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lundi 6 juin 2016

Emmanuel Maurel : « quand on négocie le TAFTA avec les États-Unis on a les plus grandes entreprises mondiales en face ».








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Emmanuel Maurel est député européen depuis mai 2014. Il est membre du groupe S&D (Alliance progressiste des socialistes et démocrates) et siège au sein de la Commission commerce international (INTA) du Parlement européen. L'entretien ci-dessous traitera de quatre questions principales : le Traité transatlantique (TAFTA), l'accord de libre-échange avec le Canada (CETA), le TISA (accord de libre-échange concernant le domaine des services), et le statut d'économie de marché qui sera probablement accordé à la Chine fin 2016. Cet entretien sera publié en deux parties. La première partie ci-dessous traite du TAFTA. 
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Commençons par un sujet qui inquiète et mobilise de plus en plus de monde : le TAFTA. On croyait en avoir fini avec le risque de voir se mettre en place des juridictions arbitrales privées, l'un des éléments les plus controversés des négociations transatlantiques. Or Le Monde affirme avoir eu accès à des documents prouvant que la France est à l'avant-garde de la promotion de ces tribunaux. Pourtant, le gouvernement français n'a de cesse de dire publiquement qu'ils ne sont « ni utiles, ni nécessaires ». Y a-t-il un double discours de la France sur ce point ? 

Non, ce n'est pas le cas. Il est vrai que dans le cadre du TAFTA - mais également du CETA, l'accord de libre-échange avec la Canada qui doit être ratifié par le Parlement européen avant la fin de l'année - était prévu un système qui s'appelle l'ISDS (Investor-State Dispute Settlement), qui a vocation à régler les différends entre les entreprises et les États dans le cadre de juridictions d'arbitrage privées. Il faut savoir que de tels mécanismes existent depuis les années 1950, et dans tous les accords de libre-échange. Aujourd'hui, il existe environ 3000 ISDS dans le monde, et la France en a signé plusieurs centaines.  
Ces structures ont été mises en place au début car lorsqu'on passait des accords avec des pays en voie de développement, on craignait beaucoup - surtout les investisseurs - les effets de l'insécurité juridique qui y régnait. Les changements politiques intempestifs pouvaient rendre l'environnement économique très instable. 
Mais cela n'est plus adapté, pour deux raisons. D'abord parce que la mise en œuvre du droit commercial a globalement progressé partout. Ensuite et surtout parce qu'existent désormais des multinationales avec des forces de frappe considérables, qui se sont servi de ces ISDS pour attaquer les États et demander des sommes folles à la moindre évolution des politiques publiques. L'exemple le plus connu et le plus caricatural est celui de Philip Morris attaquant l'Australie ou l'Uruguay parce que les autorités de ces pays avaient décidé de passer au paquet neutre pour l'Australie (ce qui obligeait le cigarettier à retirer son logo de ses paquets), ou d’accompagner les messages sanitaires d’avertissements illustrés sur les paquets pour l'Uruguay... 

En somme, avec ce système d'ISDS, un État qui veut mettre en place une législation, y compris pour des raisons de santé publique comme dans votre exemple, peut être attaqué en justice.... 
Oui. Avec ce type d'outils, une entreprise installée dans un État suite à un traité de libre-échange et qui s'estime lésée par un changement de la législation peut attaquer l’État en question et demander réparation. Il existe ainsi de nombreux arbitres internationaux privés - le plus souvent des avocats d'affaire rémunérés à prix d'or - mis en place par des traités de libre-échange, et qui rendent leurs jugements partout dans le monde. 
Ce qui a changé dans la période récente, c'est que les multinationales se sont mises à réclamer des sommes considérables, suite à des décisions parfaitement démocratiques. Par exemple, lorsque des gouvernements de gauche, en Amérique de Sud, décident de nationaliser l'exploitation des hydrocarbures, de grandes compagnies pétrolières conduisent des offensives très dures, arguant qu'on les privait à la fois de profits immédiats et de profits à venir.
Or quand on négocie le TAFTA avec les États-Unis, on sait très bien quels interlocuteurs on a en face. Ce sont toutes les plus grandes entreprises mondiales, avec des batteries d'avocats excessivement procéduriers, et un rapport à la justice privée très spécifique.

