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vendredi 17 février 2017

« En 2010, l'Allemagne a fait une politique de relance massive », entretien avec Mathieu Pouydesseau




Sigmar Gabriel et Angela Merkel



Mathieu Pouydesseau vit et travaille en Allemagne depuis 15 ans et espère obtenir prochainement la nationalité de ce pays. Il est diplômé de l'IEP de Bordeaux et en Histoire, et travaille dans l'informatique. Longtemps fédéraliste européen, il fut un temps au Conseil national du Parti socialiste français, et est actuellement engagé au SPD allemand. Il s'exprime donc ici en tant qu'observateur de l'Allemagne connaissant à la fois le tissu économique et les structures politiques du pays.
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Long et fouillé, le présent entretien est publié en deux volets. Ci-dessous, le premier volet traite essentiellement de l'état du paysage politique allemand, à quelques mois des élections législatives de 2017 qui seront décisives pour le pays et pour l'Europe. Les difficultés rencontrées par les partis de gouvernement (CDU et SPD), le caractère irréconciliable des gauches allemandes, l'effritement ("weimarisation") du paysage politique et la montée de la droite radicale, y sont analysés. 
La seconde partie de l'entretien sera davantage orientée vers l'analyse du modèle économique allemand et sur l'Allemagne dans les relations internationales. 

