« La loi El Khomri c’est la faute à l’Europe », affirme sur son blog Jean-Luc Mélenchon. C'était sans doute une raison suffisante pour choisir de la faire adopter par 49.3. Quand ça vient de l'Europe c'est très sérieux, ça ne se discute pas. Et comme «l'Europe c'est la Paix », ça n'attend pas.
Pour
autant,
Mélenchon
n'exagérait-il
pas
en écrivant cela ? De son côté, l'économiste Frédéric
Farah
ne
caricaturait-il
pas en expliquant à
son tour:
« comprenons-bien
que la loi El Khomri a l'euro pour père, et pour mère la stratégie
de Lisbonne de mars 2000 » ?
Ne
cédait-il pas à la facilité de « faire de l'Europe un bouc
émissaire », selon l'expression consacrée ?
Hélas,
ni l'un ni l'autre n'affabulait ni
bouc-émissairisait. Cette
« Loi
travail », nous la devons effectivement, pour
une bonne
part, à
notre appartenance communautaire. Pour
s'en apercevoir, encore faut-il quitter un instant le terrain
des
grands principes sur
lesquels s’affrontent généralement
« européistes »
et
« eurosceptiques ». Il
faut ajuster son masque, chausser ses palmes et consentir à plonger
dans les
eaux froides de la
technique. On
découvre alors le
pot-aux-roses : l'Europe, c'est l'apnée.
Ce
que la loi El Khomri doit aux traités
Il
ne faut pas craindre de l'affirmer (d'autant moins qu'on ne risque
guère d'être compris) :
la « Loi travail » nous
vient
des GOPE. Oui,
des GOPE.
Les
GOPE, ce sont les « Grandes Orientations de Politique
Économique ». Plus
précisément,
ce sont des
documents préparés par la direction
générale des affaires économiques de la
Commission
européenne.
Conformément
à l'article
121 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union européenne
(TFUE),
ces
documents sont
ensuite transmis au conseil Ecofin (c'est à dire à la réunion des
ministres européens de l'économie et des finances), puis au Conseil
européen (les
chef d’État
et de gouvernement). Après
validation,
les
GOPE
deviennent
des recommandations
du Conseil aux
pays de
l'Union et
font l'objet d'un suivi. Toujours
selon l'article 121, «
le
Conseil, sur la base de rapports présentés par la Commission,
surveille l'évolution économique dans chacun des États membres ».
Cette « surveillance
multilatérale »
est rendue possible grâce aux informations généreusement fournies
par les États à la Commission. Bref,
un
joli petit traité de servitude volontaire que
le Traité sur le Fonctionnement de l'UE.
Au
départ toutefois, les GOPE n'étaient que des textes vagues et peu
engageants. Pour
les rendre plus contraignants et dans l'espoir de donner enfin son
plein potentiel à l'idée délicieuse de « surveillance
multilatérale »,
la
Commission de Bruxelles s'est chargée d'en accroître la portée au
sein d'un document important
publié
en 1998, à la veille de la mise en place de l'euro.
Ce
document intitulé Croissance et emploi dans le cadre de stabilité de l’Union économique et monétaire s’intéresse
au tout premier chef -
comme
son nom l'indique -
à la question du marché du travail et à
l'emploi. Il
confère un rôle central aux GOPE
et
indique de manière claire ce qu'elles
doivent contenir, en
égrenant l'une derrière
l'autre ces formules bien connues au doux parfum de schlague :
« stabilité des
prix», « assainissement des finances publiques »,
« modération des salaires nominaux », « renforcement
des incitations à la discipline salariale ». Bref,
toute
la
panoplie.
Depuis
qu'elles existent,
les
GOPE ont
toujours contenu
des injonctions
à réformer le
marché du travail. Si l'on examine celles
pour
2012 par
exemple -
parfaitement au hasard : il
s'agit juste de l'année
de l'élection de François Hollande -
on
voit
que le Conseil recommande à la France de « revoir
la législation, notamment la procédure administrative de
licenciement ».
Ou
de « veiller
à ce que l'évolution du salaire minimum favorise l'emploi,
notamment des jeunes, et la compétitivité »,
ce
qui signifie,
traduit
du Volapük de Bruxelles en Français des Deux-Sèvres ou de
Haute-Garonne, qu'il
ne faut pas augmenter le SMIC. On
notera au
passage et juste
pour
rire
qu'il
est
demandé la
même année de
« supprimer
les restrictions injustifiées sur les professions (vétérinaires,
taxis, notaires...) et
secteurs réglementés » :
bienvenue
à toi, ô « loi Macron ».
Ce
que la loi El Khomri doit à la « stratégie de Lisbonne »
Tout
cela n'étant
pas encore suffisamment abstrus, il a fallu qu'on en rajoute. En mars
2000, on a donc mis en place la « stratégie de Lisbonne », dont l'objet était de
faire advenir en
Europe [roulements
de tambours] :
« l’économie
de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du
monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée
d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et
d’une plus grande cohésion sociale »
[Fermez
le ban].
La
stratégie de
Lisbonne - devenue depuis « stratégie Europe 2020 » - se
veut globale. Elle
est surtout
labyrinthique. Elle
prétend
faire superviser par les instances européennes tous
les domaines de la vie de tous
les pays. Et embrasser dans
un même geste
les
questions liées aux marchés financiers, celles liées à
l'éducation, les affaires de finances publiques, celles
de
protection sociale, de création de PME, d'emploi bien sûr,
de veau-vache-cochon-couvée.