Et ces entreprises pourraient très bien attaquer la France si une loi, une politique publique, venait à leur déplaire ? 
C'est bien sûr une possibilité. C'est pourquoi le Secrétaire d’État au commerce extérieur Matthias Fekl, après une très forte mobilisation de l'opinion publique, des ONG et des parlementaires européens, a convenu que la perspective d'un ISDS était inacceptable. En plus c'est inutile : les États-Unis sont quand même un État moderne, avec une justice commerciale qui fonctionne ! On travaille donc désormais à imaginer un nouveau mécanisme de règlement des conflits, qui offre la possibilité d'un appel, et des juges qui soient plus impartiaux.

Qu'en est-il de la révélation du Monde, alors ?
Ce n'en est pas vraiment une. De nombreux traités de libre-échange ont été signés dans les années 1990, notamment avec les pays d'Europe centrale et orientale qui n'étaient pas encore dans l'Union. À présent que ces pays ont intégré le marché intérieur européen, la Commission s’est engagée dans une démarche d’abrogation des accords bilatéraux intra-européens qui contiennent des ISDS. Les États-membres ont été appelés à se prononcer, mais rien n’est encore décidé. 
Ce que Le Monde a révélé, c'est ce qu'on appelle un « non-papier ». Il s'agit d'une sorte de brouillon émis par des technos. Lorsqu'ils commencent à discuter, ils couchent sur un document toutes les hypothèses envisageables, mais ce n'est absolument pas décisionnel. Il serait faux de considérer qu'il s'agit là de la position officielle de la France, et que le gouvernement tient sur cette affaire d'ISDS un double discours.

On entend de plus en plus souvent parler du TAFTA dans les médias alors que ce n'était pas le cas au début. Le sujet intéresse. Pour autant, cet accord a-t-il vraiment des chances d'être conclu ? Par ailleurs, qui des américains ou des européens le souhaite le plus ? On prête aux États-Unis un goût prononcé pour le libéralisme économique, mais en l’occurrence, on dirait que c'est surtout l'Europe qui souhaite l'accord. 
Le TAFTA est plutôt une idée européenne en effet, en tout cas au départ. C'est la Commission Barroso qui a ouvert ce débat, en partant du constat d'une croissance faible et d'un niveau de chômage élevé, et parce que les économistes de la Commission sont incapables d'imaginer autre chose que de la dérégulation pour y remédier. Ils ont donc recherché quel était le grand marché qui pourrait tirer la croissance européenne, et dont le modèle serait proche du nôtre. La Commission s'est naturellement tournée vers les États-Unis, d'autant que José Manuel Barroso est lui-même un atlantiste éperdu.
Le problème dans cette histoire, c'est qu'il y a très peu de barrières douanières entre les États-Unis et l'Europe. Le TAFTA est en quelque sorte un traité de libre-échange « nouvelle génération ». La vraie question n'y est plus celle de l'abaissement des tarifs douaniers mais celle de l'harmonisation des normes.

Le TAFTA est donc une idée européenne. Et les États-Unis, qu'on-t-ils à gagner dans l'affaire ?
C'est très simple. L'idée les a enthousiasmés car Obama tente de mettre en place une stratégie « en pinces » dirigée contre la Chine.
L'émergence rapide de la Chine, la perspective qu'elle puisse un jour imposer ses normes commerciales partout inquiète légitimement les États-Unis. Ils cherchent à la prendre en tenailles. Pour ce faire, ils ont d'abord signé le traité transpacifique (TPP : Trans-Pacific Partnership) avec une douzaine de pays. Dans un second temps, ils espèrent signer le traité transatlantique avec l'Europe. La grande idée géopolitique d'Obama, c'est de coincer ainsi la Chine entre deux entités commerciales puissantes.

L'accord transpacifique est donc signé depuis le mois de février …
Il est signé mais pas encore ratifié, pour la bonne raison qu'Obama ne dispose pas de la majorité nécessaire au Sénat. Les sénateurs du Midwest, et plus généralement ceux des États américains producteurs de viande bovine, considèrent que l'accord est insuffisant, et offre trop peu de possibilités d'exportation de viande. 
Par ailleurs, les candidats à la présidentielle américaine, que ce soit Trump, Sanders ou même Clinton, émettent de forts doutes sur le bien-fondé de cet accord.... Bref, l'administration Obama rencontre des difficultés avec le TPP qui était pourtant sa priorité, bien plus que le TAFTA. 

