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samedi 1 avril 2017

[ Vers le Grexit ? 3/3 ] - Grèce : l'impasse politique






Olivier Delorme est écrivain et historien. Passionné par la Grèce, il est l'auteur de La Grèce et les Balkans: du Ve siècle à nos jours (en Folio Gallimard, 2013, trois tomes), qui fait aujourd'hui référence. Il vient également de publier Trente bonnes raisons de sortir de l'Europe.
Alors que la crise grecque semble sur le point de refaire surface en raison de la mésentente entre les différents créanciers du pays, et que l'idée d'un « Grexit » est récemment devenue, pour la toute première fois, majoritaire dans un sondage grec, Olivier Delorme a accepté de revenir pour L'arène nue sur la situation de la Grèce. 
Cette analyse est en trois partie et traite successivement de l'impasse économique, de l'impasse géostratégique et de l'impasse politique dans lesquelles se trouve Athènes. Le premier volet, l'impasse économique, est disponible ici. Le second volet (impasse géostratégique) se trouve là. Ci-dessous figure le troisième volet.

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La troisième impasse dans laquelle se trouve la Grèce est politique. Après que Syriza eut perdu de peu les élections législatives de juin 2012, ses responsables jugèrent que, l’accession au pouvoir devenant probable, il convenait de renoncer à un programme radical au profit d’une approche qu’ils pensaient (ou feignirent de penser) acceptable par l’UE. L’aggiornamento s’opéra donc au profit d’un réformisme néokeynésien, en vérité très modéré, appuyé sur l’idée que les partenaires européens comprendraient que, pour que la question de la dette trouve une solution pérenne et raisonnable, le pays devait sortir de la spirale déflationniste résultant des politiques imposées par le FMI et l’UE depuis 2009-2010. Syriza faisait du même coup l’impasse sur le fait qu’il était fort peu probable que les gouvernements allemand et européens (conservateurs ou prétendument socialistes, mais tous acquis aux dogmes néolibéraux) fassent à un gouvernement de gauche qui s’affichait radicale (bien qu’il ne le fût déjà plus vraiment) un cadeau qu’ils avaient refusé à son prédécesseur conservateur, envoyant celui-ci à l’abattoir électoral alors même qu’il était leur allié idéologique.

Ce que Syriza n’a pas voulu comprendre (ou qu’elle a feint de ne pas comprendre), c’est la nature profondément idéologique de ce qu’il est convenu d’appeler la « construction européenne » dès l’origine, mais de manière bien plus brutale depuis la décennie 1986-1995 (Acte unique européen, traité de Maastricht, création de l’Organisation mondiale du commerce). Ce que Syriza, comme l’ensemble des partis socio-démocrates, feint d’ignorer, c’est que la moindre politique de gauche – fût-elle extrêmement modérée – est désormais impensable dans ce cadre. Et que ce cadre-là a précisément été conçu pour servir à cela. Qu’il est donc irréformable.

Avant comme après la victoire électorale de 2015, j’ai écrit et dit que si les dirigeants de Syriza pensaient ce qu’ils proclamaient, ils iraient dans le mur. Car la position de l’UE n’était pas rationnelle (ce qu’a confirmé l’ex-ministre des Finances Varoufakis dans ses témoignages sur les « négociations » de l’Eurogroupe) mais bien idéologique. Dès lors, le discours de Syriza n’était justifiable que dans la mesure où il permettait d’accéder au pouvoir, dans un pays où la peur des conséquences d’une sortie de l’euro était encore forte, puis de faire la démonstration devant le peuple qu’aucune solution raisonnable n’étant acceptable dans la logique qui sous-tend l’euro, la question qu’il reviendrait à ce peuple de trancher était de savoir s’il préférait rester dans l’euro, ce qui supposait la poursuite des mêmes politiques, ou changer de politique, ce qui supposait de sortir de l’euro. Et nous fûmes un certain nombre à croire, lors de l’annonce du référendum de juillet 2015, que c’était bien la stratégie du gouvernement – jusqu’à ce que celui-ci trahisse, presque immédiatement, le mandat qu’il avait sollicité et reçu.

Je n’avais pas envisagé la troisième solution quant à l’explication du discours de Syriza : qu’il était le paravent, au niveau du petit groupe de dirigeants, ou d’une partie de celui-ci, d’un opportunisme dont le but était d’occuper la place d’un système politique failli et effondré – celui de la Nouvelle démocratie (ND, droite) et du Parti socialiste panhellénique (PASOK) qui avaient alterné au gouvernement depuis le rétablissement de la démocratie en 1974 –, puis de se maintenir au pouvoir à n’importe quel prix. 

Combien de mesures exactement contraires aux convictions affichées de Syriza ont été ratifiées par le deuxième gouvernement Tsipras ? Une capitulation n’est jamais que l’acte initial d’une série sans fin de capitulations. Jusqu’à l’automne 2016, celles-ci ont été justifiées par la perspective d’obtenir, en échange, un allègement de la dette – perspective fallacieuse, puisque le refus allemand d’une telle opération est tout autant idéologique que le refus de tout « accommodement raisonnable » en 2015 – idéologique et électoral, car dans une situation où elle se trouve concurrencée sur sa droite par l’AfD, la chancelière Merkel ne peut consentir la moindre concession à la Grèce.

Comme il était prévisible, la négociation sur la dette n’a donc abouti qu’à des mesures symboliques, en aucun cas susceptibles de permettre un rebond de l’économie grecque. Ces mesures ont d’ailleurs été suspendues par l’UE aussitôt que Tsipras a annoncé, en décembre 2016, quelques « cadeaux de fin d’année » pour les plus pauvres, pourtant eux aussi symboliques, manifestant ainsi que la Grèce était en réalité devenue – comme on disait au XIXe siècle pour des États formellement indépendants mais tenus dans une étroite dépendance par leurs créanciers d’Europe occidentale – une « colonie sans drapeau ».

Dans ces conditions, les discussions de ces dernières semaines ne pouvaient qu’aboutir au résultat auquel elles ont abouti. On sait depuis longtemps déjà que le FMI n’aurait pas dû participer aux plans indûment nommés « plans d’aide », puisqu’ils ne font que maintenir la Grèce dans un état de dépendance et aggravent la situation des Grecs. Pour le faire, le Fonds a en effet enfreint ses propres règles, en même temps qu’il a ignoré les analyses produites en son sein prouvant que les effets récessifs des politiques imposées à la Grèce avaient été massivement sous-évalués, puis que les politiques appliquées ne pouvaient qu’échouer sans une véritable restructuration de la dette permettant sa soutenabilité – une restructuration à laquelle se refuse le gouvernement allemand. Et il semble bien que, au nom des convenances électorales de Mme Merkel, le FMI soit une fois de plus en passe d’accepter ce qu’il devrait refuser au regard de ses propres principes, l’absence de restructuration le conduisant, une fois de plus et de manière absurde, à exiger davantage de mesures récessives dont on sait qu’elles ne feront qu’aggraver encore et toujours la situation.

La course à l’abîme et aux « réformes » structurelles, à la baisse des pensions (alors qu’en raison du chômage de masse, des familles entières n’ont plus que la pension de l’aïeul comme seul revenu régulier) et à la liquidation de ce qui reste d’État social aussi bien que de patrimoine national va donc se poursuivre. À la Vouli (le Parlement), le Premier ministre Tsipras a présenté cette nouvelle capitulation comme un « compromis honorable » consistant à aller « au-delà de l’austérité », à « en finir avec les plans d’aide » et à « faire sortir le pays de la crise ». Alors qu’il s’agit juste du contraire : cette inversion de la parole politique posant la question désormais centrale en Grèce : celle de la démocratie.

Déjà, l’adoption des trois mémorandums avait constitué une négation du droit d’amendement des députés et des prérogatives du Parlement, fondements de la démocratie représentative qui figurent parmi les principes dont se réclame l’UE. Puis, au lendemain de la victoire électorale de Syriza en janvier 2015, Jean-Claude Juncker affirma qu’il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens. Aujourd’hui, le même président de la Commission répond par lettre à deux députés grecs au Parlement européen – qui arguaient des principes mêmes de l’UE pour demander le rétablissement des conventions collectives abolies par les mémorandums – que « les mesures convenues dans le cadre d’un programme d’ajustement n'ont pas nécessairement à se conformer à l’acquis européen » et que « lorsque des mesures nationales sont convenues dans le cadre d’un programme d’ajustement, la Grèce ne met pas en œuvre la législation européenne et, par conséquent, la Charte des droits fondamentaux de l’UE ne s'applique pas comme telle dans les mesures grecques ». Autrement dit, l’UE est habilitée, en Grèce, à violer les principes sur lesquels elle prétend se fonder.

