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lundi 5 décembre 2016

Banques et dette italiennes : après le "non" au référendum, que va-t-il se passer ? - entretien avec Steve Ohana





Steve Ohana est économiste et professeur de finances à l'ESCP Europe. Il est l'auteur de Désobéir pour sauver l'Europe, un ouvrage très pédagogique sur l'Union européenne et sur la zone euro.

***
Hier s'est tenu un référendum décisif en Italie, relatif à la réforme constitutionnelle portée par Matteo Renzi. Le « non » l'emporté très largement et Renzi a immédiatement annoncé sa démission. Un tel scénario, anticipé avec anxiété par tous les acteurs et observateurs des marchés, avait fait pronostiqué l’apocalypse au Financial Times , qui est allé jusqu'à prévoir la faillite de huit banques. Pourquoi un tel alarmisme ? Quelle est la situation exacte des banques transalpines et à quoi est-elle due ?
Comme aux États-Unis, en Espagne ou en Irlande, les banques italiennes ont octroyé des prêts en grande quantité avant la crise de 2008, à des ménages et à des entreprises qui, aujourd’hui, n’ont pas les moyens de les rembourser.
Trois caractéristiques de l’Italie rendent la situation particulièrement critique aujourd’hui. D'abord l’exécutif italien s’est refusé à assainir le système bancaire de façon systématique et globale, comme l’ont fait par exemple l’Espagne et l’Irlande. Au lieu de procéder à une restructuration systématique de l’ensemble des banques, Matteo Renzi a opéré par recapitalisations successives des plus petites banques (certaines au cours de l’année 2015, d’autres à l’été 2016 via le fonds privé Atlante). Il a sans doute parié sur une sortie de crise dans la zone euro, qui aurait pu permettre à la plupart des crédits à risque d’être finalement remboursés, et aux grosses banques d’absorber les petites banques plus fragiles.
Ce pari a été perdu. Le résultat est un système bancaire italien composé de banques « zombie », avec des actifs à la valeur incertaine et des fonds propres très insuffisants pour leur permettre de se financer et de prêter normalement. Or, l’économie italienne étant très dépendante de son système bancaire, la fragilité des banques italiennes perpétue la crise de demande, ce qui, en retour, nuit à la solvabilité des emprunteurs et donc à la santé des banques. C'est un cercle vicieux.
La reprise constatée en zone euro depuis deux ans est aussi très timide dans la Péninsule, les prix de l’immobilier continuent de chuter à l’inverse du reste de la zone euro et en particulier de l’Espagne et le taux de prêts non performants dans les banques italiennes est aujourd’hui le plus élevé de toute la zone (environ 18% du total des prêts). On estime aujourd’hui les prêts non performants à 360 milliards d’euros et les besoins en capitaux propres des banques italiennes à environ 40 milliards d’euros.

Et l'Union bancaire, alors ? Elle ne sert à rien dans le cas italien ?
Disons que depuis 2015, les nouvelles règles de résolution bancaire instaurées par « l’Union Bancaire » interdisent à un État de l’UE de recapitaliser ses banques sans faire prendre des pertes aux « créanciers non protégés » (détenteurs de « dette subordonnée », déposants au-dessus de 100 000 euros…). Et le retard pris par l’exécutif italien dans l’assainissement du système bancaire prend une tournure presque tragique dans ce contexte.
En effet, une grande partie des créanciers non protégés des banques italiennes se trouvent être des particuliers. Ainsi, 2 milliards des 5 milliards de dette subordonnée de la banque Monte Paschi di Siena, aujourd’hui au centre de tous les regards (35% de prêts non performants), sont détenus par des particuliers. L’été dernier, un retraité qui avait perdu 100 000 suite à la mise en faillite par l’Etat de la Banca Popolare dell’ Etruria e del Lazio s’était suicidé, provoquant un émoi important en Italie.
Ce dernier point souligne la faillite de gouvernance patente au sein des banques italiennes. Les liens de connivence entre managers et milieux politiques ont permis de mettre le couvercle sur des politiques de gestion de risque plus que laxistes et des pratiques frauduleuses dont l’ampleur commence tout juste à être découverte. Ainsi, de nombreuses banques du Nord de l’Italie ont proposé aux particuliers des produits appelés « azioni baciate» (« kissing shares »), c’est-à-dire des « prêts adossés à des actions », par lesquels les banques prêteuses proposaient aux emprunteurs d’utiliser une partie du prêt octroyé pour acheter des actions…émises par les banques prêteuses !
Ces pratiques ont débouché sur une crise sociale dans la région de Venise où les banques locales- mises en faillite puis rachetées à l’été 2016 via le fonds Atlante- jouaient un rôle fondamental dans le financement de l’économie et jouissaient de la confiance quasi aveugle des petits épargnants. Ensuite, la crise est devenue politique quand ont été découvertes la longue omerta de la classe politique et des régulateurs bancaires sur ce type de pratiques et l’incapacité des leaders politiques italiens à compenser correctement les épargnants floués.
Dans ce contexte politiquement chargé, on comprend bien pourquoi Matteo Renzi insiste tellement auprès des leaders européens pour recapitaliser directement les banques italiennes sans faire prendre de pertes aux créanciers non protégés… Mais Angela Merkel s’y refuse obstinément depuis plusieurs mois, de peur de miner la crédibilité de l’Union Bancaire.

Mais en quoi la victoire du « non », ici, est-elle un problème européen ? La question soumise aux électeurs était une question institutionnelle interne à l'Italie, et n'avait pas grand chose à voir avec les difficultés bancaires en zone euro....
Disons que ce « non » peut ouvrir une période d’incertitude politique qui pourrait décourager les investisseurs pressentis pour participer aux plans de recapitalisation privés actuellement mis en place pour venir au secours des banques italiennes les plus fragiles, en particulier la banque Monte Paschi. Dans ce cas, la seule issue serait la nationalisation de la banque par l’État italien (qui pourrait emprunter directement sur les marchés ou auprès du Mécanisme Européen de Stabilité si la situation devenait trop tendue sur les marchés).
Là, si Angela Merkel reste aussi inflexible sur le respect des règles de l’Union Bancaire, ceci déboucherait sur de nouvelles ponctions de petits épargnants particuliers et l’aggravation de la crise politique dans la Péninsule.

