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jeudi 16 mars 2017

Aurélien Denizeau : «l’attitude de l’Allemagne et des Pays-Bas a servi Erdogan»





Auteur de l’article « La Turquie entre stabilité et fragilité » paru dans le numéro de printemps 2016 de Politique étrangère (1/2016),  Aurélien Denizeau, doctorant en histoire et sciences politiques à l’INALCO. On peut lire ici une analyse qu'il fait de la situation intérieure turque et ici un entretien accordé à L'arène nue sur la crise migratoire et l'accord UE-Turquie

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Le 16 avril prochain aura lieu un référendum constitutionnel en Turquie, qui devrait être remporté par et Erdoğan accroître encore ses pouvoirs. Quel en est l'enjeu exact ? Le pays est-il vraiment emporté par une dérive autoritaire ou la manière dont on traite le sujet en Europe relève-t-elle de la diabolisation et de la « fabrique de l'ennemi » comme l'Europe tend à la pratiquer avec d'autres de ses grands voisins, comme par exemple la Russie ?
Ce référendum est la dernière étape d’un long combat entamé par Recep Tayyip Erdoğan pour faire de la Turquie un régime présidentiel, dont il se voit comme la clé de voûte. Ses opposants craignent surtout que la réforme constitutionnelle accroisse ses pouvoirs encore davantage, notamment en mettant fin de facto à l’indépendance de la justice. Ces craintes se comprennent parfaitement, mais on peut toutefois noter que le président turc n’a pas besoin de cette réforme pour disposer de pouvoirs d’ores et déjà très étendus, au moins en pratique. En fait, l’enjeu va surtout être de savoir si le peuple turc soutient toujours Recep Tayyip Erdoğan, comme il le clame régulièrement. Un vote en faveur du « oui » me semble assez probable, mais s’il était obtenu à une faible majorité, la légitimité de la nouvelle Constitution en serait affectée…
Quoi qu’il en soit, il est certain que le régime turc se fait de plus en plus autoritaire, globalement depuis 2011 et l’échec de sa politique syrienne, qui a lourdement pesé dans tous les autres domaines (sécurité, économie, etc.) Il est devenu assez comparable à la Russie de Vladimir Poutine. Ce qui entraîne en Europe deux types de réactions outrancières : soit une diabolisation empreinte de moralisme, soit un aveuglement mêlé de fascination. Les dirigeants comme Erdoğan ou Poutine (mais aussi Donald Trump ou Viktor Orban) sont des personnages très clivants, qu’on appréhende rarement avec la nuance nécessaire. Les médias européens oublient souvent qu’ils sont soutenus par une partie non-négligeable de leur peuple, et que leurs provocations et outrances plaisent à cet électorat.
Dans le cas du régime d’Erdoğan, l’hostilité des médias européens est d’autant plus grande qu’ils ont fait preuve d’un grand aveuglement à son endroit dans les années 2000 ; à l’époque, ils saluaient ses mesures de libéralisation et de démocratisation – sans comprendre qu’elles lui permettaient surtout d’éliminer ses rivaux kémalistes. Le retour de l’autoritarisme, mêlé cette fois de conservatisme religieux, a été pour eux une cruelle désillusion, d’où leur changement de ton.

"Dans le cas du régime d’Erdoğan, l’hostilité des médias européens est d’autant plus grande qu’ils ont fait preuve d’un grand aveuglement à son endroit dans les années 2000"

Des politiques turcs de haut rang ont entrepris de faire campagne dans divers pays d'Europe. Certains meetings ont été annulés en Allemagne. Deux ministres d'Erdoğan ont été refoulés par les Pays-Bas en pleine campagne législative et la tension est très vite montée entre les deux pays. La France a agi très différemment en autorisant un meeting à Metz et vous considérez qu'elle a eu raison. Pourquoi ?
Il faut bien comprendre que l’attitude de l’Allemagne et des Pays-Bas a été une aubaine pour le président Erdoğan. Beaucoup de Turcs l’ont en effet vécue comme une humiliation, et il s’en est servi pour relancer sa campagne, assimilant les adversaires de la réforme constitutionnelle à ces deux pays. D’ailleurs, l’opposition kémaliste a réclamé des sanctions contre les Pays-Bas, dans une surenchère nationaliste visant à ne pas laisser le camp présidentiel récupérer seul l’incident.

"Il faut bien comprendre que l’attitude de l’Allemagne et des Pays-Bas a été une aubaine pour le président Erdoğan. Beaucoup de Turcs l’ont en effet vécue comme une humiliation, et il s’en est servi pour relancer sa campagne."

En refusant un meeting à Metz, la France aurait renforcé la rhétorique victimaire et nationaliste d’Erdoğan, relative à une supposée « turcophobie » de l’ensemble de l’Europe. En se distinguant des Pays-Bas et de l’Allemagne, au contraire, elle désamorce cette rhétorique. De plus, c’était une occasion de renforcer un peu les relations franco-turques, souvent difficiles ces dernières années, et de rappeler que la « solidarité européenne » est un mythe, les différents États européens ne partageant pas les mêmes intérêts.
Bien sûr, le problème qui aurait pu se poser aurait plutôt été que des propos communautaristes soient tenus dans ce meeting, où que des débordements aient lieu. Dans ce cas, la France aurait dû naturellement demander des explications à la Turquie, mais en ayant a priori démontré sa bonne volonté, elle n’aurait pas pris l’initiative des éventuelles frictions qui auraient suivi.

Le spécialiste de géopolitique Hadrien Desuin explique ici l'enjeu qu'il y a, pour le gouvernement d'Ankara, à faire campagne auprès des Turcs vivant en Europe. Il explique notamment : « le gouvernement turc veille à mobiliser ses diasporas car il redoute l'assimilation de ces populations dans leur pays d'adoption. Il s'agit de maintenir ces Turcs dans leur culture d'origine ». Partagez-vous ce point de vue ?
Je pense en effet que le gouvernement turc cherche à s’appuyer sur sa diaspora, à la fois pour en obtenir le soutien électoral, mais aussi pour qu’elle fasse pression sur les pays d’accueil. Recep Tayyip Erdoğan avait d’ailleurs incité ses compatriotes en Europe à s’inscrire sur les listes électorales, en vue de peser sur la politique européenne. Bien sûr, à long terme, cette politique est incompatible avec la vision républicaine française, favorable à l’acculturation de l’ensemble de ses citoyens. Ce problème sérieux devra faire l’objet, tôt ou tard, d’une explication entre Paris et Ankara. Mais il ne faut pas se leurrer : tant que la France sera dans l’état de fragmentation identitaire qu’elle connaît, les autorités turques – ou d’autres pays – auront la tentation d’y prolonger leur politique intérieure.

Vous expliquiez ici-même il y a un an que l'accord conclu entre l'Union européenne - et plus exactement l'Allemagne – et la Turquie sur la question des migrants et du contrôle des frontières était précaire. Il semble pourtant qu'il ait permis une maîtrise accrue des flux migratoires à destination de l'Europe. Faut-il craindre à présent qu'il soit rompu par Erdoğan ?
L’accord a en effet plus ou moins fonctionné pour le moment, mais la précarité que j’évoquais était précisément liée à ce genre de crises. Plusieurs officiels turcs menacent désormais de le rompre en représailles ; ils n’en ont pas forcément l’intention, mais c’est un moyen pour eux de faire monter les enchères.
Par ailleurs, les dirigeants turcs sont aussi sous pression de leur opinion publique, qui a toujours considéré cet accord turco-européen comme désastreux ; ils ont l’impression de devoir porter seul le fardeau des réfugiés, contre des concessions européennes minimes. Si Recep Tayyip Erdoğan se trouvait en difficulté en termes de politique intérieure, il pourrait être tenté de rompre l’accord, car il en retirerait un grand prestige auprès de ses compatriotes – et ce davantage encore en temps de crise.

Comment les Turcs appréhendent-ils l'Europe, avec laquelle ils continuent à mener des négociations d'adhésion ? Faut-il cesser ces négociations ? Quel type de diplomatie faut-il conduire, selon vous, avec Ankara ?
La question de l’adhésion à l’Union Européenne a longtemps empoisonné les relations franco-turques. Mais les dernières années ont vu un changement notable. Du côté turc, l’Union Européenne ne fait absolument plus rêver. Les motivations économiques ont été sérieusement refroidies par la crise de la zone euro, alors même que la croissance turque affichait de très beaux chiffres. Malgré un certain ralentissement, les Turcs ont bien conscience qu’ils s’en sortent mieux que les pays méditerranéens de l’UE. Quant au caractère « symbolique » de l’adhésion, censé marquée le caractère européen de la Turquie, il a beaucoup de sa valeur depuis que le pays s’ouvre à d’autres espaces géopolitiques, et se laisse séduire par les thèses néo-ottomanistes, pan-turquistes ou eurasistes. En somme, les Turcs n’ont pas renoncé à l’UE, mais n’en font plus un objectif prioritaire.

