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vendredi 23 novembre 2018

Confrontation avec l'UE : où va l'Italie ? - Entretien avec Denis Collin






Denis Collin est agrégé de philosophie et enseignant. Spécialiste de Karl Marx, il a publié plusieurs ouvrages autour de la pensée de celui-ci. Plus récemment, il vient de publier Après la gauche (Perspectives libres, 2018). Bon connaisseur de l'Italie, il a accepté de répondre à quelques questions relatives à ce pays, alors que la confrontation Italie/Union européenne promet d'être longue.

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La coalition actuellement au pouvoir en Italie a engagé un bras de fer avec la Commission européenne autour de son projet de budget 2019. Elle refuse de modifier son projet de loi de Finances, qui prévoir un déficit de 2,4 % du PIB, alors même que le gouvernement précédent avait promis 0,8 % du PIB. Que pensez-vous de ce projet de budget ? Ne reste-t-il pas très néolibéral, finalement, même si je projet de « flat tax » n'a pas été à proprement parler mis en œuvre ?

Ce qui surprend tout observateur extérieur, c’est que ce projet de budget paraisse inacceptable par l’UE alors qu’il ne propose qu’un déficit de 2,4% contre 2,8% pour la France ! C’est Macron/Philippe et non Conte qui auraient dû recevoir les admonestations de Bruxelles. En outre, hors remboursement de la dette, le budget primaire italien est excédentaire et ce depuis plusieurs années – sur la dernière décennie, l’Italie est un bon élève européiste comparée à la France. Quand Moscovici déclare que l’économie italienne étant en surchauffe, elle n’a pas besoin d’un coup de pouce « keynésien », c’est une très mauvaise plaisanterie. La croissance italienne est à nouveau à 0 au dernier trimestre après une timide reprise. En outre les besoins de financements publics sont énormes, ne serait-ce que pour rétablir des infrastructures routières acceptables. Le drame du pont Morandi à Gênes a remis en lumière la dégradation du réseau routier laissé à l’abandon par les politiques austéritaires des gouvernements précédents. Si donc on devait faire un reproche à ce budget, c’est de n’être pas assez « keynésien », de ne pas prendre le taureau par les cornes. Il est vrai que Salvini est en fait un libéral sur le plan économique et que la baisse des impôts est son cheval de bataille (la fameuse « flat tax » qui revient à baisser l’impôt des plus riches). Et surtout Salvini n’a aucune intention de rompre définitivement les amarres avec l’UE et avec son allié intermittent, Silvio Berlusconi, dont le parti est membre du PPE. 

Certains analystes imaginent que Conte prépare déjà la rupture avec Bruxelles et la sortie de l’Italie de la zone euro, mais en faisant tout pour que la responsabilité en retombe sur les épaules de Bruxelles. Peut-être est-ce vrai. En France on ne parle que de Salvini, mais il n’est pas le gouvernement à lui seul et les ministres M5S sont loin d’être des imbéciles et ils semblent assez bien armés intellectuellement pour le bras de fer avec Bruxelles. Les membres du gouvernement Conte font régulièrement dire que, s’il le faut, l’Italie peut sortir sa propre monnaie, ce qui ferait exploser toute la zone euro.   

Une récente enquête de Médiapart explique pourquoi malgré ses contradictions internes la coalition actuellement au pouvoir est solide. Est-ce également votre avis ? Ne nous a-t-on pas dit et redit qu'il s'agissait de « l'alliance de la carpe et du lapin » ?

La solidité du gouvernement repose sur l’intérêt mutuel des deux partenaires qui se sont partagé les ministères mais sont aussi les représentants des deux parties de l’Italie : M5S au Sud, Lega au Nord. Leurs électorats sont aussi assez différents et la coalition se trouve ainsi très majoritaire. Mais les sujets de friction ne manquent pas. Salvini est partisan du TAV (le TGV Lyon-Turin) et le M5S est très engagé dans les mouvements « no Tav ». Et cette bataille est en Italie un marqueur politique important. Mais surtout Salvini et la Lega n’abandonnent pas la perspective d’une fédéralisation plus large de l’Italie. La Vénétie a voté par référendum son autonomie et les autres régions administrées par la droite et la Lega pourraient être tentées par la même orientation. Pour l’heure, ça ne change pas grand-chose aux pouvoirs des régions qui sont déjà bien plus étendus qu’en France. Mais la promesse que le Nord riche cesse de payer des impôts pour le Sud plus pauvre fait partie des « fondamentaux » de la Lega. Au contraire, le M5S veut garantir que l’État italien sera encore capable de transférer de l’argent vers le Sud – qui a encore de gros besoins en dépit des importants progrès accomplis au cours des dernières décennies. En gros Salvini est toujours un partisan de l’affaiblissement de l’État à l’inverse de Conte-Di Maio. Il y a beaucoup d’autres sujets de friction, comme, en ce moment, la question des incinérateurs et plus généralement toutes les questions qui touchent à l’environnement.

