Par David Cayla *
Le rapport que la
société entretient avec le travail a connu de profonds
bouleversements depuis la fin des années 1970. L'apparition du
chômage de masse et le développement de la précarité ont éloigné
des populations entières de l'emploi stable. Le travail s'est
désintégré, tant à l'extérieur de l'entreprise, dans un marché
du travail qui s'est mué en système exclusif, qu'à l'intérieur,
en cassant les collectifs de production. La nature du travail s'est
également transformée. Les métiers de support (communication,
publicité, audit, conseil...) se sont multipliés sans forcément
créer de la valeur sociale. Ces « boulots à la con », selon l’expression de David Graeber, dépourvus de sens mais
souvent très bien rémunérés, ont empêché que la hausse de la
productivité ne se transforme en réduction du temps de travail 1.
Le travail a-t-il
encore un sens ? Organisé et réparti dans le cadre de plus en
plus libéral du « marché du travail », il permet à la
fois de justifier les rémunérations exorbitantes de certains
privilégiés tout en reléguant des millions de personnes dans
l'exclusion sociale et la pauvreté. D'ailleurs, les progrès
technologiques n'ont-ils pas rendus ce travail moins nécessaire ?
Sommes-nous parvenus au seuil d'une société où les coûts
marginaux de production tendent vers zéro, permettant à chacun de
produire selon ses besoins et de partager l'usage de son capital ? 2
Cette « société du partage » verrait la logique
propriétaire s'affaiblir au profit de l'usage. Le capital devenant
plus immatériel et accessible, il serait en grande partie détenu
par des collectifs ou des usagers, sous la forme de communs 3.
Le travail deviendrait ainsi plus autonome, chacun pouvant s'employer
en dehors du capitalisme traditionnel.
Trois conceptions du revenu universel
Pour ceux qui
croient à la possibilité d'une telle société, il convient de
dissocier revenus et travail. L'instauration d'un revenu universel
inconditionnel serait une première étape nécessaire pour faire
émerger un monde post-capitaliste dans lequel l'activité productive
serait librement consentie. Le revenu universel
se décline néanmoins en trois grandes conceptions. Dans sa forme la
plus légère, proche de l'impôt négatif de Milton Friedman, il
s'agit d'un revenu de base équivalent au RSA socle, environ 450
euros, versé à l'ensemble de la population et financé par grande
réforme fiscale individualisant toutes les prestations 4.
Cette conception s'apparente davantage à une profonde réforme
fiscale à coût constant et à prestations équivalentes qu'à une
véritable révolution sociale.
Plus intéressantes
sont les propositions du revenu inconditionnel, porté par Baptiste Mylondo5,
et du salaire à vie, proposé par Bernard Friot 6.
Même si beaucoup d'aspects importants les distinguent, ces deux
approches se rejoignent sur un point essentiel : elles
promettent un revenu qui serait suffisant pour vivre et accéder aux
biens essentiels. Dans la proposition de Mylondo, le revenu
inconditionnel serait d'au moins 900 euros par mois, cumulable avec
d'autres revenus. Dans la proposition de Friot, un salaire à vie
pouvant varier de 1500 à 6000 euros, non cumulable avec d'autres
revenus, serait versé à tous les adultes en fonction de leurs
qualifications individuelles.
Ici,
l'inconditionnalité est garantie par le fait qu'il s'agit d'un
revenu suffisant pour un minimum de confort. Le travail devient alors
facultatif et volontaire. Le basculement social et conceptuel est
donc considérable. Pour le comprendre, évoquons les travaux du philosophe André Gorz dont s’inspirent de nombreux partisans du
revenu universel. Après avoir longtemps défendu une vision marxiste
du travail qui considère l'aliénation comme une conséquence de la
nature et de la propriété du capital, Gorz élargit sa conception
de l’aliénation en en considérant que le travail s'oppose à
l'autonomie individuelle dès lors que le but ou le produit final de
celui-ci échappe au contrôle du travailleur.7
Ce travail, qu'il qualifie d'hétéronome, correspond à tout travail
fonctionnel, c'est-à-dire à la fois au travail économique (qu'il
soit salarié ou fonctionnarisé), mais également à une partie du
travail domestique, dès lors qu'il correspond à un besoin
physiologique ou social.