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Sigmar Gabriel, qui a récemment quitté la direction du SPD et laissera Martin Schulz affronter Angela Merkel aux élections législatives allemandes de 2017, a déclaré fin janvier que la politique de la chancelière avait contribué « de façon décisive aux crises toujours plus profondes de l'Union européenne depuis 2008, à l'isolement d'un gouvernement allemand toujours plus dominant et - en s'accrochant impitoyablement à la politique d'austérité - au chômage élevé hors d'Allemagne ». Or Gabriel est tout de même.... ministre de l’Économie d'Angela Merkel. Quel sens cette déclaration a-t-elle ? Est-ce une façon de fermer la porte à toute nouvelle possibilité de « Grande coalition » après 2017 ?
Au-delà des jeux tactiques, reconnaissons au SPD d'avoir porté des diagnostics justes, dans le débat intérieur, sur les causes et les conséquences de la crise en Europe. Sans jamais cependant en tirer les conséquences politiques.  
Ajoutons ensuite que le surnom de Sigmar Gabriel au SPD, c’est « Zig-Zag Gabriel » pour sa capacité à prendre tout le monde avec constance à contre-pied. Son échec à être le candidat à la chancellerie – à deux reprises ! 2013 et 2017 – alors qu’il est le président du SPD, est inouï dans l’histoire. 
Quoiqu'il en soit, pour comprendre la déclaration de Gabriel, il faut revenir en 2008. La crise financière frappe alors que la première Grande Coalition voit une collaboration assez harmonieuse entre la CDU d'Angela Merkel – dans laquelle deux ailes s'affrontent, interventionnistes et ultralibéraux - et le SPD dominé par son aile droite et notamment par Steinmeier (le conseiller de Schröder à l'origine de « l'agenda 2010 », les reformes controversées du marché du travail et du système d'assurance sociale) et Steinbrück, ministre de l'économie.  
Face à la crise, Angela Merkel, comme à son habitude, joue la montre et refuse de décider quoi que ce soit. Finalement, sous la pression des Américains, des Britanniques et des Français, elle accepte d’abord organiser la recapitalisation du système. Effrayés cependant par les déficits qui s’accumulent, tant Merkel que Steinbrück refusent d’envisager, dans un premier temps, de soutenir la conjoncture. C’est suite à une fronde des députés et aux pressions de ses industriels que l’Allemagne se rallie à un plan de relance massif par l’investissement public (Konjonkturprogramm 1 à 4) et un soutien à l’emploi par la subvention massive du temps partiel comme alternative aux licenciements. En pratique, les entreprises ont eu la possibilité de mettre leurs employés à temps complet en temps partiel pendant une période portée à deux ans, avec l’État et l’assurance chômage versant la différence entre salaire à temps complet et temps partiel – soutenant la demande intérieure. 
Allons bon ! L'Allemagne qui prône aujourd'hui le malthusianisme budgétaire tous azimuts à fait, sous l'impulsion de la CDU, de l'aile droit du SPD, et sous la pression des industriels, de la relance keynésienne.... 
Oui et ça a marché. C’est là que se noue l’avantage compétitif allemand en Europe. Jusqu’en 2007 l’Allemagne se traîne en queue ou dans la moyenne de l’Union Européenne sur tous les grands indicateurs économiques. Le livre de Guillaume Duval « Made in Germany », a parfaitement exposé comment la réussite allemande s’est faite en dépit des réformes de Schröder et Steinmeier, et non grâce à elles, quoiqu'en dise la légende. 
Pourtant, en septembre 2009, le SPD est laminé aux élections. Pour quelle raison ?
Ce plan de relance particulièrement réussi, mis en musique par le SPD, ne profite finalement qu'à Angela Merkel. Le SPD est pris dans les contradictions. D’une part, son appareil est dominé par les schröderiens. D’autre part, les résultats de la politique qu'il inspire sont enfin efficaces, mais sont à l’opposé des primats idéologiques des réformes de 2003 : ce n’est pas la relance de l’offre, mais bien celle de la demande qui a relancé l’Allemagne. Gêné par tout cela, le parti ne cherchera jamais à revendiquer ce succès pour lui-même.  
De son côté, Merkel, pour pousser la division à gauche à son extrême, commencera dés 2009 à tresser des lauriers de héros incompris à Gerhard Schröder, enfermant les gauches dans leurs contradictions. Pour la droite allemande, il est indispensable en effet d'empêcher toute coalition possible des trois partis de gauche allemands. 
L'origine du mythe schrödérien, en tout cas, se trouve là. En Allemagne, on est persuadé d’une réussite économique « méritée », due à « les efforts douloureux nécessaires », que les autres pays d'Europe n'ont qu'à faire à leur tour s'ils veulent réussir aussi bien. 
Et le trois partis de gauche qui ne doivent surtout pas s'allier selon Merkel, qui sont-ils ?
Et bien ce sont d'abord les Linke, issu de l’alliance des anciens communistes de l’Est et des dissidents du SPD (les frondeurs allemands si on veut) partis pendant le deuxième mandat de Schröder, alliance symbolisée par le couple politique et privé de Oskar Lafontaine, ancien président du SPD, ministre des finances éphémère en 1998 démissionnant par refus d’une inflexion sociale-libérale, et Sahra Wagenknecht, de 25 ans sa cadette, née en RDA, figure du courant néo-marxiste, présidente du groupe parlementaire des Linke depuis 2015. 
Viennent ensuite les Verts, pari écologiste traversé par deux grands courants idéologiques, l’un plutôt conservateur né dans la lutte contre la construction de centrales nucléaires dans les régions rurales chrétiennes de l’Allemagne du Sud, et l’autre issu des mouvements post-68 dans les bassins urbains notamment de Francfort et Mannheim, où Joschka Fischer et Daniel Cohn-Bendit partagèrent un appartement. 
On a enfin le SPD, fier de ses 150 ans d’histoire, adossé à un puissant mouvement syndicaliste mais profondément affaibli depuis le tournant social-libéral du « progressisme » dans sa version Clinton-Blair-Schröder de la fin des années 1990, passé de 42% en 1998 à 25% en 2013. Les sondages avec Schulz comme tête d'affiche le donnent aujourd'hui à 30-32%. 
Face à la déroute de 2009, Sigmar Gabriel, alors ex-président de la région de Basse-Saxe, engage un timide virage sur sa gauche.  Le symbole de cette évolution est son slogan de « Mitte-Linke » ( « Au centre à gauche ») prenant le contre-pieds du slogan de Schröder ( « Neue Mitte » : le « nouveau centre ») .
A l’époque, la Fondation Friedrich Ebert – proche du SPD – publie des études macro-économiques assez complètes sur l’efficacité de la relance de 2009-2010, pose les principes d’une relance européenne et défend, face aux attaques spéculatives contre les dettes publiques, l’idée de forme de mutualisation. 
Sigmar Gabriel reste pourtant inaudible : Merkel a conservé le pouvoir en s’alliant aux libéraux du FDP – 14% des voix, leur record ! – et ceux-ci veulent une politique massive de réduction des impôts notamment sur les classes supérieures, et soutiennent, en Europe, le tournant austeritaire.  C’est ce qui amènera le traité fiscal européen (le TSCG), conçu par une Europe dominée par les droites. Ce traité fiscal et la violente contraction des dépenses publiques européennes tuera la relance de 2010 – l’Union Européenne est la seule région du monde à s’enfoncer dans une récession en 2012, une crise inutile provoquée par l’obsession idéologique des droites européennes pour l’équilibre budgétaire.  
L’Allemagne, qui n’ayant pas, quant à elle, désarmé son appareil productif entre 2008 et 2009, bénéficie déjà de la relance de la demande mondiale : le monde en 2012 voit une croissance supérieure à 3%, les États-Unis également. Elle s’en sortira donc bien mieux que les autres. 
Pour résumer, en 2009, les sociaux-démocrates perdent pied et Merkel se choisi un autre allié de coalition, le parti libéral (FDP). Mais la donne a changé depuis lors. Depuis 2013, la gauche est majoritaire au  Parlement allemand. Pourquoi gouverner à nouveau en coalition avec la CDU et la CSU ? 
A tout moment, le SPD aurait pu faire tomber Merkel et lancer une coalition à gauche. Mais l’appareil du parti ne peut envisager d’alliance avec les Linke. Par ailleurs, les relations sont difficiles entre Linke et Verts, une partie des Verts étant issu des mouvements démocratiques en Allemagne de l’Est qui menèrent à la chute du mur, cependant qu'une partie de l’appareil des Linke à l’Est a été membre du parti communiste en RDA.... 
L'actuelle Grande coalition - l'actuelle en somme - aurait dû permettre à Sigmar Gabriel de se poser face à Merkel comme un candidat du renouveau. Mais il est limité par beaucoup de facteurs : son incohérence doctrinale – un coup à droite, un coup à gauche – sa dépendance politique aux lobbys industriels et agricoles de Basse-Saxe ( siège de Volkswagen, mais aussi des éleveurs porcins utilisant toutes les subtilités du droit européen, et notamment les travailleurs agricoles détachés de pays de l’Est, pour réduire leurs coûts de revient et tailler des croupières aux éleveurs bretons ) et ses compromissions avec la nouvelle extrême-droite allemande – il a participé en 2015 à un débat de Pegida – « Parti contre l’islamisation de l’Allemagne ». Sans parler de ses inconséquences sur la question des réfugiés : il a mené une campagne de presse humanitaire assez médiocre avec un acteur allemand, Till Schweiger, pour renverser l’opinion publique à l’été 2015, mettant suffisamment de pression sur Merkel pour que celle-ci annonce à la fin de l’été l’ouverture unilatérale des frontières, ce qui a provoqué une crise européenne inouïe. 
Enfin, comme ministre de l’Économie, il a défendu avec acharnement les accords de libre-échange TTIP et CETA, alors que le SPD avait passé des motions critiques vis-à-vis des deux accords, et que ce sujet a vu à deux reprises, pour un pays n’en ayant pas du tout la culture, des manifestations monstres se tenir en Allemagne contre ces accords.
N’oublions pas enfin qu’en juillet 2015, tant Steinmeier que Schulz ou Gabriel se sont montrés extrêmement virulents à l’égard de Tsipras et de la Grèce, ayant pu même apparaître parfois comme plus exigeants que la Troïka. 
Outre la division des gauche dont on vient de parler, le paysage politique allemand semble à son tour s'effriter, comme dans toute l'Europe d'ailleurs. Les partis de la coalition au pouvoir sont perte de vitesse et on assiste à une montée brutale de l'extrême-droite (AfD). A quoi cela tient-il ?
Le mode de scrutin allemand, qui requiert des partis un minimum de 5% des voix, a en partie dissimuler  l'effritement, mais il a en effet commencé dès les années 2000.  
En 1998, au moment de la victoire de Schröder, la situation politique est limpide: il y a la droite avec la CDU, le centre libéral avec le FDP, les écologistes, le SPD et la survivance du parti communiste est-allemand, le PDS, présent seulement dans les régions qui formaient la RDA. 
Ce sont les réformes Schröder qui, en divisant profondément le SPD, provoquent une scission et enclenchent le mouvement d’effritement, le PDS moribond s’alliant avec les syndicalistes et l’aile gauche “frondeuse” du SPD pour former les Linke, et devient un parti présent partout en Allemagne. Cet effritement, ce que j’appelle la « Weimarisation », se poursuit en touchant une partie de la population peu politisée, et tentée par des mouvements aux doctrines opposées, mais au discours antisystème. J’avais analysé les élections locales, municipales et régionales de 2011 : dans tous les cantons, on voyait un électorat antisystème se cristalliser à 3-5% des voix, hésitant selon les bureaux de vote entre le parti néo-nazi NPD et le parti libertarien « Les Pirates ». Ceux-ci réussirent d’ailleurs à entrer dans des parlements régionaux entre 2011 et 2012 (9% des voix à Berlin) ! 
Plus récemment, en 2016, l’analyse des mêmes scrutins montrent que partout où s’étaient cristallisé ces deux électorats ( qui s’excluaient : on était dans telle bourgade Pirate, dans telle autre côté NPD ) disparaissaient sous la vague du nouveau parti à la droite de Merkel, l’AfD (« Alternative pour l’Allemagne »). Cette dernière naît au départ, en 2012, d’une réflexion d’économistes ordolibéraux, qui jugent les politiques mises en place depuis 2009 pour résorber la crise financière, puis pour traiter la crise de la dette publique européenne, illégales et contraires aux intérêts nationaux allemands. 
Le scrutin de 2013 voit déjà cet émiettement tant à gauche qu’à droite, émiettement qui ne se traduit cependant pas en sièges au Bundestag du fait du seuil des 5% pour avoir des élus.  Les deux grand partis CDU (42%) et SPD (25%) rassemblent à eux deux 67% des voix (mais c’était 80% des voix en 1998).  Les Verts et les Linke se retrouvent seules oppositions parlementaires avec chacun un peu plus de 8% des voix. Les libéraux du FDP et l’AfD manquent de très peu l’entrée au Bundestag, le NPD et le Pirates ne rassemblent plus que 2% chacun. 
Mais depuis, l'AfD a changé de discours. Son souci principal n'est plus l'euro et le refus de « payer pour l'Europe du Sud », mais davantage l'immigration et la question de l'islam. Est-ce cela qui a permis sa progression rapide ? 
Oui, l’AfD s’est radicalisée, donnant un débouché politique aux mouvements Pegida.  Du coup l'effritement se poursuit. En 2014 aux élections européennes, la CDU et le SPD ne rassemblent plus que 62% des électeurs, et l’AfD monte à 7%. Elle obtient des élus. 
Les élections régionales confirment le phénomène, et la construction des majorités de coalition dans les Lander devient pittoresque, puisque trois partis sont désormais nécessaires à chaque fois. On parle ainsi de « Coalition Jamaïque » (Verts, Conservateurs, Libéraux), de « Feu de Circulation » (« Ampel », Verts, SPD, Libéraux), etc.Tout ceci rend difficile la respiration démocratique en mélangeant partis et doctrines, suivant des considérations tactiques. 
Un pronostic, du coup, pour les élection législatives de septembre 2017 ?
Les sondages du 11 février 2017 donnent ceci : CDU et SPD au coude à coude, à 31-33% chacun. Si la candidature Schulz, un homme inconnu du grand public allemand, provoque un sursaut d’intentions pour le SPD, cela démontre surtout l’appétit de nouveauté des allemands après 12 ans de Merkel. Le troisième parti en intention de vote est … l’AfD, à 10% ! Il est suivi des Verts et des Linke, chacun proche des 8%, et des libéraux qui reviendraient au Bundestag avec 6% des voix. 
L'émiettement pourrait donc être confirmé.  D’un parlement dominé par trois partis dans l’après-guerre, puis quatre avec les Verts à la fin des années 80, puis cinq avec l’ex parti communiste PDS, on pourrait voir, malgré le seuil de représentation à 5%, pas moins de six partis au Bundestag en 2017 ! Dans ces conditions, la seule coalition crédible et probable me semble rester une nouvelle Grande coalition. 