"Malgré un certain ralentissement, les Turcs ont bien conscience qu’ils s’en sortent mieux que les pays méditerranéens de l’UE"

Du côté français, tout dépend de la vision qu’on a de l’Europe. D’un point de vue européiste, une adhésion de la Turquie aurait de sérieux inconvénients, alors même que l’UE paraît en pleine déliquescence. D’un point de vue souverainiste, par contre, la question est finalement secondaire : il ne s’agit de savoir si la Turquie va rentrer dans l’UE, mais plutôt si la France va pouvoir en sortir. En d’autres termes, dès lors qu’on ne croit pas à l’UE, il serait absurde d’ouvrir une crise franco-turque en bloquant les négociations d’adhésion d’Ankara, alors même que l’on prévoit de toute façon de s’en retirer.
Cela ne signifie pas que la diplomatie menée vis-à-vis de la Turquie doit être exempte de désaccords. En particulier, on peut questionner la politique syrienne d’Ankara, comme d’ailleurs l’ont fait certains de ses partenaires actuels, notamment la Russie. Simplement, il ne faut pas oublier que nous avons affaire à un pays émergent, profondément attaché à sa souveraineté. Il ne faut pas hésiter à exprimer nos désaccords sur des questions de politique internationale, mais savoir faire preuve de tact en ne s’ingérant pas trop directement dans les affaires intérieures turques. Une telle attitude aurait pour principal conséquence de rapprocher Ankara de partenaires moins regardants à ce sujet (Russie, Arabie Saoudite, Israël, voire Chine et Iran), et d’accélérer le repli autoritaire que nous aurions cherché à freiner…



samedi 11 mars 2017

[ Vers le Grexit ? 2/3 ] - Grèce : l'impasse géostratégique





Olivier Delorme est écrivain et historien. Passionné par la Grèce, il est l'auteur de La Grèce et les Balkans: du Ve siècle à nos jours (en Folio Gallimard, 2013, trois tomes), qui fait aujourd'hui référence. Il vient également de publier Trente bonnes raisons de sortir de l'Europe.
Alors que la crise grecque semble sur le point de refaire surface en raison de la mésentente entre les différents créanciers du pays, et que l'idée d'un « Grexit » est récemment devenue, pour la toute première fois, majoritaire dans un sondage grec, Olivier Delorme a accepté de revenir pour L'arène nue sur la situation de la Grèce. 
Cette analyse est en trois partie et traite successivement de l'impasse économique, de l'impasse géostratégique et de l'impasse politique dans lesquelles se trouve Athènes. Le premier volet, l'impasse économique, est disponible ici. Ci-dessous, le second volet :

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Par sa géographie, la Grèce se situe à un carrefour entre les bassins occidental et oriental de la Méditerranée et entre celle-ci et les Balkans. En raison de cette situation, elle n’a cessé, depuis une indépendance (1830) chèrement acquise à la suite d’une longue et meurtrière guerre d’indépendance dont elle est sortie lourdement endettée, de voir sa souveraineté étroitement limitée par des ingérences étrangères – principalement de la part du Royaume-Uni dont les États-Unis prennent le relais en 1947, tandis que l’Allemagne fait subir à ce pays, de 1941 à 1944, l’une des occupations les plus meurtrières et les plus destructrices en Europe. Cette situation et cette histoire ont généré un rapport très particulier de la Grèce à l’Europe occidentale – à laquelle elle a fourni les fondements de sa civilisation. Les Grecs se veulent profondément européens, mais la Grèce a presque toujours été considérée par les Européens de l’Ouest non comme un partenaire mais comme un objet dont les intérêts fondamentaux n’ont pas à être pris en compte.
Par sa religion et son histoire, la Grèce entretient par ailleurs des rapports spéciaux avec une Russie qui, du XVe siècle à 1917, s’est voulue à la fois dépositaire de l’héritage byzantin et protectrice des orthodoxes. Depuis l’indépendance de la Grèce, les intérêts géostratégiques de la Russie ont souvent convergé avec les siens, les Russes s’opposant à une puissance turque sur laquelle les Grecs conquièrent leur indépendance, qu’ils affrontent durant un siècle afin d’achever la construction de leur territoire national, et qui leur impose, depuis 1974, un défi stratégique permanent à Chypre comme en Égée.
Par deux fois, en 1976 et 1987, les différends sur la délimitation des eaux territoriales et de l’espace aérien égéens ainsi que sur les droits exclusifs d’exploitation du plateau continental ont failli conduire la Grèce et la Turquie – toutes deux membres de l’OTAN – à un conflit armé. Et en juin 1995, le Parlement turc a donné à son gouvernement une autorisation permanente de déclarer la guerre à la Grèce au cas où celle-ci étendrait ses eaux territoriales à 12 milles autour des îles habitées, en application de la Convention internationale sur le droit de la mer de Montego Bay (1982)… extension mise en œuvre par la Turquie en mer Noire et en Méditerranée.
En 1975, les Premiers ministres grec et turc avaient bien convenu de recourir, concernant ces litiges, à l’arbitrage de la Cour de justice internationale. Mais sitôt de retour à Ankara, le chef du gouvernement turc, alors prisonnier de sa coalition avec l’extrême droite, s’était dédit. Si bien que la question reste pendante, les tensions entretenues par la Turquie ayant conduit les deux pays à geler, depuis 1988, toute prospection et toute mise en valeur d’un sous-sol égéen qui pourrait pourtant être, pour la Grèce, une source d’énergie et de richesses dont elle a le plus grand besoin.
Dans cette affaire pas plus que dans la question chypriote (aujourd’hui compliquée par la volonté de la Turquie d’empêcher Chypre d’exploiter le gisement gazier découvert entre ses côtes et le littoral libano-israélien), la Grèce n’a jamais pu compter sur la moindre solidarité effective de la part de l’UE, laquelle a engagé (et poursuit) des négociations d’adhésion avec un État (la Turquie) qui occupe et colonise illégalement le tiers du territoire d’un de ses membres (Chypre), tout en niant les droits souverains d’un autre (la Grèce) – situation, en vérité, parfaitement ubuesque.
Pire, lorsque la Turquie engage, en 1996, une grave escalade autour des îlots grecs d’Imia dans le Dodécanèse, ni le Conseil européen, ni la Commission n’affirment la solidarité de l’Union, pourtant élémentaire, avec celui de ses membres qui se trouve agressé. Seul le Parlement vote alors une résolution – sans effet pratique – dénonçant la « dangereuse violation (…) des droits souverains de la Grèce ». Et c’est finalement au président américain qu’il reviendra de conduire la médiation qui aboutira au rétablissement du statu quo, avant un regain de tension autour des mêmes îlots en 2005. De même, la menace de frappes turques pour empêcher le déploiement par Chypre, en 1997, de 20 missiles S-300 achetés à la Russie, purement défensifs, ne suscitera-t-elle aucune solidarité de la part de l’UE. Et là encore c’est à une médiation américaine que l’on parviendra à une solution, les missiles étant « confiés » à la Grèce qui les déploie en Crète.
L’UE n’a pas davantage exigé que la Turquie renonce à sa doctrine dite des « zones grises » qui suppose, malgré les dispositions des traités dont elle est signataire, que plus de cent îlots dont le nom ne figure pas expressément dans ces traités ne soient plus considérés comme grecs. Quant au président Erdogan, il multiplie depuis la mi-2016 les déclarations aussi provocantes que potentiellement irrédentistes – évoquant les « frontières du cœur », celles du défunt Empire ottoman, ou affirmant que le traité de Lausanne qui fixa les frontières réelles de la nouvelle Turquie en 1923 est désormais caduc – des déclarations à l’évidence incompatibles avec les principes de l’UE… sans que celle-ci manifeste pour autant la moindre émotion.
Elle ne s’émeut pas davantage de la dangereuse multiplication des incidents depuis six mois : survols répétés d’îles grecques habitées ou non dans l’est égéen, violations des eaux territoriales, nouvelles provocations autour d’Imia depuis plusieurs semaines. Alors même que la Grèce s’inquiète de tractations entre Ankara et Tirana qui pourraient aboutir au déploiement d’une partie de la flotte turque dans les ports albanais. Car il faudrait alors, pour la Grèce qui, depuis la fin des régimes communistes, considère qu’il n’y a plus de menace sur sa façade maritime occidentale, y ramener des forces qui affaibliraient d’autant la défense de l’Égée.
En réalité, même si les Grecs ont toujours voulu croire que l’appartenance à l’UE constituait une assurance de sécurité face à la Turquie, il n’en a jamais rien été. Et il n’en est rien aujourd’hui. Ce qu’a encore confirmé la crise des migrants de 2015, dans laquelle les Grecs se sont retrouvés seuls face à un flot migratoire manipulé par le pouvoir turc. Car nonobstant les promesses, l’aide européenne n’est jamais arrivée que de manière dérisoire, tandis que les déclarations de la chancelière allemande jouaient comme une pompe aspirante, puis que la fermeture des frontières dans les Balkans, bientôt patronnée par l’Autriche, transformait la Grèce en nasse. Enfin, cédant au chantage d’Erdogan, la chancelière Merkel « négociait » l’arrosage d’un régime islamiste en pleine dérive autoritaire, expert en détournement de fonds vers les poches du clan Erdogan et du parti à sa dévotion : trois puis six milliards d’euros (en sus des subsides que l’UE a déversés sur ce pays au titre de la réalisation de l’union douanière) dans le même temps où, de l’autre main, l’UE continuait à étrangler la Grèce.
En fait, l’UE n’a jamais exercé la moindre pression sérieuse sur la Turquie pour qu’elle mette un terme à la tension permanente qui contraint la Grèce, dont la population est 6,5 fois moins importante que celle de son menaçant voisin (elle le sera 8 fois moins à l’horizon 2050), à fournir un effort de défense disproportionné par rapport à ses ressources (l’armée grecque est 3,5 fois moins importante que la turque, son budget est toujours, en pourcentage du PIB, le deuxième de l’OTAN après celui des États-Unis). Or cet effort a participé au premier chef à la « construction de la dette » comme à la corruption de la classe politique, dont les marchés d’armement ont été le moteur essentiel, dont le contribuable grec a supporté le coût et dont les industries de défense allemande et française figurent parmi les principaux bénéficiaires puisque la Grèce est régulièrement leur deuxième et troisième clients. 
Face à une Turquie qui ne craint plus d’affirmer ses ambitions néo-ottomanes, voire son révisionnisme en matière de frontières, la Grèce se trouve donc à la fois affaiblie par les politiques que lui ont imposées l’UE et sans soutien effectif de la part de celle-ci, y compris dans la défense de ses intérêts fondamentaux. Au contraire, la politique de l’UE à l’égard de la Russie l’éloigne d’une puissance qui est son allié naturel dans le contexte géopolitique régional. De sorte que le gouvernement Tsipras a d’abord tenté de s’opposer à une perpétuation des sanctions contre la Russie, à l’évidence contraire aux intérêts grecs. Avant de capituler sur cette question-là comme sur les autres – au risque de faire les frais d’un véritable rapprochement russo-turc.
Pourtant la Russie est désormais non seulement le pays d’origine d’un des principaux contingents de touristes fréquentant la Grèce, et un débouché essentiel pour son agriculture, qui, au pire moment pour le pays, a pâti des sanctions européennes, mais elle est aussi un partenaire potentiel précieux pour le relèvement économique notamment à cause du projet de gazoduc contournant l’Ukraine par le sud, qui pourrait permettre à la Grèce d’encaisser des droits, tout en obtenant des fournitures de gaz à un prix inférieur aux cours mondiaux, importantes pour un pays dont les ressources en énergies fossiles se limitent pour l’essentiel à quelques gisement de lignite.