Lequel n'est donc pas prêt de voir le jour, donc. 
On est en certes au 13ème round de négociations, mais il est vrai que ça n'avance guère. Cela tient au contenu du projet d'accord. Il contient d'une part des perspectives d'harmonisation des normes techniques (uniformisation des prises électriques, des pare-chocs de voitures, etc), qui peuvent tout à fait se justifier et qui permettraient de lever certains obstacles à l'échange.
Mais il contient aussi des points bloquants. Certaines questions posent problème, parce qu'elles sont existentielles pour les États-Unis, et relèvent en même temps des « intérêts offensifs » de l'Europe. Je pense notamment à la question des marchés publics américains.
Contrairement à ce que l'on entend souvent, les États-Unis ne sont pas un pays plus libéral ou libre-échangiste que les autres. Ils sont avant tout pragmatiques. Dans ce cadre, leurs marchés publics demeurent très peu ouverts comparés aux marchés publics européens, qui le sont à 95 %. Quand des appels d'offre ont lieu, que ce soit au niveau fédéral ou au niveau des États fédérés, une grosse portion est réservée aux entreprises locales en vertu du Buy American Act. C'est un vieux texte (1933) mais il est encore en vigueur. Or « l'intérêt offensif » de l'Europe, dans ce cadre, c'est que les entreprises européennes puissent avoir accès aux grands marchés publics américains. Ça, les Américains s'y refusent.

Ils sont donc très protectionnistes !
Ils sont soucieux de leurs intérêts, et se donnent les moyens de les faire prévaloir. L'Europe, c'est précisément le contraire. Exemple assez significatif du fonctionnement de l'Union européenne aujourd'hui : l'affaire des panneaux photovoltaïques. Au début des années 2000, les Européens commencent à mettre en place une industrie photovoltaïque, qui marche très bien. L’Europe représente 70% des nouvelles installations photovoltaïques en 2011 et encore 59% en 2012. Puis arrivent les Chinois, qui inondent le marché avec des panneaux à très bas coûts. Les Européens tergiversent, lancent une enquête pour savoir s'il convient ou pas d’appliquer des mesures antidumping. L'affaire prend dix-huit mois. A la fin, c'est bien simple : il n'y a plus de photovoltaïque européen. Toute cette industrie a coulé.
Aux État-Unis, une chose pareille n'est pas concevable. Quand on y soupçonne une situation de concurrence déloyale, les enquêtes durent deux mois. Au terme de la procédure et si le dumping est avéré, la mise en place de taxes est immédiate. Des taxes douanières qui peuvent croître brutalement de 200, 250, parfois 300 %.

Vous dites que les États-Unis sont pragmatiques. L'Union européenne, elle, est donc engluée dans l'idéologie ? 
Ce n'est pas nouveau. Le libre-échange poussé à l'extrême est dans l'ADN de la construction européenne. Et nos industries en ont énormément souffert. Un débat a lieu en ce moment au sein de l'UE sur la modernisation de nos instruments de défense commerciale, et sur la question de savoir si l'on ne pourrait pas durcir nos mécanismes antidumping. Mais un certain nombre d’État membres, tels la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas, dont l'économie est historiquement très extravertie, y rechignent vivement.