Dans ces conditions que reste-t-il des droits fondamentaux, économiques et sociaux, proclamés et garantis par la Constitution du 9 juin 1975 ? Quelle est encore la crédibilité de Syriza, dont toute la campagne pour les élections de janvier 2015 fut axée sur la volonté de rendre sa dignité au peuple grec, Tsipras annonçant, le soir même de la victoire, que son gouvernement serait « chaque mot de la Constitution » ? Que subsiste-t-il, en Grèce, d’un État de droit que l’UE prétend ranger au nombre de ses principes fondateurs et qu’elle a vaporisé, en Grèce, depuis 2010 ? Quelle est encore la crédibilité des mécanismes démocratiques – vidés de sens et de contenu par l’UE – et la crédibilité de la parole des formations politiques ?

On sait que, après 2009, le PASOK qui, depuis les années 1980 réunissait autour de 40 % des suffrages, s’est effondré sous les 10 %, et que la ND, dont l’audience électorale était du même ordre est tombée à 18,85 % en mai 2012 pour se stabiliser entre 27,8 % et 29,7 % aux trois scrutins suivants (juin 2012, janvier puis septembre 2015). Alors que beaucoup de Grecs pensent que le gouvernement Tsipras est en sursis et que de nouvelles élections législatives se tiendront à plus ou moins brève échéance, les sondages donnent la ND et le PASOK à des niveaux du même ordre (sous les 30 % pour la ND, autour de 6 % pour le PASOK). D’autant que la ND est désormais dirigée par Kyriakos Mitsotakis, rejeton d’une des familles les plus caricaturales du vieux système clientéliste, qui affiche sa grande proximité avec l’Allemagne afin d’accréditer l’idée qu’on lui concédera, à Berlin, ce qu’on a refusé à ses prédécesseurs, ce qui, vu l’état de l’opinion grecque et le fort ressentiment à l’égard de l’Allemagne, est à double tranchant. De surcroît, ce leader, à la popularité déjà bien faible pour un chef du principal parti d’opposition candidat au poste de Premier ministre, est périodiquement mis en cause pour son implication présumée dans le plus grand scandale de corruption qu’ait jamais connu la Grèce – celui des innombrables pots-de-vin versés par l’Allemand Siemens. C’est dire combien le discrédit frappant Syriza, qui a obtenu 16,8 % en juin 2012, 36,3 % en janvier 2015, 35,4 % en septembre et se retrouverait autour de 15 %, ne profite pas aux formations de l’ancien système. 

Les sondages semblent indiquer aussi que disparaîtrait de la Vouli le parti centriste pro-européen Potami (Le Fleuve), dont la fonction, comme Ciudadanos en Espagne ou Macron en France aujourd’hui, est de fournir une « roue de secours » à des majorités épuisées, en se réclamant de la nouveauté et de la modernité. Il en irait de même de l’Union des centres, entrée à la Vouli en septembre 2015, ainsi que des Grecs indépendants, scission de la ND qui s’affichait souverainiste, mais qui, partenaire de coalition de Syriza, subit logiquement les conséquences du rejet de la politique du gouvernement.

Dans l’état actuel, seuls les néonazis d’Aube dorée (prétendument partisans d’une sortie de l’euro et de l’UE) et les communistes orthodoxes du KKE (favorables la sortie de l’euro et au « désengagement » de l’UE) semblent en position de tirer une partie des marrons du feu – les uns et les autres restant néanmoins en-dessous de 10 %. Enfin les différentes formations qui se trouvent à la gauche de Syriza – l’EPAM, qui défend depuis le plus longtemps une sortie de l’euro ; ANTARSYA, gauche anticapitaliste et libertaire ; Unité populaire, issue de l’aile gauche de Syriza, et Cap sur la liberté de l’ancienne présidente du Parlement, Zoé Konstantopoulou, qui ont quitté Syriza après la capitulation de juillet 2015 – admettent désormais tous, plus ou moins ouvertement, la nécessité, avant ou après une négociation, d’une sortie de l’euro, voire de l’UE. Mais ces partis sont pour l’heure incapables de présenter un front commun et aucun d’entre eux ne semble en mesure d’obtenir une représentation parlementaire.

Dans ce paysage politique ravagé, par les injonctions européennes et les reniements de Syriza, beaucoup de Grecs estiment que si des élections intervenaient, elles ne serviraient à rien. Elles seraient les septièmes depuis 2007, aucune assemblée n’étant depuis cette date allée au terme de son mandat : ce qui montre à quel point les politiques européennes ont rendu le pays ingouvernable.

Le score étriqué que les sondages accordent à la ND et au PASOK risque en outre de ne pas leur permettre de pouvoir reconduire une coalition qui a gouverné le pays entre 2011 et 2015 (il faut totaliser autour de 40 % des suffrages pour obtenir une majorité absolue à la Vouli). À moins que le véritable but de Tsipras ne soit aujourd’hui de revenir avec assez de députés pour être indispensable à une formule de « grande coalition » qui se généralise en Europe à mesure que le rejet, par les peuples, des politiques induites par l’appartenance à l’euro et à l’UE réduit l’audience électorale des anciens partis de gouvernement : si l’on ajoute aujourd’hui les scores donnés à ces trois partis qui ont gouverné la Grèce depuis 1974, on parvient à peine à 50 % du corps électoral ! Et quelle serait d’ailleurs la viabilité d’une telle combinaison, dès lors qu’il s’agira, de toute façon, de poursuivre la même politique sous la même tutelle ? Ne serait-ce pas, surtout, la meilleure façon de permettre l’ascension électorale d’Aube dorée ?

Quant à l’abstention qui a atteint 43,5 % en septembre 2015, dans un pays où le vote est obligatoire et où la participation tourna longtemps autour de 80 %, elle sera le meilleur baromètre du discrédit, non de tel ou tel parti, mais bien de la démocratie elle-même. Sur le terrain en tout cas, l’épuisement psychique et parfois physique, en même temps que le rejet de toute parole politique, est sensible chez beaucoup. 

Les perspectives apparaissent dès lors bien sombres. L’échec de Syriza a en réalité tué, et sans doute pour longtemps, l’idée qu’une alternance soit autre chose qu’un leurre permettant de poursuivre une politique déterminée ailleurs et hors de tout contrôle démocratique. La contestation sociale ne s’est jamais éteinte. Mais les niveaux de mobilisation sont loin des hautes eaux de 2010. Si les grèves et les manifestations sont permanentes, elles restent catégorielles, éclatées, elles ne coagulent pas (encore ?) en un mouvement populaire puissant capable d’emporter le régime comme ce fut le cas en Argentine, dans des conditions économiques et politiques assez comparables, en 2001 – depuis le début de la crise, remarquons que l’image d’un hélicoptère survolant le Parlement grec, en référence à celui qui exfiltra alors le président De la Rua de la Casa Rosada, est un classique de l’iconographie des manifestants. 

De même, l’armée a-t-elle été dépolitisée depuis le retour de la démocratie en 1974, alors que, depuis l’indépendance, elle était intervenue maintes fois dans la vie politique, qu’il s’agisse de « coups » d’extrême droite (le plus connu étant celui des Colonels en 1967) ou d’officiers modernisateurs (en 1909, le coup de Goudi inaugura une des périodes de modernisation et de démocratisation les plus intenses de l’histoire du pays). Peut-on pour autant exclure que, si Erdogan envenimait la situation en mer Égée – dans une stratégie de fuite en avant classique pour des régimes autoritaires en difficulté intérieure –, une partie de l’armée considère que les gouvernements successifs, qui ont accepté le carcan imposé par l’UE, ont mis en danger les intérêts supérieurs de la nation ? Il est certain, en tout cas, que la fragilisation de la démocratie par l’UE rouvre un champ des possibles qui semblaient ne plus l’être depuis longtemps.

Un autre possible paraît d’ailleurs s’ouvrir avec l’arrivée au pouvoir du nouveau président américain et la dernière pseudo-négociation sur la poursuite de la participation du FMI au processus de mise en tutelle de la Grèce appelé « plan d’aide », qui a donné l’occasion au ministre des Finances allemand Schäuble d’agiter une fois encore la menace d’un Grexit forcé. Sur la chaîne Bloomberg, l’économiste Ted Malloch, pressenti par le président Trump pour représenter les États-Unis auprès de l’UE (où certains s’activent à empêcher cette nomination considérée hostile), a déclaré le 5 février dernier que la Grèce ne pouvait continuer à souffrir ainsi de stagnation, ajoutant : « je ne veux pas parler à la place des Grecs, cependant du point de vue d’un économiste, il y a de très fortes raisons pour la Grèce de quitter l’euro », ce qui devrait, selon lui, être assorti d’un plan d’accompagnement.

Venant peu après l’entretien accordé par le président Trump au Times (16 janvier) dans lequel ce dernier se prononçait en faveur de la conclusion rapide d’un accord commercial bilatéral avec le Royaume-Uni et d’une aide américaine aux pays qui choisiraient de quitter l’UE, la déclaration de Malloch a bien sûr été entendue à Athènes. Il faut rappeler ici combien une partie des « élites politiques » grecques, quelle que soit leur appartenance partisane – y compris des membres du groupe dirigeant de Syriza et de l’actuel gouvernement –, est intimement liée aux États-Unis où nombre d’hommes politiques grecs (qui parlent parfois mieux l’anglais que leur langue « maternelle ») ont été formés, où ils ont souvent accompli tout ou partie de leur vie professionnelle.