Pour aller plus loin, on pourra également regarder : 




samedi 31 décembre 2016

« L'Europe fait preuve de cécité géostratégique face à la Turquie ! », entretien avec Olivier Delorme









Olivier Delorme est écrivain et historien. Passionné par la Grèce, il est l'auteur de La Grèce et les Balkans: du Ve siècle à nos jours (en Folio Gallimard, 2013, trois tomes). Il vient également de publier 30 bonnes raisons de sortir de l’Europe, éditions H&O, décembre 2016.



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Dans votre ouvrage 30 bonnes raisons de sortir de l’Europe, vous comparez l'Europe d'aujourd'hui avec celle, très conservatrice, de la Sainte-Alliance, et la situation actuelle avec l'Ordre européen dominé à l'époque par le chancelier autrichien Metternich. Ce parallèle semble vous avoir été inspiré par la crise grecque de janvier-juillet 2015, soldée par une capitulation d'Alexis Tsipras face à ses créanciers, qui vous a rappelé le soulèvement grec contre les Ottomans en 1821. Pouvez-vous préciser ? 

Le parallèle m’a été suggéré par un article paru en juin 2015, en plein « bras de fer » entre le gouvernement grec et l’Eurogroupe, dans Die Welt, très sérieux quotidien proche de la chancelière Merkel. Ce texte accusait les Grecs de détruire « l’Ordre européen » comme ils l’avaient fait une première fois en 1821 lorsqu’ils s’étaient soulevés contre la domination turque. Ce parallèle m’a paru très caractéristique d’une propension de plus en plus courante chez les européistes à attribuer aux peuples des défauts et des qualités donnés pour natifs et invariants (le Grec serait déstabilisateur de l’Ordre européen en même temps que fainéant et fraudeur, comme l’Allemand serait honnête, travailleur, etc.) – ce qui est propre à la pensée essentialisante. Mais ce parallèle m’a paru aussi involontairement judicieux quant à la nature de l’Europe d’alors et de l’Union européenne d’aujourd’hui.

Olivier Delorme
Durant les guerres qu’a dû soutenir une France révolutionnaire qui a renversé l’ordre politique et social fondé sur la monarchie de droit divin et sur l’inégalité devant la loi, ses armées ont semé en Europe les germes de ce qu’on appelle alors le libéralisme (dans son sens politique : fin du régime féodal, égalité devant la loi et l’impôt, garantie de droits individuels et de libertés publiques…) ainsi que l’idée d’une souveraineté collective de la Nation substituée à celle du monarque. Puis Napoléon a tenté d’unifier l’Europe par la force – épisode éminemment ambigu car, à la conquête, s’est mêlée l’acclimatation d’une partie de ces acquis de la Révolution.

La fin de cet épisode napoléonien, en 1815, inaugure en Europe – jusqu’aux révolutions nationales et libérales de 1848 – une longue ère de réaction politique et sociale : restauration du principe absolutiste et tentative de restauration sociale de l’ordre aristocratique. Cette Europe a un leader, le prince de Metternich, ministre des Affaires étrangères puis chancelier de l’Empire d’Autriche de 1809 à 1848. Elle est fondée sur des traités, celui de la Sainte-Alliance conclu en septembre 1815 entre l’Autriche, la Russie et la Prusse, puis celui de la Quadruple Alliance qui, en novembre, élargit le précédent à l’Angleterre et institue un directoire européen périodiquement réuni en Congrès… ce que j’appelle, dans mon livre « le premier Conseil européen ». Puis la France vaincue, où les vainqueurs ont imposé le retour des Bourbons, est intégrée en 1818 à cette « construction européenne » première manière.

Certes mais il a existé, en Europe et au cours de l’histoire, des systèmes d’alliances en tous genres. Pourquoi comparer spécifiquement l’Union européenne d’aujourd’hui avec l’Europe de 1815 ?

Comme l’UE d'aujourd’hui, l’Europe de Metternich fonde sa légitimité apparente sur l'idée qu’elle assure une « paix éternelle » – ce qui est aussi faux pour l’Europe d’alors que pour l’UE, laquelle a joué un rôle majeur dans le déclenchement des guerres de sécession yougoslaves comme dans celui de la guerre en Ukraine.

Établie après la « grande trouille » révolutionnaire des tenants de l’ordre ancien, l’Europe de la Sainte-Alliance a en réalité pour but de maintenir le statu quo politique et social. Comme la « grande trouille » du communisme est, après la deuxième guerre mondiale, le principal moteur d’« initiatives européennes » qui sont en réalité pour une large part pilotées depuis Washington, afin d’intégrer économiquement (CECA, CEE) et militairement (CED, OTAN) l’Europe occidentale dans un ensemble atlantique.

Au plan intérieur, cet Ordre européen de 1815-1848 est essentiellement antidémocratique. Et il ne me semble pas essentiellement étranger à l'Ordre européen de 2015 dans lequel, nous indiqua Jean-Claude Juncker après la victoire électorale de Syriza en Grèce, « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Le régime de propagande européiste actuel suffit généralement à étouffer la voix des contestataires et, quand il ne suffit pas, l’Ordre européen trouve le moyen légal d’annuler le verdict des urnes – qu’il s’agisse de référendums en Irlande, en France, aux Pays-Bas, en Grèce, en Italie, ou d’élections législatives comme en Grèce. On en est aujourd’hui à dire, dans la caste gouvernante, qu’il ne faut plus consulter les peuples sur les questions européennes puisqu’ils ne donnent jamais la réponse qu’on attend d’eux. Certains « précurseurs » commencent même à avancer que si l’Europe et le suffrage universel deviennent incompatibles, c’est avec le deuxième qu’il va falloir en finir. Aussi n’est-il nullement à exclure qu’après avoir réduit la démocratie représentative à un rite électoral vide de sens, où l’élection consiste en un concours de beauté destiné à désigner celui qui conduira la politique unique déterminée hors de tout contrôle démocratique, l’Europe, remise en cause chaque jour davantage par les peuples connaisse un jour ou l’autre une dérive plus ouvertement autoritaire.