On
en passe, et pas des meilleures.
Plus
on simule la scientificité, plus ça fait chic et plus on est
crédible. Avec la stratégie de Lisbonne, on s'est donc doté
d'outils
nouveaux
et
hautement
techniques.
Pour
suivre la question de l'emploi, on a ainsi
adjoint
aux GOPE les Lignes
directrices pour l’emploi (LDE).
Les deux ensemble, GOPE et LDE, sont regroupées dans les LDI (lignes
directrices intégrées), dont
le site de la Commission européenne nous dit ceci :
« les
lignes
directrices intégrées déterminent le champ d'action des politiques
des États membres et la direction à suivre dans la coordination de
celles-ci. Elles
servent
de base aux recommandations
par pays ».
Aux
recommandations par pays ?
Tiens
donc. Et
que recommande-t-on à la France, pour
l'année 2016 ?
L'intégralité
du
patafar est consultable ici
. Pour résumer, il est d'abord
déploré que
« la
décélération récente des salaires réels reste insuffisante »,
que
« la
France affiche
toujours des coûts salariaux parmi les plus élevés de la zone
euro, principalement
en raison
« du niveau élevé des cotisations sociales patronales »,
ou
que « les
augmentations du SMIC induisent une compression des salaires vers le
haut ».
A
titre de solution, il ensuite
proposé
de « maintenir
les réduction du coût du travail découlant du CICE »,
d’œuvrer à limiter
davantage « les
rigidités du marché du travail »
(ce
qui signifie qu'il faut faciliter
le
licenciement),
de
« faciliter,
au niveau des entreprises, les dérogations aux dispositions
juridiques générales, notamment en ce qui concerne l'organisation
du temps de travail ». Dans
cette dernière formule, on reconnaît
immédiatement l'inspiration
des nombreuses dispositions prévues dans la loi El Khomri pour
accroître
le temps de travail des salariés, tout en rémunérant
moins bien, dans certaines conditions,
les heures supplémentaires.
Ce
que la loi
El Khomri doit à l'euro
Enfin,
il ne faut pas négliger ce que la « Loi travail » doit à
l'appartenance à la zone euro, et cela pour plusieurs raisons.
La
première est que l'euro est une monnaie surévaluée pour plusieurs
économies de la zone, de la Grèce à
la France et jusqu'à
la Finlande, qui a parfois envisagé de s'en défaire. Cela nuit à la compétitivité de ces pays, fait perdre des parts
de marché à leurs entreprises, et détruit des emplois. La
loi El Khomri fait partie de ces solutions que l'on essaie de trouver
pour regagner de la compétivité-coûts par l'écrasement des
salaires
faute de pouvoir déprécier la monnaie.
La
seconde raison est que
la zone euro vit sous la surveillance permanente des marchés
financiers, dont on a décidé au départ -
c'est l'un des innombrables vices de conception de l'euro - qu'ils
seraient désormais les seuls banquiers des États-membres.
Or les marchés de capitaux, on s'en doute, ont une tendance assez
nette à œuvrer pour que la répartition de la valeur ajoutée créée
dans la zone soit favorable au capital (c'est à dire à eux-même)
et non au travail. Ça
leur est d'autant plus facile en régime de « libre circulation
des capitaux », que le capital y est éminemment
mobile,
cependant
que le travail
demeure
très
sédentaire. La compétition entre les deux ne
se fait donc
pas à armes égales. A
tout moment, le capital peut menacer d'aller s'investir ailleurs
si les conditions dans
l'un ou l'autre des pays européens
lui déplaisent. Le travail, lui, ne peut menacer que
de
pas
grand chose. Enfin,
il
peut toujours manifester
contre la loi El Khomri, comme
c'est le cas actuellement. Sans
grand succès d'ailleurs,
ce qui témoigne assez bien du
caractère inéquitable
du rapport de force.
La
troisième
et dernière
raison
est que l'euro n'a pas seulement privé les État-membres
de leur monnaie. Elle les a aussi privés de l'instrument budgétaire,
puisque
dans le cadre du « semestre européen », du two
pack,
du six
pack
- encore des instruments inspirés des techniques managériales et
dont la prétention à scientificité confine au grotesque -
les
budgets nationaux sont sous haute surveillance de la Commission
européenne. Alors, faute de pouvoir recourir à la politique
monétaire, faute de pouvoir utiliser l'instrument budgétaire, on se
sert du seul levier
de politique économique qui demeure : l'ajustement à la baisse
du « coût du travail ».
La
loi El Khormi est le résultat de tout
cela,
exactement comme le Jobs
Act
italien
de 2015, et comme toutes les réformes
du même acabit adoptées ces dernières années en Europe du Sud.
***
En
tout état de cause,
le gouvernement français a
bien
travaillé.
Le
commissaire Valdis
Dombrovskis l'en
a chaudement
félicité
lors d'une visite à Paris fin mars.
Comme rapporté par le site spécialisé sur les questions européennes EurActiv,
le
vice-président
de la Commission « à l'euro et au dialogue social »
(sic)
a
salué la loi El Khomri comme une heureuse initiative
« destinée
à répondre aux rigidités du marché du travail, et qui devrait
relancer l’emploi ».
Un
bien
bel hommage ! Merci
patron !