La promesse d’un nouveau rapport au travail
L'apport d'André
Gorz est particulièrement intéressant car il a lui-même soutenu
l'instauration d'un revenu universel comme levier pour susciter un
nouveau rapport au travail. Ainsi, en rendant facultatif le travail
économique, un tel revenu permettrait, selon Gorz, d'approfondir
l'autonomie des individus. On retrouve également chez Gorz, comme
chez Mylondo, un appel pour une société plus économe sur le plan
écologique. En libérant les individus de la nécessité de
travailler, le revenu universel permettrait une diminution de l'offre
de travail et donc de la production. Or, comme il protège le pouvoir
d'achat des populations les plus pauvres, la baisse du revenu
national porterait exclusivement sur les classes aisées. En somme,
le revenu universel aurait le double avantage de créer la
décroissance tout en la rendant socialement acceptable.
Plus largement, tant
Friot que Mylondo se rejoignent dans une conception très large du
travail qui considère toute activité humaine comme productive par
nature. Ainsi, pour Friot, le travail des retraités est reconnu
socialement du fait de la part du PIB consacrée au financement des
retraites. Un revenu universel permettrait donc de libérer la
société du travail en généralisant le principe de la retraite.
Non seulement chacun décide des quantités de travail qu'il fournit,
mais en plus la nature même de ces activités est choisie. On peut
ainsi, à discrétion, cultiver des tomates, garder des enfants ou
simplement faire une partie de belote. Toutes ces activités sont
utiles et doivent de ce fait être considérées comme une
contribution sociale, c’est-à-dire du travail.
Un impensé social
Mais c'est là que
le raisonnement de Friot et de Mylondo touche ses limites. Jean-Marie Harribey rappelle avec justesse que la nature d’une activité ne
peut être considérée comme un travail que si elle est socialement
validée 8.
Sans cette validation, chacun peut décider que ses loisirs sont du
travail, ce qui revient à imposer aux autres d’accepter par
principe sa contribution sociale quelle qu’elle soit.
Plus
fondamentalement, la promesse du revenu universel est fondée sur un
impensé social. En effet, les individus ne peuvent à la fois être
entièrement libres dans leurs contributions à la richesse en terme
de travail et se voir garantis la consommation d'une partie de cette
richesse. Qu'arriverait-il si tout le monde décidait d'arrêter de
produire les biens et les services nécessaires aux autres ?
Quelle richesse réelle le revenu universel permettrait-il alors
d'acheter ? Aucune. Les individus ne peuvent donc décider
d'arrêter de travailler que si d'autres décident de continuer.
Face
à cet argument, Mylondo répond que les expériences menées ont
montré que, même en se voyant garantir un revenu à vie, la plupart
des personnes continuent de travailler et qu’on ne constate pas
d'effondrement du travail. Mais il évite de rappeler un aspect
troublant de ces expériences : dans une étude qui a suivi les
comportements de gagnants du jeu « win for life »9,
c'est surtout pour pouvoir consommer d'avantage et vivre plus
confortablement que les personnes ont continué de travailler.10 Autrement dit, ces personnes ont utilisé l’essentiel de ce revenu
supplémentaire pour consommer, ce qui n'est soutenable que si
d'autres personnes travaillent davantage. Non seulement ce résultat
contredit l'objectif d'une société plus sobre, mais il montre
surtout que la généralisation de ces expérience est impossible,
car tout le monde ne peut pas à la fois contribuer moins à la
production de richesses tout en bénéficiant d'une richesse
supplémentaire.
Le travail répond à un besoin social
En somme, cette
promesse d'un travail librement consenti, produit d'un choix
strictement individuel, revient à nier le caractère doublement
collectif du travail. En premier lieu, dans les conditions
technologiques actuelles où la majorité des tâches ne sont pas
mécanisables, en particulier les services aux personnes (éducation,
santé, garde d'enfants, sécurité…), le travail reste socialement
indispensable. En second lieu, le travail est collectif dans sa
production. Il nécessite une spécialisation, des métiers, et donc
une division du travail qui, par construction, le rend hétéronome
au sens de Gorz. Le travail est donc une contrainte sociale car la
société ne peut s'en passer, et il est une contrainte individuelle
car il oblige l'individu à s'insérer dans un collectif qui suspend
et contrarie son désir d'autonomie.