Au plan européen, l'Ordre d’après 1815 visait à empêcher toute renaissance du danger révolutionnaire. En 1820, le Congrès – ou Conseil – européen de Troppau décide ainsi du droit des cinq États membres à intervenir partout en Europe pour atteindre ce but… et garantir la « paix éternelle ». En application de ce principe, Metternich obtient mandat de ce Congrès, réuni à Laybach (Ljubljana) en 1821, d’écraser les libéraux italiens. Puis le Conseil – ou Congrès – européen de Vérone confie, en 1822, à la France de Louis XVIII le soin d’écraser les libéraux espagnols : l’expédition des « 100 000 fils de Saint-Louis » se termine par la prise du fort du Trocadéro (Cadix).

En Grèce depuis 2010, la Troïka (Commission européenne, BCE, FMI) n’est pas armée de canons et de fusils, mais elle a bafoué l’État de droit, violé la Constitution et les droits du Parlement, liquidé le droit du travail, vaporisé les classes moyennes, amputé les salaires, les retraites et les budgets sociaux, etc. Elle contraint à l’exil une partie de plus en plus importante (et diplômée) de la population. Elle condamne à la cécité ou à l’amputation des diabétiques qui ne peuvent plus acheter leur insuline. Elle tue par le désespoir (suicides, toxicomanie), en privant plus d’un tiers des Grecs d’accès aux soins, en rendant impossible le fonctionnement normal des hôpitaux, en différant la prise en charge de pathologies graves comme le cancer.

C’est pourquoi l’accession au pouvoir de Syriza en 2015 vous est apparue comme une manière de rejouer le soulèvement de 1821. Il s’est agi selon vous d’une tentative de secouer une chape de plomb continentale, et de contester une fois de plus de vieilles hiérarchies iniques….

Oui. Le soulèvement grec de 1821 contre l’Empire ottoman devait tout aux idées de la Révolution française. Logiquement, le Congrès européen de Troppau le condamna comme résultat de « combinaisons criminelles ».  Alors que la catholique Autriche avait longtemps eu l’Empire turc et musulman pour rival géostratégique dans les Balkans, aux yeux de Metternich, le combat idéologique contre-révolutionnaire de son Europe l’emporte désormais sur toute autre considération. Il approuve donc chaleureusement la répression exercée par le sultan ottoman sur ses sujets grecs révoltés, et fait repousser par le Congrès de Vérone l’appel que ces derniers ont adressé « avec confiance à l’Europe et à la grande famille de la chrétienté ». Là encore le parallèle me paraît assez pertinent avec l’Europe d’aujourd’hui : lorsque le ministre grec de l’Économie Varoufakis demande à l’Eurogroupe des aménagements, fort limités d’ailleurs, de la ravageuse politique de déflation imposée à la Grèce par l’UE et le FMI depuis 2010, ceci au nom de la solidarité européenne et de la rationalité économique, il se voit opposer par Schäuble et Dijsselbloem (le président de l’Eurogroupe) une raison (délirante) idéologique exigeant au contraire l’aggravation des politiques qui ont échoué.

C’est bien en cela que l’Ordre européen d’aujourd’hui ressemble à celui de 1815 (ou à la souveraineté limitée imposée par l’URSS à ses satellites entre 1947 et 1990) : on ne peut tolérer aucune brèche dans la rationalité idéologique qui sous-tend la construction politique. Faute de quoi cette construction s’effondrerait. Concéder quelque entorse que ce soit aux règles de l’Ordre européen de Metternich en 1821, à celles de l’Ordre soviétique naguère ou à celles de l’Ordre européen d’aujourd’hui fondé sur l’ordolibéralisme allemand, c’est remettre en cause l’Ordre lui-même. C'est intolérable pour ses gardiens.

Toujours dans votre ouvrage, vous comparez également l'Europe à une nouvelle « Ligue de Délos » ? Pouvez-vous expliquer ce rapprochement que vous faites entre l’UE d’aujourd’hui et cette vieille confédération de cités grecques ? 

En 1980, douze ans avant le traité de Maastricht instituant la monnaie unique, j’étais étudiant en numismatique et épigraphie grecques, et je soutenais un mémoire de maîtrise sur la datation (toujours incertaine) du décret dit de Cléarque. Ce texte athénien du Ve siècle avant notre ère, imposait aux cités de la Ligue de Délos de renoncer à leur propre monnaie et de ne plus utiliser que la monnaie athénienne. En outre, ces cités devaient apporter à Athènes leur stock monétaire qui serait fondu et refrappé au type monétaire d’Athènes qui, au passage, prélèverait des « frais ». Mon mémoire était sous-titré : « essai de définition d’un impérialisme athénien en matière monétaire ».

On ne sait pas si ce décret fut vraiment appliqué, mais ce qui est passionnant, c’est d’abord qu’on en retrouve des fragments dans plusieurs cités de la Ligue de Délos, ce qui montre qu’il a été, pour reprendre le langage actuel – en osant l’anachronisme –, transcrit dans leur droit interne. Il permet aussi de prendre conscience que, lorsqu’on est la puissance économique dominante d’une « construction politique » (ce qu’est Athènes dans la Ligue de Délos), on a tout intérêt, symbolique et économique, à y imposer sa monnaie. Ce qui est bien, aujourd’hui, la réalité de l’euro : l’Allemagne n’en voulait pas, la France le voulait à tout prix, l’Allemagne a donc pu imposer à de très médiocres négociateurs français que la monnaie unique serait allemande.

Vous  soulignez que le parallèle entre la ligue et l’Union européenne vous est venu lorsque vous avez entendu José Manuel Barroso, l’ancien président de la Commission européenne qualifier l'UE « d’empire non impérial »…

Oui car la Ligue de Délos elle-même est une confédération de cités souveraines qui se forme en 478 avant notre ère, après la victoire des Grecs coalisés contre l’agression perse de la deuxième guerre médique. Une fois libérées de la tutelle perse, la plupart des cités de l’Égée, insulaires ou de la côte d’Asie Mineure, y adhèrent librement. Grâce à sa flotte, Athènes en est le membre le plus puissant, militairement et économiquement, et beaucoup des cités confédérées dans la Ligue préfèrent dès lors, plutôt que de fournir elles-mêmes un « effort de défense », payer une contribution au trésor commun (au budget communautaire dirions-nous en risquant une fois encore l’anachronisme).

Ce trésor est déposé sur la petite île de Délos, et comme Athènes fournit l’essentiel de l’effort militaire, l’argent des alliés contribue à le financer en même temps qu’à développer les arsenaux athéniens comme les multiples activités qui leur sont liées (corderies, tissage des voiles, métallurgie, etc.). Du coup, la construction communautaire et volontaire du départ profitant essentiellement à Athènes, celle-ci devient un hégémon (celui qui guide, prend l’initiative, commande) de plus en plus puissant parmi des confédérés de plus en plus faibles….

Ce que montre l’histoire de la Ligue de Délos, c’est qu’une construction politique de type confédéral, fondée au départ sur les principes de libre adhésion et d’égalité, peut se transformer en un système de domination  implacable d’un des membres de cette construction sur les autres, et quand bien même l’égalité entre les membres reste la règle théorique.

Ajoutons – avec un sourire – que le fonctionnement de la Ligue de Délos s’enraye gravement à partir de 413 et qu’elle disparaît en 404 avant notre ère – soit entre la 65e et la 74e année après sa fondation. Ce qui, appliqué à « l’Empire non impérial » de Barroso, en prenant comme date de naissance celle de la signature du traité de la CECA en 1951, nous donnerait un processus de disparition de l’UE allant de… 2016 et 2025 !..

Nous parlions plus haut de l'Empire ottoman.... et vous connaissez très bien la Grèce, les Balkans, la Turquie. Que vous inspire la relation actuelle qu'entretient l'Union européenne avec Ankara, sachant que, dans votre ouvrage, vous accusez l'UE de « cécité géostratégique » ?

En affaiblissant la Grèce depuis 2010, face à une Turquie en pleine dérive, l’UE ouvre la voie à une extension potentielle vers l’ouest de la zone de crise proche-orientale. Il y a maintenant 14 ans qu'est arrivé au pouvoir en Truquie un parti islamiste, l’AKP (Parti de la Justice et du développement), que des journalistes aveugles ont complaisamment décrit comme un parti inoffensif équivalent des formations démocrates-chrétiennes occidentales. Le chef de l’AKP, Erdogan, Premier ministre en 2003 puis président de la République en 2014, n’a pourtant jamais caché ses intentions, indiquant qu’il n’y avait pas d’islamisme modéré mais seulement des moyens différents de parvenir à un État islamique. Durant ces 14 années, le gouvernement AKP a donc conduit une réislamisation systématique de l’appareil d’État, de l’éducation et de la société.

Or cette politique a été largement financée par les milliards déversés sur la Turquie par l’UE (en même temps qu’elle asphyxiait la Grèce) au titre de l’aide à la réalisation du Marché unique, ainsi que par une croissance vigoureuse, résultat de l’avantage compétitif massif que ses bas salaires et son faible niveau de protection sociale donnent à la Turquie dans le cadre de ce marché. Car l’AKP a mis en place un système de pots-de-vin exigés pour toute attribution de marchés publics, détournant ainsi une grande partie de la manne européenne soit vers les poches du clan Erdogan soit vers l’énorme machine clientéliste (fondations charitables, hôpitaux, écoles…) qui a permis à l’AKP de fabriquer du consensus social (et électoral) autour de lui, à l’image de la stratégie traditionnelle des Frères musulmans.

