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mardi 2 avril 2013

Le "mystère français" : Todd et Le Bras sont-ils trop optimistes ?

 




On connait les travaux d’Emmanuel Todd, qui aime à interpréter les grands mouvements de l’histoire à l’aune de phénomènes anthropologiques tels que les progrès de l’alphabétisation ou la baisse du taux de fécondité des femmes.

On se souvient également de L’invention de la France, co-écrit avec Hervé Le Bras. Les deux chercheurs y scannaient le territoire français pour mettre en lumière nombre de discontinuités, notamment quant aux structures familiales. Une France très diverse se dessinait alors, avec, schématiquement, deux grands ensembles : l’un caractérisée par la famille nucléaire et égalitaire, qui fut la France révolutionnaire L’autre (l’Ouest et une partie du Sud) historiquement catholique et conservatrice, terre d’élection de la famille-souche. Ainsi, Le Bras et Todd reprenaient à leur compte, pour l’appliquer à la France, la distinction établie par l’anthropologue Louis Dumont, entre les sociétés de type individualiste et égalitaire, et les sociétés de type holiste et hiérarchique.

C’est dans cette même optique que Todd et Le Bras publient aujourd’hui Le mystère français (Seuil, mars 2013). En complément de la démarche, par exemple, d’un Laurent Davezies, les deux auteurs entendent faire parler le territoire. Partant de l’hypothèse qu’il existe une « mémoire des lieux », ils proposent une vision alternative à celles de la sociologie ou de l’histoire, qui, parfois prisonnières de la mythologie du « roman national », tendent à gommer l’hétérogénéité. Un type d’approche matérialiste, en somme, si l’on accepte de définir le matérialisme autrement que comme un économisme réducteur. Car si les démographes entendent révéler « le primat des mentalités », c’est bien l’importance d’une infrastructure anthropologique, allant des traditions familiales et religieuses à la configuration de l’habitat, qu’ils mettent en lumière.

L’une de forces de cet ouvrage réside dans la présence de nombreuses cartes : plus d’une centaine. De sorte que le réel saute aux yeux. Un réel qui va à l’encontre de bien des idées reçues, conduisant les auteurs à un optimisme auquel on n’est guère habitué. De fait, ils décrivent une France différente du pays désenchanté que montrent parfois les sondages. Et, comme s’ils voulaient confirmer l’analyse faite ici par Guénaëlle Gault et Philippe Moreau-Chevrolet, ils tâchent de révéler un « optimisme inconscient de la société ».

La France irait mieux que prévu, donc, notamment grâce aux progrès très massifs de l'éducation. On acquiesce en partie. Todd et Le Bras excipent de chiffres sans appel : il y a plus de diplômés que jamais. Notamment, ce qui pourrait sembler un paradoxe, dans les zones structurellement les moins égalitaires, où se déploie le « catholicisme zombie » - concept central de l’ouvrage. Plus de diplômés certes, mais faut-il immédiatement se réjouir ? Quid de la qualité de diplômes, dont nombre d’enseignants attestent, expérience à l’appui, qu’elle ne cesse de baisser ? Et que faire de ces diplômes dans un pays déserté par l’emploi ? De cette « nouvelle pauvreté éduquée », identifiée par les auteurs ?

Si les cartes parlent, si le réel saute aux yeux, c’est parfois au corps défendant des deux chercheurs. Et l’optimisme - comme le souffle - vient à manquer lorsqu’on découvre les cartes comparées de l’industrie en 1968 et en 2008 (avant même la crise de 2009, donc), où celles qui témoignent de la relégation des classes populaires au plus loin des villes, là où toutes les difficultés – manque de transports, de services publics – s’accumulent. Pour nos auteurs, un facteur explicatif serait la globalisation, qui aurait perturbé le passage à une société postindustrielle équilibrée. Mais c’est aussi - et surtout - le résultat de trente années de politiques économiques d’orientation libérale, qui ont favorisé la globalisation au lieu de la contenir. Emmanuel Todd le sait mieux que personne, lui qui défend de longue date le protectionnisme, et fut l’un des soutiens d’Arnaud Montebourg et de la « démondialisation ».

Dans une seconde partie du Mystère français, les duettistes s’attèlent à tirer les conclusions politiques des données anthropologiques révélées. Certaines observations sont saisissantes, telle la rémanence du catholicisme dans les régions périphériques et ses conséquences sur les choix électoraux des Français. Décidément, ce « catholicisme zombie », d’autant plus structurant qu’il a cessé d’être une croyance, semble travailler en profondeur la société.

A la suite de politologues comme Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin, les démographes valident la thèse d’une droitisation du paysage politique, que ne démentent nullement les récentes victoires électorales d’une gauche elle-même « centrisée ». Symbolique de cette droitisation, le Front national est longuement évoqué, et ses mutations étudiées. Qu’il s’agisse de la doxa du FN « marinisé » ou de l’électorat auquel il s’adresse, la « métamorphose du FN » est mise en évidence. Ce qui est moins évident, en revanche, ce sont les perspectives proposées par les auteurs sur ce point, sans doute les plus optimistes de l’ouvrage.