Justement, s'agissant d'Angela Merkel : a-t-elle vraiment intérêt à rester inflexible ? On sait le système bancaire européen interdépendant et fragile. N'existe-t-il pas un risque de contagion à d'autres pays de la zone euro ? Le géant allemand Deutche Bank, par exemple, qui s'est trouvé dans la tourmente l'été dernier, peut-il être touché ?
Pour l’instant, force est de constater que les effets de contagions du problème bancaire italien restent assez limités, malgré le fait que la victoire du « non » au référendum était largement anticipée par les marchés depuis quelques semaines. C'est dû, à mon avis, à trois phénomènes.
D'abord, le système bancaire européen est perçu comme mieux capitalisé aujourd’hui qu’il ne l’était au début de la crise. Les capitaux propres des banques européennes sont visiblement considérés comme suffisants pour absorber des pertes sur leurs expositions aux banques italiennes (les banques françaises sont les plus exposées à ce risque, à hauteur d’environ 50 milliards d’euros).
Ensuite, les banques italiennes aujourd’hui au centre de toutes les attentions sont des banques de dépôt traditionnelles qui participent peu à la liquidité sur les marchés financiers continentaux et mondiaux.
Enfin, l'un des canaux de contagion les plus importants est le marché des dettes souveraines. Or, même s’il y a un stress perceptible sur la dette italienne, celui-ci est contenu par la présence de la BCE sur les marchés de dette souveraine et par sa promesse implicite d’acheter davantage de dette sur les marchés en cas d’aggravation du stress.
De ces trois points, seul le premier est, à mon avis, susceptible d’évoluer défavorablement par la suite. Ainsi, des estimations indépendantes effectuées par des chercheurs de la New York University, dressent un tableau assez alarmant du système bancaire européen, chiffrant les besoins de fonds propres des banques européennes à 250 milliards d’euros (dix fois plus que l’estimation fournie par l’Autorité Bancaire Européenne lors des stress tests bancaires de 2014), dont 170 milliards pour les cinq plus grandes banques françaises.
Quant au problème de Deutsche Bank, il est pour le moment repassé en second plan mais susceptible de resurgir à tout moment, la banque étant notoirement sous-capitalisée et n’ayant jusqu’à présent pas réussi à trouver une solution pour se recapitaliser de façon privée.

Mais comme le vous le soulignez, on n'imagine pas la BCE rester les bras croisés en cas de gros pépin. De quels outils dispose-t-elle ?
La BCE rachète aujourd’hui pour 80 milliards de dette souveraine des pays de la zone euro chaque mois, selon une clé correspondant à la part de chaque pays dans son capital. Elle pourrait modifier à la marge cette clé d’une manière favorable à l’Italie, mais cela serait vu évidemment chez les conservateurs allemands comme une « largesse » injustifiée aux nations dépensières. Elle n’aurait cependant pas trop de mal à justifier cette politique si la panique s’empare des créanciers de l’Italie et si l’enjeu devient, comme en 2012 avec l’OMT, la survie même de l’euro.

Et ça pourrait arriver ? On a assisté ces derniers jours à une remontée des taux (au dessus de 2%) sur les titres de dette italiens, mais on est quand même loin de la situation de 2012, où ces taux étaient montés autour de 7 %...
Oui, je crois que la nature de la crise actuelle est fondamentalement différente de celle que nous nous avons connue. Jusqu’en 2012, qui a vu l’annonce par Mario Draghi de l’OMT, la zone euro était confrontée au risque d’effondrement à court terme du système bancaire via la dépréciation des titres de dette souveraine sur les marchés. Ce risque, de nature financière et bancaire, est aujourd’hui écarté grâce à l’assurance fournie par l’OMT que les titres de dette souveraine italiens et espagnols ne seront pas autorisés à se déprécier au-delà d’une certaine limite sur les marchés.
La zone euro est aujourd’hui confrontée à un risque plus sournois et plus existentiel : celui du rejet politique du statu quo de la zone euro dans un nombre de plus en plus grands de pays et, à terme, dans les urnes. Certes, le vote négatif au référendum grec sur le nouveau mémorandum de la Troïka de l’été 2015 n’a pas conduit à une dislocation de la zone euro car Alexis Tsipras a finalement fait le choix de capituler devant les exigences des créanciers de la Grèce. Mais, il n’est pas certain qu’il en soit de même à l’avenir.
Le doute omniprésent quant à la survie politique de la zone euro à moyen terme est destructeur et auto-réalisateur. Les investisseurs imposent aux pays périphériques une prime de risque sur leurs taux d’emprunt, due au risque de défaut ou de redénomination de leur dette en devise locale. Les déposants participent également à une fuite des capitaux de la périphérie vers les pays cœur, de peur de voir leur épargne convertie en devise locale.
Le résultat de ces comportements est le suivant : des investissements en berne, des taux d’intérêt trop élevés au regard de la croissance et de l’inflation, une dette publique et privée qui s’accroît continûment en pourcentage du PIB, un besoin d’épargne privé et des efforts d’austérité supplémentaires de la part des ménages et des gouvernements. Tout cela mine la croissance, aggrave le sentiment de colère des classes moyennes, et renforce finalement le risque d’un vote pour un parti favorable à la sortie de l’UE ou de l’euro dans tous les pays, y compris les pays créditeurs…
C’est un cercle vicieux infernal dont il est impossible de sortir dans le cadre du statu quo actuel de la zone euro. C’est ce cercle vicieux qui pose aujourd’hui un risque existentiel à la zone euro à moyen terme, plutôt que le risque de marché sur les dettes souveraines à court terme, que la BCE parvient à contenir.

Paradoxalement, la victoire du « non » au référendum réduit le risque d’une ascension au pouvoir du Mouvement Cinq Étoiles dans l’année qui vient (rappelons que les prochaines élections doivent avoir lieu au plus tard en 2018). La victoire du « oui » aurait été beaucoup plus explosive.
En effet, la réforme constitutionnelle proposée au vote, combinée à celle déjà passée à l’été 2016, aurait eu pour effet de donner au M5S les moyens de gouverner le pays sans avoir besoin de former une coalition majoritaire avec d’autres partis (ce que ce mouvement est incapable de faire à l’heure actuelle). Il aurait donc pu, en particulier, proposer au peuple italien un référendum sur l’appartenance à l’UE ou engager un bras de fer avec la Commission Européenne et l’Allemagne sur la gouvernance de la zone euro, dont l’issue aurait pu être cette fois l’implosion désordonnée de la zone, étant donné le rôle central de l’Italie dans le marché obligataire européen (rappelons que le marché de dette souveraine italien est le plus important de la zone euro et le troisième plus important au monde).
Avec la victoire du non, le risque, plus « conventionnel », est celui d’une nouvelle période de paralysie politique de la Péninsule, pouvant mener finalement, après une période de blocage plus ou moins longue, à la formation d’un nouveau gouvernement de coalition favorable au statu quo, celle-ci contribuant à prolonger et aggraver le pourrissement de la situation économique, sociale et politique de la Péninsule, selon le processus décrit précédemment.

Ce qui n'est guère réjouissant !
Non. Mais à mon avis, il faut plus s’inquiéter à court terme de la situation néerlandaise, où le parti anti-euro PVV, emmené par Geert Wilders, est donné largement en tête des sondages aux élections de mars 2017. 


samedi 3 décembre 2016

Référendum en Italie : pourquoi l'Europe va trembler.



