Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l'Institut d'Etudes politiques de Grenoble. Il est spécialiste de la vie politique italienne et, plus généralement, de la vie politique européenne. Il tient un excellent blog que l'on peut consulter ici.
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Un
coup de théâtre vient de se produire en Italie. La coalition
composée de la Ligue et du M5S, qui avait le soutien de la majorité
des électeurs italiens, ne verra pas le jour, le président
Mattarella ayant refusé de nommer l'eurosceptique Paolo Savona au
poste de ministre des Finances. Pourriez-vous nous rappeler comment
fonctionnent les institutions italiennes et quels sont les
prérogatives exactes du président de la République. Mattarella
est-il dans les clous du droit, ou l'a-t-il violé ?
L'Italie
est depuis 1946-1948 une république parlementaire. Le Président de
la République dispose donc des prérogatives classiques en pareil
cas. Elles sont l'héritage de la monarchie constitutionnelle qui a
précédé l'actuelle République, où effectivement le roi avait une
grande latitude pour choisir ses ministres et le premier d'entre eux.
De fait, lors de la formation d'un gouvernement, c'est le Président
seul qui dispose du pouvoir de donner à quelqu'un ou quelqu'une la
charge de former un exécutif. Ce dernier doit ensuite bénéficier
de la confiance des deux Chambres – Sénat et Chambre des députés
- pour disposer des pleins pouvoirs gouvernementaux. Il allait de soi
jusqu'à hier que c'était l'existence même d'une majorité
parlementaire, au moins possible si ce n'est certaine, qui
déterminait principalement la formation d'un gouvernement. Qu'un
Président de la République mette publiquement un veto de nature
politique - et non pas personnelle - sur une personnalité du futur
gouvernement, ainsi empêché d'aller vérifier l'existence effective
de sa majorité parlementaire, n'est jamais arrivé, tout au moins
jamais jusqu'à provoquer une crise d'une telle nature. Cependant la
relative imprécision de la norme constitutionnelle sur le choix des
ministres – issue de l'histoire constitutionnelle italienne depuis
1848 - peut être utilisée pour justifier ce choix inédit de
Mattarella, tout comme les réformes constitutionnelles ayant intégré
le droit européen dans le droit constitutionnel italien.
Quoi
qu'il en soit, le Président de la République italienne se trouve
vraiment, à mon sens, aux limites du droit constitutionnel italien.
Les constitutionnalistes vont sans doute discuter longtemps sur ce
choix. Pour moi, Mattarella trahit surtout l'esprit de
la Constitution,
ainsi
que
la pratique
en vigueur depuis
1948, qui veut que ce soit l'existence d'une majorité dans les deux
Chambres qui soit la condition essentielle pour former le
gouvernement.
Un
gouvernement technique va probablement être nommé. Ce n'est pas la
première fois, le précédent ayant été celui de Mario Monti,
ancien commissaire européen. Qui sera-ce cette fois ? Ce
gouvernement bénéficiera-t-il du soutien du Parlement italien de
manière à pouvoir agir ?
C'est
là que les choses deviennent très problématiques tout de même.
Mattarella semble vouloir nommer à la tête de ce gouvernement
technique Carlo Cottarelli, un haut fonctionnaire qui est passé par
le FMI et qui a déjà été Haut commissaire à la Spending
Review
sous le gouvernement Renzi – une caricature de cost-killer.
Il est évident que Cottarelli n'aura pas la confiance des deux
Chambres. Une fois pressenti, il a d'ailleurs déjà promis de
démissionner immédiatement faute de confiance des Chambres et de se
contenter d'expédier les affaires courantes jusqu'aux élections. A
ce compte-là, il aurait mieux valu garder le gouvernement Gentiloni
– mais il est vrai que cela voulait dire empêcher les membres de
ce cabinet, dont Gentiloni lui-même, de faire campagne. Par
ailleurs, on sentait
une lassitude de ce dernier à assumer cette tâche ingrate.
La
situation est donc bien différente de celle créé par le
gouvernement Monti en 2011. Ce
dernier
était appuyé par tous les grands partis présents au Parlement,
sauf
par...
la
Ligue du Nord, pas encore dirigée par Matteo Salvini à l'époque.
