’ils insufflent en Allemagne une politique allemande "européenne". C’est d’ailleurs généralement le cas : considérez par exemple  le commissaire Günther Öttinger, ou l'ancien Président du Parlement européen Martin Schulz.

Du reste, la politique allemande est davantage fondée sur le respect des règles que sur la recherche du pouvoir. La République fédérale applique scrupuleusement les règles écrites dans les traités et dans la constitution allemande, ni plus, mais aussi ni moins. C’est là l'explication de ce qui apparaît à d’autres comme de l’entêtement. La France et l’Italie ont signé le traité de Maastricht, et ce sans union politique. Il faut savoir qu'au départ, Kohl ne voulait pas d’une union monétaire sans union politique, mais l’a acceptée au nom de la paix et de la réunification, et imposée en politique intérieure malgré les résistances. 

Dans un long article publié par Le Débat, vous vous êtes montré très sévère vis-à-vis de la politique migratoire d'Angela Merkel. Cette dernière en a d'ailleurs payé le prix aux élections de septembre 2017. Sur cette question, où en est l'Allemagne. Va-t-elle parvenir à intégrer les nouveaux venus ? Cela va-t-il l'aider à résoudre son problème démographique ?

J’ai du mal à appréhender ce mot, "intégrer". Toutes les sociétés d'accueil sont segmentées : partout les immigrés de la première ou de la deuxième génération forment des sociétés parallèles. D’ailleurs tous les groupes d’immigrés ne sont pas égaux dans ce domaine, et il existe dans chaque groupe des différences considérables. Par le passé, nous n’avons pas été très bons en Allemagne lorsqu’il s’est agi d’offrir une égalité de chance aux deuxième et troisième générations d’immigrés : confer les statistiques sur les parcours de formation des jeunes hommes turcs en Allemagne.

Dans l’ensemble et suite à la suite de la vague migratoire de 2015/2016, les allemands vont devoir  faire avec un bouleversement culturel et une charge économique considérables, et ce sur le long terme. On ne peut qu’espérer que la paix sociale n’en souffre pas trop. Mais en ce qui concerne le problème démographique, celui-ci n’est de toutes façons pas soluble par une immigration d’asile. Qui plus est, la plupart du temps le taux de fécondité des immigrés s'adaptent dès la deuxième génération à celui des populations locales.

Pour finir, le « couple franco-allemand », est-ce que ça vous dit quelque chose ? Y croyez-vous ?

Très honnêtement ce concept ne m’évoque que peu de choses. Nos deux pays sont dans l’obligation de s’accommoder l’un avec l’autre, même si les différences sont nombreuses, dans l’éducation, dans les politiques énergétiques, dans le domaine de la Défense, notamment concernant les interventions (ou plutôt des aventures) militaires comme en Libye ou dans les anciennes colonies françaises. 

Pour ma part j’admire la ténacité et l’obstination avec lesquelles beaucoup de Français résistent aux prétendues pressions de la « globalisation » et je souhaiterais qu’on en fasse un peu plus preuve chez nous. Je peux aussi parfaitement comprendre que beaucoup de Français soient irrités par certains traits du mode de vie allemand, par exemple l’évidence avec laquelle on s’y soumet à la rude discipline des marchés et des entreprises mondialisées. 

Peut-être n’y a-t-il à ce sujet pas d’alternative et peut-être que Macron est venu pour rééduquer la France suivant le "modèle allemand" et l’adapter au capitalisme financier. Il serait néanmoins nécessaire de comprendre ce que l’on perd dans ce processus et les français semblent être plus nombreux que les Allemands à le comprendre.


mercredi 22 novembre 2017

Crise politique en Allemagne : quelles perspectives ? par Jérôme Sterkers




Depuis les élections fédérales du 24 septembre 2017, l'Allemagne se trouve dans une situation de blocage politique, les partis pressentis pour former le nouveau gouvernement autour d'Angela Merkel ne parvenant pas à trouver un accord de coalition. Pour autant, ce blocage - qui tranche avec sa réputation de régime parlementaire permettant tout à la fois représentation proportionnelle des mouvements d'opinion et stabilité de l'exécutif - est-il réellement synonyme d'embolie institutionnelle ? Est-ce vraiment l'impasse politique en Allemagne ? Cette situation est-elle une vraiment un première, comme on ne cesse de nous le dire ? Quelles sont les issues possibles ?

A titre liminaire, notons qu'une telle situation de blocage survenant immédiatement après une élection est bel et bien unique dans l'histoire de l'Allemagne depuis 1949. En revanche, la République fédérale a déjà connu des impasses constitutionnelles comparables et même un gouvernement minoritaire dans les années 1970, comme nous allons le voir plus bas.

Dans le cas présent, si l'on y réfléchit bien, cinq hypothèses sont techniquement plausibles pour sortir de l'impasse. Certaines peuvent se combiner entre elles, d'autres sont politiquement moins probables.

Scénario 1 : 
Le Président fédéral Frank-Walter Steinmeier prend ses responsabilités et demande au Bundestag de faire de même. Sans attendre, il met en marche la procédure habituelle d'élection du Chancelier (article 63 de la Loi fondamentale) et propose au Bundestag le nom d'Angela Merkel en sa qualité de Kanzlerkandidat du groupe politique le plus fort, l'Union CDU-CSU. Ce faisant, il renvoie les partis à leurs responsabilités et peu espérer forcer les trois partenaires pressentis (Union, FDP, Verts) à s'entendre en urgence. Cependant, étant donné que les libéraux ont expliqué que pas moins de 120 points restaient à régler dans le contrat de coalition, il semble peu probable que Merkel soit élue Chancelier dans ces conditions. Le Bundestag aurait alors deux semaines pour élire un chancelier de son choix sur la base d'une majorité alternative, toujours à la majorité de ses membres (art. 63, al.2). C'est à la fois la voie la plus naturelle constitutionnellement parlant, mais en l'état des forces en présence, elle revient à reculer pour mieux sauter... vers le scénario 3.