En revanche, l’UE n’a jamais exercé sur la Turquie la moindre pression pour qu’elle cesse ses politiques agressives à l’égard d’États pourtant membres de l’Union ! Ainsi la Turquie a-t-elle continué à violer régulièrement l’espace aérien et maritime de la Grèce, à revendiquer une multitude d’îlots grecs, à bloquer par la menace (depuis 1974) la mise en valeur des ressources du sous-sol égéen alors que la Grèce s’est engagée par avance à accepter l’arbitrage du litige par la Cour internationale de justice. L’UE ne s’est jamais réellement impliquée dans la résolution de la question de Chypre : comble d’absurdité puisque un État candidat à l’UE, la Turquie, occupe et colonise illégalement le tiers du territoire d’un État membre de l’Union, la République de Chypre, et lui conteste le droit d’exploiter le gaz qui se trouve au large de ses côtes !


Tout cela est paradoxal car ça contraint la Grèce à maintenir un niveau de dépenses militaires élevées, alors même qu’on exige d’elle qu’elle diminue ses dépenses publiques….

Bien sûr ! Cela profite au premier chef aux industries militaires allemande, française et américaine, en même temps que ça a été un facteur essentiel de « construction » de la dette grecque et de corruption de la caste politique – une corruption dont des sociétés allemandes comme Siemens ont été des acteurs majeurs et dont le contribuable grec paye le coût.

À cela, il faut désormais ajouter le soutien du régime islamiste turc à Daesh. Les preuves abondent : du soin aux blessés de Daesh, refusé aux Kurdes qui le combattent, jusqu’au blanchiment du pétrole (dans lequel est impliqué l’un des fils d’Erdogan), du coton ou des céréales produits sur les territoires contrôlés par Daesh, revendus aux Occidentaux par des intermédiaires turcs et qui ont fourni à l’organisation terroriste l’essentiel de ses ressources. Ou jusqu’à la livraison d’armes par l’armée turque, révélée par une presse qui était encore en liberté surveillée. De même l’armée turque n’a-t-elle jamais tiré que sur les Kurdes lorsqu’elle prétendait bombarder Daesh. Quant à l’engagement de troupes turques en Syrie depuis août 2016, il ne répond pas à des motivations plus avouables : soutenir des islamistes soi-disant modérés et prendre des gages territoriaux en s’appuyant sur des populations turcophones, dans un esprit néo-ottoman qui, désormais, fait partie du langage officiel. Car, à Ankara, on n’hésite plus à parler de « frontières du cœur », différentes des frontières actuelles, ni à remettre formellement en cause le traité de Lausanne (1923) qui les a fixées.

C’est dans ce contexte qu’Erdogan a fait chanter l’UE, en déversant en 2015 des centaines de milliers de migrants (et non seulement de réfugiés) sur les îles grecques. Dans La Grèce et les Balkans, paru en 2013, je signalais déjà qu’Ankara avait levé l’obligation de visas pour l’entrée sur son territoire des ressortissants de nombreux pays d’Afrique, d’Asie et du Proche-Orient, et que le régime turc se servait de ce levier pour obtenir de l’UE ce qui lui importe vraiment : la suppression des visas à l’entrée de l’espace Schengen pour ses propres ressortissants.

L’UE ayant laissé pourrir cette situation sans jamais exercer la moindre pression notable pour y remédier, Ankara a poussé le bouchon plus loin : main dans la main, police et réseaux mafieux ont rançonné les migrants et les ont acheminés vers la côte égéenne. Il n’était qu’à voir les étalages de canots gonflables et de gilets de sauvetage dans les boutiques des ports turcs pour comprendre que l’ensemble de l’affaire ne devait rien à l’improvisation….

Pourtant, c’est bien avec la Turquie que l’Union européenne a choisi de négocier, en mars 2016, un accord visant à endiguer le flux de migrants arrivant eu Europe

Cet accord, qui ne fait que récompenser le maître chanteur, a été négocié par Angela Merkel en solo, et les autres Européens se sont contentés de le ratifier. La Turquie devait cesser de déverser les migrants dans les îles grecques contre 3 milliards d’euros - qui deviendront rapidement 6 milliards - et l’UE s’engageait à lever l’obligation des visas pour l’entrée des ressortissants turcs dans l’espace Schengen, ainsi qu’à relancer les négociations d’adhésion. C’est ce que j’appelle dans mon livre un « Munich de basse intensité » : désormais Erdogan sait que les migrants sont, entre ses mains, un moyen de pression efficace sur l’UE, dont il peut se resservir à tout moment.

Par ailleurs, après les élections de juin 2015, les attentats se sont multipliés sur le sol turc – attribués par les autorités, avant toute enquête et alternativement, soit à Daesh soit aux Kurdes. Je vois plutôt là une stratégie de la tension destinée à accréditer que seul un pouvoir fort peut garantir le retour à la sécurité. Comme par hasard, ces attentats ont commencé après les élections de juin 2015 qui obligeaient l’AKP à gouverner en coalition – ce qu’Erdogan refusait. Et c’est grâce à ces attentats que, sur le thème « moi ou le chaos », Erdogan a pu gagner le scrutin de novembre.

C'est alors qu'intervient la tentative de putsch de juillet 2016….

Oui. Et c'est dans cette perspective qu’il faut, à mon avis, interpréter cette « divine surprise ». L’armée a beau avoir été épurée à plusieurs reprises depuis 14 ans (à l’occasion de conspirations plus ou moins crédibles), l’amateurisme des putschistes est pour le moins troublant. D’autant que les listes de proscription étaient manifestement toutes prêtes ! Quant au complot güleniste, il relève de la fabrication d’un ennemi intérieur dont tout régime totalitaire a besoin pour s’imposer. Sans doute les réseaux Gülen existent-ils : ils ont été les alliés de l’AKP tant qu’ils lui étaient utiles et que le gâteau de la corruption était suffisamment important pour être partagé. Mais avec le ralentissement économique consécutif à la crise internationale et la stagnation de la demande européenne, le gâteau ne croît plus assez pour que l’AKP accepte encore le partage.

Je ne sais pas si les gülenistes ont ou non une part dans cette affaire, mais ce qui me paraît probable c’est que les services spéciaux turcs ont sans doute, a minima, laissé faire ce putsch… qui fournissait la justification idéale du passage à une nouvelle phase dans l’évolution totalitaire du régime : 60 000 licenciements de fonctionnaires, énième épuration de l’armée et des forces de sécurité, fin de toute indépendance de la justice et de toute autonomie des universités, 35 000 arrestations arbitraires, procès politiques en préparation, torture... Aujourd’hui les principaux responsables de l’opposition démocratique (HDP) sont embastillés et la Turquie est le pays au monde qui emprisonne le plus de journalistes.

Comment l’UE réagit-elle à tout cela ? « En ce moment, si l’on donnait l’impression à la Turquie que, quelle que soit la situation, l’UE n’est pas prête à l’accepter en son sein, ce serait selon moi une grave erreur de politique étrangère » a déclaré Jean-Claude Juncker le 4 août 2016. Autrement dit : cher ami Erdogan, quelle que soit la situation, vous pouvez continuer ! Nous continuerons, pour notre part, à fermer les yeux et à payer.

Quant à la Grèce, près de deux ans après l'accession de Tsipras au pouvoir, on connaît l'état de délitement de son économie. Qu'en est-il de sa situation politique ?

Dans le long entretien que nous avions eu en février 2015, je vous avais dit que les Grecs, dans leur immense majorité, excluaient un retour en arrière après les élections de janvier qui avaient porté au pouvoir une coalition composée de Syriza et du petit parti de droite qui s’affichait souverainiste, les Grecs indépendants (ANEL). Cette coalition avait gagné ce scrutin (36,3 % pour Syriza et 4,8 % pour ANEL) sur la rupture avec la politique des deux premiers mémorandums (et multiples plans intermédiaires) imposés par la Troïka depuis que, privé de tout moyen de réaction face à la spéculation en raison de la structure même de l’euro, la Grèce avait dû, en 2009, faire appel à « l’aide » européenne. Tant qu’il a semblé tenir bon face aux exigences de la Troïka, le gouvernement a bénéficié d’un très large soutien de l’opinion et, lors du référendum de juillet 2015, le Non a recueilli 61,31 % des suffrages exprimés. Ceci alors que Bruxelles, Berlin, Paris et l’opposition grecque n’avaient cessé d’annoncer, durant la campagne, qu’un Non entraînerait la sortie de l’euro.