Enfin, après les élections européennes, les cartes pourraient être rebattues. Au niveau local, la Lega est toujours en coalition avec Forza Italia de Berlusconi et Salvini pourrait aller vers des élections anticipées avec en vue la reconstitution d’une alliance majoritaire de « centrodestra » dans laquelle cette fois Silvio Berlusconi occuperait la seconde position, comme force d’appoint d’un gouvernement Salvini. Le M5S retournerait alors à son statut de mouvement « gazeux » en ayant perdu dans l’affaire pas mal de plumes. 

Il se pourrait cependant que l’évolution de la Lega et de Salvini soit plus complexe que cette première approche donne à croire. Le passage de la Lega-Nord à la Lega va au-delà d’un changement de sigle. La « nationalisation » du parti s’est accompagnée d’une opération de changement profond dans l’appareil du « Carroccio  » après l’élimination du fondateur, Umberto Bossi qui s’était fait prendre les mains dans le pot de confiture. La composante xénophobe et parfois raciste de la Lega existe bien, mais le racisme était jadis tourné contre les Italiens du Sud, ceux qu’au Nord on appelle parfois « terroni » ce qu’on peut traduire en français par « culs-terreux ». Du moment que le parti est national, cette rhétorique anti-Sud ne peut plus fonctionner. La Lega Nord était très européiste (comme toutes les régions européennes candidates à la sécession d’avec leur État-nation. La Lega-Salvini est « eurosceptique » même si Salvini a toujours affirmé qu’il ne voulait pas la rupture avec l’UE – tout comme le Hongrois Orban d’ailleurs, un des piliers du PPE, que Salvini présente comme son ami. 

Pour donner un dernier argument en faveur de la solidité du gouvernement, on notera que ce qui unit les deux partis, M5S et Lega, au-delà des arrangements de circonstance, c’est un certain attachement à l’identité italienne et la volonté de redonner aux Italiens une certaine fierté d’être Italiens. Le M5S est, sur bien des points, plutôt proche de la France Insoumise, mais il est hostile à l’immigrationnisme que l’on trouve dans les diverses composantes du « centrosinistra ».

Un dernier mot sur ce point : la montée des Cinque Stelle (M5S) et de la Lega et la formation de ce gouvernement, qui nous paraît extravagant vu de France, est possible parce que l’Italie est une république parlementaire qui permet l’expression de la volonté populaire. Nous, nous avons une république semi-bonapartiste qui verrouille toute la vie politique et commence à produire des phénomènes inquiétants de décomposition.

Dans un article publié sur votre site, vous expliquez qu'il faut « cesser de regarder aujourd’hui avec les lunettes d’hier et de parler de fascisme à toutes les sauces ». Selon vous, la Ligue ne serait pas un mouvement fasciste. Quelles sont donc les différences notables avec le fascisme et comment caractériser le mouvement dirigé par Salvini ?

Le fascisme est une affaire sérieuse et traiter de fasciste toute personne qui vous est antipathique n’est pas une bonne manière de faire de l’analyse politique. Il y a, schématiquement, trois composantes pour faire un parti fasciste ou un État fasciste :
1) Un projet totalitaire. Le mot totalitaire est même à l’origine celui par lequel Mussolini définissait son projet – pour lui ce n’était pas une injure. Un projet totalitaire suppose l’absorption de la société civile dans l’État, le régime de parti unique, l’intégration des syndicats à l’État, etc. Il n’y a rien de tel dans la Lega, ni de près ni de loin. 
2) Le soutien du grand capital ou au moins d’une importante fraction du grand capital. Daniel Guérin dans La Peste brune avait bien montré que c’était une autre caractéristique fondamentale du fascisme. En Italie, le grand capital est européiste. La bourse de Milan n’aime pas du tout les extravagances du gouvernement. Les journaux favoris de la bourgeoisie milanaise, le Corriere della Sera à droite et la Repubblica à gauche tirent à boulets rouges sur Salvini.
3) La mobilisation violente contre les opposants, contre les boucs-émissaires et les syndicats. À Paris, on parle parfois de vague raciste en Italie. C’est la preuve que les « antifascistes » professionnels ne mettent pas les pieds en Italie. Il n’y a même pas de vague anti-française, mais seulement beaucoup d’agacement à l’endroit des donneurs de leçons de l’actuel gouvernement français. Il y a bien quelques mouvements violents autour de Casa Pound, mais ce n’est pas plus important que les « identitaires » français et les vrais fascistes violents sont aujourd’hui bien moins nombreux et bien moins puissants que dans les années 1970 – pour se rappeler cette période, il faut lire La Repubblica della stragi (« La République des massacres »), publié sous la direction de Salvatore Borsellino en 2018. Pas de squadristi salvinistes, pas d’attaques des locaux syndicaux, pas de chefs de gauche « purgés » à l’huile de ricin, pas de député PD assassiné…

