Tout le monde se souvient
de Patrick Le Lay, ce PDG de TF1 qui avouait « vendre du
temps de cerveau humain disponible » à la publicité.
Ce qu’on ignore, en
revanche, c’est qu’il existe, au cœur même de Paris, fomentée
par un service public, une vaste entreprise de décérébration par
le bruit et de fabrication de temps de cerveau indisponible à toute
activité ayant quelque lien avec la lecture, la réflexion,
l’imagination, bref, avec les divers usages possibles de
l’intelligence.
Ça se passe sur la ligne
T3 du tramway parisien. Celle qui draine des hordes de braves gens
du Parc des expositions au stade Charléty : effet maximal
garanti.
Cela n’a rien à voir
avec les régurgitations vocales de ces téléphoneurs décomplexés
qui vous imposent en braillant la narration des péripéties de leurs
vies semi-ratées. Ni avec la vulgarité de tocards acnéiques
persuadés que plus un morceau de musique est odieux, plus il
convient de l’écouter fort. Ni même avec les clowneries sinistres du « Contrôleur de sourire ».
Car ce qui se produit
quotidiennement dans la ligne T3 du tramway parisien n’est ni une
occurrence accidentelle, ni d’une maladresse individuelle. Au
contraire, c’est planifié, centralisé, orchestré. Ca a été
élaboré dans le cerveau malade de quelque professionnel de la
« communication », digne héritier de ces bourreaux
sur-créatifs que le haut Moyen-âge employait à concevoir les
tortures les plus raffinées. Ca a été mis en place par la RATP et
ça s’appelle une « création sonore ».
Le principe en est
simple : à chaque station du tramway de la ligne T3, une voix
vous annonce le nom de l’arrêt. Deux fois. Puis vient une mini
pièce de musique, une sorte de jingle.
La voix est chaque fois
différente, car « c’est la voix du peuple, la voix
commune », nous explique-t-on ici. Tout le panel des
possibles est donc représenté. Hommes, femmes, enfants, se
succèdent dans la tâche sans cesse recommencée de bousiller votre
quiétude et de jouer avec vos nerfs.
Imaginé par « le
musicien Rodolphe Burger », le jingle, lui aussi,diffère à chaque station. Ainsi, surpris à tout instant, sans
cesse extirpé de sa rêverie solitaire, on est contraint de demeurer
aux aguets. L’esprit est accaparé, l’attention est siphonnée.
Que se passera-t-il au
prochain arrêt ? Un enfant hilare et un solo de flute vous
annonceront-t-ils la station « Ballard » ? Ou sera-ce
une femme enrouée sur fond de percussions centraméricaines ? Un
vieillard rappera-t-il l’arrêt « Desnouettes » ?
Ou le cèdera-t-il à un homme zozotant sur un Nocturne en ut ?
En tout état de cause,
quoiqu’on ait prévu de faire durant son trajet, mieux vaut n’y
plus songer. Au début, ne serait-ce que par souci de dignité, on
résiste un peu, on feint l’indifférence, on tente de faire fi.
Mais bien vite, après avoir relu dix-sept fois le même paragraphe
du dernier Goncourt et fusillé quelques grilles de Sudoku, la
volonté s’affaisse et l’on capitule.
Vous espériez finir un
journal ? Renoncez. Converser avec un voisin ? Oubliez.
Avoir enfin la paix après une longue journée de travail ?
Différez. Car sur la ligne T3, une chose et une seule est désormais
autorisée : écouter la bouche ouverte, les yeux vides et la
tête inerte, le tramway vous causer.
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Tu n'aimes pas Rodolphe Burger ? Musicien et Docteur en philosophie (je crois), cet artiste incomparable a sans doute "essayé". Tu ne trouves pas cela convaincant ? Tu as sans doute raison. En te lisant, petite critique que je t'adresse, je pense qu'un grand romancier aurait au contraire transfiguré tout ça en une éventuelle fiction, sidérante. Un prochain Prix Goncourt ? Grâce à toi !
RépondreSupprimerTiens, on a la même chose sur une ligne de tram à Strasbourg. Je crois qu'à au moins une station, c'est une célébrité locale, Roger Siffer.
RépondreSupprimerFaites comme tous les autistes (j'en suis un), mettez un casque ! Avec les oeuvres de Kat Onoma ;)
RépondreSupprimerQuoiqu'il en soit ce tramway est bien une réussite, la seule sans doute, à mettre au crédit de l'actuelle équipe municipale.
