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On ne fréquente pas assez les chapiteaux. C’est un grand tort. Le beau spectacle « Virtuose », actuellement au Cirque d’hiver de Paris, mérite qu’on accepte, l’espace de quelques heures, d’arrêter son téléphone cellulaire et de mettre entre parenthèses le sentiment trompeur de sa propre importance. On renouera alors, pour un instant toujours trop bref, avec le charme fou d’une époque qui s’éloigne. La prouesse n’y avait pas encore besoin de l’assistance du trucage, et l’audace ne recourait pas aux mensonges des effets spéciaux.
On ne fréquente pas assez les chapiteaux. C’est un grand tort. Le beau spectacle « Virtuose », actuellement au Cirque d’hiver de Paris, mérite qu’on accepte, l’espace de quelques heures, d’arrêter son téléphone cellulaire et de mettre entre parenthèses le sentiment trompeur de sa propre importance. On renouera alors, pour un instant toujours trop bref, avec le charme fou d’une époque qui s’éloigne. La prouesse n’y avait pas encore besoin de l’assistance du trucage, et l’audace ne recourait pas aux mensonges des effets spéciaux.
Pour une raison un peu obscure, on croit souvent que le cirque est un spectacle pour enfants. C’est singulier. Peut-être cela tient-il à la présence des animaux ? Pourtant, a-t-on jamais considéré la corrida comme un spectacle enfantin ?
Certes, à la fin d’une « bonne » corrida, le taureau doit mourir. Et les flots de sang qu’il verse dans les spasmes de l’agonie, sont mauvais, nous dit-on, pour l’âme sensible des enfants. On se demande d’ailleurs pourquoi. A eux aussi, la mort pend au nez, quoiqu’à plus lointaine échéance. Or, comme on ne s’accoutume jamais de bonne grâce à cette idée-là, autant commencer à s’y habituer tôt.
A la fin d’un beau spectacle de cirque, en revanche, personne ne meurt. Enfin, c’est ce qu’on croit, mais il y a des exceptions. Certes, on ne périt pas forcément par les tigres, qui tendent d’ailleurs à devenir désuets : les défenseurs des droits du fauve ont dû passer par là. Si quelques bêtes sauvages demeurent au Cirque d’hiver, sous la plupart des chapiteaux, les ménageries ont disparu.
Pas le danger. Au contraire, le dépassement de soi et le goût de repousser jusqu’aux limites de l’absurde les facultés de son propre corps, y expose plus que de raison. Le risque y est pleinement et lucidement assumé, à la manière du danseur de corde de Nietzsche, qui à peine surpris de sa chute et dans son dernier souffle, chuchotte à l’oreille de Zarathoustra : « depuis longtemps, je savais que le diable me ferait un croc en jambe. Maintenant, il me traîne en enfer ».
Le cirque est le lieu où s’ébrouent mille danseurs de cordes, qu’ils soient funambules, jongleurs ou trapézistes. Ceux-là ont décidé d’échapper aux lois de la gravité, mais davantage encore à celles de la prudence. Ce n’est pas raisonnable. Ils le savent, et en rient. La chute est la fin nécessaire. Il ne s’agit même pas de l’éviter, mais bien plus de la différer. Pascal Jacob, historien du cirque, l’a bien compris, qui expliquait récemment : « n'oublions pas que le cirque est le seul espace du spectacle vivant où l'on peut mourir en direct. La chute fait partie de l'idée même du cirque : les balles du jongleur tombent, le fildefériste peut trébucher, le trapéziste rater le porteur ».
Dans la touffeur un peu âcre du Cirque d’hiver, on se rappelle cette phrase en regardant un jeune homme brun, prendre des risques non-nécessaires sur un trapèze trop haut perché. Il a du mal à achever son numéro. Il va trop loin. Il tangue et il vacille : peut-être a-t-il un peu peur ? Mais le public crie, applaudit, l’invite à risquer toujours plus. Galvanisé, l’homme-oiseau continue, et, enfin, il conclut. Il a le sourire bravache et cette arrogance que l’on ne peut qu’aimer chez un homme dont tout montre qu’il aurait préféré tomber plutôt que renoncer. Le rythme cardiaque - le sien, mais aussi le nôtre - décélère doucement. On dit souvent du cirque que c’est un « enchantement ». Quelle idiotie : c’est terrifiant.
Au Cirque d’hiver, il y a aussi des jongleurs. Ils sont jeunes, fiers et inconscients. La vie, tapageuse et déraisonnable, coule à gros bouillons dans leurs corps si beaux, si agiles. Ils utilisent des balles, des quilles, des diabolos, en nombre toujours trop grand, de sorte que parfois, ils leur échappent. Ils demeurent pourtant - ou feignent d’être - assez sûrs d’eux, pour ajouter toujours une balle : la balle de trop, celle qu’on n’attendait pas.
Peut-être, dans le secret des coulisses, ont-ils essayé en vain d’en ajouter davantage ? Au cirque, tant qu’une limite n’est pas atteinte, c’est comme si elle n’existait pas, et aussitôt qu’elle est franchie, il convient de la repousser. Romain Gary, l’écrivain-jongleur, explique cela dans La promesse de l’aube : « Je jonglais avec tout ce qui me tombait sous la main (...) je me sentais aux abords d'un domaine prodigieux, et où j'aspirais de tout mon être à parvenir : celui de l'impossible atteint et réalisé (…) Mais un fait brutal s'imposa peu à peu à moi : je n'arrivais pas à dépasser la sixième balle. J'ai essayé, pourtant, Dieu sait que j'ai essayé (…). Ce n’était pas un défi. C’était une simple déclaration de dignité ».
Celui-ci savait mieux que tout autre que la dignité se conquiert au prix de l’effort le plus outrancier, le plus absurde, le plus démesuré. Mais il savait aussi combien cela est inutile, dérisoire, presque pathétique. Peut-être n’en est-ce que plus nécessaire ?...
Avec ou sans vos enfants, allez voir les fous volants du spectacle « Virtuose », au Cirque d’hiver. « Du danger, ils ont fait leur métier. Il n’y a rien là qu’il y ait lieu de mépriser » : ainsi parlait Zarathoustra.
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Bravo et merci pour ce beau texte.
RépondreSupprimerJ'ai toujours été choqué par la différence de sort fait par notre société aux artistes de cinéma et à ceux du cirque.Qu'en penserait Zarathoustra?
P.Albertini