Scénario 2 : 
La reconduction surprise de la coalition actuelle CDU-SPD, ce qui semble devoir se passer en ce moment même dans le Land de Basse-Saxe : celle-ci se ferait alors dans le cadre d'un nouvel accord de gouvernement. Le problème étant que, dès la soirée électorale, le leader du SPD Martin Schulz n'a eu de cesse de rejeter cette hypothèse. Difficile de ne pas perdre la face. A moins que cela ne s'accompagne de la renonciation simultanée d'Angela Merkel au poste de Chancelier fédéral, ce qui justifierait alors la poursuite de la grande coalition, mais sur des bases 100% nouvelles : ni Merkel, ni Schulz et avec un nouveau programme commun.

Scénario 3 : 
L'heure des choix: ce serait la conséquence d'une impasse qui durerait ou la suite logique du scénario 1. Sans majorité, le Bundestag peut élire in fine un Chancelier avec une majorité simple (art 63, al.3 LF). Deux options s'offrent alors au président fédéral, qui dispose de sept jours pour décider soit de nommer formellement ce gouvernement minoritaire soit, au contraire, de dissoudre le Bundestag (art 63, al.4 de la Loi fondamentale). Dès lors :

Première option 3A : si le président fédéral dissout le Bundestag, la nouvelle élection devrait avoir lieu dans les 60 jours. Au regard de la durée des procédures évoquées ci-dessus, une date d'élection serait donc possible au printemps 2018 avant Pâques.

Deuxième option 3B : si le président fédéral ne dissout pas le Bundestag, un gouvernement minoritaire pourrait, au cas par cas, travailler avec l'opposition pour adopter le budget et la législation. 
Contrairement à ce que beaucoup peuvent imaginer, l'Allemagne a déjà connu une telle situation en 1972 après que plusieurs élus de la majorité SPD-FDP ont quitté leurs partis respectifs par rejet de l'Ostpolitik menée par Willy Brandt, tandis que l’opposition de droite menée par Rainer Barzel avait échoué à faire adopter à deux voix près sa motion de défiance constructive déposée dans le cadre de l'article 67 de la Loi fondamentale. Brandt continua donc à gouverner sans majorité jusqu'à un retournement de conjoncture politique qu'il exploita en engageant la responsabilité de son gouvernement par le dépôt d'une Motion de confiance (art. 68 LF) dont il savait qu'elle serait rejetée par le Bundestag... ce qui entraîna une dissolution de l'assemblée et une victoire de Brandt à l'élection qui s'ensuivit. Mais dans le cas présent, Angela Merkel a d'ores et déjà fait savoir qu'elle préférait une nouvelle élection que former un gouvernement minoritaire.

Scénario 4
L'heure du non-choix: Techniquement, le gouvernement fédéral actuel, composé par la CDU et le SPD, sans aucun changement, peut tout à fait rester en fonction et le Parlement exercer ses pouvoirs de contrôle et de législation. Bien que cela ne soit pas prévu par la Loi fondamentale (et pourrait être perçu comme contraire à la coutume constitutionnelle, voire faire l'objet d'un recours devant le Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe), la situation actuelle pourrait théoriquement perdurer jusqu'aux prochaines élections fédérales à l'automne 2021. Pour autant, ce quatrième scénario est, en tous points, le plus improbable !

Ainsi, comme le disait fort opportunément Goethe au moment de quitter ce monde, nous avons encore besoin de "Mehr Licht" pour y voir plus clair...

Jérôme Sterkers


dimanche 29 octobre 2017

Rémi Bourgeot : « Partout en Europe, nous assistons à la réaffirmation des États ».






Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il a poursuivi une double carrière de stratégiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur la zone euro et les marchés émergents pour divers think tanks. Concernant la zone euro ses études traitent des divergences économiques, de la BCE, du jeu politique européen, de l’Allemagne et des questions industrielles. Catalogne, pays de l'Est, Brexit, Allemagne : il revient sur tout cela aujourd'hui sur L'arène nue


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La situation est incertaine en Espagne et devient dangereuse. Le Parlement catalan a voté vendredi dernier l'indépendance. Madrid a a répondu en annonçant la mise sous tutelle de la région, conformément à l’article 155 de la Constitution espagnole. Quelles pourraient être, pour l'Europe, les conséquences de la dislocation d'un de ses États membres ? L'UE peut-être aider à régler la crise catalane ?

La crise catalane renvoie à un risque existentiel pour l’Union européenne. Alors que l’UE a été vue historiquement comme un soutien des divers régionalismes, cette crise représente la limite absolue à cette approche. Quoi que l’on pense de la gestion littéralement désastreuse de Mariano Rajoy, ou des revendications catalanes, une UE qui encouragerait, près du point de rupture, l’éclatement d’un de ces grands États membres, s’aliénerait la quasi-totalité des États et ferait face à une situation de blocage fondamentale. L’UE est une construction internationale qui repose sur la participation volontaire de ses membres. Cette réalité est de plus en plus apparente depuis la crise. Ce constat est évidemment paradoxal si l’on a, par exemple, à l’esprit les programmes d’austérité. En réalité,, toutefois marquée par les lourds déséquilibres qui affectent les relations entre États, en particulier autour de la puissance allemande. 

L’UE a été le cadre de développement de ces déséquilibres qui s’avèrent d’autant plus extrêmes une fois que l’illusion d’un dépassement institutionnel des États se défait. Il n’est donc guère surprenant que l’UE soit la grande absente de la crise catalane. Ce non-soutien a douché les espoirs des indépendantistes catalans qui imaginaient transformer la Catalogne en une sorte de région à nu dans l’UE, en dépassant ce qu’ils considèrent comme un simple échelon madrilène. Sans soutien d’une UE dont le pouvoir politique apparaît de plus en plus comme inexistant en dehors du jeu interétatique (certes déséquilibré), la sécession catalane est impossible… sauf à accepter de plonger dans une forme ou une autre de chaos légal et économique. La Catalogne n’appartiendrait plus à l’UE et aurait les pires difficultés à rejoindre le club. Pro-européenne, elle chercherait à conserver l’euro mais se verrait formellement exclue de l’union monétaire en même temps que de l’UE et se retrouverait donc à utiliser la monnaie unique sur une base légale très faible, au même titre que le Kosovo ou le Monténégro.