«En Italie, les gens sont de plus en plus déçus par l'euro. Les Italiens commencent à réaliser que l'Italie ne fonctionne pas bien dans l'euro», expliquait Joseph Stiglitz au journal allemand Die Welt début octobre. Le prix Nobel d'économie pronostiquait donc un «Italexit» (une sortie italienne) dans un proche avenir.
Le référendum à haut risque qui se tient dans la Péninsule ce dimanche peut-il aboutir à ce résultat? Les deux éléments paraissent a priori sans lien puisque la consultation portera sur l'équilibre des institutions italiennes. Toutefois, la crise politique susceptible d'en résulter dans ce pays à l'économie en berne pourrait secouer l'Europe durement. Après la crise grecque de 2015 et le «Brexit» de juin 2016, ce pourrait être un nouvel acte de l'effondrement européen qui se joue sous nos yeux.
Sur quoi le référendum porte-t-il?
On pourrait croire qu'il ne concerne que les Italiens puisque le scrutin du 4 décembre porte sur un projet de réforme constitutionnelle. Ce projet est soumis au peuple faute d'avoir obtenu la majorité des deux tiers nécessaire à une simple adoption parlementaire.
Le texte prévoit de transformer la chambre haute du Parlement pour en faire un «Sénat des régions» au périmètre réduit, en diminuant des deux tiers le nombre de ses membres et en lui conférant un rôle essentiellement consultatif. Il s'agit d'abaisser les pouvoirs de ce Sénat et de mettre fin au «bicaméralisme parfait» qui donne exactement les mêmes prérogatives aux deux chambres, que ce soit pour le vote des lois ou pour celui de la confiance au gouvernement. En effet, le fonctionnement actuel des institutions est jugé source de lenteurs et d'instabilité politique (Rome a connu 63 gouvernements en 60 ans....). En tout état de cause et comme expliqué sur le site Telos, «il s'agirait d'une rupture symbolique très forte [car] le bicaméralisme parfait [...] caractérise la vie politique italienne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale […]. Pour les constituants de 1946, il s'agissait alors de consolider autant que possible la digue démocratique, au sortir de vingt ans de fascisme».
Mais si le résultat du référendum est décisif pour l'Europe, c'est parce que le Premier ministre Matteo Renzi y a lié son avenir. Certes, quelques expériences récentes nous enseignent qu'il faut rester prudent face aux sondages. Pourtant, force est d'admettre que dans le présent cas, ils vont tous dans le même sens. Tous mettaient le «oui» en tête au début de l'année 2016. La tendance a commencé à s'inverser au printemps, puis s'est complètement retournée. Le «non» est aujourd'hui donné vainqueur par tous les instituts. Il faut dire que dans les faits, le scrutin s'est transformé en vote pour ou contre Renzi. Plébiscité lors de son arrivée au pouvoir, le Chef du gouvernement a énormément déçu depuis.
Que se passera-t-il si Renzi perd?
Quelques excentriques espèrent qu'il démissionnera au profit d'un «gouvernement technique» susceptible de vaincre la «résistance au changement» des Italiens et de les convertir pour de bon à l'austérité. C'est par exemple le cas de The Economist. Dans un éditorial intitulé «Pourquoi l'Italie devrait voter non à son référendum», l'hebdomadaire britannique explique: «La démission de M. Renzi peut ne pas être la catastrophe que beaucoup craignent en Europe. L'Italie pourrait se doter d'un gouvernement technocratique de transition comme elle l'a souvent fait par le passé. Si, toutefois, un référendum perdu devait suffire à déclencher l'effondrement de l'euro, ce serait le signe que ce dernier était très fragile, et que sa disparition n'était qu'une question de temps».
Une telle option n'est pas celle privilégiée par les économistes de chez Natixis. Ces derniers ont étudié le sujet, et ont tout intérêt à l'avoir fait soigneusement tant le système bancaire européen serait secoué en cas de crise politique italienne. Dans une étude publiée cet été, la banque française n'estimait qu'à 15% la probabilité de remplacement de l'exécutif actuel par des technocrates. Elle penchait plutôt (probabilité = 25%) pour plusieurs mois d'impasse politique suivis de l'organisation d'élections législatives anticipées.
Problème: la loi électorale a changé elle aussi. «L'Italicum», voté à l'arraché au printemps 2015 après que Renzi a du engager la responsabilité de son gouvernement sur le texte, est entré en vigueur le 1er juillet dernier. Elle forme un «package» avec la réforme constitutionnelle proposée aux suffrages dimanche, l'Italicum instaurant un système majoritaire à deux tours avec une grosse prime pour le parti arrivé en tête au second tour, ou le cas échéant, pour celui ayant obtenu plus de 40% des voix au premier. Le but est là aussi de renforcer la stabilité politique, en assurant à la Chambre - dont les pouvoirs relatifs croîtront si les Italiens votent «oui» au référendum - une majorité absolue.
Mais il se trouve que la loi électorale Italicum est actuellement... en cours d'examen par la Cour constitutionnelle. Comme l'explique La Tribune dans une analyse faisant saillir l'invraisemblable complexité de la situation, «il existe une possibilité que cette loi soit invalidée en partie avant le scrutin et que donc la loi électorale ne s'applique qu'en partie». Et encore, pour la seule Chambre des députés puisque l'Italicum ne concerne pas le Sénat.
En somme, c'est le chaos assuré, avec des parlementaires élus on ne sait encore comment, et deux Assemblées de coloration peut-être différente.... mais conservant des pouvoirs identiques si le «non» l'emporte dimanche. L'une d'elles pourrait en effet être arrachée par le Mouvement 5 Étoiles (M5S), ce dernier poursuivant sa montée en puissance après avoir brillé aux dernières élections municipales.
Voilà donc de quoi faire paniquer «les marchés» et toute l'Europe à leur suite. D'autant que le vote intervient dans un contexte économique passablement dégradé.
Un contexte économique propice à la tempête
La situation économique de l'Italie est mauvaise. Le PIB croît mollement, et n'a même pas retrouvé son niveau d'avant la crise de 2007-2009. Le «Jobs act», l'une des grandes réformes de Renzi (et prédécesseur de la «loi travail» française), a eu beau «flexibiliser le marché de l'emploi», le taux de chômage continue d'évoluer autour de 11,5%. Les entreprises et l'État investissent peu.
Surtout, la dette italienne dépasse les 2000 milliards d'euros (six fois plus que le montant de la dette grecque...). Elle est la plus élevée de la zone euro, et une instabilité politique durable ne manquerait pas de hâter le mouvement de remontée des taux sur cette dette. Cette remontée a déjà commencé en Europe à la faveur de l'élection de Donald Trump aux États-Unis et de ce que les marchés anticipent de sa future politique économique. L'économiste Olivier Passet va jusqu'à commenter le phénomène en ces termes: «Les Trumponomics, c'est le coup fatal pour la zone euro».
On n'en est pas là. Et l'on est loin des années 2011-2012 où les taux sur les dettes italiennes et espagnoles étaient montés à des niveaux tels (jusqu'à 7% pour l'Italie), que la Banque centrale européenne avait dû prendre des mesures exceptionnelles et promettre à la face du monde de faire «tout ce qui est nécessaire pour sauver l'euro».
Pour autant, les taux auxquels emprunte Rome sont déjà repassés au-dessus des 2% (contre 1,5% pour l'Espagne ou 0,7% pour la France), alors même que le pays - comme les autres membres de l'eurozone à l'exception de la Grèce - est soutenu par a BCE. Dans le cadre de son Quantitative easing (QE), l'Institution de Francfort rachète pour l'heure un total de 14 milliards d'euros dette italienne tous les mois. Sentant que cela ne suffirait bientôt plus, la Banque centrale a laissé entendre qu'elle était prête à voler au secours de l'Italie après le référendum. Sans doute augmentera-t-elle pour ce faire le montant de ses rachats mensuels.
Reste enfin la question des banques de la Péninsule. On les sait très fragiles, elles qui ploient sous le montant ahurissant de 360 milliards d'euros de créances douteuses ( plus de 20% du PIB du pays!). De plus, la manière dont (dys)fonctionne de l'Union bancaire interdit à l'État italien de les recapitaliser sur fonds publics. Une telle situation conduit ainsi le Financial Times à prédire rien moins que la faillite possible de huit banques italiennes en cas de «non» au référendum, notamment celle du géant Monte dei Paschi di Siena. Cet établissement vole de sauvetages en sauvetages (sur fonds privés) et a tout de même perdu plus de 85% de sa valeur en bourse en un an...
Apocalypse now?
Certains autres titres de la presse européenne n'y vont pas non plus de main morte. Pour le quotidien britannique The Independant, «le résultat du référendum italien pourrait être le début de la fin de la zone euro». Une opinion que semblent partager les Allemands de l'hebdomadaire Focus, qui pointent un risque «d'Italexit». En France enfin, Le Point titre: «Italie: un référendum plus dangereux que le Brexit».
Alarmisme exagéré? Difficile à dire. En tout cas, pendant que l'on s'inquiète (avec raison) de l'Italie, on tend à oublier que le 4 décembre se tient aussi le «deuxième-second-tour» de la présidentielle autrichienne. Après que la Cour constitutionnelle du pays a annulé l'élection de l'écologiste Alexander Van der Bellen en mai, celui-ci est à nouveau contraint de mener campagne contre le candidat du Parti libéral d'Autriche (FPÖ) Norbert Hofer. Lequel pourrait devenir, s'il gagne cette fois-ci, le premier président européen issu d'un parti d'extrême-droite.
Nous ne sommes certes qu'au début de décembre mais en Union européenne, de toute évidence, c'est déjà Noël !