Le revenu universel
ne résolvant pas ces contraintes, il ne peut donc libérer les
individus du travail. La réduction du temps de travail,
l'amélioration des conditions de travail, l'émancipation des
individus, doivent bien sûr rester les horizons de la gauche. Mais
ces grandes réformes, pour être possibles, doivent être décidées
et organisées collectivement et non laissées à la seule initiative
des individus.
Bien entendu, il
serait possible de concevoir des réformes tendant à organiser le
travail et la répartition des revenus de manière profondément
différente que celle que nous vivons aujourd'hui. Une allocation
universelle suffisante pour vivre dignement peut être instituée...
à condition toutefois que le travail pour rendre cette richesse
disponible soit lui aussi organisé collectivement. En d'autres
termes, un revenu garanti à tous nécessiterait un travail
obligatoire sous la forme d'un service civique par exemple, dont la
durée serait fonction du montant du revenu attendu. Une telle
réforme résoudrait ses contradictions internes. Aux citoyens
néanmoins de décider s'ils la jugent souhaitable.
1 D. Graeber 2013, « On the Phenomenon of Bullshit Jobs »,
Strike !,
17/08/2013.
2
J. Rifkin 2014, La
nouvelle société du coût marginal zéro : L’internet des
objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse
du capitalisme,
Les liens qui libèrent.
3
Sur les communs lire : Coriat, B (dir) (2015), Le
retour des communs. La crise de l'idéologie propriétaire,
Les Liens qui libèrent.
4
Cette proposition est soutenue par le Mouvement Français pour un
Revenu de Base (MFRB) ainsi que par l'association Génération
Libre.
5
B. Mylondo (2010), Un
revenu pour tous ! Précis d'utopie réaliste,
éd. Utopia et (2012), Pour
un revenu sans conditions : Garantir l’accès aux biens et
services essentiels,
éd. Utopia.
6
B. Friot (2014), Émanciper
le travail - Entretiens avec Patrick Zech,
ed. La Dispute.
7
A.
Gorz (1988),
Métamorphoses du travail, quête du sens, Galilée.
8
J-M
Harribey (2014) Le
revenu de base inconditionnel, nouvelle utopie ou impensé sur le
travail ? Blog Alternative Economique.
9
L’étude, conduite par les sociologues Axel Marx et Hans Peeters,
a suivi un groupe d’une soixantaine de personnes recevant
mensuellement une somme proche des minima sociaux belges, soit 613
euros.
10
Mylondo 2010, p. 86.
***
- David Cayla est maître de conférence en économie à l'université d'Angers et membre des économistes atterrés.
- On peut lire certains de ses autres articles ici.
Bonjour, cette réflexion menée sur le revenu universel ne peut aboutir qu'avec son pendant, c'est à dire l'obligation je dis bien l'obligation de consacré du temps aux autres et à la marche de la société. J'y ajouterai aussi l'obligation d'apprentissages et ou de formations. Car je pense que l'humain n'a pas de limite dans sa faculté d'apprendre et surtout cela permettrait l'interchangeabilité dans l'accomplissement des tâches. Il y a bien sur un autre éccueil celui de l'excellence dans domaine. Les talents particuliers doivent être honoré et rémunéré au delà du revenu commun à tous. Concernant le financement je pense que l'institution d'un revenu ou d'un seuil de richesse acceptable pourrait en fournir une partie, la seconde partie serait d'en finir avec la transmission des patrimoines. Tous le monde part d'un point zéro avec le capital accumulé lors de sa vie avant son entrée sur le marché du devoir dû aux autres.
