Un ami m'a rappelé récemment qu'il s'agissait de l'un des livres les plus utiles pour comprendre l'époque. Ce qui est vrai. Pourtant, il a été publié en 1995. C'est le dernier ouvrage du sociologue et historien américain Christopher Lasch. Voici un court extrait de La révolte des élites et la trahison de la démocratie.
***
« Le
monde de notre fin de XX° siècle un singulier spectacle. D'un côté,
il se trouve uni par l'action du marché comme il ne l'a jamais été.
Le capital et le travail circulent librement à travers des
frontières politiques qui semblent de plus en plus artificielles et
impossibles à faire respecter. D'un autre côté, les allégeances
tribales ont rarement été mises en avant avec autant d’agressivité
(…).
C'est
l'affaiblissement de l’État-nation qui sous-tend ces deux
évolutions : le mouvement qui va vers l'unification et le
mouvement apparemment contradictoire qui va vers la fragmentation.
L’État ne peut plus contenir les conflits ethniques, ni, d'autre
part, les forces qui conduisent vers la mondialisation.
Idéologiquement, la nation se trouve attaquée sur deux fronts :
par les défenseurs des particularismes ethniques et raciaux [aujourd'hui on pourrait ajouter « et religieux »], mais
aussi par ceux qui soutiennent que le seul espoir de paix réside
dans l’internationalisation de tout, depuis les poids et mesures
jusqu'à l'imagination artistique. (…)
Au
royaume sans frontières de l'économie mondiale, l'argent a perdu
tous ses liens avec la nationalité (…). Le mouvement de l'argent
et de la population à travers les frontières a métamorphosé toute
idée de lieu. Les classes privilégiées de Los Angeles se sentent
plus d'affinités avec leurs homologues du Japon, de Singapour et de
Corée qu'avec la plupart de leurs compatriotes.
Les
mêmes tendances sont à l’œuvre dans le monde entier. En Europe,
les référendums qui se sont tenus sur la question de l'unification
ont révélé une faille profonde et qui va en s'élargissant entre
le monde politique et les membres les plus humbles de la société,
qui redoutent que la CEE ne soit dominée par des bureaucrates et des
techniciens dépourvus de tout sentiment d'identité ou
d'appartenance nationale. Une Europe gouvernée de Bruxelles sera de
leur point de vue de moins en moins sensible au contrôle des
peuples. Le langage international de l'argent parlera plus fort que
les langues locales. Ce sont ces peurs qui sont sous-jacentes à la
résurgence des particularismes ethniques en Europe, tandis que le
déclin de l’État-nation affaiblit la seule autorité capable de
maintenir le couvercle sur les rivalités ethniques. Par réaction,
la renaissance du tribalisme renforce le cosmopolitisme chez les
élites.
Assez
curieusement, c'est Robert Reich (…) qui nous rappelle que, sans
attachements nationaux, les gens ont peu d'inclination à faire des
sacrifices ou à accepter la responsabilité de leurs actions :
« nous apprenons à nous sentir responsables d'autrui parce
que nous partageons avec eux une histoire commune, une culture
commune, un destin commun ».
La
perte du caractère national de l'entreprise tend à produire une
classe d'hommes cosmopolites qui se considèrent comme des citoyens
du monde, mais sans accepter aucune des obligations que la
citoyenneté sous-entend normalement. Parce qu'il n'est pas informé
par une pratique citoyenne, le cosmopolitisme du petit nombre des
favorisés s'avère être une forme supérieure de l'esprit de
clocher. Au lieu de financer les services publics, les nouvelles
élites investissent leur argent dans l'amélioration de leurs
ghettos volontaires. Ils sont heureux de payer pour des écoles
privées dans leurs quartiers résidentiels, pour une police privée,
et pour des systèmes privés de ramassage des ordures. Mais ils sont
parvenus à un degré remarquable à se décharger de l'obligation de
contribuer au Trésor public. La reconnaissance par eux de leurs
obligations civiques ne passe pas la limite de leurs propres petits
quartiers. Ils nous offrent un exemple particulièrement frappant de
la révolte des élites contre les contraintes du temps et du lieu ».
Christopher
Lash,
La
révolte des élites et la trahison de la démocratie,1995
Première partie, chap. 2.
Cupertino , Californie ou est installé Apple :
RépondreSupprimerLa boite transfert une partie de ses bénéfices au Névada ou le taux d'imposition avoisine les zero %,contre 8 en Californie (mais c'est déjà trop).
Le nouveau maire de la ville qui voit les routes de sa commune se dégrader se rend au siège pour demander à la multinationale de participer à l'effort collectif...il est raccompagné par les vigiles !
Du coup il demande au conseil municipal de le soutenir dans son combat ,tous regardent leurs pompes.
Alors il se tourne avec ses administrés pour une petite manif devant les bureaux de la boite , personne ne vient.
http://www.slate.fr/story/117687/combat-maire-cupertino-apple-paye-impots
Merci pour cette recension, je ne connaissais pas l'ouvrage. Les thèmes abordés dans ce court extrait sont pourtant intéressants et beaucoup étudiés/dénoncés depuis quelques décennies, celui des "élites hors sol", dénoncé par des penseurs de gauche à droite, de Faye à Gauchet et de l'autre côté pour les plus humbles, le besoin de "patries charnelles" pour reprendre l'expression de C.F. Ramuz.
RépondreSupprimerExcellent constat, excellent diagnostic ! Qui s'est même bonifié avec les années.
RépondreSupprimerMais comment en sortir ?
En disant, répétant, criant... que ça ne peut plus durer. Plus en notre nom !...