Ce référendum soulève bien des doutes qui pèsent lourd dans le discrédit qui frappe désormais Syriza, à l’égal des deux autres partis qui se sont succédé au pouvoir depuis 1974. Pourquoi Tsipras a-t-il demandé aux Grecs d’accepter ou de repousser le plan des créanciers, au lieu de poser la véritable question : voulez-vous changer de politique, ce qui suppose la sortie de l’euro ; ou voulez-vous rester dans l’euro, ce qui suppose de continuer la politique des mémorandums ? Pourquoi Tsipras et Syriza – exceptée la « plate-forme de gauche » – n’ont-ils fait que très mollement campagne pour le Non, lorsqu’ils ont fait campagne ? Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas arrêté à l’avance une stratégie destinée à faire respecter le Non, si tel était le choix des Grecs ? Pourquoi nombre de témoins affirment-ils avoir vu Tsipras accablé le soir des résultats ? Pourquoi Tsipras a-t-il accepté, quelques jours plus tard, pire que ce qu’il avait demandé aux Grecs de refuser ? A-t-il pensé que la peur d’une sortie de l’euro, en assurant une victoire du Oui, lui permettrait de signer ce qu’on lui demandait de signer à Bruxelles sans qu’il en porte la responsabilité politique à Athènes ?

Vous sous-entendez que le référendum de juillet 2015 était un leurre ? Que Tsipras ne l'a organisé que parce qu'il pensait le perdre ?

C'est tout à fait possible. En tout cas, ce scrutin est à l’origine d’une profonde fracture démocratique dont les conséquences politiques ne sont pas près de s’effacer. Lors de notre entretien de 2015, je vous avais également précisé que Syriza n’était pas un parti « caporalisé où le chef décide de tout », qu’il était profondément marqué par le fait que, jusqu’en 2014, il s’agissait d’une coalition de partis. La capitulation a changé cette donnée : le parti s’est épuré ; des députés ont été exclus pour avoir refusé de voter le 3e mémorandum adopté grâce au soutien des oppositions ; les candidats aux élections de septembre ont été sélectionnés sur leur fidélité à la ligne Tsipras ; l’aile gauche a fondé une nouvelle formation (Unité populaire) ; l’ancienne présidente du Parlement, Zoé Konstantopoulou, en a fait autant avec Cap sur la liberté en avril 2016 ; beaucoup de cadres et de militants ont quitté Syriza et la vie politique active.

Dans ces conditions, pour Tsipras, la seule solution était d’aller aux élections avant que son opposition de gauche ait pu s’organiser pour faire efficacement campagne, avant que la ND se soit choisi un leader (l’ancien Premier ministre Samaras avait jeté l’éponge au lendemain du référendum), et avant que les effets du 3e mémorandum se soient fait sentir. Ainsi Syriza et ANEL ont-ils pu sauver de peu leur majorité (155 sièges sur 300, au lieu de 162 en janvier).

En somme, Tsipras aurait organisé des élections législatives anticipées immédiatement après le référendum - soit en septembre 2015 – pour prendre de vitesse ses adversaires, gagner les élections faute de concurrence sérieuse, et se maintenir au pouvoir….

Tout à fait. Mais le fait marquant de ces élections n’est pas là. Dans un pays où le vote est obligatoire et où la participation est traditionnellement très forte (autour de 80 % jusqu’à la fin des années 1990, supérieure à 70 % jusqu’au 1er mémorandum, entre 62 % et 65 % depuis 2012), celle-ci chute de 63,87 % en janvier 2015 à 56,57 % en septembre. Ce sont alors 4,4 millions d’électeurs, sur 9,8 millions, qui s’abstiennent, votent blanc ou nul. Syriza perd 320 000 voix, soit 14 % de ses électeurs de janvier, et la ND connaît une désaffection du même ordre (192 000 voix et 11 %). Pour ANEL, le PASOK ou les européistes de Potami (Le Fleuve), l’hémorragie est pire encore. Seuls le vieux parti communiste KKE et les néonazis d’Aube dorée retrouvent, en septembre 2015, un nombre d’électeurs proche de celui de janvier.

Les élections de septembre sont donc avant tout celles du désarroi démocratique : à quoi sert-il encore de voter dès lors que les votes des législatives 2015 de janvier et du référendum de juillet ont été neutralisés par Bruxelles et Berlin ? Syriza n’a pas seulement échoué, elle a tué l’espoir qu’elle avait fait lever, qu’elle n’a pas su ou voulu transformer en dynamique d’affirmation de la souveraineté nationale face à l’UE. Elle a fait franchir un pas supplémentaire à l’opinion grecque dans le discrédit du politique.

En attendant, même s'il essuie humiliation sur humiliation de la part des créanciers du pays, Tsipras est toujours Premier ministre. Combien de temps cela peut-il durer ?

Les effets du 3e mémorandum ne cessent d’aggraver la crise, sociale et humanitaire en Grèce. Les nouvelles réductions des retraites touchent des familles entières dont elles constituent souvent le dernier revenu régulier, alors qu’un tiers des retraités étaient déjà autour du seuil de pauvreté début 2016. Dans les îles, l’alignement de la TVA sur les taux du continent a des effets ravageurs alors que le transport rend déjà toutes les denrées plus chères. Les saisies de logement des personnes endettées, exigées par les créanciers, amplifient les effets d’une paupérisation/précarisation massive depuis 2010 dans une population qui, pour un tiers, n’a plus de couverture sociale et dont l’accès aux soins dépend de structures solidaires. Le chômage reste proche de ses plus hauts (officiellement autour de 23 % de la population active, plus de 50 % chez les jeunes) et beaucoup de salariés ne sont plus payés qu’irrégulièrement ou avec plusieurs mois de retard.

Longtemps, le gouvernement Tsipras a fait miroiter que ces sacrifices trouveraient une contrepartie dans une diminution de la dette. Mais aujourd’hui cette illusion s’est évanouie : Tsipras n’a obtenu que des mesures cosmétiques. Et lorsqu’il a prétendu allouer, avant Noël, quelques aides aux plus fragiles économiquement (des aides ne représentant qu’une infime partie de ce que le même Tsipras a enlevé aux mêmes catégories en exécution du 3e mémorandum) il s’est immédiatement exposé aux représailles de Berlin et de Bruxelles.

En réalité, le Premier ministre et sa majorité sont aujourd’hui dans une impasse politique : leur stratégie d’obéissance à l’UE n’a apporté aux Grecs aucune « récompense », l’agitation sociale se poursuit, la popularité du gouvernement est au plus bas et l’on voit mal comment, dans ces conditions, celui-ci pourrait se maintenir jusqu’à la fin de la législature en septembre 2019.

C'est donc la droite qui pourrait revenir bientôt aux affaires, avec Nouvelle démocratie ?

En effet, car bien qu’il faille se méfier des sondages, Syriza semble aujourd’hui avoir un potentiel électoral moitié moindre de celui de la ND. Son partenaire de coalition (ANEL), comme les européistes de Potami, pourraient quant à eux disparaître du Parlement. Aube dorée et, dans une moindre mesure, le KKE profiteraient de la situation tandis que seul, à gauche, « Cap sur la liberté » semble être en position d’obtenir des députés, et que centristes et PASOK maintiendraient leurs positions. Dans ces conditions, Tsipras peut calculer qu’en « tombant à gauche » devant l’intransigeance européenne sur l’aide aux plus pauvres, il remobilisera une partie de son électorat tenté par l’abstention, peut-être jusqu’à pouvoir contraindre la ND à un gouvernement de coalition. 
Ni Tsipras, ni Kyriakos Mitsotakis, nouveau chef de la droite et dernier rejeton d’une des familles les plus emblématiques du népotisme et du clientélisme, mis en cause dans plusieurs « affaires » et réputé très proche de Berlin, ne semblent en tout cas capables de susciter un espoir, encore moins un élan. Plus de deux tiers des Grecs pensent que 2017 sera pire que 2016. Le principal résultat des politiques de déflation imposées à la Grèce depuis 2010, en plus de l’échec économique, de la crise sociale et du drame humanitaire, est aujourd’hui une crise politique permanente (l’élection législative de septembre 2015 était la cinquième en six ans).

De sorte que, y compris dans des milieux de gauche, il n’est plus exceptionnel d’entendre des phrases comme : « au moins, du temps des Colonels… ». Singulier succès pour une Union européenne qui prétend être fondée sur la solidarité, défendre la démocratie et assurer la paix !



mercredi 30 novembre 2016

Faut-il avoir peur du retour des frontières ? - entretien avec Michel Foucher








Michel Foucher est géographe, ancien ambassadeur et titulaire de la chaire de géopolitique appliquée au Collège d‘études mondiales (FMSH, Paris). Il est l'auteur de plusieurs livres sur les frontières dont le dernier s'intitule Le retour des frontières, CNRS éditions, juin 2016.


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Dans Le Monde diplomatique du mois de novembre, vous expliquez que le Brexit a rappelé que les frontières de l’Union européenne n’étaient pas intangibles. L’Europe a-t-elle vraiment des frontières et quelles sont-elles ? S’agit-il de frontières géographiques (« de l’Atlantique à l’Oural »), de frontières historiques (vous évoquez l’Europe comme héritière à la fois du droit romain et du christianisme), ou de frontières plus institutionnelles ou économiques (l’Union européenne, la Marché unique, la zone euro) ?