Article initialement publié sur le site du Figarovox

jeudi 10 mars 2016

La revue de presse de L'arène nue - du 7 au 12 mars 2016







Quelques articles qu'on pourra lire / vidéos que l'on pourra écouter pour faire le tour de l'actualité européenne de la semaine. 
Les passages les plus alléchants sont mis en exergue. C'est pour faire saliver : miam. 

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1/ "Pour que l'Europe soit sauvée, il faut lever le tabou sur les nations" - Wolfgang Streeck, Le Monde, 2 mars 2016 (article de la semaine précédente donc, mais à lire) 

"Après les polémiques obligées sur le traitement de faveur que réclament éternellement les Britanniques, alors que toutes les nations européennes rêvent depuis belle lurette d’en réclamer autant, on est passé à la procédure bruxelloise classique : la négociation d’un bon vieux communiqué grâce auquel tous les gouvernements concernés ainsi que l’eurocratie peuvent croire et faire croire qu’ils ont eu gain de cause. L’établissement de tels textes, où de grands thèmes se trouvent émiettés en petits détails technocratiques incompréhensibles pour le profane, est désormais un art développé à la perfection par Bruxelles ; peut-être son seul art et, en tout cas, de loin le plus marquant. Le problème, qui n’a pourtant jamais gêné les responsables politiques européens, c’est que, régulièrement, l’accord ainsi atteint perd sa substance au bout de quelques mois et exige alors une nouvelle révision collective, une nouvelle pseudo-solution. Mais en attendant, on a obtenu le calme, et tant qu’au round suivant nul ne se souvient du dernier, le travail sur ce qu’on ose appeler l’idée européenne peut tranquillement se poursuivre. "

= => Pour lire la suite, c'est ici


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2/ "L'Allemagne a la croissance qui flanche", Alexandre Milicourtois, Xerfi canal, 8 mars 2016

" L’Allemagne, pays vieillissant vit aujourd’hui les vicissitudes d’un créancier dans un environnement de rendements en berne et de prix d’actifs de plus en plus instables. Bref, le pays, qui n’a de cesse de provisionner pour ses retraites, voit sa rente de plus en plus menacée (…) Créancière du reste du monde, l’Allemagne est de fait exposée aux risques des autres. Risque financier d’abord : les banques allemandes ont subi de lourdes pertes sur les marchés américains lors de la crise des subprimes ou sur le marché immobilier espagnol, qui se complique maintenant d’un risque juridictionnel, lié aux procédures engagée par les clients. Risque de croissance aussi avec la panne du commerce mondial. Jusqu’en 2014, l’Allemagne avait été servie par l’histoire. L’émergence synchrone de grandes économies en voie d’industrialisation rapide très demandeuses de biens d’équipements comme la Chine ou le Brésil et l’ouverture de vastes marchés à la consommation avides du made in Germany comme la Russie poussaient les exports. Et peu importe la panne de la zone euro, car le jeu s’était déplacé ailleurs. Oui mais le jeu est cassé. Le Brésil et la Russie ont décroché et la Chine a brutalement atterri. La concurrence s’est aussi durcie avec les industriels japonais qui ont profité de la baisse du yen et les entreprises du Sud de l’Europe devenues plus compétitives avec l’écrasement de leurs coûts de production ". 

= => Pour mater la vidéo, c'est là. 

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3/ "L'Allemagne redécouvre l'extrême-droite" Le Point, 9 mars 2016. 

" Est-ce la fin de l'exception allemande ? Alors que les partis d'extrême droite ont pignon sur rue dans la plupart des pays européens, l'Allemagne se distinguait jusqu'à ce jour par l'absence d'une force politique bien implantée à la droite de la droite démocratique. Les petites formations d'extrême droite se contentaient de faire des poussées de fièvre aux régionales avant de disparaître à nouveau. Jamais un parti d'extrême droite n'a passé la porte du Bundestag, le Parlement allemand. Le tabou moral imposé par la catastrophe nazie, la bonne santé économique du pays faisaient rempart aux populistes et aux démagogues. Mais l'afflux de réfugiés et les craintes qu'il a fait naître sont-ils en train de faire sauter ce verrou ? "

= => Vous êtes à un click de la suite, qui est ici
==> Pour aller plus loin : un long (et bon) article (en anglais) sur le parti AfD est disponible sur le Spiegel Online, là. 

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4/ La recette du miracle allemand ? Un marché du travail moins flexible qu'en France, Guillaume Duval, Alternatives économiques (c'est une reprise, mais qui s'insère idéalement dans le débat sur la "loi travail") 


"Entre la France et l’Allemagne, il n’y a pas photo : les salariés allemands restent sensiblement mieux protégés contre les licenciements que leurs homologues français. Un constat qui peut sembler contre-intuitif : les réformes menées au début des années 2000 par le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder sont en effet souvent accusées d’avoir libéralisé à l'excès le marché du travail allemand.  Ces réformes ont en effet entraîné un développement spectaculaire de la précarité outre-Rhin. Multipliant le nombre des personnes qui ne bénéficient pas de ces protections réservées aux seuls salariés en CDI. Mais les différentes formes d’emploi précaire n’en restent pas moins sensiblement moins fréquentes en Allemagne que chez nous, où elles sont de longue date très répandues : en 2014, l’emploi précaire touchait ainsi selon Eurostat 16 % des salariés français, contre 13,1 % des Allemands". 

= => La suite se trouve là.

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5/ Will Italian banks spark another financial crisis ? Global Risk Insights, 7 mars 2016

"Some have compared the risk of an escalating financial crisis in Italy to the seemingly perennial debt crisis in Greece that has ravaged European markets and tested European unity several times since 2008 as investors and EU members alike feared uncontrollable contagion. This has resulted in the multiple EU bail outs granted since then.However, judging by the numbers it is clear that the financial risks posed by Italy are not comparable to Greece – they are far worse.While Greece holds the top spot in the EU for the worst debt-to-GDP ratio, Italy comes in second place with a debt-to-GDP ratio greater than 132% according to Eurostat. So what makes Italy so much worse?  While Greece has more than once brought the global financial markets to the brink, it is only the 44th largest economy in the world.  Italy represents the 8th largest economy in the world.A deteriorating financial crisis in Italy could risk repercussions across the EU exponentially greater than those spurred by Greece" .  

