Je suis à peu près aussi accro au journal Le Monde que je l’aime peu.
Je l’aime peu parce que je suis en désaccord sur tout ce qu’il professe, ou presque. Mais aussi parce que, lorsqu’il affiche le prix, il affiche aussi la couleur. A 1,80 € le numéro, smicards, chômeurs, précaires, passez votre chemin. Le Monde n’est pas un journal de pauvres1.
J’y suis accro parce que c’est « THE thing to read », un peu comme il existe des « THE place to be2 ». C’est un journal qui dit « ce qui se dit en général », une sorte de CQFD, un thermomètre planté dans le fondement de l’air du temps. Ca permet de savoir comment se porte l’idéologie dominante sans devoir subir l’indignité de passer en caisse avec Libération.
Or, en termes d’air du temps, j’avoue qu’aujourd’hui, j’ai été servie. L’idéologie dominante se porte mal. Très mal. Elle tire à peu près la même figure qu’un sympathisant jospiniste le soir du 21 avril 2002. Au lendemain des élections législatives italiennes, elle est groggy.
J’en veux pour preuve cette chronique intitulée « rêve allemand, cauchemar européen », qui chemine actuellement sur les réseaux sociaux. En voici quelques extraits :
- En mode "Emmanuel Todd vilipendant l’égoïsme allemand" et au sujet du journal allemand Spiegel : "il se moque du monde comme l’Allemagne se fiche de l’Europe",
- En mode "Jacques Sapir ratiocinant sur la monnaie unique" : « cette affaire ressemble à un jeu de dupes. Ainsi s'accentue la crise de légitimité politique dans une Europe prisonnière de l'euro. Le Vieux Continent est incapable de remettre à zéro les compteurs de la compétitivité par une bonne dévaluation. Tout débat sur la parité de l'euro vis-à-vis du dollar ou du yuan est proscrit par l'Allemagne3 »,
- En mode "Mélenchon s’avisant soudain que oups : il a peut-être fait une boulette" : « fallait-il signer ce traité de Maastricht, qui tourne au désastre ? Après l'avoir tant défendu, on finirait par en douter »
- En mode "François Lenglet faisant un coming out sur France 2" : « mauvais joueur, nous avions grogné contre les électeurs français et néerlandais qui n'avaient rien compris en votant non à la Constitution européenne de 2005. Aujourd'hui, la menace est plus grande encore ».
Non : contrairement à ce qu’on est tenté de croire a priori, ces lignes ne sont pas du foutraque qui, entendant des voix nuitamment, était parti rejoindre Chevènement sur l’autoroute. Elles sont d’Arnaud Leparmentier, un homme au sujet duquel un ancien du Monde écrivait récemment : « il a des convictions libérales qui le rendent parfaitement droito-compatible pour le cas où le pouvoir politique viendrait à changer de couleur ». Ou au cas où Pierre Moscovici deviendrait par inadvertance Ministre de l’économie….
Toujours est-il que le texte est canon. D’abord, il est rare qu’un type qui s’est aveuglé avec constance pendant vingt ans (Maastricht : 1992) l’avoue avec aussi peu de précautions. Bravo. Ensuite, ça préfigure un déverrouillage du débat sur l’Europe qui pourrait être fort bienvenu.
1 Alerte « populisme »
2 Alerte « carpette anglaise »
3 Alerte « germanophobie »