Afin d’apporter une réponse précise à cette question, il importe de rappeler que le mot « Europe » est polysémique, encore plus que celui d’Amérique (qui désigne tantôt un continent, tantôt et plus souvent les seuls États-Unis). L’équivalence courante entre Europe comme continent et Europe comme Union traduit sans doute le projet de celle-ci à incarner celle-là, c’est à dire à unifier tous les États du continent. Cette ambition se heurte à la fois à la diversité des situations nationales, à l’héritage de la période soviétique de l’ancien bloc de l’Est et à la stratégie de la Russie qui ne veut pas être marginalisée par un regroupement qui l’exclut (avec l’élargissement continu de l’Union européenne) et est perçu comme menaçant (quand c’est l’Alliance atlantique qui s’étend à ses portes).

Il est donc indispensable de décliner les différentes significations successives ou synchrones du concept d’Europe pour en fixer les limites spécifiques : Europe de l’Union à 28, puisque le Brexit n’a pas encore eu lieu dans les faits ; Union à 27 après le départ du Royaume-Uni en 2019 ; Europe du Conseil de l’Europe, qui regroupe tous les États du continent, sauf la Biélorussie. Quant à l’espace européen envisagé en très longue durée historique, ses limites ont varié en fonction des avancées et des reculs des puissances concurrentes, les empires arabes successifs puis l’empire ottoman, qui avait à son apogée territoriale un pied sur le continent (on a parlé d’ « homme malade de l’Europe » au XIXème siècle), et l’empire russe qui ne s’est affirmé comme puissance européenne qu’en 1712, lorsque Saint-Pétersbourg est devenue sa nouvelle capitale.

Les limites essentielles sont celles résultant des choix politiques des États qui se sont associés pour poursuivre un projet commun nommé Union européenne. La géographie (les limites) est dans la politique (les choix effectués).

Le fait que les frontières de l’Europe ne soient pas assurées ne génère-t-il pas une incapacité à « se sentir européen » ? L’anthropologue Maurice Godelier explique que le contrôle exercé par une société sur son territoire est un élément essentiel de la souveraineté politique. L’Europe comme corps politique générateur de sentiment d’appartenance peut-il exister sans contours territoriaux clairs ?

Je partage entièrement l’analyse de Maurice Godelier et y insiste depuis des années. Comment se sentir membre d’une communauté politique ayant des valeurs communes et d’un ensemble géopolitique lié par des intérêts communs si les limites ne sont pas fixées ? De plus, comment concevoir une politique extérieure si on ne sait pas où commence l’extérieur ? Cette question fait référence à la politique continue d’élargissement de l’Union conduite depuis 1991 dans l’ancienne Europe orientale. Comment avoir une « politique turque » si on balance constamment entre périodes de négociation d’adhésion et gel du rapprochement ? Ceci tient à la volonté de certains à utiliser les perspectives d’adhésion pour transformer la Turquie dans un sens plus démocratique. Mais est-ce vraiment à la portée des Européens lorsque le régime poursuit une ligne néo-ottomane et de leadership du monde sunnite ?

On le voit, le projet européen comporte toujours deux volets : ce que les nations veulent faire ensemble d'une part, et comment elles se situent par rapport à leurs voisinages d'autre part. De ce point de vue, l’indétermination des « frontières de l’Europe » est en réalité une chance puisque la politique peut décider de ce que la géographie n’offre pas spontanément.

Avec la « crise des migrants » les accords de Schengen ont montré leurs limites, nombre de pays ayant rétabli le contrôle à leurs frontières. Pourquoi cet échec du régime frontalier européen ? Un nouveau Schengen est-il souhaitable à terme ? A quelles conditions est-il possible ?

La convention de Schengen avait pour objectif de faciliter la libre circulation intérieure des citoyens dans l’espace formé par les États y ayant adhéré. Cette quatrième liberté complétait les autres, qui concernent les biens, les capitaux et les services.

La contrepartie de l’exercice collectif d’un contrôle des limites extérieures du même espace, bien qu’inscrite dans la Convention, n’avait jamais été mise en œuvre, d’une part en raison de l’élargissement continu de l’Union européenne, d’autre part, en l’absence de crises migratoires graves affectant plusieurs États, jusqu’en 2015. En l’absence de contrôle sur les limites externes, plusieurs États se trouvant sur les routes migratoires ont décidé de rétablir des contrôles internes (exemple entre la Suède et le Danemark, entre l’Autriche et l’Allemagne) ou bien d’établir des contrôles externes stricts sur les segments de l’espace Schengen (cas de la Hongrie avec la Serbie ou de la Macédoine avec la Grèce).

Depuis 2016, le corps des garde-frontières et des garde-côtes a été établi et semble faire preuve d’efficacité sur le segment gréco-turc. Au large de la Libye, les réseaux criminels de passeurs utilisent la présence de la flotte italienne pour projeter des flux continus de migrants tout en récupérant leurs bateaux. On ne pourra contrôler ces flux qu’avec le rétablissement d’une autorité étatique centrale en Libye.

Si les frontières de l’Europe sont incertaines, celles des pays européens sont-elles définitives ? A l’Ouest, des régionalismes s’affirment qui pourraient fracturer et redessiner le contour des États. A l’Est, les frontières entre les pays de l’ancienne Union soviétique semblent encore susceptibles de bouger comme l’a montré la réintégration de la Crimée à la Russie….

Les frontières politiques des États ne sont en effet pas immuables, comme le montre l’historie longue de l’Europe, qui est du reste le continent le plus neuf du monde à cet égard, puisque l’on a créé plus de 25000 km de limites internationales nouvelles depuis la grande bifurcation géopolitique de 1989-1991. L’éclatement des fédérations asymétriques (Tchécoslovaquie et Yougoslavie) et la fin de la domination soviétique ont autorisé une émancipation des nations. On notera que l’impulsion est souvent venue du centre : c’est un accord entre les trois présidents des républiques de Russie, Ukraine et Biélorussie qui décidera de fragmenter l’Union soviétique de Gorbatchev (décembre 1991) et c’est le pouvoir de Prague qui organisera le détachement de la Slovaquie. En Yougoslavie à l’inverse, le mouvement est venu des périphéries non serbes.

La Russie a repris ses droits anciens sur la Crimée, province russe donnée par Nikita Krouchtchev à la République d’Ukraine en 1954 pour le 300ème anniversaire du rattachement de Kiev à Moscou, marqué par le traité de Pereïaslav marquant l’allégeance des cosaques à Catherine II. Mais l’argument des droits historiques est toujours partiel car la Crimée fut tatare et plus tôt encore grecque. En Ukraine, il s’agit plutôt de favoriser la sécession de districts de peuplement russophone, élevée au statut de « nationalités » selon une vieille pratique stalinienne du « diviser pour régner », que l’on retrouve en Moldavie (avec la sécession de la Transnistrie), en Géorgie (Abkhazie et Ossétie du sud) et en Azerbaïdjan (Nagorno Karabakh arménien). C’est un moyen de pression efficace sur les centres de pouvoir des États affectés.

Dans les pays de l’Europe occidentale, les régions dont les populations se considèrent comme des nations peuvent nourrir des intentions d’indépendance (Catalogne, Écosse) lorsque les circonstances s’y prêtent. Cette évolution n’est pas inéluctable comme on l’a vu avec le Pays basque qui a obtenu une très large autonomie en échange de son maintien dans le royaume d'Espagne. En Catalogne, les partisans d’une sécession sont minoritaires, comme en Écosse.

Vous décrivez la frontière comme une possible interface, « un ensemble linéaire de points de franchissement ». Régis Debray la décrit pour sa part comme une peau, que ses pores font respirer. Le retour des frontières est-il une bonne chose ?

La frontière internationale est en effet une interface entre un dedans (« nous ») et un dehors (« eux »), une ligne de séparation que je considère, d’un point de vue anthropologique, comme structurante. C’est pour l’avoir oublié, notamment avec la rhétorique de standardisation économique et globalisante, que l’on observe ce « retour » des frontières, dans les faits et dans les consciences. Retour ou plutôt réaffirmation, nouvelle visibilité de limites qui n’avaient pas disparu.

Évitons donc l’amalgame entre frontières et barrières, alors que pour la frontière, il s’agit le plus souvent d’une ressource, d'un interface propice aux échanges et aux coopérations. Régis Debray avait emprunté le titre de son ouvrage, Éloge des frontières, à celui de ma conclusion dans Fronts et frontières, un tour du monde géopolitique (dont la première édition date de 1988) et qui était : « Critique des fronts et éloge des frontières ».