C’est dans cette perspective qu’il faut dès lors considérer ce que, dans son précieux blog, l’historien et ethnologue Panagiotis Grigoriou, relevait récemment quant aux rumeurs de plus en plus insistantes d’un retour à la drachme – une drachme adossée au dollar. Pour l’observateur de la politique grecque, il ne serait pas très étonnant de voir une partie de ces élites, à la fois coincées dans l’impasse de l’euro allemand et habituées à être les courroies de transmission d’un étranger dominant, envisager de troquer une tutelle euro-allemande inflexible, et de plus en plus impopulaire, contre un retour à la tutelle américaine espérée moins contraignante, plus bienveillante – à un moment où, pour les États-Unis, l’importance géostratégique de la Grèce (et donc l’intérêt d’y être plus présents) pourrait être réévaluée alors que le régime islamo-autoritaire d’Erdogan devient de plus en plus imprévisible.

En Grèce en tout cas, la magie de l’euro semble désormais ne plus vraiment fonctionner : pour la première fois, un sondage donne une majorité, et très nette : 54,8 % (soit 29,6 % des électeurs de la ND et 66,2 % de ceux de Syriza lors des dernières élections législatives) sinon pour une sortie de l’euro par principe, du moins pour un rejet des nouvelles mesures exigées par les créanciers, même si cela doit conduire à une sortie de l’euro et un retour à la drachme, 32,2 % des personnes interrogées se prononçant pour l’acceptation et le maintien à tout prix dans l’euro.

Pour ceux qui, comme moi, pensent depuis le début de la « crise grecque » que l’euro en a été la cause essentielle, la prise de conscience de l’opinion que semble traduire ce sondage est sans doute une raison d’espérer que le peuple grec trouve enfin une issue à la triple impasse actuelle. Il reste que le temps perdu ne se rattrape pas et que la sortie – de toute façon inéluctable – serait plus dure aujourd’hui qu’elle ne l’aurait été en 2010, 2012 ou 2015 parce que, tout au long de ces années sacrifiées, le potentiel productif – et donc de rebond – n’a cessé de fondre. Pour les mêmes raisons, cette sortie sera plus difficile demain qu’aujourdhui ; elle le sera d’autant plus qu’elle sera imposée ou/et improvisée, au lieu d’être choisie, préparée et négociée.


Pour aller plus loin, on peut également regarder ce reportage sur la Troïka :





jeudi 16 mars 2017

Aurélien Denizeau : «l’attitude de l’Allemagne et des Pays-Bas a servi Erdogan»





Auteur de l’article « La Turquie entre stabilité et fragilité » paru dans le numéro de printemps 2016 de Politique étrangère (1/2016),  Aurélien Denizeau, doctorant en histoire et sciences politiques à l’INALCO. On peut lire ici une analyse qu'il fait de la situation intérieure turque et ici un entretien accordé à L'arène nue sur la crise migratoire et l'accord UE-Turquie

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Le 16 avril prochain aura lieu un référendum constitutionnel en Turquie, qui devrait être remporté par et Erdoğan accroître encore ses pouvoirs. Quel en est l'enjeu exact ? Le pays est-il vraiment emporté par une dérive autoritaire ou la manière dont on traite le sujet en Europe relève-t-elle de la diabolisation et de la « fabrique de l'ennemi » comme l'Europe tend à la pratiquer avec d'autres de ses grands voisins, comme par exemple la Russie ?
Ce référendum est la dernière étape d’un long combat entamé par Recep Tayyip Erdoğan pour faire de la Turquie un régime présidentiel, dont il se voit comme la clé de voûte. Ses opposants craignent surtout que la réforme constitutionnelle accroisse ses pouvoirs encore davantage, notamment en mettant fin de facto à l’indépendance de la justice. Ces craintes se comprennent parfaitement, mais on peut toutefois noter que le président turc n’a pas besoin de cette réforme pour disposer de pouvoirs d’ores et déjà très étendus, au moins en pratique. En fait, l’enjeu va surtout être de savoir si le peuple turc soutient toujours Recep Tayyip Erdoğan, comme il le clame régulièrement. Un vote en faveur du « oui » me semble assez probable, mais s’il était obtenu à une faible majorité, la légitimité de la nouvelle Constitution en serait affectée…
Quoi qu’il en soit, il est certain que le régime turc se fait de plus en plus autoritaire, globalement depuis 2011 et l’échec de sa politique syrienne, qui a lourdement pesé dans tous les autres domaines (sécurité, économie, etc.) Il est devenu assez comparable à la Russie de Vladimir Poutine. Ce qui entraîne en Europe deux types de réactions outrancières : soit une diabolisation empreinte de moralisme, soit un aveuglement mêlé de fascination. Les dirigeants comme Erdoğan ou Poutine (mais aussi Donald Trump ou Viktor Orban) sont des personnages très clivants, qu’on appréhende rarement avec la nuance nécessaire. Les médias européens oublient souvent qu’ils sont soutenus par une partie non-négligeable de leur peuple, et que leurs provocations et outrances plaisent à cet électorat.
Dans le cas du régime d’Erdoğan, l’hostilité des médias européens est d’autant plus grande qu’ils ont fait preuve d’un grand aveuglement à son endroit dans les années 2000 ; à l’époque, ils saluaient ses mesures de libéralisation et de démocratisation – sans comprendre qu’elles lui permettaient surtout d’éliminer ses rivaux kémalistes. Le retour de l’autoritarisme, mêlé cette fois de conservatisme religieux, a été pour eux une cruelle désillusion, d’où leur changement de ton.

"Dans le cas du régime d’Erdoğan, l’hostilité des médias européens est d’autant plus grande qu’ils ont fait preuve d’un grand aveuglement à son endroit dans les années 2000"

Des politiques turcs de haut rang ont entrepris de faire campagne dans divers pays d'Europe. Certains meetings ont été annulés en Allemagne. Deux ministres d'Erdoğan ont été refoulés par les Pays-Bas en pleine campagne législative et la tension est très vite montée entre les deux pays. La France a agi très différemment en autorisant un meeting à Metz et vous considérez qu'elle a eu raison. Pourquoi ?
Il faut bien comprendre que l’attitude de l’Allemagne et des Pays-Bas a été une aubaine pour le président Erdoğan. Beaucoup de Turcs l’ont en effet vécue comme une humiliation, et il s’en est servi pour relancer sa campagne, assimilant les adversaires de la réforme constitutionnelle à ces deux pays. D’ailleurs, l’opposition kémaliste a réclamé des sanctions contre les Pays-Bas, dans une surenchère nationaliste visant à ne pas laisser le camp présidentiel récupérer seul l’incident.

"Il faut bien comprendre que l’attitude de l’Allemagne et des Pays-Bas a été une aubaine pour le président Erdoğan. Beaucoup de Turcs l’ont en effet vécue comme une humiliation, et il s’en est servi pour relancer sa campagne."

En refusant un meeting à Metz, la France aurait renforcé la rhétorique victimaire et nationaliste d’Erdoğan, relative à une supposée « turcophobie » de l’ensemble de l’Europe. En se distinguant des Pays-Bas et de l’Allemagne, au contraire, elle désamorce cette rhétorique. De plus, c’était une occasion de renforcer un peu les relations franco-turques, souvent difficiles ces dernières années, et de rappeler que la « solidarité européenne » est un mythe, les différents États européens ne partageant pas les mêmes intérêts.
Bien sûr, le problème qui aurait pu se poser aurait plutôt été que des propos communautaristes soient tenus dans ce meeting, où que des débordements aient lieu. Dans ce cas, la France aurait dû naturellement demander des explications à la Turquie, mais en ayant a priori démontré sa bonne volonté, elle n’aurait pas pris l’initiative des éventuelles frictions qui auraient suivi.

Le spécialiste de géopolitique Hadrien Desuin explique ici l'enjeu qu'il y a, pour le gouvernement d'Ankara, à faire campagne auprès des Turcs vivant en Europe. Il explique notamment : « le gouvernement turc veille à mobiliser ses diasporas car il redoute l'assimilation de ces populations dans leur pays d'adoption. Il s'agit de maintenir ces Turcs dans leur culture d'origine ». Partagez-vous ce point de vue ?
Je pense en effet que le gouvernement turc cherche à s’appuyer sur sa diaspora, à la fois pour en obtenir le soutien électoral, mais aussi pour qu’elle fasse pression sur les pays d’accueil. Recep Tayyip Erdoğan avait d’ailleurs incité ses compatriotes en Europe à s’inscrire sur les listes électorales, en vue de peser sur la politique européenne. Bien sûr, à long terme, cette politique est incompatible avec la vision républicaine française, favorable à l’acculturation de l’ensemble de ses citoyens. Ce problème sérieux devra faire l’objet, tôt ou tard, d’une explication entre Paris et Ankara. Mais il ne faut pas se leurrer : tant que la France sera dans l’état de fragmentation identitaire qu’elle connaît, les autorités turques – ou d’autres pays – auront la tentation d’y prolonger leur politique intérieure.