Revenons au TAFTA, et à ces négociations qui avancent peu. Vous avez évoqué la question des marchés publics américains comme point bloquant majeur. Quels sont les autres ?
L'autre point d'achoppement relève des « intérêts défensifs » de l'UE. Il s'agit de la question des indications géographiques. En Europe, nous avons beaucoup de produits d’appellation d'origine contrôlée ou protégée. Pour nous, un produit est lié à un territoire et à un savoir-faire particulier : la feta, le parmesan, le roquefort ne peuvent pas être produits partout. Au États-Unis, cette logique est inexistante. On y fabrique du brie dans le Wisconsin et du parmesan dans le Midwest sans aucun problème. Or si l'on accepte d'entrer dans leur logique, cela représente un danger considérable pour certaines de nos productions.
Enfin, parmi les points bloquants figure la question de l'harmonisation des normes, notamment alimentaires et sanitaires. Les Européens ont beaucoup à craindre de l'harmonisation des premières avec celles des États-Unis. On sait par exemple que les Américains nourrissent tout leur bétail au OGM, lavent leurs poulets au chlore etc. Mais il existe aussi des réticentes dans l'autre sens. Par exemple, les États-Unis demandent aux Européens d'être moins laxistes sur la fabrication des cosmétiques, qu'ils considèrent pour leur part comme des produits pharmaceutiques et qu'ils surveillent de très près.
Au final, on ne peut être certain que le TAFTA aboutira. Si tout se déroulait normalement, la ratification n'interviendrait pas, de toute façon, avant 2019 ou 2020. Les rounds de négociation sont très longs car des sujets d'une très grande diversité et technicité sont abordés. Une fois un éventuel pré-accord conclu, la phase de relecture juridique puis de traduction durera au moins un an. Viendra ensuite la phase de ratification par l'Union européenne et par les États-membres.

Les États seront donc consultés ? Les Parlements nationaux voteront ?
Oui car le TAFTA est en principe conçu pour être un accord mixte, qui devra faire l'objet d'une double ratification. Ce n'est pas le cas de tous les accords, et les traités sont sur ce point quelque peu ambigus. Le Traité sur le fonctionnement de l'Union (TFUE) indique que c'est au Parlement européen de ratifier les accords de libre-échange. C'est d'ailleurs un progrès considérable introduit par le traité de Lisbonne. Le Parlement a désormais le droit de vie ou de mort sur ce type d'accords. Avant, c'est le Conseil qui les validait à la suite de débats a minima.
Le traité précise ensuite que certains domaines peuvent être de la compétence exclusive de l'Union, cependant que d'autres relèvent d'une compétence partagée avec les États. Dans le second cas, le niveau de ratification est double. Ce sera très vraisemblablement le cas pour le TAFTA.


[ Seconde partie de l'entretien à paraître. To be continued.....] 




lundi 2 mai 2016

TAFTA : ce qu'il révèle de l'Europe, et pourquoi il va l'achever.