RépondreSupprimerJe n'en dirais pas autant de la fluidification de la circulation des boulevards. De plus, si j'en juge par la multiplication des places "handicapés" et de celles de livraison, Paris est devenue une ville de retraités tenant petit commerce. Si bien que celui qui termine un peu tard mettra peut-être 5 minutes pour rentrer de son lieu de travail mais 3/4 d'heure pour trouver une place.
Pas sûr que le bilan carbone y trouve son compte.
@Fredi m.,
Supprimerune réussite? Mais à quel prix! La circulation en voiture pour un banlieusard comme moi est devenue un enfer! Le tram et les voies de bus-taxi font qu'il devient même dangereux de tourner à droite dans Paris! Des gens en Vélib' sont morts à cause de ça...
On achève bien le banlieusard prolo (vous savez, l'ancien parisien ouvrier du Sentier, ou le travailleur des Halles du Châtelet et de la Villette parties à Rungis à la fin des années 60, prolo n'a pas survécu à la spéculation foncière des années 80...), et cerise sur la gâteau, pour être sûr qu'il ne viendra pas polluer Paris-Plage avec sa voiture hors d'âge, on flingue les voies sur berge! Rien que pour, je souhaite la défaite des socialistes en 2014! Mais malheureusement, si c'est pour NKM, je pense que rien ne changera, au contraire...
Paris devient le Versailles de Gauche (ou passez-moi le néologisme, s'Amélie Pouline...).
CVT
L'anarchiste refoulé par le réactionnaire qui sommeille dans le communiste que je suis me donne envie de m'engager comme "responsable de jingle" chez la RATP, peu importe l'intitulé exact du poste. Je passerais des chants de l'armée rouge à donf, des enregistrements de cours de première année de trompette et le rire de Christine Bravo en boucle.
RépondreSupprimerEn décembre 2010, j’étais intervenu sur le site « vous et la RATP », aujourd’hui disparu, pour dénoncer les annonces vocales dans les rames de métro.
RépondreSupprimerJ’empruntais alors quotidiennement la ligne 13 et ces annonces me rendaient malade, pour les raisons que vous décrivez fort bien : Impossibilité de lire, impossibilité de s’évader mentalement, impossibilité d’avoir une conversation suivie avec quelqu’un.
Voici un extrait de l’une de ces interventions :
---
Pendant plus d’un siècle, les gens ont été capables de se déplacer en métro sans qu’il soit nécessaire de leur hurler le nom des stations dans les oreilles.
Hurler ? Oui, en effet :
Le niveau sonore d’une rame de métro entrant en station avoisine les 80 décibels.
Pour que l’annonce soit audible, il faut passer par-dessus.
On peut hurler avec une voix suave, une voix mielleuse.
D’un point de vue phonétique, ces annonces ont été parfaitement réalisées.
La prononciation des mots est excellente : Les voyelles sont ciselées, les consonnes sont tranchantes.
Au mixage, l’égalisation semble avoir été poussée dans les fréquences moyennes, de sorte qu’elles traversent, transpercent toute autre émission sonore.
Impossible d’y échapper.
Quand vous parlez avec quelqu’un, elles interrompent votre conversation.
Quand vous écoutez de la musique, elles recouvrent le son de votre baladeur.
Quand vous lisez, elles brisent votre pensée au milieu d’un paragraphe.
Quand vous fermez les yeux, elles déchirent votre somnolence.
J’ai même acheté des bouchons d’oreille pour me protéger.
En vain.
La charmante voix vient se planter dans les tympans, et provoque l’instant d’après une décharge de stress dans l’estomac. A chaque station. Deux fois par station.
Il ya des bruits inévitables, tels que celui des essieux dans certaines courbes, et qu’il faut bien supporter.
Au contraire, ces annonces relèvent du gadget sonore.
C’est un bruit supplémentaire que l’on nous fait subir.
Un bruit superflu que l’on rajoute au bruit.
Une effraction sonore.
Une intrusion.
Autant de raisons de ne pas avoir de voiture, et encore moins de travailler !
RépondreSupprimerMerci pour cet excellent billet, qui démontre que toute amélioration technique n'est pas forcément un progrès.
RépondreSupprimerSeulement, si des personnes sensées comme vous renoncent à se battre pour faire supprimer cette nuisance au libre esprit humain, ces envahissements, ces effractions et autres occupations de nos esprits vont aller croissants.
Je vous engage plutôt, non seulement à envoyer votre présent billet à la RATP, mais surtout à lancer une pétition nationale en ligne et à alerter les médias, car cela concerne également d'autres villes en France, comme l'indique d'ailleurs le commentaire de Unknown.