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mardi 29 mars 2016

« La Turquie a peu à gagner à contrôler ses frontières », entretien avec Aurélien Denizeau





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Auteur de l’article « La Turquie entre stabilité et fragilité » paru dans le numéro de printemps 2016 de Politique étrangère (1/2016),  Aurélien Denizeau, doctorant en histoire et sciences politiques à l’INALCO. On peut lire ici une analyse qu'il fait de la situation intérieure turque.  
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L'accord signé entre l'Union européenne le 18 mars prévoit d'appliquer le principe du « un pour un ». La Turquie devra réadmettre sur son territoire tout migrant arrivé en Grèce en situation irrégulière. En échange, l'Union européenne s'engage à accueillir un réfugié syrien, en provenance de Turquie, et à le réinstaller dans un des 28 pays membres. Indépendamment du jugement « moral » que l'on peut avoir sur cet accord et des problèmes soulevés par les juristes, cela vous semble-t-il praticable ? La Turquie jouera-t-elle le jeu ?

Une chose est sûre à propos de cet accord : il est très fragile. En théorie absolue, cet espèce de compromis, censé protéger les frontières européennes tout en déchargeant un peu la Turquie de ses réfugiés pourrait fonctionner. Mais sa mise en application pratique me semble beaucoup plus difficile. Il est probable qu’on observera, à court terme, une baisse des arrivées vers l’Union Européenne, car la Turquie renforcera le contrôle de ses frontières. Elle en est parfaitement capable quand elle s’en donne les moyens. 

Le problème est que la Turquie n’a pas forcément beaucoup à gagner à maintenir ce contrôle des frontières. À long terme, il serait plus rentable pour elle de laisser partir les migrants, quitte à réadmettre ensuite ceux qui se sont seront fait attraper – en échange de l’accueil par les Européens d’un réfugié. Elle jouera peut-être le jeu, mais en tout cas, ses intérêts ne l’y poussent pas forcément.

Il faut ajouter que l’Union Européenne aura aussi du mal à remplir sa part du contrat : il est probable que d’interminables négociations auront lieu au sujet de la répartition des réfugiés venant de Turquie. Les Turcs le savent et c’est pourquoi ils sont tout aussi méfiants que les Européens sur l’efficacité de cet accord.  

Critiqué en Europe, l'accord l'est aussi en Turquie. Pourquoi ?

La plupart des Turcs – y compris parmi les partisans du président Erdoğan – considèrent aujourd’hui que l’accueil de plus de 2 millions de réfugiés syriens par leur pays a été une grave erreur, avec des conséquences lourdes pour le pays. En termes économiques, tout d’abord, la présence de cette population syrienne coûte cher à l’État. Elle peut profiter à certains patrons peu scrupuleux, mais les travailleurs turcs craignent qu’elle favorise le dumping social. Les conséquences sécuritaires de la présence des réfugiés ne sont pas négligeables non plus. Victimes d’incivilités quotidiennes, les populations du sud du pays et des grandes villes développent un sentiment d’hostilité envers les Syriens, associés à la délinquance, à la mendicité ou bien encore à un conservatisme religieux qui choque les Turcs les plus progressistes. N’oublions pas, par ailleurs, qu’au moins deux des attentats qui ont frappé la Turquie ces derniers mois impliquaient des terroristes entrés sur le territoire comme réfugiés...

Beaucoup de Turcs, aujourd’hui, estiment que leur pays n’a pas à retenir les migrants qui veulent partir vers l’Europe. Pour eux, l’argent que verse l’Union Européenne – et dont ils n’ont pas encore vu la couleur – est une compensation très insuffisante. Ils acceptent mal d’être payés (même 10 milliards) pour garder sur leur sol des gens dont les Européens ne veulent pas : c’est assez comparable au ressentiment des Français vis-à-vis du Royaume-Uni au sujet de la « jungle de Calais ». 

Certains observateurs considèrent que ces négociation de l'UE avec Erdoğan sur la question migratoire favorisent la dérive autoritaire du régime turc, puisque l'UE, qui ne pense plus qu'à obtenir la coopération d'Ankara, a renoncé à émettre quelque critique que ce soit lorsque les libertés (celle de la presse notamment) sont bafouées dans le pays. Qu'en pensez-vous ?

C’est une critique qui a été partagée par une partie de l’opposition turque, en effet. Il est certain que l’accord a forcé une partie des dirigeants européens à modérer leurs exigences envers Ankara. Toutefois, je crois qu’il faut nuancer cette approche.