= => Yes, yes, I know it's in English, fuck yeah !


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6/ Interview de Marcel Gauchet sur France Inter pour la sortie de son nouveau livre, 11 mars 2016.

- Et si toutes les nations européennes se mettaient à se comporter comme les Anglais ?
- Marcel Gauchet : et bien ce serait un progrès (...) et c'est comme ça que ça va se passer. Je pense que l’épisode de la négociation avec les Britanniques est le premier acte d'une série de remaniements qui vont profondément modifier la physionomie de la construction européenne. C'est d'ailleurs ce que nous pouvons souhaiter de mieux, plutôt qu'une sortie brutale qui aurait une allure de catastrophe.

= => La suite de l'interview est ici . 


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7/ Interview de Jean-Pierre Chevènement sur l'accord UE-Turquie sur les migrants, RFI, 11 mars 2016. 

"Madame Merkel a annoncé qu'elle allait accueillir un million de réfugiés en faisait fi du principe de Dublin qui prévoit que c'est dans le pays d'enregistrement que l'asile doit être accordé, donc c'est tout le système européen qui a été déséquilibré. Ce n'est pas sans conséquences, et même sans conséquences fâcheuses. Nous sommes à la veille d'élections allemandes dans les Länder du Sud-Ouest et de la Saxe-Anhalt, donc Mme Merkel fait aujourd'hui le contraire de ce qu'elle avait annoncé puisqu'elle vient de conclure directement avec le Premier ministre turc un accord de réadmission (…) nous avons été placés devant le fait accompli. "

= => Pour aller plus loin tout en ménageant sa monture, c'est là. 
= => Un article paru sur L'arène nue et qui rejoint ce point de vue ici



mardi 25 août 2015

L'ordolibéralisme allemand : comment il a inspiré - et corsète encore - la construction européenne.



Walter Euken / Ludwig Erhard / Wolfgang Schäuble



- Article invité -

Par Frédéric Farah

Cet article est la reprise, avec l'accord de l'auteur, d'un "écoflash" paru en octobre 2013. Il traite d'un sujet qui connait actuellement, crise de l'euro, de l'Union européenne et de la Grèce aidant, un pic d'intérêt.

Modalité très particulière du libéralisme, désireux de se poser en troisième voie entre le "laisser-faire" libéral et le "dirigisme" interventionniste, l'ordolibéralisme tend à sacraliser les principes de la libre concurrence et de stabilité monétaire, tout en mettant au premier plan le respect des règles de droit. Il s'agit d'une sorte de "gouvernance économique par le droit" qui assigne à l'Etat le rôle de produire les normes les mieux à même de garantir le bon fonctionnement du marché.

D'origine allemande, l'ordolibéralisme a profondément inspiré la construction européenne. Aujourd'hui encore, celle-ci en est impreignée au point que François Denord, Rachel Knaebel et Pierre Rimbert, dans un article sur le sujet récemment paru dans le Monde Diplomatique, le qualifient de "cage de fer pour le vieux continent".

Montée en épingle, dans les traités européens, de la "conurrence libre et non faussée", indépendance de la Banque centrale, attachement à l'idée d'inflation faible, pregnance des institutions indépendantes (BCE, Cour de justice, Commission), multiplication des régles de droit visant à corseter les économies (Pacte de stabilité, TSCG, règle d'or, etc.), l'UE répond en effet de manière assez évidente aux exigences des tenants de l'ordolibéralisme. C'est pourquoi il est important de savoir de quoi il s'agit. Frédéric Farah nous y aide ici de manière très pédagogique.

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La construction européenne fait l’objet d’un « débat interdit » si l’on croit l’économiste Jean-Paul Fitoussi [4]. À tout le moins ses institutions, son fonctionnement, ses soubassements intellectuels sont mal connus. Le récit parfois un peu hagiographique du rôle des pères de l’Europe masque souvent la complexité des motifs politiques et des orientations philosophiques qui ont présidé à l’aventure européenne après la Seconde Guerre mondiale. L’ordo-libéralisme en est l’une d’entre elles. Il suffit de penser aux principes qu’il lègue à l’Union comme la promotion de la concurrence non faussée, l’indépendance de la Banque centrale et bien d’autres encore. Cette école de pensée allemande est le fruit de la crise des années 1930. De cette dernière, on retient souvent la révolution keynésienne, mais l’on oublie que le libéralisme lui-même a fait l’objet d’une vaste entreprise de refondation issue du débat entre les libéraux imprégnés du libéralisme manchestérien et des nouveaux libéraux qui ont refusé de croire aux seules vertus du laisser-faire et du laisser-passer. Pour ces derniers, les forces du marché devaient s’inscrire dans un ordre économique et social plus vaste à même d’assurer son efficacité et sa légitimité sociale. L’ordo-libéralisme allemand comme son nom l’indique participe activement à cette refondation. C’est après la guerre que ce courant fait florès et nourrit les fondements économiques et politiques de la République fédérale Allemande et aussi de la toute jeune construction européenne. Ses principes mâtinés avec d’autres orientations libérales ont dessiné très largement le projet politique européen. Mais leur rappel avec parfois trop de rigueur dans la gestion de la crise des dettes européennes, commencée à l’automne 2009, a fait l’objet de contestations fortes. L’ordo-libéralisme semble perdre de sa légitimité.


La naissance du courant lors de la crise des années 30

La querelle des anciens et des nouveaux libéraux

La crise des années 1930 a été aussi une crise de l’analyse économique dominante et ainsi du libéralisme économique. Karl Polanyi a dans son ouvrage majeur La Grande transformation parlé de la mort de l’utopie libérale du marché auto-régulateur.

Mais, loin d’être une doctrine figée, le libéralisme va procéder à une révision de son corpus d’idées. L’ancien libéralisme ou paléo-libéralisme [2] s’oppose à un nouveau libéralisme qui lui reproche d’être devenu une nouvelle religion qui fait de la liberté individuelle une fin en soi et qui néglige les aspirations à la dignité et à l’intégrité des personnes. D’un point de vue économique, les néo-libéraux refusent de croire que le marché livré à lui-même conduit à l’optimum économique et social. Mais il n’est pas possible d’imaginer ces néo-libéraux (le terme apparaît en 1938) comme un groupe animé par une communauté de vue sur les préconisations à mettre en œuvre. Si leurs positions ne s’inscrivent ni dans une perspective de planification de type socialiste ou une intervention économique active d’inspiration keynésienne, il n’en reste pas moins marqué par des divergences d’appréciation comme en témoigne le colloque Lippmann d’août 1938 (Voir un petit éclairage sur le colloque Lippmann ici).

Lors de cette rencontre, l’ordo-libéralisme incarné par Alexander Rüstow et Wilhelm Röpke y joue un rôle clef. Ils veulent dessiner une troisième voie entre le laisser-faire et le socialisme, et se font critique du libéralisme des xviiie et xixe siècles. Wilhelm Röpke dans son ouvrage La crise de notre temps affirme « on a prétendu sérieusement que l’économie de marché réglé par la concurrence représentait “un ordre naturel” qu’il suffisait de libérer de toutes les entraves et de toutes les interventions pour qu’elle fonctionne normalement […]. Avec la foi naïve et caractéristique du Siècle des lumières, on prenait pour une plante naturelle ce qui n’était en réalité qu’un produit artificiel et combien fragile de la civilisation […]. La nécessité de donner à l’économie un cadre fixe n’était pas comprise. » [6]. Les ordo-libéraux ont donc voulu penser ce cadre ou bien cet ordre.