Le cas catalan renvoie à un itinéraire historique particulier mais illustre un certain type d’instabilité politique. Il s’agit de la tendance plus générale à la désagrégation des États, les régions les plus riches s’émancipant progressivement de leur appartenance nationale en se représentant plus libre dans un cadre plus large et plus abstrait. Christopher Lasch avait justement relevé ce phénomène à la fin de sa vie, au début des années 1990, en évoquant notamment le cas de la Californie qui rêvait d’une forme d’émancipation dans le cadre de la mondialisation, par son appartenance économique au « Pacific Rim ». La crise politique que traversent nos sociétés dépasse le cadre du populisme et s’ancre davantage dans une remise en question des cadres étatiques qui ont, depuis plus de quatre décennies, organisé leur propre délitement.

Tout autre pays, tout autre type de manifestation identitaire : un parti populiste de droite hostile à l'immigration (ANO) a remporté la victoire aux élections législatives tchèques du 21 octobre. Une semaine auparavant, le très conservateur Sebastian Kurz gagnait les élections autrichiennes, et entreprend actuellement de former une coalition avec le parti de droite radicale FPÖ. Pourquoi cette épidémie de revendications identitaires à l'Est de l'Europe ? 

La thèse défendue, au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron, selon laquelle la vague populiste incarnée par Donald Trump et les partisans du Brexit se serait échouée sur les côtes de l’Europe continentale, n’aura pas tenu longtemps. La remise en cause du statu quo politique est en train de devenir une réalité où que l’on regarde en Europe, mais cette tendance prend des formes bien différentes d’un pays à l’autre. Les développements politiques qui touchent l’Europe centrale paraissent d’abord surprenants si l’on cherche à expliquer le populisme par une lecture quelque peu simpliste des chiffres de croissance économique ou par la seule question de la relégation des classes populaires. Si cette ligne d’analyse permet assez bien d’expliquer l’essor des mouvements populistes en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, le cas de l’Europe centrale est de nature assez différente, tout comme celui de l’Allemagne. 

Les pays d’Europe centrale issus du bloc communiste ont tendance à rester bloqués à des niveaux de développement plus bas que ceux d’Europe occidentale mais l’ampleur du chemin économique parcouru ces deux dernières décennies ne fait aucun doute et ils ont, de plus, tendance à jouir de taux de chômage plutôt limités. La République tchèque que vous évoquez, connaît même une situation proche du plein emploi, et, sur le plan financier, fait office sur les marchés mondiaux de havre de stabilité, de « safe haven » alternatif, comme une sorte de Suisse d’Europe centrale. D’ailleurs, n’oublions pas que la riche Suisse a été précurseur en matière de populisme de droite visant le pouvoir, avec le SVP/UDC de Christoph Blocher qui, tout comme l’américain Donald Trump ou le tchèque Andrej Babiš, est chef d’entreprise et milliardaire.

Si les bénéfices économiques de leur intégration à l’Union européenne sont apparus comme assez évidents à la Tchéquie et à ses voisins d’Europe centrale, notamment dans le cadre de leur rattrapage économique et des fonds structurels versés aux nouveaux États-membres, les nombreuses implications de la participation à l’UE y paraissent plus problématiques. Il est évident que, pour ces pays, la question de l’abandon de pans de leur souveraineté est, pour des raisons historiques notamment, particulièrement sensible, et alimente une réaction identitaire souvent épidermique voire  brutale. 

Sur la question même de la « success story » économique, il convient tout de même de souligner les limites de leur rattrapage qui a essentiellement consisté en une intégration à l’appareil industriel allemand. La sous-traitance est un puissant outil de rattrapage économique mais ce phénomène connaît, dans la quasi-totalité des pays émergents, une limite intrinsèque qui conduit en général à un pallier dans le développement. Le modèle de sous-traitance nourrit par ailleurs une frustration liée à une structuration économique et sociale qui ne s’ancre pas dans la conception et qui ne mobilise pas la créativité du pays. 

En somme, il existerait un type de frustration identitaire lié à un modèle de croissance économique peu valorisant et devant tout à l'extérieur (ici, à l'Allemagne) ?

Oui. Les gouvernants qui se contentent de jouer la petite musique de l’adaptation bureaucratique au marché unique ou à la mondialisation suscitent rarement une forte adhésion populaire au bout du compte, que cette approche économique produise un certain succès comme en Europe centrale ou une logique de délitement de l’appareil productif comme en France et en Italie. Le rattrapage économique est très souvent le résultat de l’imitation d’un modèle, comme cela fut d’ailleurs le cas des pays d’Europe occidentale suivant la révolution industrielle anglaise. Mais, même en suivant un modèle éventuel, le dépassement du simple cadre du rattrapage nécessite l’intégration de la conception et de la production. Un pays comme la République tchèque a une longue histoire industrielle derrière lui, et était bien plus industrialisé et productif que le bloc communiste dans son ensemble. Ce qui y nourrissait une grande fierté.

Le type de rattrapage des deux dernières décennies, écrit d’avance et connaissant par ailleurs de nombreuses limites, si ce n’est un plafond de verre, a un caractère débilitant lorsqu’il ne s’accompagne pas d’un véritable projet national, et l’on peut à cet égard comprendre le vertige économique de ces pays dans le cadre de l’Union européenne. Toutes les modalités de croissance économique ne se valent pas. Alors qu’il est évident que l’Union européenne souffre de l’absence de projets de coopération viables, les États aussi ont eu tendance à se vider de leur substance dans le cadre de cette simple logique d’allocation du capital productif à l’échelle européenne et mondiale. 
La dimension identitaire de ces développements politiques est préoccupante mais peu surprenante. Nous sommes témoins de l’effondrement de l’illusion quant au dépassement des États-nations. Non seulement pour les pays qui connaissent un délitement économique mais aussi pour ceux qui ont connu un extraordinaire rattrapage, comme les anciens pays du bloc communiste, ou ceux qui affichent une solide prospérité comme l’Autriche, qui n’a rejoint l’UE qu’en 1995 une fois que la disparition de l’URSS l’y a autorisée, ou comme la Suisse qui, bien qu’à l’écart de l’appartenance formelle à l’UE, y est largement intégrée. 