Par Frédéric Farah

Depuis le lancement des négociations pour un Traité transatlantique (TAFTA ou TTIP) entre les États-Unis et l’Union européenne, les débats ont essentiellement porté sur les risques en matière alimentaire, sur la destruction possible d’emplois, sur le degré de libéralisation souhaitable de part et d’autre de l’Atlantique, ou sur la perte de souveraineté en matière judiciaire via la mise en place d'un tribunal arbitral indépendant des justices nationales qui trancherait les questions clefs en matière normative. Mais une question, peut-être la question essentielle, reste passée sous silence. Cette question, c'est celle du futur de l’Union européenne en tant que projet politique. Le TAFTA pourrait en effet servir de révélateur à ce qu'est véritablement devenue l'UE, tout en portant un coup fatal à ce projet aujourd’hui en pleine déliquescence.
Cette question est loin d’être anecdotique. Lorsqu’on fait la genèse de ce projet de partenariat, on découvre qu'elle se pose depuis plus de vingt ans. Un rappel des faits paraît indispensable.
En novembre 1990, George Bush père se faisait le promoteur de la Déclaration transatlantique. Ce partenariat est fondé sur la coopération économique, sur la consultation et l’échange d’informations, mais aussi sur des préoccupations en matière de sécurité. Cette initiative trouve un écho favorable dans les milieux économiques qui souhaitaient la transformation de l’alliance stratégique euro-américaine en alliance économique. Le projet bénéficie d'un relais enthousiaste auprès de la Commission de Bruxelles en la personne du commissaire européen Leon Brittan, ancien ministre de Margaret Thatcher et partisan déclaré du libre-échange. Il bute néanmoins sur trois obstacles qu’il convient de conserver en mémoire. D'abord, le mauvais signal envoyé à l’Organisation mondiale du commerce par un projet qui porte atteinte au principe du mutilatéralisme, doctrine officiel de l’OMC. Ensuite, la crainte de voir les États-Unis prendre le dessus dans l’économie mondiale. Enfin et surtout, la menace qu’il représente sur l’avenir de l’intégration européenne.
Cette initiative se commua en décembre 1995 en un Nouvel agenda transatlantique (NAT) signé à Madrid qui allait plutôt dans le sens du dialogue renforcé et du rapprochement des institutions sur des sujets d’intérêt commun. En 1998, l'affaire se transforme encore et devient le Partenariat économique transatlantique (PET). Il s’agit cette fois d’identifier les points d’achoppement et permettre le rapprochement réglementaire. Mais les deux parties expriment au fond peu d’intérêt, et le manque de résultats entraîne l’abandon du projet. Vers le milieu des années 2000, l’idée d’un partenariat refait sur face et l'on signe un accord-cadre (2007) pour la mise en place d'un Nouveau partenariat économique transatlantique. Bref, on a affaire à un serpent de mer.
Peu à peu, les dangers que cette succession de projets fait peser sur l'avenir de l’intégration européenne deviennent plus clairs. Le rôle pro libre-échange de la Grande-Bretagne, par exemple, se manifeste très tôt avec l'action de Sir Leon Brittan. Rien de surprenant d'ailleurs : la Grande-Bretagne a toujours exprimé son souhait que l'Union demeure un grand marché, et ne devienne en aucun cas un projet politique.
Au delà de l'influence anglaise, l’histoire de l’UE montre clairement un penchant pour le marché libre, bien plus que pour l’interventionnisme. Plus l’Union s’élargit, plus un projet de type fédéral devient irréaliste. C'est particulièrement vrai avec les derniers élargissements de 2004 et 2007 et l'inclusion dans l'UE des pays d'Europe centrale et orientale. Ces derniers présentent en effet des caractéristiques économiques très différentes de celles des pays de l'Ouest, ainsi que des intérêts et des préoccupations divergents.
Ainsi, l’idée d’une « Europe puissance » reflue peu à peu au profit de celle d’une « Europe espace » aux frontières mal définies, en quête d’une impossible unité et en peine de véritable légitimité.

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Dès lors, il convient de s'interroger. Quel scénario est aujourd'hui le plus probable quant à l’avenir de l’Union : fédéralisme, retour aux États-nations ou simple zone de libre-échange ? En quoi la signature d’un éventuel accord transatlantique peut-il être déterminant pour trancher cette question ?

Le fédéralisme :
Le désir d'un « saut fédéral » est très souvent exprimé par le camp européiste. C’est le projet irénique et en apparence généreux des « États-Unis d’Europe ». Mais le véritable fédéralisme, c’est la solidarité concrète entre les personnes. Aussi doit-on se poser la question : serions-nous prêts demain à travailler pour assurer la retraite ou les prestations sociales de nos voisins Grecs ou Portugais ? Réciproquement, eux-mêmes seraient-ils prêts à financer les services publics français ? Le réel défi est celui-là, et pas celui des bricolages institutionnels. On pourra toujours créer une chambre haute ou basse pour représenter un hypothétique État fédéral et des États fédérés, ça demeurera insuffisant. Profondément, le fédéralisme consiste à mettre en œuvre de mécanismes de transferts budgétaires qui assurent une solidarité réelle et de chaque instant.
Le TAFTA provoquera un choc négatif selon les pessimistes. Pour ses promoteurs, il sera bénéfique mais impliquera tout de même des coûts d’ajustement : reconversion de salariés, frais d'uniformisation des normes, etc. Dans tous les cas, le budget européen ne suffira pas. Il pèse 1% du PIB de l’Union et moins de 2% des impôts des contribuables européens. Par comparaison, le budget fédéral américain représente le quart du PIB des États-Unis, et 66% des impôts pays par les citoyens américains lui sont affectés.
Dans une étude sur les conséquences potentielles du TAFTA, l'économiste américain Jeronim Capaldo estime les conséquences de l'accord à plus de 600 000 emplois de perdus. Il identifie aussi des coûts d’ajustement élevés Le Fond européen d’ajustement à la mondialisation (FEM), qui soutient les travailleurs confrontés à des licenciements dans des secteurs particulièrement exposés aux changements structurels de l’économie mondiale, pourrait être mis à contribution. Mais il ne dispose que de 150 millions d’euros pour la période 2014-2020. Si le TAFTA entraîne les conséquences redoutées par Capaldo, ce fond se révélera notoirement insuffisant. Se produirait-il alors un sursaut de solidarité en Europe avec des aides aux pays subissant les conséquences les plus lourdes ? L'interminable crise de la dette grecque tend à prouver que cela ne fait pas partie de la culture maison....