Les fondements économiques et politiques de l’ordo-libéralisme allemand

L’idée est donc d’établir sous forme d’une constitution, un ordre économique et social qui précise les libertés et les règles auxquelles seront soumis les opérateurs privés et publics.

Le droit joue dans cette perspective un rôle clef puisqu’il appartient à l’État d’assurer par des dispositifs juridiques, le respect des principes concurrentiels. Mais ce même droit enserre l’action économique et politique de l’État. Il y a ici une promotion de la règle.

Walter Eucken rappelle en la matière des principes clefs : « [Les classiques] croyaient que l’ordre naturel se réalise spontanément et que le corps de la société n’a pas besoin d’un “régime alimentaire rigoureusement déterminé” (Smith), donc d’une politique déterminée de mise en ordre de l’économie pour prospérer. On en vint par-là à une politique du “laisser-faire” et avec elle la naissance de formes d’ordre dans le cadre desquelles la direction du processus économique laissa paraître des dommages importants ».

Dans la perspective ordo-libérale, il s’agit de promouvoir un système concurrentiel dans lequel le processus économique est coordonné par le mécanisme concurrentiel des prix tandis que le cadre de ce processus est organisé par l’État. Par ce biais, le danger du dirigisme est contenu sans pour autant céder à un simple laisser-faire. Pour asseoir cet ordre, certains principes constituants doivent être mis en œuvre. L’ordo-libéralisme rejette l’idée de l’harmonie des intérêts qui spontanément feraient régner un ordre. L’interaction libre des individus dans le cadre du marché ne débouche pas obligatoirement sur un optimum économique et social.

Les principes mis en avant sont la liberté économique, le principe de solidarité envers les exclus du système de production et des catégories de la population les plus démunies, le principe du libre accès au marché, de la libre concurrence dont le respect doit être garanti par une autorité autonome des cartels et des monopoles, le maintien de la stabilité monétaire qui est confié à une banque centrale indépendante. La politique budgétaire doit viser l’équilibre des finances publiques et l’endettement est autorisé pour financer les investissements productifs. Mais le principe qui couronne l’ensemble est le principe de conformité à la logique du système économique. Il se décline de deux manières :

- la conformité statique, c’est-à-dire le fait de ne pas entraîner de quelque manière la paralysie du mécanisme des prix, régulateur indispensable du processus ;
- la conformité dynamique, c’est-à-dire le fait de ne pas créer ou supprimer des structures ou des comportements nuisibles ou au contraire utiles à la concurrence et au développement de l’économie de marché.

Ces principes constituants, pour être mis en œuvre doivent s’appuyer sur des politiques conjoncturelles, structurelles et sociales. Elles ont une vocation ordonnatrice et régulatrices. La politique structurelle doit créer les conditions d’une croissance durable : soutien à la recherche, à la formation, privatisation, soutien transitoire à des secteurs en difficulté mais sans contrarier les tendances du marché, libéralisation progressive des marchés et encouragement au libre-échange.

La politique conjoncturelle doit être une politique de stabilité et ne pas se traduire par une surréaction face aux cycles qui constituent une respiration normale du marché. La politique monétaire doit créer un environnement stable pour les agents et assurer la stabilité des prix. La politique budgétaire doit rechercher l’équilibre budgétaire. En cas d’exceptionnels mouvements cumulatifs de surchauffe ou de dépression, une action de l’État d’ordre conjoncturel et réglementaire peut être envisagée. Mais elle ne doit pas être durable et doit rester d’ampleur limitée.

Quant à la politique sociale, elle doit se fonder sur les progrès économiques pour mettre en œuvre une certaine solidarité sans pour autant déboucher sur des principes de redistribution généralisée. Dans la perspective ordo-libérale, il s’agit de cibler les actions sur les personnes les plus en difficulté et d’évaluer leurs besoins en fonction des solidarités familiales dont ils peuvent jouir. Les prestations doivent être dégressives en fonction de leurs revenus. Les individus doivent avant tout compter sur leur travail, leur épargne ou encore leur sens de l’initiative. (Voir un petit éclairage sur l'Ecole de Fribourg ici).

L’après Seconde Guerre mondiale ou le temps de l’essor

L’économie sociale de marché ou le malentendu

L’ordo-libéralisme connaît son expansion en Allemagne fédérale après la Seconde Guerre mondiale. En 1961-1962, Wilhelm Röpke devient président  de la société du Mont Pèlerin chargé de promouvoir les idées libérales. Le succès est un peu inattendu, car le climat de l’époque est marqué par une défiance à l’égard du libéralisme et du capitalisme. La CDU ou chrétiens démocrates, parti politique naissant, s’inspire d’un christianisme social ou même d’un socialisme chrétien et les socio-démocrates du SPD se réfèrent au marxisme. Mais en 1948, les autorités d’occupation nommèrent Ludwig Erhard, ministre de l’Économie. Ce dernier fit appel à de nombreux ordo-libéraux dont l’un d’entre eux, Alfred Müller-Armack, qui allait forger l’expression célèbre « l’économie sociale de marché ». Müller-Armack est l’un des négociateurs du traité de Rome et devient en 1958 secrétaire d’État chargé des affaires européennes. L’ordo-libéralisme joua un rôle clef dans l’élaboration du système et des politiques économiques allemandes comme l’illustre le statut de la Bundesbank en 1957. La Banque centrale est indépendante et n’est pas soumise aux directives du Gouvernement. L’État ne doit pas intervenir par une politique laxiste qui pourrait favoriser l’inflation ou rigidifier les marchés. Mais la politique sociale que l’Allemagne mettra en œuvre au cours des années 1960 n’aura pas pour inspiration l’ordo-libéralisme. Et c’est là que surgit toute l’ambiguïté de l’expression « économie sociale de marché ». Le terme social n’est en rien synonyme d’État providence. Pour les ordo-libéraux, il renvoie à une société fondée sur la concurrence comme type de lien social. Ce type de société érige en principe premier les choix souverains des individus. Ce terme désigne aussi les fruits positifs des forces du marché. Mais l’économie sociale de marché n’est pas non plus l’économie libérale de marché. En effet, l’économie de marché est voulue par une société, mais l’ordre de marché est un construit déterminé par les buts de la société. Le social peut aussi bien dire une réalité forgée par l’action de l’État que la croyance dans les bénéfices du marché. Encore une fois, l’économie sociale de marché est différente de l’État providence. L’État social pour les ordo-libéraux est un mal nécessaire mais dont il faut limiter l’expansion. Wilhelm Röpke affirme : « La fatalité veut qu’il soit extraordinairement difficile de réagir pendant qu’il est encore temps contre les démagogues sociaux qui utilisent les promesses de l’État providence et de la politique inflationniste en vue de la corruption politique des masses » [7]. Autrement dit, l’inflation comme l’État providence offrent de faux remèdes et permettent d’obtenir des gains électoraux pour des politiques peu scrupuleux. La politique sociale pour ce courant se réduit à une législation protectrice mais a minima des travailleurs et à une redistribution fiscale limitée. Il importe que les agents puissent toujours participer au jeu du marché.