RépondreSupprimercordialement
Merci David. Je trouve cet article très intéressant... même si je ne comprends pas à 100%! J'en retiens surtout que l'on ne peut pas attribuer un revenu universel avec une vision uniquement individualiste, que les implications sociales et économiques sont des notions essentielles à examiner, et qu'il existe en toute circonstance un devoir social: ce que l'on doit en retour à la collectivité, ce qui serait alors reconnu collectivement comme valable, mais d'une façon beaucoup plus large que la "productivité" capitaliste... ou marxiste. Ce revenu universel, s'il implique un contrat social, des droits ET devoirs, bref une sorte de travail, d'apport minimum reconnu socialement, est souhaitable... et (rêvons un peu) à l'échelle de la planète! Mais il ne faudrait pas "louper" la 1ère phase, cela donnerait un argument aux opposants. Les sources sont une des richesses de ce texte. Je vais m'empresser d'enregistrer le tout sur mon ordi... pour le retrouver facilement.
RépondreSupprimerEn faisant valoir que la société a besoin du travail, cela veut dire que la pression sociale porterait à travailler( se marier ou pas et avec qui, acheter, être poli, produire des biens et des services, s'habiller ou vivre nus) donc il n'y aurait pas de risque que tous décident de ne pas travailler, c'est à dire avoir une activité reconnue socialement productrice de valeur marchande ou non..Il y a plus à craindre de l'inertie conservatrice.
RépondreSupprimerLe 5 juin il y a une votation en Suisse sur le Revenu de Base Inconditionnel (RBI). Les derniers sondages donnent 13% de"Oui".
RépondreSupprimerLes Suisses aiment travailler, recevoir de l'argent sans l'avoir gagné à la sueur de leur front n'est pas dans leur ADN.
A suivre.
La Finlande l'a mis en place, les Pays-Bas vont l'expérimenter et la Suède teste la journée de travail de 6h... Il y a milles façons de participer à la vie de la société (les handicapés, les enfants défavorisés, les personnes âgées ont besoin d'aide, de soutien, d'accompagnement, de compagnie, hors ces prestations ont un coût). Si le rêve de l'être humain était de ne rien faire, les chômeurs ne déprimeraient pas et ne se suicideraient pas. Il faut aussi tenir compte du coût des administrations qui gèrent les nombreuses aides allouées en France ainsi que le coût des maladies professionnelles. Une autre société est possible, comme en témoigne l'essor du modèle collaboratif, sans pour autant sombrer dans la fainéantise !
RépondreSupprimermais comment le financer ? Mmh ?
RépondreSupprimerhttp://www.lopinion.fr/edition/economie/revenu-base-universel-sympathique-impossible-a-mettre-en-pratique-96085
Personne ne s'interroge sur les richesses confisquées par les banques sans contrepartie : le financement du revenu universel est déjà là, il suffit de reprendre aux banques le pourcentage qu'elles prélèvent sur toute richesse créée. Pour revenir au débat, le revenu universel dans son acception la plus radicale, nécessite un nouveau contrat social et surtout une nouvelle croyance, il faut sortir du mythe de la rareté. Cf Paul Dumouchel "l'Enfer des choses" ou http://tysm.org/lenfer-des-choses/ pour mieux comprendre ce qui est en jeu dans notre société occidentale globalisée.
SupprimerDes études ont l'air de montrer que le travail des humains va être supplanté par des robots/machines, jusqu'à 30% dans des professions genre avocats... on peut penser aux voitures qui conduisent toutes seules. On aura aussi des ordinateurs quantiques qui seront beaucoup plus puissants que maintenant (facteur 1000). Dans les 20 ans à venir, il y aura donc destruction du travail tel qu'on l'appréhende maintenant. En termes économiques, ça peut se concevoir comme un changement dans la répartition capital/travail. Il faut donc que l'ensemble de la société devienne "rentière" du nouveau capital, ce qui revient à répartir de manière plus équitable les revenus du capital. Et donc, le financement ne devrait qu'être une redistribution des revenus du capital à l'ensemble des populations. Il n'y aura plus assez de travail pour l'humanité...
RépondreSupprimerMon seul point de désaccord avec M. Gauchet : sa condamnation sans nuances du "revenu universel" (je préfère l'expression "revenu de base").
RépondreSupprimerMon point de vue ici (3e partie du billet) : http://yetiblog.org/index.php?post/1689