Allons
bon : voilà que la perfide Albion nous ferait « du
chantage ». Après le sommet européen de la fin de semaine
dernière et l'accord anti-Brexit conclu entre David Cameron et ses
partenaires, certains semblent découvrir tout à la fois que l'Union
européenne n'est pas une entité unifiée mais une collection
d'États membres, que tous n'ont pas les mêmes intérêts ni les
mêmes traditions politiques, que les rapports entre nations sont la
plupart du temps des rapports de force, que le meilleur moyen
d'obtenir des concessions reste encore de montrer les muscles, et
que.... et que les Britanniques ont un rapport distant au processus
d'intégration européenne.
Ce
n'est ni nouveau ni illogique, c'est simplement Britannique. Nos
voisins d'outre-Manche ont toujours fait ainsi. Ils ont toujours eu
un pied dans l'Europe et un pied à côté, soucieux de ménager la
chèvre et le choux sans jamais s'en cacher. Ils sont montés à bord
du Titanic européen bien avant que celui-ci ne percute l'iceberg, et
ils ont embarqué dans un unique but : profiter du grand marché.
Sans jamais envisager quelque union politique ou « saut
fédéral » que ce soit, ce qui est bien leur droit. En
revanche, il eût été de notre devoir, à nous Français, de ne pas
tout leur céder. On n'était pas obligé d'accepter la
libéralisation, la dérégulation de tout et de toute chose.
On
les a pourtant acceptées. Mieux, on les a encouragées, et pas qu'un
peu ! On l'a oublié depuis mais l'Acte unique, traité européen qui vient tout juste de fêter son trentième anniversaire, doit beaucoup à la coopération joyeuse d'un Britannique, lord
Cockfield, et d'un Français, Jacques Delors. C'est au premier, ami
personnel de Margaret Thatcher alors commissaire chargé du Marché
intérieur, que le second, président de la Commission européenne,
confia la rédaction du Livre blanc sur le marché unique. Jacques
Delors aimait beaucoup cet Anglais « à l'esprit clair, à la
réplique qui fait mouche et qui ne s'en laissait pas compter »
(Jacques Delors, Mémoires, Plon, 2004 - p.204). Il aimait à
travailler avec lui, et lui laissa la bride sur le cou pour rédiger
l'étude préparatoire à la conception de l'Acte unique, texte de
févier 1986 qui libéralisa la circulation des personnes, des
marchandises et.... des capitaux. On s'étonne aujourd'hui que les
conservateurs Britanniques défendent « la City » ?
Quel scoop en effet !
A sa
façon, Delors la défendit aussi, la City. La circulation sans
entrave de la fortune, il aimait ça, l'apôtre. Pour peu bien sûr
que ses effets dévastateurs soient atténués par la mise en place
collatérale de ce qu'on nomma « l'Europe sociale », soit
un peu de charité de dame patronnesse à partager entre aux futurs
laissés pour compte d'une Europe de l'argent.
Comme
il le raconte dans ses Mémoires, le président français de
la Commission se démena comme un diable pour que le Livre blanc de
Cockield soit validé par le Conseil européen de Milan de juin 1985.
Et il dut mouiller la chemise, car à ce même Conseil, Français et
Allemands avaient amené en douce un projet concurrent. Or ce projet
se trouvait être une copie presque conforme du plan Fouchet promu au
début des années 1960 par le général de Gaulle, projet d'Europe
confédérale et non supranationale, projet qui faisait la part belle
à la coopération intergouvernementale en matière de politique
étrangère et de Défense, en lieu et place d'une intégration
économique de type supranational ayant vocation à saper la
souveraineté des États membres. Ah, il fallut bien de l'ardeur pour
obtenir la victoire de l'Europe thatchérienne sur l'Europe
gaullienne ! Jacques Delors l'emporta, et il en garde une
tendresse appuyée pour le fruit de sa bataille. « J'ai dit
souvent par la suite que l'Acte unique était mon traité préféré.
C'est aussi parce que ce traité n'a pas un pouce de graisse »,
raconte-t-il encore dans ses Mémoires (p.227). Pas un pousse
de graisse en effet, et de solides jalons posés pour une future
Europe de vaches maigres.
Sans
doute les Français regretteraient-ils un peu tout cela, si toutefois
ils s'en souvenaient. Les Britanniques, eux, se souviennent et sont
déterminés à continuer. Ils viennent d'en administrer une nouvelle
fois la preuve : ils sont résolus à défendre bec et ongles
leurs intérêts. Une pratique tombée en désuétude depuis si
longtemps de ce côté-ci du Channel, que l'on
n'en revient pas, et qu'on appose un peu vite l'étiquette « égoïsme
national » sur ce qui n'est rien d'autre qu'une attitude
normale.
Bien
sûr, on peut ne pas goûter la politique - économique notamment -
menée par David Cameron et par son parti. Bien sûr, on a le droit
de ne pas s'ébaudir devant par le caractère inégalitaire de la
société anglaise. Mais enfin, que les Tories ne soient pas à
proprement parler des marxistes-léninistes n'est pas une immense
découverte. Quoiqu'il en soit, ce jugement appartient avant tout aux
citoyens du pays, qui ont la chance d'avoir le choix. De fait, en
résistant au processus de dépossession supranationale, Londres a su
se laisser des marges de manœuvre et préserver sa souveraineté
nationale. Et l'avantage, quand un peuple est souverain, c'est qu'il
a le droit de décider lui-même de sa destinée. Rien n'empêchera à
terme les électeurs britanniques, s'ils sont mécontents des
politiques actuellement conduites en leur nom, de renvoyer Cameron à
ses chères études et de confier le pouvoir à Jeremy Corbyn par
exemple. Celui-ci défendra sans doute un peu moins la City, mais pas
forcément beaucoup plus l'Union européenne, dont il n'est pas connu
pour être un zélote.
Le
choix donc. La possibilité pour la communauté des citoyens d'ouvrir
un débat démocratique qui sera sanctionné par un référendum.
C'est ce qui compte dans cet affaire de « Brexit » - ou
de « Brex-in ». L'opportunité donnée aux électeurs de
faire le bilan d'étape d'une appartenance européenne décidée dans
les années 1970, et de s'offrir une bifurcation le bilan ne les
convainc pas. La possibilité de changer de politique, de décider
que l'avenir peut, à un moment ou à un autre, prendre ses distances
d'avec le passé, c'est cela la démocratie.
On
peut être mécontent des résultats du « chantage »
anglais, et appréhender les résultats référendum qui se tiendra
le 23 juin. D'autant que la France n'a pas intérêt pour sa part à
voir partir Londres demain, les pays de l'Est après-demain et
pourquoi pas la Grèce le surlendemain. Cela nous laisserait plantés
comme des joncs au cœur de l'élément le plus difficile à
détricoter, c'est-à-dire une zone euro dominée par l'Allemagne et
engluée dans la déflation.
Mais
encore une fois, en démocratie on a toujours le choix. Alors, à
quand une renégociation avec nos partenaires des termes de notre
engagement ? A quand la défense effective de nos intérêts
nationaux ? A quand un grand débat démocratique suivi d'un
référendum pour ou contre le « Frexit »? Qui nous
contraint à renoncer à ce droit imprescriptible au « chantage »,
que nous devons au fait d'être un pays, tout simplement ? Qui,
pourquoi, et surtout, jusqu'à quand ?
Article initialement paru dans le Figarovox.