mardi 31 janvier 2017

« les gens s'abstiennent.... parce qu'ils estiment la démocratie ! » entretien avec Nicolas Framont







Nicolas Framont est sociologue et enseignant à l’université Paris-Sorbonne. Il est l'auteur, avec Thomas Amadieu, de Les citoyens ont de bonnes raisons de ne pas voter (Le bord de l'eau, 2015), et co-dirige la revue Frustration

Le présent entretien a été mené par Frédéric Farah. 

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Au début de votre ouvrage «  les citoyens ont de bonnes raisons de ne pas voter », vous rappelez six fausses solutions proposées par la classe politique pour inviter à voter ou à limiter les effets de l’abstention : simplifier le vote, rendre le vote sexy, réenchanter l’action , faire de la pédagogie, culpabiliser, punir), le recours aux primaires dans les différents partis de droite ou de gauche peut-il constituer un recours efficace à la défiance des citoyens à l’égard de leurs élus ou au contraire n’est ce pas un énième leurre ?  

C’est totalement un leurre en effet. D’abord parce que les primaires successives se sont avérées inefficaces pour lutter contre l’indifférence politique de la majorité des Français. Lors des primaires de droite et des deux primaires du Parti Socialiste, ce sont les citoyens de classe supérieures qui ont constitué la majeure partie des votants, tandis que les classes populaires ont été quasi absentes. Cela signifie que les primaires accentuent le biais sociologique déjà à l’œuvre dans les élections conventionnelles : leurs électeurs ne sont pas représentatifs des citoyens français, pas plus que ceux qui passent des soirées entières à les commenter. Ils sont en quelque sorte des grands électeurs qui permettent d’abord aux deux forces du bipartisme français déclinant de se redonner une légitimité par monopolisation du débat public et omniprésence médiatique. En faisant en quelque sorte « pré-élire » leur candidat, les Républicains et les Socialistes veulent accentuer leur poids électoral et utiliser ce succès pour revendiquer leur monopole sur la politique française. Sans compter la rentabilité financière d’une telle opération. Et pour finir, on ne peut guère dire que les primaires enrichissent la politique française : elles conduisent à la création d’écuries marketing autour des candidats, qui devient un produit dont on doit vendre les atouts, sans la moindre audace programmatique. Le fait que le « revenu universel » (qui ne l’est en réalité plus désormais) de Benoît Hamon passe pour un énorme pavé dans la marre en dit long sur le manque d’envergure idéologique des débats de primaire. 


Que révèle selon vous l’abstentionnisme ? La défiance des français à l’égard de leur classe politique vous semble-t-elle justifiée ?

Dans notre livre, nous nous élevions contre les explications psychologisantes ou méprisantes de l’abstention : les gens s’abstiendraient parce qu’ils auraient la flemme et seraient obsédés par leur petite personne. C’est faux : nous vivons dans un pays où l’intérêt pour la politique et le débat d’idée est fort, et où l’on croit encore en l’importance de l’action publique. Et c’est sans doute pour ça que beaucoup s’abstiennent : quand on estime la démocratie, comment trouver un enjeu à voter quand cet acte se réduit de plus en plus souvent à un arbitrage entre candidats et partis qui n’ont pas de différences substantielles sur le plan idéologique ? Il faut être extrêmement tatillon ou chroniqueur sur BFM TV pour trouver qu’il y a un gouffre entre Alain Juppé et François Fillon ou entre eux et Emmanuel Macron. Tous sont imprégnés d’une idéologie libérale et individualiste, qui passe par la destruction progressive des conquêtes sociales du 20ème siècle, et ils sont des contempteurs béats de la mondialisation heureuse et d’une Union Européenne technocratisée. Tous rêvent d’un monde où la décision politique serait une affaire de « bonne gouvernance » en vue d’un projet d’accumulation de richesse inégalitaire. La lutte contre le chômage ou pour le « pouvoir d’achat » ne devient alors qu’un bon prétexte pour satisfaire l’appétit des citoyens les plus fortunés. Quand on aime la démocratie, comme beaucoup de nos concitoyens, on peut vouloir éviter de voter pour des candidats qui en sont les fossoyeurs. Lorsque ceux qui ont enterré le « non » français au traité constitutionnel européen en 2005 et ceux qui usent sans scrupules du 49.3 et des lacrymogènes appellent à la mobilisation populaire et l’élan démocratique, cela peut donner envie de se retirer de ce jeu malsain !