Vous expliquiez ici-même il y a un an que l'accord conclu entre l'Union européenne - et plus exactement l'Allemagne – et la Turquie sur la question des migrants et du contrôle des frontières était précaire. Il semble pourtant qu'il ait permis une maîtrise accrue des flux migratoires à destination de l'Europe. Faut-il craindre à présent qu'il soit rompu par Erdoğan ?
L’accord a en effet plus ou moins fonctionné pour le moment, mais la précarité que j’évoquais était précisément liée à ce genre de crises. Plusieurs officiels turcs menacent désormais de le rompre en représailles ; ils n’en ont pas forcément l’intention, mais c’est un moyen pour eux de faire monter les enchères.
Par ailleurs, les dirigeants turcs sont aussi sous pression de leur opinion publique, qui a toujours considéré cet accord turco-européen comme désastreux ; ils ont l’impression de devoir porter seul le fardeau des réfugiés, contre des concessions européennes minimes. Si Recep Tayyip Erdoğan se trouvait en difficulté en termes de politique intérieure, il pourrait être tenté de rompre l’accord, car il en retirerait un grand prestige auprès de ses compatriotes – et ce davantage encore en temps de crise.

Comment les Turcs appréhendent-ils l'Europe, avec laquelle ils continuent à mener des négociations d'adhésion ? Faut-il cesser ces négociations ? Quel type de diplomatie faut-il conduire, selon vous, avec Ankara ?
La question de l’adhésion à l’Union Européenne a longtemps empoisonné les relations franco-turques. Mais les dernières années ont vu un changement notable. Du côté turc, l’Union Européenne ne fait absolument plus rêver. Les motivations économiques ont été sérieusement refroidies par la crise de la zone euro, alors même que la croissance turque affichait de très beaux chiffres. Malgré un certain ralentissement, les Turcs ont bien conscience qu’ils s’en sortent mieux que les pays méditerranéens de l’UE. Quant au caractère « symbolique » de l’adhésion, censé marquée le caractère européen de la Turquie, il a beaucoup de sa valeur depuis que le pays s’ouvre à d’autres espaces géopolitiques, et se laisse séduire par les thèses néo-ottomanistes, pan-turquistes ou eurasistes. En somme, les Turcs n’ont pas renoncé à l’UE, mais n’en font plus un objectif prioritaire.

"Malgré un certain ralentissement, les Turcs ont bien conscience qu’ils s’en sortent mieux que les pays méditerranéens de l’UE"

Du côté français, tout dépend de la vision qu’on a de l’Europe. D’un point de vue européiste, une adhésion de la Turquie aurait de sérieux inconvénients, alors même que l’UE paraît en pleine déliquescence. D’un point de vue souverainiste, par contre, la question est finalement secondaire : il ne s’agit de savoir si la Turquie va rentrer dans l’UE, mais plutôt si la France va pouvoir en sortir. En d’autres termes, dès lors qu’on ne croit pas à l’UE, il serait absurde d’ouvrir une crise franco-turque en bloquant les négociations d’adhésion d’Ankara, alors même que l’on prévoit de toute façon de s’en retirer.
Cela ne signifie pas que la diplomatie menée vis-à-vis de la Turquie doit être exempte de désaccords. En particulier, on peut questionner la politique syrienne d’Ankara, comme d’ailleurs l’ont fait certains de ses partenaires actuels, notamment la Russie. Simplement, il ne faut pas oublier que nous avons affaire à un pays émergent, profondément attaché à sa souveraineté. Il ne faut pas hésiter à exprimer nos désaccords sur des questions de politique internationale, mais savoir faire preuve de tact en ne s’ingérant pas trop directement dans les affaires intérieures turques. Une telle attitude aurait pour principal conséquence de rapprocher Ankara de partenaires moins regardants à ce sujet (Russie, Arabie Saoudite, Israël, voire Chine et Iran), et d’accélérer le repli autoritaire que nous aurions cherché à freiner…



samedi 31 décembre 2016

« L'Europe fait preuve de cécité géostratégique face à la Turquie ! », entretien avec Olivier Delorme









Olivier Delorme est écrivain et historien. Passionné par la Grèce, il est l'auteur de La Grèce et les Balkans: du Ve siècle à nos jours (en Folio Gallimard, 2013, trois tomes). Il vient également de publier 30 bonnes raisons de sortir de l’Europe, éditions H&O, décembre 2016.



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Dans votre ouvrage 30 bonnes raisons de sortir de l’Europe, vous comparez l'Europe d'aujourd'hui avec celle, très conservatrice, de la Sainte-Alliance, et la situation actuelle avec l'Ordre européen dominé à l'époque par le chancelier autrichien Metternich. Ce parallèle semble vous avoir été inspiré par la crise grecque de janvier-juillet 2015, soldée par une capitulation d'Alexis Tsipras face à ses créanciers, qui vous a rappelé le soulèvement grec contre les Ottomans en 1821. Pouvez-vous préciser ? 

Le parallèle m’a été suggéré par un article paru en juin 2015, en plein « bras de fer » entre le gouvernement grec et l’Eurogroupe, dans Die Welt, très sérieux quotidien proche de la chancelière Merkel. Ce texte accusait les Grecs de détruire « l’Ordre européen » comme ils l’avaient fait une première fois en 1821 lorsqu’ils s’étaient soulevés contre la domination turque. Ce parallèle m’a paru très caractéristique d’une propension de plus en plus courante chez les européistes à attribuer aux peuples des défauts et des qualités donnés pour natifs et invariants (le Grec serait déstabilisateur de l’Ordre européen en même temps que fainéant et fraudeur, comme l’Allemand serait honnête, travailleur, etc.) – ce qui est propre à la pensée essentialisante. Mais ce parallèle m’a paru aussi involontairement judicieux quant à la nature de l’Europe d’alors et de l’Union européenne d’aujourd’hui.

Olivier Delorme
Durant les guerres qu’a dû soutenir une France révolutionnaire qui a renversé l’ordre politique et social fondé sur la monarchie de droit divin et sur l’inégalité devant la loi, ses armées ont semé en Europe les germes de ce qu’on appelle alors le libéralisme (dans son sens politique : fin du régime féodal, égalité devant la loi et l’impôt, garantie de droits individuels et de libertés publiques…) ainsi que l’idée d’une souveraineté collective de la Nation substituée à celle du monarque. Puis Napoléon a tenté d’unifier l’Europe par la force – épisode éminemment ambigu car, à la conquête, s’est mêlée l’acclimatation d’une partie de ces acquis de la Révolution.

La fin de cet épisode napoléonien, en 1815, inaugure en Europe – jusqu’aux révolutions nationales et libérales de 1848 – une longue ère de réaction politique et sociale : restauration du principe absolutiste et tentative de restauration sociale de l’ordre aristocratique. Cette Europe a un leader, le prince de Metternich, ministre des Affaires étrangères puis chancelier de l’Empire d’Autriche de 1809 à 1848. Elle est fondée sur des traités, celui de la Sainte-Alliance conclu en septembre 1815 entre l’Autriche, la Russie et la Prusse, puis celui de la Quadruple Alliance qui, en novembre, élargit le précédent à l’Angleterre et institue un directoire européen périodiquement réuni en Congrès… ce que j’appelle, dans mon livre « le premier Conseil européen ». Puis la France vaincue, où les vainqueurs ont imposé le retour des Bourbons, est intégrée en 1818 à cette « construction européenne » première manière.

Certes mais il a existé, en Europe et au cours de l’histoire, des systèmes d’alliances en tous genres. Pourquoi comparer spécifiquement l’Union européenne d’aujourd’hui avec l’Europe de 1815 ?

Comme l’UE d'aujourd’hui, l’Europe de Metternich fonde sa légitimité apparente sur l'idée qu’elle assure une « paix éternelle » – ce qui est aussi faux pour l’Europe d’alors que pour l’UE, laquelle a joué un rôle majeur dans le déclenchement des guerres de sécession yougoslaves comme dans celui de la guerre en Ukraine.

Établie après la « grande trouille » révolutionnaire des tenants de l’ordre ancien, l’Europe de la Sainte-Alliance a en réalité pour but de maintenir le statu quo politique et social. Comme la « grande trouille » du communisme est, après la deuxième guerre mondiale, le principal moteur d’« initiatives européennes » qui sont en réalité pour une large part pilotées depuis Washington, afin d’intégrer économiquement (CECA, CEE) et militairement (CED, OTAN) l’Europe occidentale dans un ensemble atlantique.