Et la question migratoire alors ? La république tchèque n'a pratiquement pas reçu de « migrants ».... 
Il n’est pas très surprenant de voir, dans ce contexte, une partie de l’électorat de ces pays se focaliser sur la figure de l’immigré, que l’immigration y soit importante ou très faible. Si le mouvement historique de dépassement des États a neutralisé la capacité de mobilisation positive des peuples européens, il semble que des tendances plus sombres lui aient au contraire survécu. Bien que l’on puisse aborder les questions d’immigration de façon apaisée, il convient de ne pas prendre à légère ces obsessions identitaires et leurs conséquences, qui nous dépassent forcément. Nous ne revivons probablement pas les années trente, mais le type de vide politique qui apparait à tous les étages de la structure européenne engendre rarement vertu et raison. Cette réalité s’applique aussi bien aux Etats, qui pensaient s’en remettre à l’Europe pour à peu près tout et à une mondialisation prétendument heureuse, qu’à la bureaucratie européenne elle-même.

En tout état de cause, l’idée de vouloir sauver les meubles en divisant l’Europe centrale entre pro-européens (République tchèque, Slovaquie…) et eurosceptiques (Pologne, Hongrie) est inefficace car erronée dans ses prémisses, comme le montre justement le résultat de l’élection tchèque. Il est, dans tous les cas, trop tard désormais pour ce type de stratégie. Si les pays de ce que l’on appelle le groupe de Visegrád   suivent effectivement des tendances politiques assez différentes, la remise en cause du cadre européen y est commune et profonde. A vouloir stigmatiser à tout prix la critique de l’UE chez les membres les plus récents, on ne fait que donner du sens à une sorte de front commun de ces pays et surtout on y légitime les tendances politiques les plus néfastes. 

Les responsables européens devraient renoncer à l’instrumentalisation de cette « nouvelle Europe » et s’attaquer à la question essentielle du rééquilibrage du continent, du point de vue politique et économique. Les dérives politiques qui mettent en danger l’État de droit doivent être dénoncées. Mais les stratégies de stigmatisation de l’euroscepticisme en tant que tel sont vouées à l’échec. 

Le Brexit semble bien mal engagé. Pourquoi le processus de séparation de la Grande-Bretagne et de l'Union avance-t-il aussi peu ? Qui bloque ? Les Britanniques ? Les États membres de l'UE ? Pensez-vous, comme l'a récemment affirmé l'ancien ministre grec Yanis Varoufakis que le couple franco-allemand ne souhaite pas une véritable réussite des négociations mais veuille au contraire faire un exemple en rendant les choses difficiles aux britanniques ?

L’analyse de Yanis Varoufakis est intéressante et parfois même savoureuse, du fait de sa connaissance intime du cadre des négociations européennes, mais elle est limitée par une forme d’incohérence. Il ne cesse de démontrer sa compréhension du cadre inégalitaire qui organise les relations entre États au sein de l’Union européenne, mais il semble n’y reconnaître que deux échelons, celui d’hegemon et celui de dominion. Il ne fait aucun doute que la Grèce a exploré tous les aspects imaginables de cette dichotomie dans le cadre des plans d’aide. Mais les choses ne sont, en temps de crise, pas si simples ou binaires pour les grands pays. Autant la dépression grecque était un sujet d’importance parfaitement mineure pour l’Allemagne, autant la question du Brexit est tout de même d’un autre ordre.

L’instauration de barrières douanières entre le Royaume-Uni et l’UE, dans le cadre de l’OMC, n’aurait pas de conséquences économiques catastrophiques pour l’Allemagne, malgré son excédent bilatéral d’environ 50 milliards d’euros (86 milliards d’exportations contre 36 milliards d’importations…) avec Londres. Cela serait tout de même problématique pour l’industrie automobile, parmi d’autres secteurs. Dans le cadre politique allemand et de ses règles tacites, la chancelière n’a pas de mandat pour pénaliser délibérément un secteur phare de l’économie nationale à des fins politiques. Même dans le cas des sanctions contre la Russie, on a fini par voir les responsables économiques se manifester et rendre la position allemande ambivalente. 

L’UE souffrirait moins que le Royaume-Uni de l’instauration de barrières douanières mais il est évident que cela serait problématique pour un certain nombre de secteurs qui exportent massivement vers le Royaume-Uni. Plus encore, le commerce entre le Royaume-Uni et l’UE se fait très largement entre entreprises d’un même secteur dans le cadre de chaînes de valeur intégrées. L’instauration de barrières douanières dans ce cadre, tout comme l’addition d’une couche supplémentaire de bureaucratie, affecteraient ces secteurs de façon sensible. Par ailleurs, certains pays comme la Belgique et les Pays-Bas sont encore plus orientés vers le Royaume-Uni et souffriraient bien plus que l’UE prise dans son ensemble.

Alors oui, on entend beaucoup à Paris l’idée qu’un Brexit chaotique, sans accord, servirait d’exemple. Mais dans la plupart des pays européens, l’intérêt économique jouit encore d’une certaine priorité, et c’est notamment le cas en Allemagne, même si cette question n’y a pas d’implication macroéconomique majeure. 

Côté britannique, le principal problème réside aujourd’hui dans la faiblesse politique de Theresa May à la suite des élections générales désastreuse du moi de juin. La Première ministre ne jouit pas d’un véritable mandat pour négocier une nouvelle relation avec l’UE. Elle fait par ailleurs face à la fronde au Parlement des députés les plus pro-européens des deux bords, qui veulent s’assurer d’avoir leur mot à dire non seulement sur l’accord final mais aussi sur la possibilité de l’absence d’accord. Dans la réalité, l’idée d’un accord est de plus en plus ancrée de tous les côtés et les dirigeants des divers États membres sont pressés d’entamer les négociations sur la question commerciale. Évidemment, ceux-ci souhaitent aussi récupérer une partie de l’activité de la City et souhaiteraient donc un accord qui présente d’importantes contraintes pour le Royaume-Uni, en échange d’une limitation de l’immigration européenne.
Reste que l’idée d’encourager d
élibérément un véritable échec final des négociations est éloignée de la réalité. Le cadre fixé dans le cadre de la Commission est inefficace, et naturellement cette inefficacité en partie volontaire peut servir à orienter l’accord final. Des négociations chaotiques peuvent permettre de finir par mettre un accord sur la table, côté européen, et de négocier de simples amendements avec les Britanniques, qui seraient prétendument soulagés d’échapper à une forme de rupture et surtout à l’incertitude. Il semble ainsi que des brouillons d’accord commercial circulent entre ministères à Berlin. 