Mais ce n’est pas tout : en même temps que s’homogénéisait le projet économique et social de la plupart de nos partis politiques, leur composition sociale s’embourgeoisait considérablement. Les ouvriers et les employés sont ultra minoritaires au parlement et les ministres de ces dernières décennies ont pour point commun une appartenance à la classe supérieure. De ce fait, ils sont en conflit d’intérêt permanent vis-à-vis du monde la grande bourgeoisie dont ils font tous, de Le Pen aux socialistes, pleinement partis. C’est selon moi la deuxième grande explication de l’abstention : quand vous vous rendez compte que les candidats disent globalement la même chose (même si certains sont plus libéraux que d’autres, veulent supprimer plus de services publics alors que d’autres se content de les tayloriser etc.), vous êtes tentés de vous demander pourquoi : alors vous vous rendez compte que cette homogénéité idéologique est liée à une homogénéité sociale : ceux qui prétendent vouloir nous représenter sont pour la plupart des citoyens fortunés qui sont parties liés avec l’univers social de la grande bourgeoisie française. Les épisodes comme l’affaire Pénélope Fillon ne sont que les révélateurs périodique de cette homogénéité sociale. 

Or, comment faire confiance à des gens dont la distance sociale vis-à-vis du reste de la population est devenu si grand qu’ils ne vivent plus sur la même planète ? Quand on sait que dans le même temps, une bonne partie des programmes sont remplacés par une personnalisation croissante des candidatures (le cas ultime est celui de Macron, qui mise tout sur sa personnalité et tarde à publier son programme), comment s’étonner que les Français soient de plus en plus circonspects face à la démocratie représentative ?

Comment expliquez-vous que la classe populaire ou les classes populaires font l’objet d’un tel abandon et d’un tel mépris de la part de la classe politique française ?

D’abord parce que la classe populaire sont victime du mépris de classe usuel de la bourgeoisie, dont les membres éminents de notre classe politique font partis. Je parlais plus haut de leur rapport à l’argent, cela ne suffit évidemment pas pour leur décrire : ce sont des gens qui évoluent dans des cercles de notabilité où l’ouvrier et l’employé sont une figure floue et inconnue. Accentué par le séparatisme géographique parisien, cette distance avec la classe populaire peut se traduire par le mépris mais aussi par la négation : entre Science Po et la Sorbonne, on peut croiser des gens pour qui la classe ouvrière ça n’existe pas, qui pensent que leur réalité sociale n’existe que dans les romans de Zola et qui estiment sincèrement que le monde est composé de bourgeois. La classe populaire disparaît dans leur discours et dans leur préoccupation, et comment s’en étonner ? Même les membres de la classe populaire n’ont souvent plus conscience de former le groupe majoritaire ! 70% des gens qu’on voit à la télévision sont cadres et professions intellectuelles supérieures, alors que 60% de nos concitoyens sont ouvriers et employés !

Ensuite, il y a cette équivalence hâtive qui est faite entre électorat populaire et Front National : les ouvriers et les employés seraient devenus de bons fachos, des beaufs infréquentables. On a beaucoup parlé de cette note du think tank socialiste Terra Nova, qui concluait que les classes populaires ouvrières avaient des valeurs conservatrices et qu’il fallait donc plutôt miser sur les jeunes et les classes moyennes diplômés. C’est de la caricature éhontée, qui se base beaucoup sur cette idée que l’électorat ouvrier PCF serait devenu un électorat ouvrier Front National, à partir d’un « glissement » qui aurait eu lieu dans les années 1990. Bien que la plupart des travaux là-dessus aient démontré la fausseté de ce constat, il reste très répandu. Je crois que dans le fond il arrange bien la plupart des membres de la classe politique, qui ont trouvé là une raison valable de lâcher la classe populaire pour laquelle ils n’ont pas l’intention d’agir : qui veut faire une politique favorable à la classe populaire doit lutter contre les inégalités en sa défaveur et restaurer les protections qui la protégeaient de la précarité. Cela passerait par une ponction sur les revenus des riches et ça, la plupart de nos politiques ne peuvent s’y résoudre.

Lorsque que l’on vous lit, chacun des partis politiques en incluant l’extrême droite et gauche, aucune des formations politique ne semble trouver grâce à vos yeux ? Pourquoi ?  

Nous avons écrit le livre entre les élections départementales et régionales : ces élections locales sont trustées par des militants désireux de sauver leurs sièges et de chipoter sur des petits fiefs. Ce n’est pas là que la politique française montre son meilleur visage, d’un bord à l’autre. A l’approche de présidentielle, des choses plus fortes se créent, car c’est l’élection reine où ceux qui veulent contester le système politique et économique peuvent jouer leur rôle, étouffés par la dimension gestionnaire des scrutins locaux. 

Mais à présent, je suis agréablement surpris par le mouvement « France Insoumise ». Son affranchissement complet vis-à-vis du Parti Socialiste et de ses satellites permet à son leader, Jean-Luc Mélenchon, de pouvoir jouer sa propre partition et de pouvoir redonner de l’enjeu à notre vie politique. Le projet d’assemblée constituante me séduit : voilà un grand coup de balai qui ne tuera personne mais qui renouvèlera la démocratie représentative. C’est un moyen plutôt rationnel de mettre fin à une situation bloquée sans en arriver au chaos. Ensuite, on a enfin une force politique d’ampleur qui pense en dehors du logiciel libéral caractérisé par le couple compétitivité-union européenne, tout en donnant des perspectives excitantes comme la reconversion écologique. C’est rare qu’un candidat nous donne à voir autre chose qu’un simple nouveau mode de gestion du capitalisme mondialisé.

Mais c’est surtout dans le rapport à la classe populaire que je trouve qu’un grand progrès a été accompli par la France Insoumise : d’abord, Mélenchon parle des ouvriers dans ces discours, et pas de façon abstraite. Dans son discours de Tourcoing, j’ai trouvé remarquable et émouvant (parce que je n’avais pas entendu ça depuis bien longtemps) que le candidat parle des conditions de vie, des petites souffrances quotidiennes de ceux qui sont malades de leur pauvreté. Ensuite, on a pour la première fois une candidature de gauche qui ose braver le tabou du protectionnisme et dire haut et fort que non, faire produire des choses à l’autre bout du monde et dans n’importe quelle condition, ce n’est pas promouvoir l’amitié entre les peuples. Je pense qu’une telle mesure peut parler aux ouvriers et aux employés qui sont ceux qui subissent la mondialisation, tandis que la classe supérieure ne fait qu’en bénéficier.

Dans votre analyse, vous revenez sur le libre échange et la construction européenne comme éléments qui participent de cette crise politique ? Pouvez vous nous en dire davantage ? 

Je peux vous répondre en vous parlant du CETA : son cas met bien en valeur les énormes défauts de ces deux processus. Le CETA (pour « Comprehensive Economic and Trade Agreement ») est un accord commercial entre l’Union Européenne et le Canada. Il contient plusieurs dispositions pour harmoniser les normes de production et de commercialisation dans tous les pays concernés de façon à rendre possible des échanges équitables entre ces pays. Un tel traité a des conséquences sur la législation de pays souverain, et les force à une adaptation pour favoriser ce « libre-échange ». Mais dans un accord de libre-échange, on s’aligne toujours vers le bas : car c’est le pays qui a le plus de normes sociales et environnementales qui devient le moins bon marché, et qui va « décourager l’investissement » comme disent les économistes. Contrairement à ce que son nom indique, la zone de « libre-échange » contraint les Etats à s’adapter, et restreint leur marge de manœuvre : toute législation qui défavoriserait les entreprises installés en France pourrait être attaqués en Justice. Un traité de libre-échange est donc un acte éminemment politique : telle une sorte de constitution commerciale, il définit ce dont on ne pourra plus discuter à l’avenir. Il constitue donc une limitation des souverainetés populaires.