Au plan intérieur, cet Ordre européen de 1815-1848 est essentiellement antidémocratique. Et il ne me semble pas essentiellement étranger à l'Ordre européen de 2015 dans lequel, nous indiqua Jean-Claude Juncker après la victoire électorale de Syriza en Grèce, « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Le régime de propagande européiste actuel suffit généralement à étouffer la voix des contestataires et, quand il ne suffit pas, l’Ordre européen trouve le moyen légal d’annuler le verdict des urnes – qu’il s’agisse de référendums en Irlande, en France, aux Pays-Bas, en Grèce, en Italie, ou d’élections législatives comme en Grèce. On en est aujourd’hui à dire, dans la caste gouvernante, qu’il ne faut plus consulter les peuples sur les questions européennes puisqu’ils ne donnent jamais la réponse qu’on attend d’eux. Certains « précurseurs » commencent même à avancer que si l’Europe et le suffrage universel deviennent incompatibles, c’est avec le deuxième qu’il va falloir en finir. Aussi n’est-il nullement à exclure qu’après avoir réduit la démocratie représentative à un rite électoral vide de sens, où l’élection consiste en un concours de beauté destiné à désigner celui qui conduira la politique unique déterminée hors de tout contrôle démocratique, l’Europe, remise en cause chaque jour davantage par les peuples connaisse un jour ou l’autre une dérive plus ouvertement autoritaire.

Au plan européen, l'Ordre d’après 1815 visait à empêcher toute renaissance du danger révolutionnaire. En 1820, le Congrès – ou Conseil – européen de Troppau décide ainsi du droit des cinq États membres à intervenir partout en Europe pour atteindre ce but… et garantir la « paix éternelle ». En application de ce principe, Metternich obtient mandat de ce Congrès, réuni à Laybach (Ljubljana) en 1821, d’écraser les libéraux italiens. Puis le Conseil – ou Congrès – européen de Vérone confie, en 1822, à la France de Louis XVIII le soin d’écraser les libéraux espagnols : l’expédition des « 100 000 fils de Saint-Louis » se termine par la prise du fort du Trocadéro (Cadix).

En Grèce depuis 2010, la Troïka (Commission européenne, BCE, FMI) n’est pas armée de canons et de fusils, mais elle a bafoué l’État de droit, violé la Constitution et les droits du Parlement, liquidé le droit du travail, vaporisé les classes moyennes, amputé les salaires, les retraites et les budgets sociaux, etc. Elle contraint à l’exil une partie de plus en plus importante (et diplômée) de la population. Elle condamne à la cécité ou à l’amputation des diabétiques qui ne peuvent plus acheter leur insuline. Elle tue par le désespoir (suicides, toxicomanie), en privant plus d’un tiers des Grecs d’accès aux soins, en rendant impossible le fonctionnement normal des hôpitaux, en différant la prise en charge de pathologies graves comme le cancer.

C’est pourquoi l’accession au pouvoir de Syriza en 2015 vous est apparue comme une manière de rejouer le soulèvement de 1821. Il s’est agi selon vous d’une tentative de secouer une chape de plomb continentale, et de contester une fois de plus de vieilles hiérarchies iniques….

Oui. Le soulèvement grec de 1821 contre l’Empire ottoman devait tout aux idées de la Révolution française. Logiquement, le Congrès européen de Troppau le condamna comme résultat de « combinaisons criminelles ».  Alors que la catholique Autriche avait longtemps eu l’Empire turc et musulman pour rival géostratégique dans les Balkans, aux yeux de Metternich, le combat idéologique contre-révolutionnaire de son Europe l’emporte désormais sur toute autre considération. Il approuve donc chaleureusement la répression exercée par le sultan ottoman sur ses sujets grecs révoltés, et fait repousser par le Congrès de Vérone l’appel que ces derniers ont adressé « avec confiance à l’Europe et à la grande famille de la chrétienté ». Là encore le parallèle me paraît assez pertinent avec l’Europe d’aujourd’hui : lorsque le ministre grec de l’Économie Varoufakis demande à l’Eurogroupe des aménagements, fort limités d’ailleurs, de la ravageuse politique de déflation imposée à la Grèce par l’UE et le FMI depuis 2010, ceci au nom de la solidarité européenne et de la rationalité économique, il se voit opposer par Schäuble et Dijsselbloem (le président de l’Eurogroupe) une raison (délirante) idéologique exigeant au contraire l’aggravation des politiques qui ont échoué.

C’est bien en cela que l’Ordre européen d’aujourd’hui ressemble à celui de 1815 (ou à la souveraineté limitée imposée par l’URSS à ses satellites entre 1947 et 1990) : on ne peut tolérer aucune brèche dans la rationalité idéologique qui sous-tend la construction politique. Faute de quoi cette construction s’effondrerait. Concéder quelque entorse que ce soit aux règles de l’Ordre européen de Metternich en 1821, à celles de l’Ordre soviétique naguère ou à celles de l’Ordre européen d’aujourd’hui fondé sur l’ordolibéralisme allemand, c’est remettre en cause l’Ordre lui-même. C'est intolérable pour ses gardiens.

Toujours dans votre ouvrage, vous comparez également l'Europe à une nouvelle « Ligue de Délos » ? Pouvez-vous expliquer ce rapprochement que vous faites entre l’UE d’aujourd’hui et cette vieille confédération de cités grecques ? 

En 1980, douze ans avant le traité de Maastricht instituant la monnaie unique, j’étais étudiant en numismatique et épigraphie grecques, et je soutenais un mémoire de maîtrise sur la datation (toujours incertaine) du décret dit de Cléarque. Ce texte athénien du Ve siècle avant notre ère, imposait aux cités de la Ligue de Délos de renoncer à leur propre monnaie et de ne plus utiliser que la monnaie athénienne. En outre, ces cités devaient apporter à Athènes leur stock monétaire qui serait fondu et refrappé au type monétaire d’Athènes qui, au passage, prélèverait des « frais ». Mon mémoire était sous-titré : « essai de définition d’un impérialisme athénien en matière monétaire ».

On ne sait pas si ce décret fut vraiment appliqué, mais ce qui est passionnant, c’est d’abord qu’on en retrouve des fragments dans plusieurs cités de la Ligue de Délos, ce qui montre qu’il a été, pour reprendre le langage actuel – en osant l’anachronisme –, transcrit dans leur droit interne. Il permet aussi de prendre conscience que, lorsqu’on est la puissance économique dominante d’une « construction politique » (ce qu’est Athènes dans la Ligue de Délos), on a tout intérêt, symbolique et économique, à y imposer sa monnaie. Ce qui est bien, aujourd’hui, la réalité de l’euro : l’Allemagne n’en voulait pas, la France le voulait à tout prix, l’Allemagne a donc pu imposer à de très médiocres négociateurs français que la monnaie unique serait allemande.

Vous  soulignez que le parallèle entre la ligue et l’Union européenne vous est venu lorsque vous avez entendu José Manuel Barroso, l’ancien président de la Commission européenne qualifier l'UE « d’empire non impérial »…

Oui car la Ligue de Délos elle-même est une confédération de cités souveraines qui se forme en 478 avant notre ère, après la victoire des Grecs coalisés contre l’agression perse de la deuxième guerre médique. Une fois libérées de la tutelle perse, la plupart des cités de l’Égée, insulaires ou de la côte d’Asie Mineure, y adhèrent librement. Grâce à sa flotte, Athènes en est le membre le plus puissant, militairement et économiquement, et beaucoup des cités confédérées dans la Ligue préfèrent dès lors, plutôt que de fournir elles-mêmes un « effort de défense », payer une contribution au trésor commun (au budget communautaire dirions-nous en risquant une fois encore l’anachronisme).

Ce trésor est déposé sur la petite île de Délos, et comme Athènes fournit l’essentiel de l’effort militaire, l’argent des alliés contribue à le financer en même temps qu’à développer les arsenaux athéniens comme les multiples activités qui leur sont liées (corderies, tissage des voiles, métallurgie, etc.). Du coup, la construction communautaire et volontaire du départ profitant essentiellement à Athènes, celle-ci devient un hégémon (celui qui guide, prend l’initiative, commande) de plus en plus puissant parmi des confédérés de plus en plus faibles….

Ce que montre l’histoire de la Ligue de Délos, c’est qu’une construction politique de type confédéral, fondée au départ sur les principes de libre adhésion et d’égalité, peut se transformer en un système de domination  implacable d’un des membres de cette construction sur les autres, et quand bien même l’égalité entre les membres reste la règle théorique.

Ajoutons – avec un sourire – que le fonctionnement de la Ligue de Délos s’enraye gravement à partir de 413 et qu’elle disparaît en 404 avant notre ère – soit entre la 65e et la 74e année après sa fondation. Ce qui, appliqué à « l’Empire non impérial » de Barroso, en prenant comme date de naissance celle de la signature du traité de la CECA en 1951, nous donnerait un processus de disparition de l’UE allant de… 2016 et 2025 !..

Nous parlions plus haut de l'Empire ottoman.... et vous connaissez très bien la Grèce, les Balkans, la Turquie. Que vous inspire la relation actuelle qu'entretient l'Union européenne avec Ankara, sachant que, dans votre ouvrage, vous accusez l'UE de « cécité géostratégique » ?