En
réalité, tous
les autres gouvernements techniques depuis 1993 (Ciampi, Dini,
Monti), ont
toujours eu
une
majorité dans les deux Chambres. Ils
étaient donc régulièrement dotés des pouvoirs normaux d'un
gouvernement. Dans le cas présent, Mattarella va
créer un
gouvernement dont il sait d'avance qu'il n'a pas de majorité. On est
vraiment au delà de la pratique constitutionnelle ordinaire.
Pour
autant et en
dépit de ses conditions d'apparition, ce gouvernement Cottarelli ne
sera
pas
dans
l'incapacité totale de gouverner en pratique. Il représentera
l'Italie au sommet européen de juin prochain, et fera sans doute les
ajustements budgétaires réputés nécessaires en passant par des
décrets-lois. Et cela jusqu'à la formation d'un gouvernement après
les élections encore à venir.
Quelles
sont les forces qui sortent renforcées de cet épisode ? La
Ligue et le M5S ne risquent-ils pas de triompher au prochaines
élections, et la situation d'être à nouveau bloquée ?
Tout
le monde est un peu perdant dans cette situation, sauf ceux qui
pensent que les marchés ont toujours raison et que les électeurs
italiens ont mal voté en mars.
Il
y a beaucoup d'éléments à prendre en compte. Tout d'abord, il faut
voir si on repart à la bataille électorale avec la même loi
électorale. Salvini propose au M5S de la changer. Est-ce même
possible de changer la loi électorale dans un délai bref pour voter
début septembre ? Et quelle loi choisir ? Il faudrait
d'ailleurs, en plus, que Mattarella accepte de promulguer cette loi
électorale faite par le M5S et la Ligue...
Ensuite,
les alliances. Est-ce que l'alliance des droites va résister au
mariage presque consommé de la Ligue et du M5S ? Dans le cas
contraire, est-ce que le M5S et la Ligue peuvent finir par s'allier
électoralement, ou est-ce que la Ligue devra aller seule à la
bataille, avec éventuellement quelques petits partis néofascistes
ou nationalistes à ses côtés ? Que se passe-t-il par ailleurs
à gauche ? Est-ce que le PD se retrouve des alliés à sa
gauche en renouant
un lien avec les petites formations regroupées dans « Libres
et égaux » ? Ou est-ce qu'une partie de ces dernières
adoptent un souverainisme de gauche ? Dans
ce dernier cas,
quel serait
alors leur lien avec le M5S ?l
Quid
par ailleurs de la question des
leaders,
si importants dans la compétition électorale contemporaine ?
Le paradoxe, est que le camp europhile n'a plus d'autre leaders que
Sergio Mattarella, Matteo Renzi et
Paolo Gentiloni, c'est
à dire les
deux derniers Présidents du Conseil, et … le désormais très
modéré -
mais
néanmoins
précurseur
de tous les populismes contemporains -
Silvio Berlusconi. Tous
sont des hommes
clivants
et moyennement populaires, notamment
Renzi et Berlusconi. Le PD est de
surcoît
dirigé par une direction provisoire sans grand relief. Renzi va-t-il
réussir à en reprendre la direction ? Ou
créera-t-il son parti personnel à la Macron ?
Enfin,
il faut compter avec
les
dynamiques de l'opinion, avec
son évolution possible.
Mattarella et ceux qui l'ont conseillé parient manifestement
sur le fait qu'une majorité d'Italiens ressent, selon les sondages
disponibles, une peur panique
de sortir de l'euro.
D'ailleurs,
les
deux partis vainqueurs
de
mars 2018 avaient peu évoqué
ce
thème, en
tout cas pas directement.
Ils ne
l'avaient
fait de
manière sous-jacente
en présentant des
programmes
qualifiés
de
« dépensiers » par leurs opposants, par
les
économistes dominants et par
la grande presse. En provoquant
une nouvelle élection à brève échéance, Mattarella espère sans
doute que l'euro
sera cette
fois au
centre du débat, et que les Italiens, cette
fois,
voteront prudemment pour les deux partis pro-statu quo : le
Parti
Démocrate
et Forza
Italia.