Le retour à l’État-nation.... ou à une Europe des régions inégalitaires ?
La polycrise européenne présente un singulier paradoxe car la souveraineté de certains États semble malmenée voire niée, comme par exemple en Grèce. Mais à l'exact inverse, d’autres pays ont su faire prévaloir avec force leurs intérêts nationaux. La Grande-Bretagne est prête à claquer la porte pour affirmer les siens. L’Allemagne impose ses vues pied à pied à tous les autres membres de la zone euro.
Quant au TAFTA, il est très douteux qu'il œuvre en faveur d'une Europe des nations. A l'inverse, il irait plus vraisemblablement dans le sens de l'Europe des régions, promue à tous les niveaux d'une UE hantée par « l’anti-nationisme » pour reprendre la formule du politiste de Gil Delannoi. En effet, les régions qui profiteraient le plus de l’accord feront très probablement alliance, et favoriseront la constitution d'un réseau de super-régions.
La libéralisation commerciale implique des effets distributifs d’importance. C’est vrai entre les personnes et les ménages. Mais c’est tout aussi vrai entre les régions, en raison des différences de dotations en facteurs de production, de spécialisation sectorielle et de dynamisme commercial. D’où la nécessité d’études d'impact du TAFTA non seulement sur les secteurs productifs, mais sur les régions elles-mêmes. Ces études devraient être produites et diffusées.
Pour rappel, le géographe Laurent Davezies pointe par exemple dans Le nouvel égoïsme territorial  (Seuil, 2015) que les États du nord du Mexique ont par le passé menacé de faire sécession et ne plus soutenir les États du sud. Dans le cadre de l’ALENA (accord de libre-échange nord-Américain qui comprend les État-Unis, le Canada et le Mexique), ils se trouvaient à supporter une concurrence des régions américaines plus développées. En Europe et notamment en France, en l’absence d’un « keynésianisme territorial » (Davezies toujours) dû à la fragilité des finances publiques et à l’endettement des collectivités territoriales, la correction des inégalités sera difficile à réaliser. Elles auront donc tendance à se creuser au profit de certaines régions, et au détriment de beaucoup d'autres...

La zone de pur libre-échange
Sa mise en place définitive sera favorisée par des inégalités territoriales de plus en plus importantes. In fine, le TAFTA risque fort de consacrer la conception anglaise de l'Europe, au moment même du départ possible des Britanniques. Quelle ruse de l’histoire !
Dans cette aventure, les Anglais ont pour alliés l’Allemagne, dont l’orientation pro libre-échange est bien connue, même si les manifestations anti-TTIP s'y multiplient ces derniers temps, et si les associations de citoyens semblent décidées à ne pas se laisser faire.
Quoiqu'il en soit, la dislocation accélérée des États sociaux jugés trop lourds et coûteux au regard des nouvelles conditions de « libre concurrence » laissera libre cours à des logiques déflationnistes pires encore que celles que nous connaissons actuellement. L’Union économique et monétaire que Jean Paul Fitoussi avait décrite avec justesse comme « la démocratie privée, le marché souverain et la force impuissante », se disloquera sous les coups de boutoir des folies du « tout marché ». Car le TAFTA n’est rien d’autre, au fond, qu'un nouvel acte de foi dans les vertus du marché.
L’Union européenne a largement vécu. Alors que son partenaire américain est mû par un dessein, celui d’arrimer l’économie européenne afin de demeurer le pion central entre l’Atlantique et le Pacifique (avec notamment le TTP, le partenariat transpacifique), l’Union européenne, si elle signe le TTIP, indiquera par là-même qu'elle consent à se diluer dans l’informe magma des seules relations commerciales.

Et sinon, pour aller plus loin, le livre :