Le déraillement des négociations, dans le cadre caricatural qui a été fixé à Michel Barnier, a révélé les inquiétudes de divers États européens autant que la forme de chaos qui règne à Westminster et empêche les Britanniques de développer une véritable stratégie.

Et le couple franco-allemand, alors ? Existe-t-il toujours ? Emmanuel Macron poursuit Angela Merkel de ses assiduités mais cette dernière semble plutôt occupée à monter sa coalition « jamaïque ». Les projets de Macron de relance quasi-fédérale de l'Europe vous semblent-ils réalistes une fois cette coalition formée, où sont ils iréniques ?

Les projets d’Emmanuel Macron pour une réforme de la zone euro vont dans le sens du « gouvernement économique européen » dont rêve l’élite française depuis la conception de l’euro, malgré le rejet catégorique de l’Allemagne qui se focalise pour sa part sur le respect de simples règles budgétaires, par la contrainte. Cependant, même sur ce seul plan économique, les projets du Président français font l’impasse sur la question de la coordination macroéconomique qui est en réalité encore plus importante que celle du dispositif institutionnel. Si l’on a à l’esprit l’absence complète de coordination macroéconomique, l’Allemagne étant engagée dans une longue phase de désinvestissement visant à la maximisation de l’excédent budgétaire, on comprend que l’idée, encore bien plus ambitieuse, d’une sorte de fédéralisation de la zone est parfaitement exclue en Allemagne. Et c’était déjà le cas dans le cadre de la coalition sortante entre la CDU/CSU et le SPD. Le SPD et la myriade d’experts proche du parti assuraient le service après-vente fédéraliste de la politique de Mme Merkel, mais n’orientaient pas concrètement celle-ci dans ce sens.

Les élections allemandes de cet automne, avec l’entrée dans la coalition du FDP et l’arrivée massive de l’AfD au Bundestag aggravent cette réalité et la révèlent aux yeux du monde. L’élection d’Emmanuel Macron a, pendant quelques semaines, nourri l’idée d’une convergence de vues entre les dirigeants français et allemands, mais il n’y avait quasiment aucune réalité derrière ces affirmations, bien qu'elles semblaient faire consensus non seulement en Europe mais un peu partout dans le monde, de façon assez étonnante. 

Ce que l’on a appelé « couple franco-allemand » dans l’après-guerre n’existe plus depuis le début des années 1990. D’un côté la réunification allemande et l’intégration économique de l’Europe centrale ont changé en profondeur la place et le poids de l’Allemagne en Europe. De l’autre, les dirigeants français se sont empressés de se débarrasser de leurs prérogatives économiques, vues comme écrasantes, en imposant l’idée de l’euro aux Allemands, en échange d’un soutien à la réunification. Il n’y a jamais eu de couple franco-allemand parfait, symbiotique. Mais les mandats de Gerhard Schröder, bien qu’officiellement pro-européen et social-démocrate, ont changé en profondeur le rapport de l’Allemagne à la France et à l’Europe, quand simultanément la France parachevait son grand rêve bureaucratique d’abandon de ses responsabilités économiques. 

Le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron a souvent été vu comme une grande feuille de route pour l’Europe, mais il semblait davantage prendre acte de la divergence de vue avec l’Allemagne sur les sujets les plus cruciaux comme l’euro, bien qu’il existe une certaine convergence sur d’autres sujets extérieurs.

Dans un entretien donné au Figaro, le philosophe Pierre Manent expliquait récemment : « L'Allemagne se trouve aujourd'hui dans la situation nationale la plus favorable où elle se soit jamais trouvée. Elle exerce sur l'ensemble européen une hégémonie qui est acceptée et souvent appréciée ». On sent pourtant un malaise dans ce pays, ainsi que l'ont montré le bon score de l'Afd aux élections du 24 septembre et le virage souverainiste des libéraux du FDP comme vous venez de le dire. Pourquoi ce malaise ?

Le vote AfD reste lié aux couches populaires, en particulier de l’Est. Mais le phénomène est plus complexe puisque le parti reprend en fait, en amplifiant la dimension eurosceptique, la grammaire économique ordolibérale. Il ne s’agit donc pas, en tant que tel, d’un relais économique de classes populaires sous pression, puisque le parti peut difficilement être vu comme défendant leurs intérêts. Même sa critique de l’euro, qui était la marque de fabrique du parti à sa création, suivait plutôt une ligne technocratique, à coup de dénonciations du système « Target 2 » (qui régit les flux entre banques centrales nationales dans le cadre de l’Eurosystème) qui fait l’objet d’une obsession maladive chez les eurosceptiques allemands. A l’origine, la ligne du parti semblait plutôt relever d’une sorte d’extrapolation des positions économiques allemandes traditionnelles. La crise des migrants a changé le cœur thématique du parti à partir de 2015. Si le manque de concertation dans les décisions du gouvernement d’Angela Merkel a été critiqué bien au-delà des cercles de l’extrême droite, l’AfD a alors affirmé un ancrage idéologique plus radical.

L’AfD participe de la montée d’un discours nationaliste qui, bien que minoritaire, dépasse le cadre sociologique de ce parti. On a vu au cours des derniers mois, un ouvrage révisionniste et antisémite, Finis Germania de Rolf Peter Sieferle, un historien et ancien conseiller du gouvernement pour l’environnement qui a mis fin à ses jours l’an passé, devenir un best-seller et susciter des prises de position contrastées, parfois complaisantes, au sein de l’establishment littéraire. Bien que l’élite médiatique ait fini par condamner cet ouvrage, dont l’auteur prétendait vouloir donner un sens non-négationniste à une expression telle que « mythe de la Shoah », le débat autour du livre a illustré la crise identitaire qui accompagne notamment la renaissance d’une extrême droite de masse, organisée politiquement.

L’AfD n’est pas un parti néonazi et, bien que nationaliste, ne s’inscrit pas dans l’environnement idéologique du fascisme, ne serait-ce que par sa conception limitée des prérogatives étatiques. Mais il encourage délibérément, notamment en son sein, une libération de la parole et une dédiabolisation de discours pour le moins ambigus sur le Troisième Reich, et l’utilisation de termes à connotation national-socialiste au sujet des immigrés (comme « Überfremdung » pour décrire la prétendue submersion des allemands de souche).