L’antifascisme en l’absence de fascisme, cette posture que brocardait déjà Pier Paolo Pasolini, tel est l’antifascisme de beaucoup des opposants à Salvini. La Lega est un parti « bourgeois », partisan de la propriété capitaliste, et assez réactionnaire au sens strict, mais nullement un parti fasciste. Ou alors il faudra dire que finalement le fascisme ce n’était pas si grave !


Vous venez de publier un livre intitulé « Après la gauche ». Pourquoi n'y a-t-il a gauche en Italie, un pays où le parti communiste fut pourtant si puissant ? Le M5S n'est-il pas une nouvelle forme de gauche ?

Effectivement, la gauche en Italie fut sans doute plus puissante qu’en France à travers un parti communiste arrivé en tête, devant la démocratie chrétienne, quelques années avant de s’auto-dissoudre. Ce parti gouvernait des régions comme l’Émilie-Romagne ou la Toscane dans lesquelles il n’était pas seulement une puissance politique mais aussi une puissance économique à travers un vaste réseau de coopératives. C’était un parti ouvrier mais aussi paysan, exerçant un puissant attrait sur les classes intellectuelles et même dans l’ancienne aristocratie – les princes et ducs rouges ne manquaient pas ! A côté du PCI, il y avait un PS non négligeable, héritier en partie du mouvement antifasciste et du parti d’action. Après 1968, il y avait une extrême-gauche importante qu’on ne réduira pas aux groupes armés. 

De tout cela il ne reste rien ou presque. Le Parti Démocrate n’est pas un parti de gauche, mais une coalition de centristes et de gens de gauche passés au libéralisme économique. Il ne se reconnait pas dans la tradition social-démocrate et Matteo Renzi est une version italienne de Macron. De l’ancienne composante du PD issue du PCI, il ne reste même presque rien. Ce sont les affairistes et les gens de la démocratie chrétienne (DC) qui ont le contrôle du PD. Un certain nombre de personnalité PDistes ont repris leur liberté et participé à la fondation d’un groupe à gauche du PD, « Liberi e Uguali » (LeU, « Libres et égaux ») mais ce groupe a échoué électoralement (14 députés et 4 sénateurs élus) tout simplement parce qu’il a un passé chargé (Bersani, pour parler que de lui, n’est pas un perdreau de l’année) et qu’il reste attaché aux fondamentaux sociaux-libéraux et européistes du PD. Il a éclaté au cours de cet automne sans que l’on sache clairement ce qui pourra en sortir. 

Le M5S a récupéré une bonne partie de l’électorat de gauche et d’extrême-gauche mais il a aussi pris à droite et au centre. Cependant, il ne se réclame à aucun titre la tradition de la gauche italienne. Certaines de ses idées viennent de la gauche (mais elles étaient aussi partagées par la droite sociale, qui existait dans la DC) et d’autres, comme la décroissance, ne sont clairement ni de droite ni de gauche. C’est autre chose. Ce n’est pas non plus un parti de masse à l’ancienne (à la différence de la Lega) mais un mouvement où la plate-forme internet joue un rôle central. Beppe Grillo, qui continue sa carrière de comique, continue de donner la ligne, bien que les différents lieutenants en fassent un peu à leur tête. Plusieurs députés « cinquestellistes » ont refusé de voter la loi Salvini sur l’immigration et la sécurité et la discipline n’est pas la principale force de ce mouvement. 

Sur la question de l'immigration et dans le cadre, notamment, de la « crise des migrants », trouvez-vous légitime que les Italiens se disent « abandonnés » par l'Europe ? Comment expliquer que les deux partis de gouvernement, si différents soient-ils, semblent s'accorder sur l'idée du contrôle le plus strict de l'immigration ?