La mise en œuvre stricte des principes ordo-libéraux court en fait de 1948 à 1966. Mais de 1966 à 1982, avec la présence d’hommes politiques socio-démocrates comme Willy Brandt ou Helmut Schmidt, des orientations plus welfaristes ou d’inspiration keynésienne nuancent les principes ordo-libéraux. Au cours de la période 1982-1998 avec l’accession au pouvoir d’Helmut Khol, des inflexions libérales se font remarquer en matière économique mais l’édifice social bâti par la génération précédente demeure. Il faut attendre 1998 et les gouvernements de Gerhard Schröder puis d’Angela Merkel pour voir un retour plus net à l’inspiration ordo-libérale avec les réformes de l’État social Allemand. On peut penser à la réforme du marché du travail qui se doit de devenir plus flexible, la réforme du système de santé qui augmente la ponction des assurés. Ces réformes mettent en œuvre un principe ordo-libéral clef : la priorité de la production par rapport à la redistribution. Il importe de ne pas confondre une forme allemande de capitalisme, le capitalisme rhénan défini en son temps par Michel Albert, et l’économie sociale de marché. En effet, le modèle allemand porte dans son histoire deux composantes : l’une plus libérale et l’autre plus welfariste. La première plus ordo-libérale et l’autre plus socialisante. Ces deux dimensions entrent en tension et le choix libéral semble désormais l’emporter.

L’ordo-libéralisme et la construction européenne

L’ordo-libéralisme ne connaît pas seulement une fortune dans l’Allemagne d’après-guerre, il va devenir progressivement l’un des piliers doctrinaux de l’Union européenne et ce dès les débuts de l’aventure européenne.

Il convient d’abord de ne pas oublier que la construction européenne est aussi et surtout le fait d’hommes engagés dans leur siècle. On peut penser à Robert Marjolin ou Jacques Rueff. Ce dernier écrit en 1958 : « Le marché institutionnel est ainsi l’aboutissement et le couronnement de l’effort de rénovation de la pensée libérale qui a pris naissance il y a une vingtaine d’années, qui sous le nom de libéralisme, ou de libéralisme social, voire de socialisme libéral, a pris conscience progressivement de ses aspirations et des méthodes propres à le satisfaire. » [3].

Ce marché prend la forme du traité de Rome en 1957, mais non sans complexité, car ce traité est un compromis avec d’autres principes davantage issus d’un certain fédéralisme ou d’une logique plus interventionniste.

En effet, le traité illustre de manière complexe un double compromis entre une position française alors favorable à l’élaboration de politiques communes et la position allemande elle-même, fruit d’un compromis entre le courant fédéraliste et le courant ordo-libéral [3]. Pour ce dernier, il fallait envisager une intégration fonctionnelle des marchés c’est-à-dire la mise en œuvre progressive de la libre circulation des biens, des services et des capitaux.

Le traité fondateur de la communauté européenne en porte la marque à l’article 3, visant « l’établissement d’un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché commun ». Ce même document rappelle également avec force les quatre libertés fondamentales qui nécessiteront plus de cinquante ans de mise en œuvre pour les voir réellement appliquées : liberté de circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux.

Le traité de Rome établit donc la coexistence de différents principes, celui de la concurrence comme celui plus interventionniste des communautés (nucléaire, charbon, agriculture). Cette cohabitation se remarque dans l’organisation des services publics puisque les monopoles d’État chers à la France en matière d’énergie, de transport, de télécommunications peuvent demeurer. Mais le principe concurrentiel va grandissant et tend à devenir hégémonique. À partir des années 1970-1980, il ne s’agit plus de « fabriquer l’ordre de la concurrence par la législation européenne, mais fabriquer la législation européenne par le libre jeu de la concurrence. Ce qui semble se dessiner aujourd’hui c’est une sorte de mutation de certains courants de l’ordo-libéralisme, témoignant d’une convergence de plus en plus grande entre les deux “souches” principales du néo-libéralisme, la souche allemande et la souche austro-américaine » [3].

Cette centralité du principe de la concurrence à partir du Marché unique explique le poids de la direction générale de la Concurrence de la Commission. Jean-Paul Fitoussi dans son ouvrage La règle et le choix en 2004 [5] souligne l’existence d’un gouvernement économique de fait en Europe composé de la Banque centrale européenne, de la direction générale de la Concurrence de la Commission et du Pacte de stabilité.

La concurrence comme principe clef est renforcée par la mise en œuvre d’orientations ordo-libérales dans le domaine de la politique économique conjoncturelle. Cette dernière doit être inscrite dans le cadre de règles qui limitent l’interventionnisme de nature keynésienne.

Le traité de Maastricht et le Pacte de stabilité et croissance limitent les déficits budgétaires à 3 % et la dette publique à 60 %.

En matière monétaire, la stabilité des prix est érigée en objectif principal. Là encore, le traité de Maastricht rappelle que la mission de la Banque centrale européenne est d’assurer principalement la stabilité des prix et sans préjudice porté à ce dernier, il lui est possible d’agir en faveur de la croissance et de l’emploi. Pour conduire cette mission, les ordo-libéraux insistent sur la nécessité d’une Banque centrale indépendante des pouvoirs publics.

De manière générale, cette doctrine exprime une réticence à l’égard des pouvoirs élus et considère qu’un certain ordre économique et social doit être confié à des instances techniques, nous dirions aujourd’hui technocratiques. La politique conjoncturelle est ainsi vouée à une certaine disqualification au profit des réformes structurelles qui ont vocation à renforcer les mécanismes de marché en particulier sur le marché du travail. Au cours des années 1990, la plupart des économies européennes ont engagé des réformes de cette nature : l’Italie, l’Allemagne et la France ont très largement flexibilisé leur marché du travail, ont engagé des réformes proches en matière de régime des retraites, etc.

L’ordo-libéralisme et ses représentants comme Walter Eucken ont au départ exprimé une certaine défiance à l’égard de projets comme la Communauté européenne du charbon et de l’acier qui contenait une dimension trop planificatrice, mais progressivement ils ont su faire de la construction européenne le champ d’application de leurs principes. Cependant l’ordo-libéralisme du départ a été à son tour concurrencé par des conceptions libérales plus radicales d’inspiration austro-américaine qui ont voulu généraliser les principes de la concurrence libre et non faussée à tous les niveaux de la construction européenne [3].

L’actualité de l’ordo-libéralisme et sa contestation

La gestion ordo-libérale de la crise des dettes souveraines

Une certaine chronologie de la crise permet de voir cette réaffirmation. La crise dite des subprimes qui démarre à l’été 2007 pour connaître une accélération à partir de septembre 2008, ouvre une brève période keynésienne dans la définition des politiques économiques en Europe. L’ordo-libéralisme à l’œuvre (Pacte de stabilité, lutte contre l’inflation, indépendance des banques centrales, équilibre budgétaire) connaît un relatif ébranlement. Les politiques de règles semblent connaître un certain discrédit. Le Pacte de stabilité et de croissance ne semble pas avoir empêché la crise, ni générer la croissance nécessaire pour le dynamisme de la zone. La recherche de la stabilité des prix a eu plus le souci de faire pièce à l’inflation qu’à la déflation.