Car pour Le Bras et Todd, « le phénomène FN est navrant mais nullement terrifiant, puisque clairement limité dans sa capacité d’expansion ». Ayant conservé, en dépit de son évolution, un « vieux fond culturel d’extrême-droite », le FN serait condamné à se confronter un jour au « fond révolutionnaire » de son électorat populaire. On peut douter. La récente élection législative partielle dans l’Oise montre au contraire l’épuisement de la logique du « front républicain ». Comme l’explique ici David Desgouilles, à une UMP radicalisée sur les questions de l’islam et de l’immigration mais demeurée économiquement libérale, certains électeurs issus de la gauche préfèrent désormais un Front national également radical, mais eurosceptique et antilibéral.

Enfin, les clés mêmes de compréhension du Mystère français données par les auteurs peuvent conduire à de toutes autres conclusions que les leurs. S’il existe, dans la partie anciennement déchristianisée du pays, un substrat anthropologique nourrissant une exigence égalitariste forte, si cette exigence est sans cesse contrariée par les difficultés économiques et l’accroissement des inégalités, et si le communisme ne joue plus son rôle de « couche protectrice », on peut craindre, justement, les effets toxiques d'un choc en retour. N'est-ce pas déjà de cela qu'il s'agit lorsque l'ouvrage dévoile « la force de la droite en zone idéologique égalitaire » ? Peut-on se contenter de n'y voir qu'un phénomène « pathologique » ?

Il pourrait s'agir, au contraire, d'une sorte de « frustration égalitaire », qui risque de pousser des pans sans cesse plus larges de l’électorat dans les bras du FN. D’autant plus que celui-ci poursuit la « gauchisation » de son discours économique et que la succession des affaires (Sarkozy, Cahuzac) semble accréditer la thèse du « tous pourris ». D'autant que le cœur de la stratégie frontiste consiste à se présenter comme le parti des sans-grade, des invisibles et de la lutte des petits contre les gros. Et d’autant que Marine Le Pen a parfaitement intégré cette appétence très française pour la « dimension d’incarnation1 » (Laurent Bouvet) du pouvoir politique.

« L'optimisme des démographes » les conduit à ignorer cette hypothèse. On ne peut que souhaiter qu'ils aient raison. 

1 Les sondages traduisent cela en « besoin d’autorité ».

Lire et relire : 
Révolutions arabes : pour Todd, Allah n'y est pour rien  CLICK
Entretien avec Gaël Brustier sur la droitisation  CLOCK 
Recension : Michéa ou le socialisme contre la gauche  CLACK


mercredi 11 mai 2011

Révolutions arabes : pour Todd, "Allah n'y est pour rien" !


On finira bel et bien par assimiler Emmanuel Todd à un « prophète », lui qui vient de proposer de congédier Allah. N’est-ce pas lui qui pronostiqua, bien avant qu’elle n’advienne, la chute de l’Union soviétique[1] ? N’est-ce pas lui qui annonça, dès 2006 le déclin de la puissance américaine[2] ? Quant à l’évolution actuelle du monde arabe, force est de constater qu’elle accrédite avec force les hypothèses avancées en 2007 dans Le rendez-vous des civilisations[3].

Dans son dernier ouvrage, Allah n’y est pour rien (arretsurimages.net, avril 2011), Todd revient avec brio sur son interprétation démographique des évènements à l’œuvre au Moyen-Orient. Dans ce petit livre d’une centaine de pages tiré d’une émission télévisée, le politologue explique comment l’entrée dans la modernité des pays arabes était, pour lui, éminemment prévisible.

Élargissant ensuite l’application de sa méthode prédictive à de nombreux autres pays, il nous donne à penser le monde d’hier et de demain, et nous invite à une relecture des histoires de la France, de l’Allemagne, de la Chine, de la Russie ou de l’Iran.

Concernant le monde arabe, Emmanuel Todd considère qu’Allah doit plaider « non coupable ». Pour lui les actuelles secousses y sont absolument profanes, leurs causes étant essentiellement d’ordre démographique et anthropologique.


L’explication par l’anthropologie et la démographie

Selon Todd, plusieurs axes d’analyse s’imposent. Il pointe un premier facteur propre à induire de surprenants changements de paradigme : le taux d’alphabétisation. « Quand on sait lire et écrire, on peut lire un tract. On peut même en écrire un », s’amuse-t-il. Tout en rappelant que la Révolution française s’est produite quand 50% des hommes du Bassin parisien ont su écrire, il met l’accent sur l’excellent taux d’alphabétisation d’un pays comme la Tunisie.

Le second facteur, quant à lui, consiste en la baisse de fécondité, qui correspond également à une montée de l’alphabétisation des femmes. Tout comme l’alphabétisation des fils distend les liens avec les pères analphabètes et dilue le rapport à l’autorité, la chute du taux de fécondité signe une tendance à l’émancipation des femmes, et une modification de la nature des rapports hommes/femmes.