Il est évident que l’Italie a assumé très largement la charge de la crise migratoire pour des raisons géographiques compréhensibles. On a beaucoup parlé des bateaux humanitaires, mais la marine italienne a assumé pendant longtemps l’essentiel de secours. L’État italien a dépensé pas mal d’argent pour accueillir les réfugiés et de larges pans de la société italienne se sont mobilisés pour aider ces pauvres gens. Si on prend les chiffres globaux, il n’y a certes pas plus d’étrangers en Italie que dans beaucoup d’autres pays d’Europe et cette immigration est bien plus une immigration roumaine, albanaise ou marocaine qu’une immigration de gens arrivés sur des radeaux de fortune à Lampedusa ou Bari. Mais les 700.000 « boat people » accueillis au cours des cinq dernières ont créé un choc politique. Notons, par ailleurs, que l’Italie a naturalisé 1 million d’étrangers au cours des 15 dernières années. Tout cela pose des problèmes compliqués : budgétaires d’abord – on somme l’Italie d’être humanitaire mais elle doit tenir son budget – mais aussi d’intégration dans un pays dont la population diminue et dans lequel il y a plus de gens de plus 60 ans que de gens de moins de 30 ans. Beaucoup d’Italiens ont le sentiment que leur pays va disparaître et qu’ils seront « remplacés ». 

Maintenant quand on regarde le détail des mesures prises par le gouvernement actuel, on s’aperçoit que c’est à peine au niveau répressif de la France. Chose à la fois désolante et quasi comique : pour arriver en Italie en venant de France, vous n’avez aucun problème mais pour repartir d’Italie, vous trouvez des contrôles policiers français à peu près partout pour empêcher l’entrée d’immigrants illégaux. Il est même arrivé à la gendarmerie française de faire des rafles d’immigrés (mineurs inclus) et de les transporter nuitamment en Italie, en ne prévenant que le lendemain les autorités italiennes. Évidemment Salvini en a fait ses choux gras. Mais pendant ce temps, M. Macron et ses « collaborateurs » donnent des leçons de « progressisme » à la terre entière et à la « lèpre populiste » italienne en particulier.

Si l’immigration est l’objet d’un grand tapage politico-médiatique, personne en Italie ne demande l’arrêt de l’immigration – une telle mesure provoquerait d’abord une grave crise dans le maraîchage de la Calabre ou des Pouilles. Et Salvini précise pour qui veut l’entendre qu’il veut des immigrés honnêtes et pas des voyous…  Du reste les campagnes de Salvini sont dirigées en premier lieu contre les Roms, immigrés intra-européens, donc à peine des immigrés. Dans ce cas, il s’agit peut-être de défendre les mafias purement italiennes contre la concurrence déloyale des mafias roms… 

L'Italie vous semble-t-elle en mesure de résister durablement aux pressions européennes ? Quels sont ses atouts pour y parvenir ? Pourrait-elle finir, ainsi que l'annonçait Joseph Stiglitz en 2016, par sortir de l'euro ?

Les pressions de l’UE ont déjà commencé et pour l’heure le gouvernement ne semble pas prêt à reculer. L’Italie n’est pas la Grèce et les sbires de la finance risquent de se casser les dents. L’Italie, en effet est la deuxième puissance industrielle d’Europe, derrière l’Allemagne, car elle a gardé un tissu industriel dans le Nord mais aussi au Sud. Elle est également une puissance agricole. Elle exporte sa gastronomie, mais aussi son vin. La capitale de la mode et du luxe est autant, si ce n’est plus, Milan que Paris. Et si la dette publique italienne est plus importante que celle de la France, elle est tenue à plus des deux tiers par les Italiens eux-mêmes ce qui donne un sérieux avantage. En outre l’Italie est contributeur net au budget européen. Si on la prive de ses subventions européennes, elle pourra refuser de payer sa contribution et y gagnera et les prétentieux du genre Moscovici auront de bonnes raisons de trembler, cette fois. C’est pourquoi, à la dernière réunion de l’Eurogroupe, le ministre italien Tria a déclaré que l’Italie est forte et qu’il n’était pas question de changer le budget et que le verdict de l’UE lui était indifférent. Même dans les milieux d’affaires, on commence à trouver stupide de vouloir « punir l’Italie » qui a le gouvernement le plus populaire de la zone euro.

Le gros handicap de l’Italie est la fragilité de son secteur financier, largement passé entre les mains des banques françaises – qui du coup auraient beaucoup à perdre en cas de crise avec l’Italie – et surtout sa démographie. Démographie déclinante et croissance atone sont liées et du coup le chômage reste très important et beaucoup de jeunes s’expatrient. Ce qui aggrave le déclin démographique… Un cercle vicieux duquel il est difficile de sortir sans faire plus d’enfants ou sans faire appel à l’immigration….