Par ailleurs, la notion de souveraineté a, en allemand, une forte connotation ethnique qui diffère de la conception française (bien que « Souveränität » ait évidemment une étymologie française). Cette différence se reflète également dans le sens donné à la nation, qui s’applique historiquement en France à un ensemble très hétérogène autour d’un projet étatique et d’un modèle de citoyenneté. Si certains philosophes comme Habermas, ont cherché à développer une orientation ouverte, plus politique, de la vision allemande dans le cadre notamment d’un dépassement européen, il convient de constater qu’ils ne sont finalement guère parvenus, malgré leur prestige académique, à orienter les conceptions nationales dans le sens résolument européen qu’ils avaient à l’esprit.

On constate, jour après jour, en Allemagne et ailleurs, le décalage entre les focalisations nationales et l’affichage rhétorique de la croyance en leur dépassement. Cette confusion produit des conséquences plus ou moins nocives selon les pays, mais elle va, dans tous les cas, à l’encontre d’une véritable coopération européenne. 

L’Europe a tellement investi, à tous points de vue, dans la mise en avant de la vision fédérale qu’elle est aujourd’hui paralysée par une crise intellectuelle et même sociologique qui empêche de dessiner la voie d’un nouveau mode de coopération. Au lieu d’un nouveau modèle, nous voyons l’ancien dégénérer en une superposition de crises identitaires nationales, dont il serait imprudent de se réjouir.


mercredi 12 avril 2017

Allemagne : Schulz fait sienne la recette austéritaire allemande pour l'UE






Le texte ci-dessous est la traduction d'un article paru le 10 avril dans le Financial times . Cet article relaie les récents propos de Martin Schultz, candidat social-démocrate à la chancellerie dans le cadre des législatives allemandes de septembre 2017 et rival d'Angela Merkel. 

Schulz avait jusque-là le vent en poupe dans les sondages, après qu'il a remplacé Sigmar Gabriel – actuel ministre de Merkel – à la tête du SPD. Il semble que l'effet « nouvel tête » fonctionnait bien, de même que la « gauchisation » du discours social-démocrate. 

Cette gauchisation (dont l'efficacité électorale est devenue douteuse après le résultat des élections régionales en Sarre) a laissé penser un temps aux partisans de la « réorientation de l'Europe de l'intérieur » qu'en cas d'élection de Martin Schulz leur projet « d'autre Europe » avait des chances d'aboutir. Notamment si un candidat gentil-européiste gagnait préalablement la présidentielle française de mai. L'alignement des planètes fédéralistes serait alors réalisé, et l'on pourrait faire une « union de transferts » sur la base d'un budget fédéral, d'eurobonds, d'un Parlement de la zone euro. Peut-être même pourrait-on re-re-re-sauver la Grèce, mais cette fois pour de bon, en restructurant une partie de sa dette (il faut n'avoir jamais entendu Martin Schulz, alors président de Parlement européen, s'exprimer sur le cas grec durant la crise de 2015 pour croire à pareille fable, mais bon....). 

La sortie sur l'Europe de Schulz pose un pavé dans jardin de ceux qui pensent – c'est devenu un poncif en vogue – que « l'Allemagne est plurielle » (oui, sans doute l'est-elle, mais pas sur l'Europe, parce qu'elle a des intérêts nationaux qui sont pérennes comme tous les pays du monde, et qu'ils ne vont pas changer parce que Schulz remplace Merkel) et que le problème n'est pas « l'Allemagne essentialisée » mais « la droite allemande ». 

Voici donc un aperçu de ce que pense le candidat social-démocrate Martin Schulz. Où l'on voit que la réorientation, c'est vraiment, vraiment pas pour demain. 


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Allemagne : Schulz fait sienne la recette austéritaire allemande pour l'UE  

Source originelle ici


Martin Schulz vient d'affirmer qu'il n'assouplirait la position pro-austérité de l' Allemagne s'il était désigné comme chancelier cette année, une annonce qui ne manquera pas de désappointer ceux qui, en Europe, attendent du dirigeant social-démocrate qu'il ouvre la voie à un changement de la politique allemande en zone euro. 

A l'occasion de sa première rencontre avec la presse étrangère depuis qu'il a été élu chef du SPD le mois dernier, M. Schulz a envoyé un message de continuité, suggérant qu'il n'y aurait pas, s'il remplace Angela Merkel, de grand changement quant aux exigences allemandes relatives la réduction des dettes et à la conduite de réformes structurelles. Il a affirmé que l'Allemagne avait un « intérêt majeur » à ce que tous les États membres de l'UE s'acheminent vers une croissance stable «mais que pour y arriver, des réformes sont nécessaires dans certains de ces pays ». 

Ce propos contraste fortement avec la rhétorique qui était la sienne quand il était président du Parlement européen, s'opposait à l'austérité et défendait avec vigueur une approche plus indulgente des difficultés de l'Europe du Sud. En 2012, lorsque la crise de la dette grecque faisait rage, il avait par exemple dit qu'il trouvait « la situation bizarre en Europe » alors que 26 pays sur 27 étaient en faveur d'une aide plus généreuse à Athènes et qu'un seul était contre, l' Allemagne de Mme Merkel. 

Interrogé lundi sur la question de savoir si la Grèce pourrait rester dans la zone euro, il a répondu que cela dépendrait « de la mise en œuvre des réformes ». Une reprise très claire de la ligne de Mme Merkel et de celle de son inflexible ministre des Finances Wolfgang Schäuble. 