Cette association était et reste fondée sur l’analyse d’un processus de civilisation remarquable, la transformation du front (comme ligne de front) en frontière (ligne définie mais ouverte à la circulation des biens, des hommes et des idées). Le régime de la frontière est un excellent marqueur de l’état des relations entre deux nations contiguës, qui se décline un très large spectre : de l’ouverture de type franco-allemand à la fermeture complète comme dans la péninsule coréenne, avec tant de situations intermédiaires (régimes stricts de visas, programmes de durcissement et de clôture).




mardi 29 mars 2016

« La Turquie a peu à gagner à contrôler ses frontières », entretien avec Aurélien Denizeau





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Auteur de l’article « La Turquie entre stabilité et fragilité » paru dans le numéro de printemps 2016 de Politique étrangère (1/2016),  Aurélien Denizeau, doctorant en histoire et sciences politiques à l’INALCO. On peut lire ici une analyse qu'il fait de la situation intérieure turque.  
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L'accord signé entre l'Union européenne le 18 mars prévoit d'appliquer le principe du « un pour un ». La Turquie devra réadmettre sur son territoire tout migrant arrivé en Grèce en situation irrégulière. En échange, l'Union européenne s'engage à accueillir un réfugié syrien, en provenance de Turquie, et à le réinstaller dans un des 28 pays membres. Indépendamment du jugement « moral » que l'on peut avoir sur cet accord et des problèmes soulevés par les juristes, cela vous semble-t-il praticable ? La Turquie jouera-t-elle le jeu ?

Une chose est sûre à propos de cet accord : il est très fragile. En théorie absolue, cet espèce de compromis, censé protéger les frontières européennes tout en déchargeant un peu la Turquie de ses réfugiés pourrait fonctionner. Mais sa mise en application pratique me semble beaucoup plus difficile. Il est probable qu’on observera, à court terme, une baisse des arrivées vers l’Union Européenne, car la Turquie renforcera le contrôle de ses frontières. Elle en est parfaitement capable quand elle s’en donne les moyens. 

Le problème est que la Turquie n’a pas forcément beaucoup à gagner à maintenir ce contrôle des frontières. À long terme, il serait plus rentable pour elle de laisser partir les migrants, quitte à réadmettre ensuite ceux qui se sont seront fait attraper – en échange de l’accueil par les Européens d’un réfugié. Elle jouera peut-être le jeu, mais en tout cas, ses intérêts ne l’y poussent pas forcément.

Il faut ajouter que l’Union Européenne aura aussi du mal à remplir sa part du contrat : il est probable que d’interminables négociations auront lieu au sujet de la répartition des réfugiés venant de Turquie. Les Turcs le savent et c’est pourquoi ils sont tout aussi méfiants que les Européens sur l’efficacité de cet accord.  

Critiqué en Europe, l'accord l'est aussi en Turquie. Pourquoi ?

La plupart des Turcs – y compris parmi les partisans du président Erdoğan – considèrent aujourd’hui que l’accueil de plus de 2 millions de réfugiés syriens par leur pays a été une grave erreur, avec des conséquences lourdes pour le pays. En termes économiques, tout d’abord, la présence de cette population syrienne coûte cher à l’État. Elle peut profiter à certains patrons peu scrupuleux, mais les travailleurs turcs craignent qu’elle favorise le dumping social. Les conséquences sécuritaires de la présence des réfugiés ne sont pas négligeables non plus. Victimes d’incivilités quotidiennes, les populations du sud du pays et des grandes villes développent un sentiment d’hostilité envers les Syriens, associés à la délinquance, à la mendicité ou bien encore à un conservatisme religieux qui choque les Turcs les plus progressistes. N’oublions pas, par ailleurs, qu’au moins deux des attentats qui ont frappé la Turquie ces derniers mois impliquaient des terroristes entrés sur le territoire comme réfugiés...

Beaucoup de Turcs, aujourd’hui, estiment que leur pays n’a pas à retenir les migrants qui veulent partir vers l’Europe. Pour eux, l’argent que verse l’Union Européenne – et dont ils n’ont pas encore vu la couleur – est une compensation très insuffisante. Ils acceptent mal d’être payés (même 10 milliards) pour garder sur leur sol des gens dont les Européens ne veulent pas : c’est assez comparable au ressentiment des Français vis-à-vis du Royaume-Uni au sujet de la « jungle de Calais ». 

Certains observateurs considèrent que ces négociation de l'UE avec Erdoğan sur la question migratoire favorisent la dérive autoritaire du régime turc, puisque l'UE, qui ne pense plus qu'à obtenir la coopération d'Ankara, a renoncé à émettre quelque critique que ce soit lorsque les libertés (celle de la presse notamment) sont bafouées dans le pays. Qu'en pensez-vous ?

C’est une critique qui a été partagée par une partie de l’opposition turque, en effet. Il est certain que l’accord a forcé une partie des dirigeants européens à modérer leurs exigences envers Ankara. Toutefois, je crois qu’il faut nuancer cette approche.

D’une part, les partisans du gouvernement turc accusent au contraire l’Union Européenne de conditionner l’application de l’accord au respect de la liberté de la presse et des droits de l’homme. Pour eux, c’est une nouvelle occasion pour Bruxelles de s’ingérer dans leurs affaires. 

D’autre part, le triomphe électoral récent de l’AKP, le parti au pouvoir, a considérablement consolidé sa position. Théoriquement, le parti d’Erdoğan contrôle tous les leviers du pouvoir jusqu’à 2019, si ce n’est plus. Il est donc bien moins sensible aux critiques éventuellement exprimées par l’Union Européenne. Du reste, ajoutons que ces critiques sont parfois mal perçues par une frange de l’opposition turque, encore très souverainiste, et qui admet mal que des puissances étrangères s’immiscent dans les débats intérieurs turcs.

L'accord prévoit l'ouverture des négociations sur le chapitre 33, consacré à la politique budgétaire, dans le cadre de la candidature turque à l’adhésion à l’UE. Ankara demandait au départ l'ouverture de cinq chapitres. Pourquoi cette demande ? Existe-t-il un véritable projet turc d'adhésion à l'Union européenne à long terme ?

Il faut bien voir que pour l’AKP, le projet européen a toujours été avant tout utilitaire. Dans un premier temps, il a permis au parti de se maintenir au pouvoir, en reprenant ce projet qui était alors assez consensuel et en évitant ainsi une confrontation avec l’establishment militaire et judiciaire. Dans un deuxième temps, il a été utilisé par l’AKP pour ôter aux militaires tous leurs relais d’influence – sous prétexte d’alignement sur les normes démocratiques exigées par Bruxelles. 

Le regard turc sur l’Union Européenne a changé ces 15 dernières années. Le pays est devenu une puissance émergente, sa croissance est encore bonne, il a développé une diplomatie multidirectionnelle (malgré les ratés qu’elle rencontre depuis 2011). Parallèlement, les Turcs sont devenus de plus en plus eurosceptiques. La crise qui a frappé l’UE, et plus spécialement leur vieux rival grec, renforce bien sûr ce sentiment. 

Le gouvernement turc en a bien conscience et l’entrée dans l’UE n’est plus une priorité pour lui. L’adhésion, à long terme, n’est plus qu’une option. En revanche, il continue de demander l’ouverture de nouveaux chapitres de négociations car il estime que celles-ci peuvent avoir des conséquences positives (en termes de réformes économiques notamment) pour le pays. Du reste, l’idée est aussi de mettre les Européens au pied du mur, pour ne pas avoir à porter la responsabilité d’un échec des négociations. 

Concernant la levée de l'obligation de détenir un visa pour les citoyens turcs se rendant en Europe, avancée à juin 2016 à titre de contrepartie, le politiste Christophe Bouillaud explique dans un post de blog qu'elle doit être considérée à l'aune de la mise en place d’un pouvoir dictatorial en Turquie. « Quelle meilleure façon de se débarrasser de tous ces jeunes et moins jeunes empêcheurs de sultaner en rond que de leur permettre de partir tous vers cette belle Union européenne dont ils partagent les valeurs libérales et occidentales ? », s'interroge-t-il. Est-ce de cela qu'il s'agit, ou voyez-vous d'autre explications à cette exigence turque ?

Il est très difficile de répondre avec certitude à cette question : il est possible que les dirigeants turcs aient eu cette idée derrière la tête, mais rien ne l’indique de manière tangible. Et puis, je ne suis pas certain qu’ils aient intérêt à une telle politique. S’il est bien un domaine dans lequel l’AKP a connu de grandes réussites, c’est dans le développement économique du pays. Le gouvernement turc ne peut pas se permettre une « fuite des cerveaux » telle qu’a connu l’Iran, par exemple (et ce même si les « cerveaux » en question ont des velléités d’opposition).

Plus simplement, je pense qu’il s’agit ici de répondre à une réelle attente des Turcs : comme dans tout pays émergent, une classe moyenne se constitue, qui a soif de voyages et de tourisme. Après avoir développé le marché du tourisme intérieur, cette classe moyenne est de plus en plus attirée par les pays européens. Or, les démarches d’obtention de visas sont encore très difficiles pour les Turcs, qui souhaiteraient les voir supprimées – d’autant que beaucoup d’Européens, notamment les Français, peuvent aller en Turquie sans visa, ce qui crée un sentiment d’injustice.