En soi, cela n’a rien de scandaleux : un pays peut se contraindre à ne plus avoir de discussion sur une série de principe, comme le prévoit sa constitution. Mais ce qui est intolérable dans le cas du CETA et des traités commerciaux négociés et signés par l’UE, c’est qu’ils ne sont soumis à aucun processus démocratique : les institutions européennes ont agi avec discrétion et la seule instance démocratique qui s’est opposé au processus de ratification du traité – la Wallonie - a fini par être contrainte au silence et n’a obtenu aucun amendement majeur. Parce que dans le logiciel de l’Union Européenne, le CETA n’est pas un acte politique : c’est quasiment un acte bureaucratique, le prolongement d’une logique que la Commission Européenne a inscrite dans ses gênes depuis ses origines : la réalisation de l’utopie néolibérale de la libre-concurrence, qui contraint les Etats et les peuples à renoncer à leurs instances de régulation du capitalisme. Une aubaine pour les grandes entreprises qui sont dûment représentés à Bruxelles, où elles entretiennent une armée de lobbyistes.

Mais ce ne sont pas eux qui contraignent l’UE à tenir ce projet : sa logique le porte tout entier, et contribue à le retirer du débat démocratique. 

Mais on aurait tort de considérer l’UE comme une instance autonome, sorte de démiurge aux caprices duquel on devrait se soumettre. Elle est investie de ce pouvoir de concrétisation du projet néolibéral d’affaiblissement de la démocratie et d’affranchissement du capitalisme par des dirigeants bien réels qui ont beau jeu ensuite de jouer les victimes. Nos politiques savent qu’il est payant électoralement d’afficher son scepticisme devant l’Union Européenne, mais ce sont bien eux, droite et socialistes compris, qui l’ont forgé et continuent de lui laisser toute latitude.

Et pour répondre à votre question, libre-échange et Union Européenne contribuent donc à retirer du débat démocratique nombre de questions essentielles. En faisant de nos dirigeants de simples exécutant d’un projet général qu’il est interdit de contester, ces deux processus conjoints contribuent à supprimer tout enjeu à leur élection et plus généralement à déposséder les citoyens de la politique.

Vous montrez que le clivage gauche droite s’est vidé progressivement de tout sens. Faut-il donner raison à Macron qui affirme que le vrai clivage repose sur progressiste et conservateurs et ouverture et repli ?  Macron n’est il pas au contraire l’un des symptômes de la crise politique et de son aggravation plus que de sa résolution ? 

Ce clivage ne s’est pas vidé de tout sens, il a été vidé de tout sens. Quand un gouvernement continue de se dire de gauche alors qu’il détruit le code du travail, oui ça contribue à brouiller les pistes. Un jeune qui aurait commencé à s’intéresser à la politique sous Hollande doit avoir bien du mal à définir les différences entre ces deux appellations. Encore hier j’entendais à propos du programme de Benoît Hamon qu’il était « très très à gauche » parce qu’il comptait donner 700€ à plein de monde : aux dernières nouvelles, la gauche ce n’était pas la charité, c’était le partage des richesses !

C’est du moins ainsi que ce clivage s’est construit tout au long du 20ème siècle, à une époque où le clivage droite-gauche faisait écho à un clivage de classe : sont de gauche ceux qui sont pour le partage des richesses et la classe ouvrière, de droite ceux qui estiment que la richesse des riches et la liberté des entrepreneurs profitent à tous. Il s’agit de deux positions intéressantes et à partir desquels il est encore possible de mener une discussion : les données du problème n’ont guère changé depuis le 19ème siècle, surtout qu’on est arrivé à une époque qui renoue presque avec le même niveau d’inégalité. La question écologique s’est ajoutée, mais elle se situe sur le même clivage : ou bien vous pensez que par des petits gestes et des entreprises plus « vertes » on va se sortir de ce bourbier climatique, et vous êtes de droite (vous croyez en la Responsabilité Individuelle, très bien), ou bien vous estimez que la collectivité doit s’organiser pour faire face à ce défi et qu’elle doit contraindre un minimum notre économie à s’adapter à cette course contre la montre, et vous êtes de gauche. Bon, si vous pensez qu’il n’y a pas de problème écologique, vous n’êtes ni de droite, ni de gauche, vous êtes aveugle ou malhonnête.

Donc ce clivage a un sens : il est une grille de lecture de notre débat politique et une façon de se situer. Ce n’est pas une frontière absolue et fixe dans le temps, les choses évoluent, bien entendu, mais il a un sens.

Mais quand tout une partie des politiques « de gauche » se mettent à faire la même chose que les politiques de droite et à tenir globalement le même discours, alors oui on n’y comprend plus rien. Et avec Thomas Amadieu on a tendance à penser qu’au point de confusion où on en est, autant trouver d’autres appellations sous peine de céder au chant des sirènes des candidats « de gauche » qui dans trois ans massacreront ce qui reste du code du travail en continuant de célébrer Jaurès et de chanter l’Internationale.

Alors quel autre clivage pouvons-nous utiliser en remplacement ? Macron en a trouvé un, très prisé des néolibéraux et autres gens de droite : « conservateurs repliés sur eux-mêmes » versus « progressistes ouverts sur le monde ». C’est bien pratique : vous pouvez contribuer à tuer des métiers et fermer des usines et être « progressiste » parce que vous aurez « ouvert sur le monde » votre économie, tandis que ces ouvriers qui n’ont pas le bon goût de voyager autant que vous vont devenir de fieffés « conservateurs » repliés sur eux-mêmes alors qu’ils devraient profiter de la mondialisation heureuse. C’est un beau lifting, qui va pouvoir permettre tout un tas de chose au nom du « progrès » et de « l’ouverture ». Bientôt, légaliser l’exil fiscal pourra se faire au nom du « progressisme » vous verrez : on ne va quand même pas être repliés sur nous-mêmes et tourner le dos aux gentils habitants des Îles Caïman quand même ?

Du coup, oui, Macron pousse la logique à l’œuvre dans notre vie politique jusqu’au bout : en détruisant le clivage droite-gauche en en amenant son nouveau clivage, il rend impossible toute discussion économique et social : ceux qui s’enchantent de la mondialisation heureuse, comme son ami Alain Minc, seront « progressistes » (alors qu’avant ils étaient tout simplement « de droite ») tandis que ceux qui luttent contre ses méfaits seront « conservateurs ». Notez le changement d’étiquette : avant la CGT pouvait dire qu’elle luttait « pour le progrès social », et avec Macron elle deviendra un syndicat « conservateur ». Le MEDEF se frotte les mains des prouesses marketing de Macron, car précisons que celui-ci pousse également à son paroxysme la logique de porosité sociale entre la grande bourgeoisie et les politiques. Lui-même rompu à l’art du pantouflage, Macron est soutenu par la génération montante du patronat français, des PDG de la French Tech londonienne qui ont participé à ses dîners de levée de fond à Patrick Drahi, patron de SFR Presse, qui lui a envoyé son meilleur lieutenant, Bernard Mourad, pour épauler sa campagne.