M. Schulz est sous pression pour surmonter la crainte des électeurs allemands qu'il se montre laxiste envers la Grèce et d'autres pays de la zone euro endettés. Beaucoup d'électeurs considèrent Mme Merkel et M. Schäuble comme des champions de la rigueur face au fléau du  laxisme Europe du Sud, donc comme des dirigeants plus crédibles. Selon le « baromètre » publié par la chaîne de télévision ZDF vendredi dernier, 34 % des sondés trouvent Mme Merkel plus fiable que son challenger, 31 % la trouvent plus sympathique et 46 % plus compétente. Une autre enquête publiée lundi suggère que la montée dans les sondages qui a suivi la désignation de M. Schulz comme chef du SPD pourrait être enrayée. Le sondage place le bloc conservateur de Mme Merkel à 33 % et les sociaux-démocrates à 31,5 %. Du coup, le dirigeant du SPD a également renoncé à une proposition qu'il avait évoquée au cours de la crise de l'euro et qui fut vivement combattue par Mme Merkel, celle de mutualiser les dettes de la zone euro par l'émission d'eurobonds. « La seule chose qui vaille à propos des Bond c'est James, » a-t-il plaisanté. Il a ajouté que l'idée avait été rendue caduque par la création du Mécanisme européen de stabilité, le fonds de sauvetage de la zone euro. 

Mais il reste une question sur laquelle M. Schulz défend une position distincte de celle de Mme Merkel et de démocrates-chrétiens. Une question pourrait le mettre sen délicatesse avec le président américain Donald Trump.  

Le gouvernement allemand a en effet promis d'augmenter ses dépenses de Défense pour les faire passer de 1,2 % à 2 % du PIB, conformément à ses engagements vis à vis de l'OTAN. Mme Merkel a réitéré cette promesse lors de sa récente rencontre avec M. Trump, lequel a fait valoir que les partenaires européens des États-Unis -  en particulier l'Allemagne - dépensaient trop peu pour leur Défense et comptaient trop sur les États-Unis. Mais M. Schulz a pris ses distances avec ce point de vue, affirmant qu'il n'était « pas d’accord sur le fait qu'il ait été convenu avec l'OTAN que nous devions atteindre cet objectif de 2 % du PIB ». Il a rappelé que cela signifierait « plus de 20 milliards d'euros de dépenses supplémentaires par an au cours des prochaines années », ce qui constituerait un « fardeau financier important sur l'Allemagne ». « Ce n'est certainement pas l'objectif qu'un gouvernement que je dirigerais poursuivra » a-t-il ajouté. « Ce dont nous avons besoin  ce sont des initiatives de désarmement et davantage d'investissements dans la prévention, pas d'une nouvelle course aux armements », a-t-il conclu.



samedi 11 mars 2017

[ Vers le Grexit ? 2/3 ] - Grèce : l'impasse géostratégique





Olivier Delorme est écrivain et historien. Passionné par la Grèce, il est l'auteur de La Grèce et les Balkans: du Ve siècle à nos jours (en Folio Gallimard, 2013, trois tomes), qui fait aujourd'hui référence. Il vient également de publier Trente bonnes raisons de sortir de l'Europe.
Alors que la crise grecque semble sur le point de refaire surface en raison de la mésentente entre les différents créanciers du pays, et que l'idée d'un « Grexit » est récemment devenue, pour la toute première fois, majoritaire dans un sondage grec, Olivier Delorme a accepté de revenir pour L'arène nue sur la situation de la Grèce. 
Cette analyse est en trois partie et traite successivement de l'impasse économique, de l'impasse géostratégique et de l'impasse politique dans lesquelles se trouve Athènes. Le premier volet, l'impasse économique, est disponible ici. Ci-dessous, le second volet :