D’une part, les partisans du gouvernement turc accusent au contraire l’Union Européenne de conditionner l’application de l’accord au respect de la liberté de la presse et des droits de l’homme. Pour eux, c’est une nouvelle occasion pour Bruxelles de s’ingérer dans leurs affaires. 

D’autre part, le triomphe électoral récent de l’AKP, le parti au pouvoir, a considérablement consolidé sa position. Théoriquement, le parti d’Erdoğan contrôle tous les leviers du pouvoir jusqu’à 2019, si ce n’est plus. Il est donc bien moins sensible aux critiques éventuellement exprimées par l’Union Européenne. Du reste, ajoutons que ces critiques sont parfois mal perçues par une frange de l’opposition turque, encore très souverainiste, et qui admet mal que des puissances étrangères s’immiscent dans les débats intérieurs turcs.

L'accord prévoit l'ouverture des négociations sur le chapitre 33, consacré à la politique budgétaire, dans le cadre de la candidature turque à l’adhésion à l’UE. Ankara demandait au départ l'ouverture de cinq chapitres. Pourquoi cette demande ? Existe-t-il un véritable projet turc d'adhésion à l'Union européenne à long terme ?

Il faut bien voir que pour l’AKP, le projet européen a toujours été avant tout utilitaire. Dans un premier temps, il a permis au parti de se maintenir au pouvoir, en reprenant ce projet qui était alors assez consensuel et en évitant ainsi une confrontation avec l’establishment militaire et judiciaire. Dans un deuxième temps, il a été utilisé par l’AKP pour ôter aux militaires tous leurs relais d’influence – sous prétexte d’alignement sur les normes démocratiques exigées par Bruxelles. 

Le regard turc sur l’Union Européenne a changé ces 15 dernières années. Le pays est devenu une puissance émergente, sa croissance est encore bonne, il a développé une diplomatie multidirectionnelle (malgré les ratés qu’elle rencontre depuis 2011). Parallèlement, les Turcs sont devenus de plus en plus eurosceptiques. La crise qui a frappé l’UE, et plus spécialement leur vieux rival grec, renforce bien sûr ce sentiment. 

Le gouvernement turc en a bien conscience et l’entrée dans l’UE n’est plus une priorité pour lui. L’adhésion, à long terme, n’est plus qu’une option. En revanche, il continue de demander l’ouverture de nouveaux chapitres de négociations car il estime que celles-ci peuvent avoir des conséquences positives (en termes de réformes économiques notamment) pour le pays. Du reste, l’idée est aussi de mettre les Européens au pied du mur, pour ne pas avoir à porter la responsabilité d’un échec des négociations. 

Concernant la levée de l'obligation de détenir un visa pour les citoyens turcs se rendant en Europe, avancée à juin 2016 à titre de contrepartie, le politiste Christophe Bouillaud explique dans un post de blog qu'elle doit être considérée à l'aune de la mise en place d’un pouvoir dictatorial en Turquie. « Quelle meilleure façon de se débarrasser de tous ces jeunes et moins jeunes empêcheurs de sultaner en rond que de leur permettre de partir tous vers cette belle Union européenne dont ils partagent les valeurs libérales et occidentales ? », s'interroge-t-il. Est-ce de cela qu'il s'agit, ou voyez-vous d'autre explications à cette exigence turque ?

Il est très difficile de répondre avec certitude à cette question : il est possible que les dirigeants turcs aient eu cette idée derrière la tête, mais rien ne l’indique de manière tangible. Et puis, je ne suis pas certain qu’ils aient intérêt à une telle politique. S’il est bien un domaine dans lequel l’AKP a connu de grandes réussites, c’est dans le développement économique du pays. Le gouvernement turc ne peut pas se permettre une « fuite des cerveaux » telle qu’a connu l’Iran, par exemple (et ce même si les « cerveaux » en question ont des velléités d’opposition).

Plus simplement, je pense qu’il s’agit ici de répondre à une réelle attente des Turcs : comme dans tout pays émergent, une classe moyenne se constitue, qui a soif de voyages et de tourisme. Après avoir développé le marché du tourisme intérieur, cette classe moyenne est de plus en plus attirée par les pays européens. Or, les démarches d’obtention de visas sont encore très difficiles pour les Turcs, qui souhaiteraient les voir supprimées – d’autant que beaucoup d’Européens, notamment les Français, peuvent aller en Turquie sans visa, ce qui crée un sentiment d’injustice. 



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