Face au constat que vous livrez, que préconisez-vous pour sortir de cette crise ou en atténuer ses effets ? 

Dans le livre, nous prônions des aménagements institutionnels pour limiter la force du bipartisme et permettre le renouvellement de la classe politique. Depuis, comme je le développe dans mon prochain livre, Les Candidats du Système, qui sortira le 14 mars, je suis convaincu qu’on ne résoudra pas la crise politique sans résoudre la crise sociale : tant qu’une minorité de la population sera aussi riche, et à mesure que son pouvoir croîtra, nulle démocratie ne sera possible. L’ascension fulgurante de quelqu’un d’aussi liée à la finance et au patronat qu’Emmanuel Macron montre qu’une bourgeoisie puissante parvient toujours à imposer ses vues sur le destin de notre pays, et qu’elle sait même tirer parti de cette crise politique en investissant dans un produit marketing conçu pour donner l’illusion du changement. Ce pays a besoin d’un choc d’égalité pour redonner le pouvoir aux citoyens, sinon nous sommes condamnés à revivre tous les cinq ans les mêmes désillusions.


mardi 14 juin 2016

Emmanuel Maurel : « des millions d'emplois industriels sont menacés à court terme par la Chine ».







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Emmanuel Maurel est député européen depuis mai 2014. Il est membre du groupe S&D (Alliance progressiste des socialistes et démocrates) et siège au sein de la Commission commerce international (INTA) du Parlement européen. Le texte ci-dessous est la seconde partie d'un entretien qui traite de de quatre questions principales : le Traité transatlantique (TAFTA), l'accord de libre-échange avec le Canada (CETA), le TISA (accord de libre-échange concernant le domaine des services), et le statut d'économie de marché qui sera probablement accordé à la Chine fin 2016. 

La première partie, qui traite essentiellement du TAFTA, est disponible ici. Sa lecture peut être utile pour comprendre ce qui suit. 
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Les États seront donc consultés au sujet du TAFTA ? Les Parlements nationaux voteront-ils ?
Oui car le TAFTA est en principe conçu pour être un accord mixte, qui devra faire l'objet d'une double ratification. Ce n'est pas le cas de tous les accords, et les traités sont sur ce point quelque peu ambigus. Le Traité sur le fonctionnement de l'Union (TFUE) indique que c'est au Parlement européen de ratifier les accords de libre-échange. C'est d'ailleurs un progrès considérable introduit par le traité de Lisbonne. Le Parlement a désormais le droit de vie ou de mort sur ce type d'accords. Avant, c'est le Conseil qui les validait à la suite de débats a minima.
Le traité précise ensuite que certains domaines peuvent être de la compétence exclusive de l'Union, cependant que d'autres relèvent d'une compétence partagée avec les États. Dans le second cas, le niveau de ratification est double. Ce sera très vraisemblablement le cas pour le TAFTA.
  
N'est-ce pas également le cas pour le petit frère du TAFTA, l'accord de libre-échange avec le Canada appelé CETA ?
Première chose : il n'est pas sûr que le CETA soit le petit frère du TAFTA. Certains - le gouvernement français notamment - considèrent au contraire que c'est l'anti-TAFTA. Pour plusieurs raisons. Les Canadiens sont allés assez loin dans l'ouverture de leurs marchés publics. Ils reconnaissent une partie des indications géographiques européennes (AOP, AOC). Au titre du règlement des différends, ils ont accepté un mécanisme qui n'est pas l'ISDS mais l'ICS (Investment Court System). Il s'agit de cette autre forme de juridiction que j'évoquais tout à l'heure, qui se compose de véritables juges et non plus d'avocats d'affaire, et qui prévoit des possibilités de faire appel.  
Cela dit, la logique de l’ICS demeure semblable à celle de l’ISDS : les investisseurs étrangers - contrairement aux investisseurs nationaux - sont en mesure de chercher réparation auprès d’un Tribunal ad hoc pour des décisions prises démocratiquement par des États souverains, dont les systèmes juridiques sont parfaitement fonctionnels. Il ne faut donc pas surestimer la rupture introduite par le nouveau système ICS. Une étude menée par une coalition d’ONG aboutit d’ailleurs à la conclusion qu’aucune de ces nouvelles dispositions n’aurait empêché Philip Morris de poursuivre l’Australie ou l’Uruguay pour leur politique de santé publique.
En somme, c'est loin d'être parfait et des zones d'ombre existent. Pour autant, il y a bien moins de débats et de mobilisation contre le CETA que contre le TAFTA. On peut d'ailleurs le regretter dans la mesure où la ratification du CETA par le Parlement européen doit intervenir dès la fin de l'année 2016....

Oui mais il n'est pas certain que les États-membres le ratifient. Il semble par exemple que la Belgique, notamment parce que la Wallonie s'y oppose, aura du mal à procéder à la ratification....
Oui, mais se pose alors une question. Y aura-t-il une mise application provisoire du traité avant la ratification par les Parlement nationaux ? Il faut savoir que les textes autorisent cela. Un accord ratifié par le Parlement et par le Conseil européens peut être appliqué provisoirement jusqu'à ce que tous les tous États aient achevé de se prononcer.
C'est d'ailleurs ce qui s'est produit avec l'accord UE-Ukraine. Les Pays-Bas ont organisé un référendum d'initiative populaire le 6 avril dernier. Le « non » l'a emporté à 60 %. Mais l'accord était déjà en application. On recherche donc à présent une manière juridiquement acceptable de montrer que la plupart des domaines couverts par l'accord relèvent de la compétence exclusive de l'Union, afin de pouvoir continuer à l'appliquer. Tout en essayant de prendre en compte...dans une certaine mesure le résultat du vote Hollandais....

Qui peut décider d'une éventuelle mise en application provisoire ?
La Commission émet une proposition, qui doit être validée par les États membres. Parmi les autres acteurs qui peuvent être amenés à trancher ce type de questions figure notamment la Cour de justice de l'Union (CJUE) qui, quoiqu'on en entende très peu parler, a toujours eu un rôle décisif dans la construction européenne, notamment dans l'élaboration de l'arsenal idéologique. Au cours des dix dernières années, c'est la Cour qui a donné l'impulsion essentielle quand aux évolutions de l'UE, en particulier sur les questions économiques et sociales.