De manière modeste et faiblement coordonnée, l’Union européenne a mis en œuvre des plans de relance qui lui ont permis de connaître une certaine reprise courant 2009. Mais à l’automne 2009, commence une nouvelle phase de la crise mondiale. Son centre de gravité devient l’Union européenne et prend le nom de crise des dettes souveraines. Elle sera rapidement analysée comme le résultat de l’inconséquence budgétaire de nombre d’États jugés laxistes et peu désireux de mettre en œuvre des réformes structurelles.

L’Allemagne de la chancelière Merkel insiste pour envisager une solidarité financière entre les États et l’assortir d’une conditionnalité stricte en matière de respect de certaines règles budgétaires. Les principes ordo-libéraux, comme fondement même de la construction, sont alors rappelés avec force et tendent à l’emporter.

Le premier d’entre eux est celui de l’équilibre budgétaire. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les politiques économiques qui sont mises en œuvre dans la plupart des nations européennes depuis 2010. L’équilibre budgétaire, objectif intermédiaire des politiques économiques, redevient l’objectif final.

Mais de manière plus pérenne, le traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (TSCG) fait de l’équilibre budgétaire une règle d’or qui doit faire l’objet d’une inscription dans la constitution des États membres et détermine à sa manière une constitution en matière économique. Ici, la marque de l’ordo-libéralisme est saillante car cette doctrine libérale n’a pas pour seule vocation d’édicter une politique conjoncturelle plus de rigueur que d’austérité mais à faire naître un ordre. La politique économique dans l’optique ordo-libérale doit être prévisible pour les agents économiques.

Les seules politiques possibles comme le dit Walter Eucken ne sont pas des politiques de conservation mais des politiques d’adaptation. Le dernier mot a toute son importance car il reflète bien le discours à l’œuvre des politiques ou élites européennes. En effet au nom de la mondialisation et des changements qu’elle entraîne, les nations, les populations européennes sont invitées à accepter des adaptations en matière de droits sociaux et de protection de l’emploi. La mise en avant de la compétitivité comme thème dominant des politiques économiques l’illustre car il s’agit bien d’être concurrentiel aussi bien pour les hommes que pour les nations.

La crise a permis aussi une accélération de la mise en place d’un ordre concurrentiel. La conditionnalité de l’aide aux pays en difficultés devait, en lien avec le FMI, se traduire par la mise en œuvre de plans d’ajustements structurels à même de valoriser les mécanismes de marché et de restreindre le périmètre d’intervention de l’État. Il suffit de penser aux vastes programmes de privatisation de la Grèce ou du Portugal. Dans un autre registre l’Italie de Mario Monti, ancien commissaire à la concurrence, interprétant les difficultés de l’Italie comme un manque de libéralisation a estimé nécessaire de faciliter les licenciements pour donner la flexibilité nécessaire au marché du travail. C’est la réforme de l’article 18 du statut des travailleurs italiens de 1970.

L’ordo-libéralisme de par sa méfiance à l’égard de l’État et des autorités élues a exprimé sa préférence pour des conseils scientifiques avisés à même de dessiner des politiques favorables à la concurrence et aux mécanismes de marché. Jusque-là la Commission et la Banque centrale en ont été les illustrations. Mais la crise des dettes souveraines a amplifié ce trait.

Les gouvernements en place, sous l’effet de la spéculation qui menaçait leurs économies, se sont retirés, au profit de gouvernements techniques à même d’établir des politiques soustraites à la discussion et au débat démocratique. On peut penser à l’éviction de Geórgios Papandreou au profit de Loukàs Papadímos ancien membre du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne, sans compter la Troïka : FMI, Banque centrale européenne et Commission qui définissent les politiques économiques à suivre de la part des pays du Sud afin d’obtenir les aides nécessaires puisque leur accès aux marchés financiers est restreint ou simplement interdit.

La contestation de l’ordo-libéralisme

La gestion ordo-libérale a fait l’objet d’une contestation vive aussi bien intellectuelle que politique. Le bilan de trois ans d’austérité inquiète : le chômage connaît un accroissement significatif et particulièrement parmi les jeunes. Il suffit de penser aux taux de chômage des Grecs, Espagnols, Portugais ou encore Italiens. Les dettes publiques ne se réduisent pas. Le TSCG pourrait bien s’inscrire au registre des traités mort-nés.

La contestation des principes ordo-libéraux se trouve plus présente dans la société civile : associations, manifestes, appels à des politiques différentes. Mais le consensus entre gouvernements et élites en général ne semble pas encore se briser. Certes des brèches apparaissent (contestation de la gestion de la crise grecque par les Européens de la part du FMI, remise en cause de l’impact des réductions des dépenses publiques).

Plus profondément encore, la défense des principes concurrentiels entrerait en tension avec une véritable politique industrielle dont le continent semble avoir besoin pour maintenir son niveau de vie et espérer une croissance plus vive.

Mais les principes ordo-libéraux demeurent. Les réformes structurelles restent l’horizon indépassable, le gel des politiques de relance au niveau national n’est pas remis en cause même si des aménagements sont consentis à la demande des gouvernements.

Conclusion

La construction européenne est mal connue et sa promotion incessante dans l’espace médiatique et politique comme horizon indépassable de notre temps ne contribue pas à la faire découvrir. Parfois une crise de vaste ampleur a le mérite de jeter une lumière crue sur un objet soustrait au débat. Ainsi l’examen approfondit et critique d’une littérature économique et politique de la construction européenne permet de comprendre que l’Europe dans ses intentions a été peu interventionniste et si elle l’a été, ce fut dans des sens particuliers comme le souci de la préservation des règles de la concurrence. La filiation intellectuelle d’une pareille orientation se trouve dans l’ordo-libéralisme allemand, courant allemand du libéralisme qui est né dans l’entre-deux-guerres et s’est développé après la Seconde Guerre mondiale. Il a nourri l’économie sociale de marché allemande après la guerre, laissant croire hâtivement à l’alliance entre le social et l’économique. Plus encore l’ordo-libéralisme a dessiné les orientations de la construction européenne en se mêlant à des traditions parfois plus radicales que les siennes comme l’orientation hayekienne ou au souci d’États plus interventionnistes. Aujourd’hui l’ordo-libéralisme semble triompher avec le rappel de l’austérité et d’un gouvernement par les règles. Mais la victoire est en trompe l’œil tant la contestation est forte. L’Union européenne peine à trouver une nouvelle dynamique et la méthode Monet des solidarités de fait économique marque le pas.

Notes
[1] Audier S., Le colloque Lippmann, aux origines du néo-libéralisme, Latresne, Le Bord de l’eau, 2008.
[2] Bilger F., La Pensée économique libérale dans l’Allemagne contemporaine, Paris, LGDJ, 1964.
[3] Dardot P., Laval C., La Nouvelle raison du monde : essai sur la société néo-libérale, Paris, La Découverte, 2009.
[4] Fitoussi J.-P., Le débat interdit : monnaie, Europe, pauvreté, Paris, Arléa, 1995.
[5] Fitoussi. J.-P., La règle et le choix : de la souveraineté économique en Europe, Paris, Seuil, 2002.
[6] Röpke W., La Crise de notre temps, Paris, Payot, 1962.
[7] Röpke W., Au-delà de l’offre et de la demande, Paris, Belles Lettres, 2009