En affaiblissant la Grèce depuis 2010, face à une Turquie en pleine dérive, l’UE ouvre la voie à une extension potentielle vers l’ouest de la zone de crise proche-orientale. Il y a maintenant 14 ans qu'est arrivé au pouvoir en Truquie un parti islamiste, l’AKP (Parti de la Justice et du développement), que des journalistes aveugles ont complaisamment décrit comme un parti inoffensif équivalent des formations démocrates-chrétiennes occidentales. Le chef de l’AKP, Erdogan, Premier ministre en 2003 puis président de la République en 2014, n’a pourtant jamais caché ses intentions, indiquant qu’il n’y avait pas d’islamisme modéré mais seulement des moyens différents de parvenir à un État islamique. Durant ces 14 années, le gouvernement AKP a donc conduit une réislamisation systématique de l’appareil d’État, de l’éducation et de la société.

Or cette politique a été largement financée par les milliards déversés sur la Turquie par l’UE (en même temps qu’elle asphyxiait la Grèce) au titre de l’aide à la réalisation du Marché unique, ainsi que par une croissance vigoureuse, résultat de l’avantage compétitif massif que ses bas salaires et son faible niveau de protection sociale donnent à la Turquie dans le cadre de ce marché. Car l’AKP a mis en place un système de pots-de-vin exigés pour toute attribution de marchés publics, détournant ainsi une grande partie de la manne européenne soit vers les poches du clan Erdogan soit vers l’énorme machine clientéliste (fondations charitables, hôpitaux, écoles…) qui a permis à l’AKP de fabriquer du consensus social (et électoral) autour de lui, à l’image de la stratégie traditionnelle des Frères musulmans.

En revanche, l’UE n’a jamais exercé sur la Turquie la moindre pression pour qu’elle cesse ses politiques agressives à l’égard d’États pourtant membres de l’Union ! Ainsi la Turquie a-t-elle continué à violer régulièrement l’espace aérien et maritime de la Grèce, à revendiquer une multitude d’îlots grecs, à bloquer par la menace (depuis 1974) la mise en valeur des ressources du sous-sol égéen alors que la Grèce s’est engagée par avance à accepter l’arbitrage du litige par la Cour internationale de justice. L’UE ne s’est jamais réellement impliquée dans la résolution de la question de Chypre : comble d’absurdité puisque un État candidat à l’UE, la Turquie, occupe et colonise illégalement le tiers du territoire d’un État membre de l’Union, la République de Chypre, et lui conteste le droit d’exploiter le gaz qui se trouve au large de ses côtes !


Tout cela est paradoxal car ça contraint la Grèce à maintenir un niveau de dépenses militaires élevées, alors même qu’on exige d’elle qu’elle diminue ses dépenses publiques….

Bien sûr ! Cela profite au premier chef aux industries militaires allemande, française et américaine, en même temps que ça a été un facteur essentiel de « construction » de la dette grecque et de corruption de la caste politique – une corruption dont des sociétés allemandes comme Siemens ont été des acteurs majeurs et dont le contribuable grec paye le coût.

À cela, il faut désormais ajouter le soutien du régime islamiste turc à Daesh. Les preuves abondent : du soin aux blessés de Daesh, refusé aux Kurdes qui le combattent, jusqu’au blanchiment du pétrole (dans lequel est impliqué l’un des fils d’Erdogan), du coton ou des céréales produits sur les territoires contrôlés par Daesh, revendus aux Occidentaux par des intermédiaires turcs et qui ont fourni à l’organisation terroriste l’essentiel de ses ressources. Ou jusqu’à la livraison d’armes par l’armée turque, révélée par une presse qui était encore en liberté surveillée. De même l’armée turque n’a-t-elle jamais tiré que sur les Kurdes lorsqu’elle prétendait bombarder Daesh. Quant à l’engagement de troupes turques en Syrie depuis août 2016, il ne répond pas à des motivations plus avouables : soutenir des islamistes soi-disant modérés et prendre des gages territoriaux en s’appuyant sur des populations turcophones, dans un esprit néo-ottoman qui, désormais, fait partie du langage officiel. Car, à Ankara, on n’hésite plus à parler de « frontières du cœur », différentes des frontières actuelles, ni à remettre formellement en cause le traité de Lausanne (1923) qui les a fixées.

C’est dans ce contexte qu’Erdogan a fait chanter l’UE, en déversant en 2015 des centaines de milliers de migrants (et non seulement de réfugiés) sur les îles grecques. Dans La Grèce et les Balkans, paru en 2013, je signalais déjà qu’Ankara avait levé l’obligation de visas pour l’entrée sur son territoire des ressortissants de nombreux pays d’Afrique, d’Asie et du Proche-Orient, et que le régime turc se servait de ce levier pour obtenir de l’UE ce qui lui importe vraiment : la suppression des visas à l’entrée de l’espace Schengen pour ses propres ressortissants.

L’UE ayant laissé pourrir cette situation sans jamais exercer la moindre pression notable pour y remédier, Ankara a poussé le bouchon plus loin : main dans la main, police et réseaux mafieux ont rançonné les migrants et les ont acheminés vers la côte égéenne. Il n’était qu’à voir les étalages de canots gonflables et de gilets de sauvetage dans les boutiques des ports turcs pour comprendre que l’ensemble de l’affaire ne devait rien à l’improvisation….

Pourtant, c’est bien avec la Turquie que l’Union européenne a choisi de négocier, en mars 2016, un accord visant à endiguer le flux de migrants arrivant eu Europe

Cet accord, qui ne fait que récompenser le maître chanteur, a été négocié par Angela Merkel en solo, et les autres Européens se sont contentés de le ratifier. La Turquie devait cesser de déverser les migrants dans les îles grecques contre 3 milliards d’euros - qui deviendront rapidement 6 milliards - et l’UE s’engageait à lever l’obligation des visas pour l’entrée des ressortissants turcs dans l’espace Schengen, ainsi qu’à relancer les négociations d’adhésion. C’est ce que j’appelle dans mon livre un « Munich de basse intensité » : désormais Erdogan sait que les migrants sont, entre ses mains, un moyen de pression efficace sur l’UE, dont il peut se resservir à tout moment.

Par ailleurs, après les élections de juin 2015, les attentats se sont multipliés sur le sol turc – attribués par les autorités, avant toute enquête et alternativement, soit à Daesh soit aux Kurdes. Je vois plutôt là une stratégie de la tension destinée à accréditer que seul un pouvoir fort peut garantir le retour à la sécurité. Comme par hasard, ces attentats ont commencé après les élections de juin 2015 qui obligeaient l’AKP à gouverner en coalition – ce qu’Erdogan refusait. Et c’est grâce à ces attentats que, sur le thème « moi ou le chaos », Erdogan a pu gagner le scrutin de novembre.

C'est alors qu'intervient la tentative de putsch de juillet 2016….

Oui. Et c'est dans cette perspective qu’il faut, à mon avis, interpréter cette « divine surprise ». L’armée a beau avoir été épurée à plusieurs reprises depuis 14 ans (à l’occasion de conspirations plus ou moins crédibles), l’amateurisme des putschistes est pour le moins troublant. D’autant que les listes de proscription étaient manifestement toutes prêtes ! Quant au complot güleniste, il relève de la fabrication d’un ennemi intérieur dont tout régime totalitaire a besoin pour s’imposer. Sans doute les réseaux Gülen existent-ils : ils ont été les alliés de l’AKP tant qu’ils lui étaient utiles et que le gâteau de la corruption était suffisamment important pour être partagé. Mais avec le ralentissement économique consécutif à la crise internationale et la stagnation de la demande européenne, le gâteau ne croît plus assez pour que l’AKP accepte encore le partage.

Je ne sais pas si les gülenistes ont ou non une part dans cette affaire, mais ce qui me paraît probable c’est que les services spéciaux turcs ont sans doute, a minima, laissé faire ce putsch… qui fournissait la justification idéale du passage à une nouvelle phase dans l’évolution totalitaire du régime : 60 000 licenciements de fonctionnaires, énième épuration de l’armée et des forces de sécurité, fin de toute indépendance de la justice et de toute autonomie des universités, 35 000 arrestations arbitraires, procès politiques en préparation, torture... Aujourd’hui les principaux responsables de l’opposition démocratique (HDP) sont embastillés et la Turquie est le pays au monde qui emprisonne le plus de journalistes.

Comment l’UE réagit-elle à tout cela ? « En ce moment, si l’on donnait l’impression à la Turquie que, quelle que soit la situation, l’UE n’est pas prête à l’accepter en son sein, ce serait selon moi une grave erreur de politique étrangère » a déclaré Jean-Claude Juncker le 4 août 2016. Autrement dit : cher ami Erdogan, quelle que soit la situation, vous pouvez continuer ! Nous continuerons, pour notre part, à fermer les yeux et à payer.

Quant à la Grèce, près de deux ans après l'accession de Tsipras au pouvoir, on connaît l'état de délitement de son économie. Qu'en est-il de sa situation politique ?

