On finira bel et bien par assimiler Emmanuel Todd à un « prophète », lui qui vient de proposer de congédier Allah. N’est-ce pas lui qui pronostiqua, bien avant qu’elle n’advienne, la chute de l’Union soviétique[1] ? N’est-ce pas lui qui annonça, dès 2006 le déclin de la puissance américaine[2] ? Quant à l’évolution actuelle du monde arabe, force est de constater qu’elle accrédite avec force les hypothèses avancées en 2007 dans Le rendez-vous des civilisations[3].
Dans son dernier ouvrage, Allah n’y est pour rien (arretsurimages.net, avril 2011), Todd revient avec brio sur son interprétation démographique des évènements à l’œuvre au Moyen-Orient. Dans ce petit livre d’une centaine de pages tiré d’une émission télévisée, le politologue explique comment l’entrée dans la modernité des pays arabes était, pour lui, éminemment prévisible.
Élargissant ensuite l’application de sa méthode prédictive à de nombreux autres pays, il nous donne à penser le monde d’hier et de demain, et nous invite à une relecture des histoires de la France, de l’Allemagne, de la Chine, de la Russie ou de l’Iran.
Concernant le monde arabe, Emmanuel Todd considère qu’Allah doit plaider « non coupable ». Pour lui les actuelles secousses y sont absolument profanes, leurs causes étant essentiellement d’ordre démographique et anthropologique.
L’explication par l’anthropologie et la démographie
Selon Todd, plusieurs axes d’analyse s’imposent. Il pointe un premier facteur propre à induire de surprenants changements de paradigme : le taux d’alphabétisation. « Quand on sait lire et écrire, on peut lire un tract. On peut même en écrire un », s’amuse-t-il. Tout en rappelant que la Révolution française s’est produite quand 50% des hommes du Bassin parisien ont su écrire, il met l’accent sur l’excellent taux d’alphabétisation d’un pays comme la Tunisie.
Le second facteur, quant à lui, consiste en la baisse de fécondité, qui correspond également à une montée de l’alphabétisation des femmes. Tout comme l’alphabétisation des fils distend les liens avec les pères analphabètes et dilue le rapport à l’autorité, la chute du taux de fécondité signe une tendance à l’émancipation des femmes, et une modification de la nature des rapports hommes/femmes.
Le troisième facteur est anthropologique et permet d’interpréter les structures familiales. Celles-ci sont essentiellement patrilinéaires et relativement endogames dans le monde arabe. Toutefois, la progressive perte d’intérêt pour le mariage endogame se révèle un autre facteur puissant de modernisation. Initialement surpris que l’incendie se propage de la Tunisie à l'Égypte moins alphabétisé et à la fécondité demeurée élevée, le démographe fait par la suite le constat suivant : sur le plan des habitus matrimoniaux, l'Égypte n’est pas un pays arabe comme les autres. En effet, le taux d’endogamie y est passé de 25% à 15% en vingt ans. La société Égyptienne a donc subi une transformation très profonde.
Taux d’alphabétisation, de fécondité, d’unions endogames, structure familiales, tels sont les éléments qui, selon Emmanuel Todd, ont déjà fait basculer deux pays arabes, et en secouent beaucoup d’autres. Quant à Allah, il n’en n’est pas question ici. Si l’on a beaucoup dit après la mort d’Oussama Ben Laden, que les révolutions arabes l’avait tué avant les américains, la grille de lecture démographique autorise une autre lecture : l’islam fanatique de Ben Laden et de ses sicaires était l’expression d’une profonde « crise de transition » dans une région du monde en proie à une tectonique des plaques bien antérieure au 11 septembre 2001. Une « crise de transition » comme il y en eut d’autres auparavant, et comme nous serons probablement amenés à en voir à nouveau.
Violences post-révolutionnaires : une constante partout dans le monde
Le nazisme selon Todd ? Une crise de transition particulièrement violente, dans un pays, l’Allemagne, ou régnait un système de familial de type « souche inégalitaire », qui conditionne tout entier une conception non-universaliste du monde. Cela s’est conclu de manière sanglante pendant la Seconde guerre mondiale, et se poursuit aujourd’hui sous une forme considérablement pacifiée. Les structures familiales allemandes seraient, selon Todd, l’explication ultime de l’égoïsme de ce pays, et de sa piètre aptitude à la solidarité européenne.
Le communisme, selon Todd ? La crise de transition de pays possédant des structures familiales autoritaires et égalitaires, mais qui ne doit en aucun cas nous dissuader de croire en la vocation démocratique de la Russie, ou de la Chine.
Le khomeynisme iranien ? Sas de décompression d’un pays ayant vécu, en 1979, une révolution bien antérieure à celles de ses voisins arabes, et qui subit actuellement un spasme post-révolutionnaire naturel et temporaire Ce pays aux structures résolument modernes, maltraité pas des puissances étrangères lui ayant imposé un « effet de freinage », devrait très bientôt nous surprendre.
Quel avenir pour le monde arabe ?
Dès lors, partant tout à la fois de l’exégèse toddienne des pyramides des âges et des exemples russe, chinois, iranien, allemand, ou français, quelle issue envisager pour ces révolutions arabes qui semblent aujourd’hui marquer le pas ?
Pour le démographe, certaines sociétés arabes se sont transformées si vite que le rythme de stabilisation devrait être rapide. Face au pessimisme qui pourrait gagner l’observateur inquiet des violences interconfessionnelles en Égypte ou à la montée de la popularité du parti islamiste Ennadha en Tunisie, Todd nous renvoie aux temps longs de l’histoire et au souvenir de la Révolution française : « pour le moment, ça ne s’est pas passé trop mal en Tunisie (…) le Révolution française, vue d’aujourd’hui, est merveilleuse, mais si l’on additionne les massacres de Vendée et les guerres révolutionnaires, on arrive de tout de même à un million de morts ».
L’optimisme est moindre dès que l’on aborde le cas libyen, même si l’accroissement de l’alphabétisation et la baisse de la fécondité y ont débuté de manière encourageante. Pour notre auteur, la cause en est simple : la Libye est un pays de rente pétrolière. Dès lors, l’Etat central y est peu dépendant de l’impôt, donc de sa propre population, et peut s’offrir des mercenaires constituant un système répressif totalement désolidarisé du peuple.
Quoiqu’il en soit, de l’ensemble de ces convulsions révolutionnaire, Emmanuel Todd retient cet élément essentiel : l’islam est un facteur secondaire, voire négligeable. C’était déjà ce qu’il souhaitait montrer dans Le rendez-vous des civilisations, ouvrage répondant sans appel à la théorie bien connue du « choc des civilisations ». Mais, à vouloir absolument contredire Huntington, à supposer un rendez-vous, une convergence démocratique inexorable de toutes les Nations, n’en vient-on pas à accréditer malgré soi l’irénisme sans anicroches d’un Fukuyama et de la « Fin de l’histoire » ?
[1] La chute finale. Essai sur la décomposition de la sphère soviétique.
[2] Après l’empire. Essai sur la décomposition du système américain.
[3] Emmanuel Todd – Youssef Courbage, Le rendez-vous des civilisations.
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