Le troisième facteur est anthropologique et permet d’interpréter les structures familiales. Celles-ci sont essentiellement patrilinéaires et relativement endogames dans le monde arabe. Toutefois, la progressive perte d’intérêt pour le mariage endogame se révèle un autre facteur puissant de modernisation. Initialement surpris que l’incendie se propage de la Tunisie à l'Égypte moins alphabétisé et à la fécondité demeurée élevée, le démographe fait par la suite le constat suivant : sur le plan des habitus matrimoniaux, l'Égypte n’est pas un pays arabe comme les autres. En effet, le taux d’endogamie y est passé de 25% à 15% en vingt ans. La société Égyptienne a donc subi une transformation très profonde.

Taux d’alphabétisation, de fécondité, d’unions endogames, structure familiales, tels sont les éléments qui, selon Emmanuel Todd, ont déjà fait basculer deux pays arabes, et en secouent beaucoup d’autres. Quant à Allah, il n’en n’est pas question ici. Si l’on a beaucoup dit après la mort d’Oussama Ben Laden, que les révolutions arabes l’avait tué avant les américains, la grille de lecture démographique autorise une autre lecture : l’islam fanatique de Ben Laden et de ses sicaires était l’expression d’une profonde « crise de transition » dans une région du monde en proie à une tectonique des plaques bien antérieure au 11 septembre 2001. Une « crise de transition » comme il y en eut d’autres auparavant, et comme nous serons probablement amenés à en voir à nouveau.


Violences post-révolutionnaires : une constante partout dans le monde

Le nazisme selon Todd ? Une crise de transition particulièrement violente, dans un pays, l’Allemagne, ou régnait un système de familial de type « souche inégalitaire », qui conditionne tout entier une conception non-universaliste du monde. Cela s’est conclu de manière sanglante pendant la Seconde guerre mondiale, et se poursuit aujourd’hui sous une forme considérablement pacifiée. Les structures familiales allemandes seraient, selon Todd, l’explication ultime de l’égoïsme de ce pays, et de sa piètre aptitude à la solidarité européenne.

Le communisme, selon Todd ? La crise de transition de pays possédant des structures familiales autoritaires et égalitaires, mais qui ne doit en aucun cas nous dissuader de croire en la vocation démocratique de la Russie, ou de la Chine.

Le khomeynisme iranien ? Sas de décompression d’un pays ayant vécu, en 1979, une révolution bien antérieure à celles de ses voisins arabes, et qui subit actuellement un spasme post-révolutionnaire naturel et temporaire Ce pays aux structures résolument modernes, maltraité pas des puissances étrangères lui ayant imposé un « effet de freinage », devrait très bientôt nous surprendre.


Quel avenir pour le monde arabe ?

Dès lors, partant tout à la fois de l’exégèse toddienne des pyramides des âges et des exemples russe, chinois, iranien, allemand, ou français, quelle issue envisager pour ces révolutions arabes qui semblent aujourd’hui marquer le pas ?

Pour le démographe, certaines sociétés arabes se sont transformées si vite que le rythme de stabilisation devrait être rapide. Face au pessimisme qui pourrait gagner l’observateur inquiet des violences interconfessionnelles en Égypte ou à la montée de la popularité du parti islamiste Ennadha en Tunisie, Todd nous renvoie aux temps longs de l’histoire et au souvenir de la Révolution française : « pour le moment, ça ne s’est pas passé trop mal en Tunisie (…) le Révolution française, vue d’aujourd’hui, est merveilleuse, mais si l’on additionne les massacres de Vendée et les guerres révolutionnaires, on arrive de tout de même à un million de morts ».

L’optimisme est moindre dès que l’on aborde le cas libyen, même si l’accroissement de l’alphabétisation et la baisse de la fécondité y ont débuté de manière encourageante. Pour notre auteur, la cause en est simple : la Libye est un pays de rente pétrolière. Dès lors, l’Etat central y est peu dépendant de l’impôt, donc de sa propre population, et peut s’offrir des mercenaires constituant un système répressif totalement désolidarisé du peuple.

Quoiqu’il en soit, de l’ensemble de ces convulsions révolutionnaire, Emmanuel Todd retient cet élément essentiel : l’islam est un facteur secondaire, voire négligeable. C’était déjà ce qu’il souhaitait montrer dans Le rendez-vous des civilisations, ouvrage répondant sans appel à la théorie bien connue du « choc des civilisations ». Mais, à vouloir absolument contredire Huntington, à supposer un rendez-vous, une convergence démocratique inexorable de toutes les Nations, n’en vient-on pas à accréditer malgré soi l’irénisme sans anicroches d’un Fukuyama et de la « Fin de l’histoire » ?


[1] La chute finale. Essai sur la décomposition de la sphère soviétique.
[2] Après l’empire. Essai sur la décomposition du système américain.
[3] Emmanuel Todd – Youssef Courbage, Le rendez-vous des civilisations.