Dans le long entretien que nous avions eu en février 2015, je vous avais dit que les Grecs, dans leur immense majorité, excluaient un retour en arrière après les élections de janvier qui avaient porté au pouvoir une coalition composée de Syriza et du petit parti de droite qui s’affichait souverainiste, les Grecs indépendants (ANEL). Cette coalition avait gagné ce scrutin (36,3 % pour Syriza et 4,8 % pour ANEL) sur la rupture avec la politique des deux premiers mémorandums (et multiples plans intermédiaires) imposés par la Troïka depuis que, privé de tout moyen de réaction face à la spéculation en raison de la structure même de l’euro, la Grèce avait dû, en 2009, faire appel à « l’aide » européenne. Tant qu’il a semblé tenir bon face aux exigences de la Troïka, le gouvernement a bénéficié d’un très large soutien de l’opinion et, lors du référendum de juillet 2015, le Non a recueilli 61,31 % des suffrages exprimés. Ceci alors que Bruxelles, Berlin, Paris et l’opposition grecque n’avaient cessé d’annoncer, durant la campagne, qu’un Non entraînerait la sortie de l’euro.

Ce référendum soulève bien des doutes qui pèsent lourd dans le discrédit qui frappe désormais Syriza, à l’égal des deux autres partis qui se sont succédé au pouvoir depuis 1974. Pourquoi Tsipras a-t-il demandé aux Grecs d’accepter ou de repousser le plan des créanciers, au lieu de poser la véritable question : voulez-vous changer de politique, ce qui suppose la sortie de l’euro ; ou voulez-vous rester dans l’euro, ce qui suppose de continuer la politique des mémorandums ? Pourquoi Tsipras et Syriza – exceptée la « plate-forme de gauche » – n’ont-ils fait que très mollement campagne pour le Non, lorsqu’ils ont fait campagne ? Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas arrêté à l’avance une stratégie destinée à faire respecter le Non, si tel était le choix des Grecs ? Pourquoi nombre de témoins affirment-ils avoir vu Tsipras accablé le soir des résultats ? Pourquoi Tsipras a-t-il accepté, quelques jours plus tard, pire que ce qu’il avait demandé aux Grecs de refuser ? A-t-il pensé que la peur d’une sortie de l’euro, en assurant une victoire du Oui, lui permettrait de signer ce qu’on lui demandait de signer à Bruxelles sans qu’il en porte la responsabilité politique à Athènes ?

Vous sous-entendez que le référendum de juillet 2015 était un leurre ? Que Tsipras ne l'a organisé que parce qu'il pensait le perdre ?

C'est tout à fait possible. En tout cas, ce scrutin est à l’origine d’une profonde fracture démocratique dont les conséquences politiques ne sont pas près de s’effacer. Lors de notre entretien de 2015, je vous avais également précisé que Syriza n’était pas un parti « caporalisé où le chef décide de tout », qu’il était profondément marqué par le fait que, jusqu’en 2014, il s’agissait d’une coalition de partis. La capitulation a changé cette donnée : le parti s’est épuré ; des députés ont été exclus pour avoir refusé de voter le 3e mémorandum adopté grâce au soutien des oppositions ; les candidats aux élections de septembre ont été sélectionnés sur leur fidélité à la ligne Tsipras ; l’aile gauche a fondé une nouvelle formation (Unité populaire) ; l’ancienne présidente du Parlement, Zoé Konstantopoulou, en a fait autant avec Cap sur la liberté en avril 2016 ; beaucoup de cadres et de militants ont quitté Syriza et la vie politique active.

Dans ces conditions, pour Tsipras, la seule solution était d’aller aux élections avant que son opposition de gauche ait pu s’organiser pour faire efficacement campagne, avant que la ND se soit choisi un leader (l’ancien Premier ministre Samaras avait jeté l’éponge au lendemain du référendum), et avant que les effets du 3e mémorandum se soient fait sentir. Ainsi Syriza et ANEL ont-ils pu sauver de peu leur majorité (155 sièges sur 300, au lieu de 162 en janvier).

En somme, Tsipras aurait organisé des élections législatives anticipées immédiatement après le référendum - soit en septembre 2015 – pour prendre de vitesse ses adversaires, gagner les élections faute de concurrence sérieuse, et se maintenir au pouvoir….

Tout à fait. Mais le fait marquant de ces élections n’est pas là. Dans un pays où le vote est obligatoire et où la participation est traditionnellement très forte (autour de 80 % jusqu’à la fin des années 1990, supérieure à 70 % jusqu’au 1er mémorandum, entre 62 % et 65 % depuis 2012), celle-ci chute de 63,87 % en janvier 2015 à 56,57 % en septembre. Ce sont alors 4,4 millions d’électeurs, sur 9,8 millions, qui s’abstiennent, votent blanc ou nul. Syriza perd 320 000 voix, soit 14 % de ses électeurs de janvier, et la ND connaît une désaffection du même ordre (192 000 voix et 11 %). Pour ANEL, le PASOK ou les européistes de Potami (Le Fleuve), l’hémorragie est pire encore. Seuls le vieux parti communiste KKE et les néonazis d’Aube dorée retrouvent, en septembre 2015, un nombre d’électeurs proche de celui de janvier.

Les élections de septembre sont donc avant tout celles du désarroi démocratique : à quoi sert-il encore de voter dès lors que les votes des législatives 2015 de janvier et du référendum de juillet ont été neutralisés par Bruxelles et Berlin ? Syriza n’a pas seulement échoué, elle a tué l’espoir qu’elle avait fait lever, qu’elle n’a pas su ou voulu transformer en dynamique d’affirmation de la souveraineté nationale face à l’UE. Elle a fait franchir un pas supplémentaire à l’opinion grecque dans le discrédit du politique.

En attendant, même s'il essuie humiliation sur humiliation de la part des créanciers du pays, Tsipras est toujours Premier ministre. Combien de temps cela peut-il durer ?

Les effets du 3e mémorandum ne cessent d’aggraver la crise, sociale et humanitaire en Grèce. Les nouvelles réductions des retraites touchent des familles entières dont elles constituent souvent le dernier revenu régulier, alors qu’un tiers des retraités étaient déjà autour du seuil de pauvreté début 2016. Dans les îles, l’alignement de la TVA sur les taux du continent a des effets ravageurs alors que le transport rend déjà toutes les denrées plus chères. Les saisies de logement des personnes endettées, exigées par les créanciers, amplifient les effets d’une paupérisation/précarisation massive depuis 2010 dans une population qui, pour un tiers, n’a plus de couverture sociale et dont l’accès aux soins dépend de structures solidaires. Le chômage reste proche de ses plus hauts (officiellement autour de 23 % de la population active, plus de 50 % chez les jeunes) et beaucoup de salariés ne sont plus payés qu’irrégulièrement ou avec plusieurs mois de retard.

Longtemps, le gouvernement Tsipras a fait miroiter que ces sacrifices trouveraient une contrepartie dans une diminution de la dette. Mais aujourd’hui cette illusion s’est évanouie : Tsipras n’a obtenu que des mesures cosmétiques. Et lorsqu’il a prétendu allouer, avant Noël, quelques aides aux plus fragiles économiquement (des aides ne représentant qu’une infime partie de ce que le même Tsipras a enlevé aux mêmes catégories en exécution du 3e mémorandum) il s’est immédiatement exposé aux représailles de Berlin et de Bruxelles.

En réalité, le Premier ministre et sa majorité sont aujourd’hui dans une impasse politique : leur stratégie d’obéissance à l’UE n’a apporté aux Grecs aucune « récompense », l’agitation sociale se poursuit, la popularité du gouvernement est au plus bas et l’on voit mal comment, dans ces conditions, celui-ci pourrait se maintenir jusqu’à la fin de la législature en septembre 2019.

C'est donc la droite qui pourrait revenir bientôt aux affaires, avec Nouvelle démocratie ?

En effet, car bien qu’il faille se méfier des sondages, Syriza semble aujourd’hui avoir un potentiel électoral moitié moindre de celui de la ND. Son partenaire de coalition (ANEL), comme les européistes de Potami, pourraient quant à eux disparaître du Parlement. Aube dorée et, dans une moindre mesure, le KKE profiteraient de la situation tandis que seul, à gauche, « Cap sur la liberté » semble être en position d’obtenir des députés, et que centristes et PASOK maintiendraient leurs positions. Dans ces conditions, Tsipras peut calculer qu’en « tombant à gauche » devant l’intransigeance européenne sur l’aide aux plus pauvres, il remobilisera une partie de son électorat tenté par l’abstention, peut-être jusqu’à pouvoir contraindre la ND à un gouvernement de coalition. 
Ni Tsipras, ni Kyriakos Mitsotakis, nouveau chef de la droite et dernier rejeton d’une des familles les plus emblématiques du népotisme et du clientélisme, mis en cause dans plusieurs « affaires » et réputé très proche de Berlin, ne semblent en tout cas capables de susciter un espoir, encore moins un élan. Plus de deux tiers des Grecs pensent que 2017 sera pire que 2016. Le principal résultat des politiques de déflation imposées à la Grèce depuis 2010, en plus de l’échec économique, de la crise sociale et du drame humanitaire, est aujourd’hui une crise politique permanente (l’élection législative de septembre 2015 était la cinquième en six ans).