Et au niveau du Parlement européen, comment cela se passe-t-il ?
Le CETA, c'est évident, n'y fait pas l'objet de la même émotion que le TAFTA. Pour de nombreuses raisons. C'est un accord de moindre envergure. Le Canada n'est pas un partenaire de la même importance que les États-Unis. Et dans le cas français, il existe, ce n'est un secret pour personne, une sympathie particulière pour le Canada. Enfin, les entreprises canadiennes sont moins impressionnantes que les mastodontes étasuniennes. Bref, en termes de taille critique, les deux projets d'accord n'ont rien à voir.
On gagnerait toutefois à être un peu prudent. Je suis en train de lire le CETA, qui représente tout de même 2000 pages rédigées en anglais. A titre personnel, je considère qu'il demeure des problèmes liés à cet accord. Selon moi, les clauses « cliquet » ou « statu quo » ne sont pas acceptables en l'état. Et je ne suis pas sûr du tout de voter ce texte.

Qui d'autre peut refuser de le voter ? Plus généralement, qui défend quoi au sein du Parlement européen ? Les clivages sont-il davantage saillants entre les différentes familles politiques ? Entre les différents pays ?
C'est très variable. Il existe en effet des clivages politiques et des clivages nationaux. Pour faire vite, la gauche non social-démocrate est généralement hostile aux traités de libre-échange. Pareil pour l'extrême-droite. Ceux-là voteront contre le CETA et, plus tard, contre le TAFTA. La gauche social-démocrate, elle, est traversée par un clivage. Dans certains pays - et là, on en revient aux grilles de lecture nationales - les sociaux-démocrates sont très favorables au livre-échange. C'est le cas notamment des Scandinaves ou des Néerlandais et, dans une certaine mesure, des Italiens ou des Anglais. A l'inverse, les Français ou les Belges, les Portugais ou les Grecs, par exemple, sont plus réticents.
Concernant les droites, elles sont également divisées. Une partie de la droite française est par exemple franchement hostile au TAFTA. L'ancien ministre Jean Arthuis est l'un des principaux opposants de droite à l'accord. Mais ça aussi, c'est une singularité nationale : la France a un rapport de défiance vis-à-vis du libre-échange.

Et l'Allemagne, que défend-elle ? Elle a un poids prépondérant au sein du Parlement européen...
Oui, incontestablement elle domine. Quant à ses prises de position, elles dépendent beaucoup des sujets. Sur le TAFTA, des manifestations monstre se sont tenues : 300 000 personnes à Berlin, 90 000 personnes à Hanovre il y a encore un mois. La société civile est très mobilisée. Quant au gouvernement allemand, il est ambigu, ne serait-ce que parce qu'il s'agit d'une grande coalition. Angela Merkel est plutôt favorable au TAFTA. Le SPD est divisé. Il est en tout cas hostile aux ISDS dont nous parlions tout à l'heure.
En tout état de cause, si l'on veut résumer de manière globale l'attitude du Parlement européen, je dirais qu'il penche globalement en faveur du CETA et en défaveur du TAFTA.

Outre le TAFTA et le CETA, une autre projet d'accord est en préparation, qui touche cette fois le commerce des services. Il s'agit du TISA (Trade in Services Agreement), en vue duquel les négociations ont débuté en 2013, mais dont on entend jamais parler. De quoi s'agit-il exactement ?
Auparavant, il existait des négociations qui se tenaient dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce. C'était le « cycle de Doha », débuté en 2001. Mais depuis lors, l'OMC est complètement bloquée, d'abord parce qu'elle compte tous les pays du monde, ensuite parce qu'un certains nombre de grands pays comme l'Inde, par exemple, se montrent très protectionnistes. Ils refusent d'entrer dans le cadre d'une approche multilatérale.
Face à ce blocage complet, une cinquantenaire de pays, les 28 de l'Union européenne et d'autres (États-Unis, Canada, Australie, Colombie, Mexique, Chili, Japon etc.), ont décidé d'avancer de leur côté sur la question des services. Ils ont expliqué leur démarche en affirmant qu'il n'existait plus d'accord sur les services depuis les années 1990, et que les choses avaient considérablement évolué depuis suite à la révolution numérique, l'explosion du e-commerce, etc.
Ces cinquante pays se sont autodésignés comme « les amis des services », et ont débuté des négociations sur la libéralisation de commerce des services.... dans une indifférence générale et une opacité complète. Au départ, ils se rencontraient en Suisse, dans les locaux de l'ambassade d'Australie, puis dans ceux de l'OMC. Le 26 mai a débuté le dix-huitième round de négociations.

Que recouvre exactement le domaine des services ?
C'est très vaste. Ce peut être les services à la personne, les services financiers, et même ceux apparentés à des services publics comme la santé ou l'éducation.
Chose préoccupante avec le TISA : nous, parlementaires européens, n'avons accès qu'à très peu de documents de négociation. On peut consulter des résumés de ce qui s'est dit pendant les réunions, et éventuellement l'ordre du jour. On sait donc que les choses avancent. Par ailleurs, grâce aux fuites WikiLeaks, on a pu connaître les positions des différentes parties, savoir ce sur quoi chaque État est prêt à négocier. On sait par exemple que la Turquie a proposé une vaste libéralisation du domaine des services hospitaliers. Ou que le Canada souhaite libéraliser certains services liés à l'environnement : égouts, assainissement, traitement des ordures ménagères.

Concrètement... ça signifie qu'une entreprise étrangère pourrait venir entretenir les égouts en France ?
Si ce domaine de négociation est retenu comme devant être effectivement discuté et s'il y a un accord à la fin, c'est en effet possible.
Mais en réalité, le véritable point dur avec le TISA réside dans les clauses « statu quo » et « cliquet », qui posent quant à elle des problèmes démocratiques considérables. S'il y a un enjeu à appréhender, c'est bien celui-ci. Ces clauses conduisent à affirmer ceci : si, au terme des négociations, on aboutit à la libéralisation d'un secteur, si un gouvernement arrive après dans l'un des gouvernements signataires et qu'il décide de revenir sur la libéralisation intervenue avant son arrivée au pouvoir, et bien.... il ne le peut pas ! Les négociations TISA prévoient une irréversibilité du processus de libéralisation. Cette demande provenant au départ de multinationales voulant s'assurer une sécurité de leurs investissements, est totalement contraire à l'esprit de la démocratie. 

Mais comment peut-on empêcher, dans les faits, un gouvernement démocratiquement élu de dénoncer un traité signé par ses prédécesseurs ?
On le peut en prévoyant que si l'accord est dénoncé, les parties auront droit à réparation. En tout état de cause, le Parlement européen a voté une résolution il y a quelques semaines pour exprimer son refus de ces clauses, et sa volonté de protéger les services publics.
Mais la Commission européenne, dans un document qui n'est pas public mais qui est parvenu aux parlementaires, nous a expliqué qu'il était impossible de revenir sur le principe des clauses en question puisque toutes les parties qui négocient se sont engagées à les promouvoir.
C'est pourquoi je considère pour ma part que le TISA est une question explosive. En réalité, il est plus dangereux que le TAFTA, même si bien moins connu.