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Par sa géographie, la Grèce se situe à un carrefour entre les bassins occidental et oriental de la Méditerranée et entre celle-ci et les Balkans. En raison de cette situation, elle n’a cessé, depuis une indépendance (1830) chèrement acquise à la suite d’une longue et meurtrière guerre d’indépendance dont elle est sortie lourdement endettée, de voir sa souveraineté étroitement limitée par des ingérences étrangères – principalement de la part du Royaume-Uni dont les États-Unis prennent le relais en 1947, tandis que l’Allemagne fait subir à ce pays, de 1941 à 1944, l’une des occupations les plus meurtrières et les plus destructrices en Europe. Cette situation et cette histoire ont généré un rapport très particulier de la Grèce à l’Europe occidentale – à laquelle elle a fourni les fondements de sa civilisation. Les Grecs se veulent profondément européens, mais la Grèce a presque toujours été considérée par les Européens de l’Ouest non comme un partenaire mais comme un objet dont les intérêts fondamentaux n’ont pas à être pris en compte.
Par sa religion et son histoire, la Grèce entretient par ailleurs des rapports spéciaux avec une Russie qui, du XVe siècle à 1917, s’est voulue à la fois dépositaire de l’héritage byzantin et protectrice des orthodoxes. Depuis l’indépendance de la Grèce, les intérêts géostratégiques de la Russie ont souvent convergé avec les siens, les Russes s’opposant à une puissance turque sur laquelle les Grecs conquièrent leur indépendance, qu’ils affrontent durant un siècle afin d’achever la construction de leur territoire national, et qui leur impose, depuis 1974, un défi stratégique permanent à Chypre comme en Égée.
Par deux fois, en 1976 et 1987, les différends sur la délimitation des eaux territoriales et de l’espace aérien égéens ainsi que sur les droits exclusifs d’exploitation du plateau continental ont failli conduire la Grèce et la Turquie – toutes deux membres de l’OTAN – à un conflit armé. Et en juin 1995, le Parlement turc a donné à son gouvernement une autorisation permanente de déclarer la guerre à la Grèce au cas où celle-ci étendrait ses eaux territoriales à 12 milles autour des îles habitées, en application de la Convention internationale sur le droit de la mer de Montego Bay (1982)… extension mise en œuvre par la Turquie en mer Noire et en Méditerranée.
En 1975, les Premiers ministres grec et turc avaient bien convenu de recourir, concernant ces litiges, à l’arbitrage de la Cour de justice internationale. Mais sitôt de retour à Ankara, le chef du gouvernement turc, alors prisonnier de sa coalition avec l’extrême droite, s’était dédit. Si bien que la question reste pendante, les tensions entretenues par la Turquie ayant conduit les deux pays à geler, depuis 1988, toute prospection et toute mise en valeur d’un sous-sol égéen qui pourrait pourtant être, pour la Grèce, une source d’énergie et de richesses dont elle a le plus grand besoin.
Dans cette affaire pas plus que dans la question chypriote (aujourd’hui compliquée par la volonté de la Turquie d’empêcher Chypre d’exploiter le gisement gazier découvert entre ses côtes et le littoral libano-israélien), la Grèce n’a jamais pu compter sur la moindre solidarité effective de la part de l’UE, laquelle a engagé (et poursuit) des négociations d’adhésion avec un État (la Turquie) qui occupe et colonise illégalement le tiers du territoire d’un de ses membres (Chypre), tout en niant les droits souverains d’un autre (la Grèce) – situation, en vérité, parfaitement ubuesque.
Pire, lorsque la Turquie engage, en 1996, une grave escalade autour des îlots grecs d’Imia dans le Dodécanèse, ni le Conseil européen, ni la Commission n’affirment la solidarité de l’Union, pourtant élémentaire, avec celui de ses membres qui se trouve agressé. Seul le Parlement vote alors une résolution – sans effet pratique – dénonçant la « dangereuse violation (…) des droits souverains de la Grèce ». Et c’est finalement au président américain qu’il reviendra de conduire la médiation qui aboutira au rétablissement du statu quo, avant un regain de tension autour des mêmes îlots en 2005. De même, la menace de frappes turques pour empêcher le déploiement par Chypre, en 1997, de 20 missiles S-300 achetés à la Russie, purement défensifs, ne suscitera-t-elle aucune solidarité de la part de l’UE. Et là encore c’est à une médiation américaine que l’on parviendra à une solution, les missiles étant « confiés » à la Grèce qui les déploie en Crète.
L’UE n’a pas davantage exigé que la Turquie renonce à sa doctrine dite des « zones grises » qui suppose, malgré les dispositions des traités dont elle est signataire, que plus de cent îlots dont le nom ne figure pas expressément dans ces traités ne soient plus considérés comme grecs. Quant au président Erdogan, il multiplie depuis la mi-2016 les déclarations aussi provocantes que potentiellement irrédentistes – évoquant les « frontières du cœur », celles du défunt Empire ottoman, ou affirmant que le traité de Lausanne qui fixa les frontières réelles de la nouvelle Turquie en 1923 est désormais caduc – des déclarations à l’évidence incompatibles avec les principes de l’UE… sans que celle-ci manifeste pour autant la moindre émotion.
Elle ne s’émeut pas davantage de la dangereuse multiplication des incidents depuis six mois : survols répétés d’îles grecques habitées ou non dans l’est égéen, violations des eaux territoriales, nouvelles provocations autour d’Imia depuis plusieurs semaines. Alors même que la Grèce s’inquiète de tractations entre Ankara et Tirana qui pourraient aboutir au déploiement d’une partie de la flotte turque dans les ports albanais. Car il faudrait alors, pour la Grèce qui, depuis la fin des régimes communistes, considère qu’il n’y a plus de menace sur sa façade maritime occidentale, y ramener des forces qui affaibliraient d’autant la défense de l’Égée.
En réalité, même si les Grecs ont toujours voulu croire que l’appartenance à l’UE constituait une assurance de sécurité face à la Turquie, il n’en a jamais rien été. Et il n’en est rien aujourd’hui. Ce qu’a encore confirmé la crise des migrants de 2015, dans laquelle les Grecs se sont retrouvés seuls face à un flot migratoire manipulé par le pouvoir turc. Car nonobstant les promesses, l’aide européenne n’est jamais arrivée que de manière dérisoire, tandis que les déclarations de la chancelière allemande jouaient comme une pompe aspirante, puis que la fermeture des frontières dans les Balkans, bientôt patronnée par l’Autriche, transformait la Grèce en nasse. Enfin, cédant au chantage d’Erdogan, la chancelière Merkel « négociait » l’arrosage d’un régime islamiste en pleine dérive autoritaire, expert en détournement de fonds vers les poches du clan Erdogan et du parti à sa dévotion : trois puis six milliards d’euros (en sus des subsides que l’UE a déversés sur ce pays au titre de la réalisation de l’union douanière) dans le même temps où, de l’autre main, l’UE continuait à étrangler la Grèce.
En fait, l’UE n’a jamais exercé la moindre pression sérieuse sur la Turquie pour qu’elle mette un terme à la tension permanente qui contraint la Grèce, dont la population est 6,5 fois moins importante que celle de son menaçant voisin (elle le sera 8 fois moins à l’horizon 2050), à fournir un effort de défense disproportionné par rapport à ses ressources (l’armée grecque est 3,5 fois moins importante que la turque, son budget est toujours, en pourcentage du PIB, le deuxième de l’OTAN après celui des États-Unis). Or cet effort a participé au premier chef à la « construction de la dette » comme à la corruption de la classe politique, dont les marchés d’armement ont été le moteur essentiel, dont le contribuable grec a supporté le coût et dont les industries de défense allemande et française figurent parmi les principaux bénéficiaires puisque la Grèce est régulièrement leur deuxième et troisième clients. 
Face à une Turquie qui ne craint plus d’affirmer ses ambitions néo-ottomanes, voire son révisionnisme en matière de frontières, la Grèce se trouve donc à la fois affaiblie par les politiques que lui ont imposées l’UE et sans soutien effectif de la part de celle-ci, y compris dans la défense de ses intérêts fondamentaux. Au contraire, la politique de l’UE à l’égard de la Russie l’éloigne d’une puissance qui est son allié naturel dans le contexte géopolitique régional. De sorte que le gouvernement Tsipras a d’abord tenté de s’opposer à une perpétuation des sanctions contre la Russie, à l’évidence contraire aux intérêts grecs. Avant de capituler sur cette question-là comme sur les autres – au risque de faire les frais d’un véritable rapprochement russo-turc.
Pourtant la Russie est désormais non seulement le pays d’origine d’un des principaux contingents de touristes fréquentant la Grèce, et un débouché essentiel pour son agriculture, qui, au pire moment pour le pays, a pâti des sanctions européennes, mais elle est aussi un partenaire potentiel précieux pour le relèvement économique notamment à cause du projet de gazoduc contournant l’Ukraine par le sud, qui pourrait permettre à la Grèce d’encaisser des droits, tout en obtenant des fournitures de gaz à un prix inférieur aux cours mondiaux, importantes pour un pays dont les ressources en énergies fossiles se limitent pour l’essentiel à quelques gisement de lignite.

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