Cela
vaut en particulier pour l'électorat du sud du pays, réputé
versatile et sensible aux seuls arguments matérialistes. Le Président italien, toutefois,
sous-estime peut-être une
chose. Certes les
épargnants ou
les
personnes âgées forment une masse considérable
d'électeurs en Italie, plutôt
défavorable à toute aventure monétaire.
Mais
la situation pourrait
finir par
apparaître aux
yeux de nombreux électeurs
comme un référendum sur la souveraineté des Italiens sur leurs
propres affaires.
Que
peut
donner un
scrutin où
l'euro
sera sans
doute
au centre des débats ? En fait, personne ne le sait. Entre ces
deux tendances fondamentales -
peur conservatrice pour l'épargne d'une vie, et sentiment d'un
orgueil
national
blessée – nul
ne peut prédire
laquelle l'emportera. Personnellement, je pense
que cet épisode va plutôt
nuire au M5S dont le leadership me semble
à ce stade moins incisif que celui de la Ligue.
Cependant Matteo Salvini aura fort à faire pour gérer
son meilleur allié/ennemi, Silvio Berlusconi. En
somme, la situation est extrêmement incertaine.
La
coalition Ligue/M5S prévoyait une politique migratoire très dure,
qui ne semble pas avoir gêné outre-mesure le président Mattarella.
C'est sur la question de la monnaie unique européenne que le blocage
s'est produit. Comment
l'expliquez-vous ?
C'est
très
significatif
en effet. Nous ne sommes plus en 2000, lorsque
l'alliance ÖVP/FPÖ en
Autriche avait
fait scandale parmi les autres gouvernements européens. Les
autorités européennes ne sont plus
gênées outre-mesure par ce qui va dans le sens de la restriction
migratoire. D'autant
moins que la
majorité des gouvernements européens vont eux-mêmes dans cette
direction, y compris des gouvernements officiellement centristes et
partisans de la mondialisation comme en France. Matteo Salvini se
plaisait d'ailleurs à citer la politique migratoire du gouvernement
français actuel et
à le présenter comme un modèle à suivre.
Être contre « l'invasion migratoire » quand on gouverne
un pays européen, cela va désormais de soi. En
revanche,
remettre en cause la monnaie unique -
ou simplement vouloir discuter de son fonctionnement ainsi
que c'était
prévu dans le contrat de gouvernement entre la Ligue et le M5S - est
apparemment chose bien trop radicale par les temps qui courent.
Pourquoi
n'existe-t-il plus, en Italie, d'alternative crédible à gauche ?
Pour
résumer, disons que le PCI – le principal parti de gauche en
Italie entre 1946 et 1989 - s'est converti à la social-démocratie
au début des années 1990, et
a dans le même temps
a adopté l'Europe comme son unique credo. Il a entraîné avec lui
tout le reste de la gauche et du centre-gauche, et l'Europe est
devenu leur
seul horizon.
Cela vaut également
pour les ex-membres du Parti démocrate (héritier lointain du PCI).
C'est
un peu différent pour
le regroupement « Libres et Égaux » qui a été
constitué par des dissidents du PD et qui se situait à gauche de
celui-ci. Ce regroupement
était divisé entre des pro-européens à la PD, et des
euro-dubitatifs. Mais
l'électorat de
gauche n'a du
coup rien
compris au message, et quand il était mécontent de la politique
économique et sociale liée à l'insertion de l'Italie dans la zone
euro,
il s'est essentiellement
tourné vers le M5S.
L'un
des enjeux des prochaines élections sera d'ailleurs de voir comment
se positionnent les modérés euro-dubitatifs de gauche, inscrits
dans le cadre de « Libres et égaux ». Vont-ils s'allier
au M5S ? Faire leur petite liste à part sans espoir d'avoir des
élus ? Ou vont-ils se radicaliser et se rallier aux extrémistes
de « Pouvoir au Peuple », qui essaye de relancer l'idée
communiste en Italie ? En
tout état de cause,
il faudrait un miracle pour que la « gauche de la
gauche »
joue un rôle important dans le Parlement à élire. Sur
la question
migratoires, son discours est très peu
populaire
dans l'électorat. Et
sur
les questions économiques et sociales, le créneau de la radicalité
anti-euro
est désormais
occupée
par la Ligue, les néofascistes et le M5S.