Je suppose que c'est la Commission européenne qui négocie au nom des 28. Comment les eurodéputés sont ils informés ?
C'est un problème que certains d'entre nous ont soulevé en 2014, immédiatement après les élections européennes. On s'est rendu compte assez vite, concernant le TAFTA à l'époque, qu'on n'avait accès à aucun document de négociation. On a littéralement dû harceler la Commission pour obtenir de la transparence au sujet d'un texte qu'on va pourtant nous demander de ratifier !
La première victoire que nous avons obtenue - avec l'aide de certaines ONG - a consisté à pouvoir consulter un certain nombre de documents dans des pièces sécurisées. Mais dans des conditions assez étranges, comme on peut le voir sur la vidéo ci-dessous, et avec interdiction de divulguer quoique ce soit. Le ministre Matthias Fekl lui-même, lorsqu'il voulait consulter certains documents, devait se rendre à l'ambassade américaine dans une sale sécurisée...




Depuis, à force de protestations et de reportages, nous, membres de la commission « commerce international » du Parlement européen, avons obtenu de pouvoir accéder à la plupart des documents via un système Intranet sécurisé. On ne peut pas les révéler mais on peut les lire. Ceci dit, une grande difficulté demeure. Je vous disais tout à l'heure que le CETA, l'accord avec le Canada, fait environ 2000 pages. Mais le TAFTA.... ce sont des milliers de pages rédigées dans un anglais ultra technique. Et sur des sujets dont certains nécessiteraient une expertise très poussée. Exemple parmi mille autres : à titre personnel, je ne connais strictement rien à la question des graisses industrielles. La vérité c'est que pour pouvoir travailler correctement, il faudrait que chaque eurodéputé dispose d'une batterie d'experts. L'accès aux documents, c'est déjà pas mal. Mais il faudrait un travail de fond colossal pour pouvoir se prononcer sérieusement sur ce traité.

On parle donc là d'une transparence accrue sur le TAFTA. Qu'en est-il du TISA ?
La transparence est bien moindre. Je sais au moins que les négociations avancent lentement, et qu'on aboutira sans doute à un accord a minima. Pour autant, il est regrettable que personne n'en parle. Cela tient au fait que tout le monde s'est focalisé sur le TAFTA et que le temps médiatique ne permet pas de courir plusieurs lièvres à la fois.... Je ne désespère pas que l'opinion s'y intéresse davantage au fur et à mesure que les négociations vont avancer.
De toute façon, au delà du TISA, au delà même du TAFTA, il existe un sujet plus urgent encore : le statut d'économie de la marché qui pourrait être octroyé à la Chine.

Encore un sujet mal connu. Quels sont les enjeux ?
C'est simple. En 2001, la Chine a adhéré à l'Organisation mondiale du commerce. Or son Protocole d’adhésion accorde à la Chine un statut dérogatoire qui lui donne 15 ans - si elle se réforme suffisamment - pour accéder au statut d'économie de marché. Pour y parvenir, il faut tout de même remplir cinq critères. Et si c'est le cas, on ne peut plus se voir opposer un certain nombre de mesures antidumping.
Depuis 15 ans, l’Europe n’a élaboré aucune stratégie. Alors que la Chine passe son temps à faire du dumping, à contrôler ses prix, à subventionner ses entreprises, à bloquer l'accès des entreprises étrangères à ses marchés.

Ce sont en sommes les protectionnistes les plus performants du monde...
Ils le sont, oui. Et comme très peu de pays se protègent autant, ils n'hésitent pas à inonder les marchés étrangers de leurs produits. Or si l'on ne fait rien, d'ici la fin de l'année, plus aucune barrière antidumping ne pourra leur être opposée. Là, ce sont des millions d'emplois industriels qui sont menacés en Europe à court terme. J'insiste : des millions d'emplois.
On parlait tout à l'heure des panneaux photovoltaïques mais on peut évoquer aussi l'exemple de l'acier. La Chine possède dans ce domaine des excédents considérables. Elle vend donc son acier deux fois moins cher que l'acier européen. Évidemment, sans réaction de notre part, l'acier européen est condamné d'ici la fin de l'année. Les États-Unis ou le Canada sont très fermes par rapport à la Chine. L'Union européenne, comme à son habitude, tergiverse et agit peu. La Commission n'a pris à ce jour aucune position sur la question. Certains - Juncker, Moscovici - ont vu le danger. En revanche les commissaires d'Europe du Nord sont furieusement libre-échangistes et ne veulent pas lever le petit doigt. Certains usent de cet argument étourdissant : « accorder le statut d'économie de marché à la Chine, c'est la meilleure garantie pour qu'elle se réforme ».....
Au Conseil, beaucoup de pays sont conscients qu'on est là face à un vrai risque mais d'après mes informations, aucun pays ne veut prendre position publiquement par crainte des représailles commerciales chinoises. Silence radio, donc. Mais au prix de la mort programmée de pans entiers de l'industrie européenne.
Il faudrait donc une mobilisation européenne de très grande ampleur. Pour l'instant, c'est le cas seulement en Italie. Pas du tout en France en revanche. A Parlement européen, Édouard Martin et moi-même sommes parvenus à faire voter une résolution très ferme, mais qui ne fait pas spécialement réagir les États membres.

Quid des Allemands ? On a vu que leur société civile était très mobilisée contre le TAFTA....
Ce n'est pas le cas sur la Chine. L’Allemagne est très prudente en ce domaine car elle échange beaucoup avec ce pays. Elle considère qu'elle peut sans doute y gagner encore des parts de marché pour ses industries de pointe.
Un dernier point que je souhaite évoquer et qui n'est pas sans lien avec la question chinoise : se tient actuellement au Conseil une réflexion sur « la modernisation des instruments de défense commerciale ». Il s'agit de réfléchir à la manière dont on pourrait, à l'instar des américains, raccourcir le délai des enquêtes sur les pratiques de dumping ou durcir les sanctions. Là, on est parvenu - et le gouvernement français y est pour beaucoup - à un texte commun France-Allemagne. On se heurte toutefois à une opposition très ferme du Royaume-Uni, des Pays-Bas ou des pays de l'Est. Une bataille essentielle se joue là, et on en verra le résultat dans six mois.

Au bout du compte, toutes ces questions de commerce international sont très révélatrices de ce qu'est l'Europe, des rapports de force qui y règnent, de la manière dont elle se construit...
Absolument. La question posée par ces dossiers est celle de savoir si l'Europe est en capacité de se défendre, et surtout... si elle le veut. Et si elle veut se doter d'une véritable politique commerciale, qui permette l'échange mais également la protection de savoir-faire, d'industries, de travailleurs ou de consommateurs.
Si elle renonce à cela, elle demeurera une vaste zone de libre échange complètement dépolitisée, et deviendra assez vite l'idiote du village planétaire. Pour l'heure, alors tous les autres pays se protègent et font preuve de pragmatisme, seule l'UE demeure aveuglée par l'idéologie. Cela tient à la prévalence des vues de certains pays historiquement libre-échangistes, mais aussi au défaut de volonté politique des pays qui ont encore une industrie à protéger : Italie, France, Allemagne. 
Les réponses apportées à la problématique commerciale induisent toute une conception de l'Europe, et je pense qu'il est temps que les grands États se décident enfin à indiquer une direction : celle d'une politique commerciale volontariste. D'ailleurs, la mobilisation de l'opinion y aiderait.


[ Lire ou relire la première partie de l'entretien ICI ]