De sorte que, y compris dans des milieux de gauche, il n’est plus exceptionnel d’entendre des phrases comme : « au moins, du temps des Colonels… ». Singulier succès pour une Union européenne qui prétend être fondée sur la solidarité, défendre la démocratie et assurer la paix !



mardi 29 mars 2016

« La Turquie a peu à gagner à contrôler ses frontières », entretien avec Aurélien Denizeau





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Auteur de l’article « La Turquie entre stabilité et fragilité » paru dans le numéro de printemps 2016 de Politique étrangère (1/2016),  Aurélien Denizeau, doctorant en histoire et sciences politiques à l’INALCO. On peut lire ici une analyse qu'il fait de la situation intérieure turque.  
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L'accord signé entre l'Union européenne le 18 mars prévoit d'appliquer le principe du « un pour un ». La Turquie devra réadmettre sur son territoire tout migrant arrivé en Grèce en situation irrégulière. En échange, l'Union européenne s'engage à accueillir un réfugié syrien, en provenance de Turquie, et à le réinstaller dans un des 28 pays membres. Indépendamment du jugement « moral » que l'on peut avoir sur cet accord et des problèmes soulevés par les juristes, cela vous semble-t-il praticable ? La Turquie jouera-t-elle le jeu ?

Une chose est sûre à propos de cet accord : il est très fragile. En théorie absolue, cet espèce de compromis, censé protéger les frontières européennes tout en déchargeant un peu la Turquie de ses réfugiés pourrait fonctionner. Mais sa mise en application pratique me semble beaucoup plus difficile. Il est probable qu’on observera, à court terme, une baisse des arrivées vers l’Union Européenne, car la Turquie renforcera le contrôle de ses frontières. Elle en est parfaitement capable quand elle s’en donne les moyens. 

Le problème est que la Turquie n’a pas forcément beaucoup à gagner à maintenir ce contrôle des frontières. À long terme, il serait plus rentable pour elle de laisser partir les migrants, quitte à réadmettre ensuite ceux qui se sont seront fait attraper – en échange de l’accueil par les Européens d’un réfugié. Elle jouera peut-être le jeu, mais en tout cas, ses intérêts ne l’y poussent pas forcément.

Il faut ajouter que l’Union Européenne aura aussi du mal à remplir sa part du contrat : il est probable que d’interminables négociations auront lieu au sujet de la répartition des réfugiés venant de Turquie. Les Turcs le savent et c’est pourquoi ils sont tout aussi méfiants que les Européens sur l’efficacité de cet accord.  

Critiqué en Europe, l'accord l'est aussi en Turquie. Pourquoi ?

La plupart des Turcs – y compris parmi les partisans du président Erdoğan – considèrent aujourd’hui que l’accueil de plus de 2 millions de réfugiés syriens par leur pays a été une grave erreur, avec des conséquences lourdes pour le pays. En termes économiques, tout d’abord, la présence de cette population syrienne coûte cher à l’État. Elle peut profiter à certains patrons peu scrupuleux, mais les travailleurs turcs craignent qu’elle favorise le dumping social. Les conséquences sécuritaires de la présence des réfugiés ne sont pas négligeables non plus. Victimes d’incivilités quotidiennes, les populations du sud du pays et des grandes villes développent un sentiment d’hostilité envers les Syriens, associés à la délinquance, à la mendicité ou bien encore à un conservatisme religieux qui choque les Turcs les plus progressistes. N’oublions pas, par ailleurs, qu’au moins deux des attentats qui ont frappé la Turquie ces derniers mois impliquaient des terroristes entrés sur le territoire comme réfugiés...

Beaucoup de Turcs, aujourd’hui, estiment que leur pays n’a pas à retenir les migrants qui veulent partir vers l’Europe. Pour eux, l’argent que verse l’Union Européenne – et dont ils n’ont pas encore vu la couleur – est une compensation très insuffisante. Ils acceptent mal d’être payés (même 10 milliards) pour garder sur leur sol des gens dont les Européens ne veulent pas : c’est assez comparable au ressentiment des Français vis-à-vis du Royaume-Uni au sujet de la « jungle de Calais ». 

Certains observateurs considèrent que ces négociation de l'UE avec Erdoğan sur la question migratoire favorisent la dérive autoritaire du régime turc, puisque l'UE, qui ne pense plus qu'à obtenir la coopération d'Ankara, a renoncé à émettre quelque critique que ce soit lorsque les libertés (celle de la presse notamment) sont bafouées dans le pays. Qu'en pensez-vous ?

C’est une critique qui a été partagée par une partie de l’opposition turque, en effet. Il est certain que l’accord a forcé une partie des dirigeants européens à modérer leurs exigences envers Ankara. Toutefois, je crois qu’il faut nuancer cette approche.

D’une part, les partisans du gouvernement turc accusent au contraire l’Union Européenne de conditionner l’application de l’accord au respect de la liberté de la presse et des droits de l’homme. Pour eux, c’est une nouvelle occasion pour Bruxelles de s’ingérer dans leurs affaires. 

D’autre part, le triomphe électoral récent de l’AKP, le parti au pouvoir, a considérablement consolidé sa position. Théoriquement, le parti d’Erdoğan contrôle tous les leviers du pouvoir jusqu’à 2019, si ce n’est plus. Il est donc bien moins sensible aux critiques éventuellement exprimées par l’Union Européenne. Du reste, ajoutons que ces critiques sont parfois mal perçues par une frange de l’opposition turque, encore très souverainiste, et qui admet mal que des puissances étrangères s’immiscent dans les débats intérieurs turcs.

L'accord prévoit l'ouverture des négociations sur le chapitre 33, consacré à la politique budgétaire, dans le cadre de la candidature turque à l’adhésion à l’UE. Ankara demandait au départ l'ouverture de cinq chapitres. Pourquoi cette demande ? Existe-t-il un véritable projet turc d'adhésion à l'Union européenne à long terme ?

Il faut bien voir que pour l’AKP, le projet européen a toujours été avant tout utilitaire. Dans un premier temps, il a permis au parti de se maintenir au pouvoir, en reprenant ce projet qui était alors assez consensuel et en évitant ainsi une confrontation avec l’establishment militaire et judiciaire. Dans un deuxième temps, il a été utilisé par l’AKP pour ôter aux militaires tous leurs relais d’influence – sous prétexte d’alignement sur les normes démocratiques exigées par Bruxelles. 

Le regard turc sur l’Union Européenne a changé ces 15 dernières années. Le pays est devenu une puissance émergente, sa croissance est encore bonne, il a développé une diplomatie multidirectionnelle (malgré les ratés qu’elle rencontre depuis 2011). Parallèlement, les Turcs sont devenus de plus en plus eurosceptiques. La crise qui a frappé l’UE, et plus spécialement leur vieux rival grec, renforce bien sûr ce sentiment. 

Le gouvernement turc en a bien conscience et l’entrée dans l’UE n’est plus une priorité pour lui. L’adhésion, à long terme, n’est plus qu’une option. En revanche, il continue de demander l’ouverture de nouveaux chapitres de négociations car il estime que celles-ci peuvent avoir des conséquences positives (en termes de réformes économiques notamment) pour le pays. Du reste, l’idée est aussi de mettre les Européens au pied du mur, pour ne pas avoir à porter la responsabilité d’un échec des négociations. 

Concernant la levée de l'obligation de détenir un visa pour les citoyens turcs se rendant en Europe, avancée à juin 2016 à titre de contrepartie, le politiste Christophe Bouillaud explique dans un post de blog qu'elle doit être considérée à l'aune de la mise en place d’un pouvoir dictatorial en Turquie. « Quelle meilleure façon de se débarrasser de tous ces jeunes et moins jeunes empêcheurs de sultaner en rond que de leur permettre de partir tous vers cette belle Union européenne dont ils partagent les valeurs libérales et occidentales ? », s'interroge-t-il. Est-ce de cela qu'il s'agit, ou voyez-vous d'autre explications à cette exigence turque ?

Il est très difficile de répondre avec certitude à cette question : il est possible que les dirigeants turcs aient eu cette idée derrière la tête, mais rien ne l’indique de manière tangible. Et puis, je ne suis pas certain qu’ils aient intérêt à une telle politique. S’il est bien un domaine dans lequel l’AKP a connu de grandes réussites, c’est dans le développement économique du pays. Le gouvernement turc ne peut pas se permettre une « fuite des cerveaux » telle qu’a connu l’Iran, par exemple (et ce même si les « cerveaux » en question ont des velléités d’opposition).

Plus simplement, je pense qu’il s’agit ici de répondre à une réelle attente des Turcs : comme dans tout pays émergent, une classe moyenne se constitue, qui a soif de voyages et de tourisme. Après avoir développé le marché du tourisme intérieur, cette classe moyenne est de plus en plus attirée par les pays européens. Or, les démarches d’obtention de visas sont encore très difficiles pour les Turcs, qui souhaiteraient les voir supprimées – d’autant que beaucoup d’Européens, notamment les Français, peuvent aller en Turquie sans visa, ce qui crée un sentiment d’injustice.