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vendredi 6 février 2015

« Si le mémorandum n'est pas démantelé, le coût politique pour Syriza sera terrible » - entretien avec Fabien Escalona



Fabien Escalona est enseignant à Sciences Po Grenoble et collaborateur scientifique au CEVIPOL (ULB). Il écrit régulièrement sur Slate.fr. Il a accepté de répondre aux questions de L'arène nue au sujet de la récente victoire de Syriza et des premier pas du nouveau gouvrnement grec. 
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Vous avez expliqué dans plusieurs articles que Syriza (et son parti frère espagnol Podemos) était héritiers de "l'eurocommunisme" des années 70, que vous définissez comme la tentative de trouver une voie médiane entre l'extrême-gauche et la social-démocratie. Le contexte a bien changé depuis 1970. En quoi y-a-t-il malgré tout continuité ? Cet héritage classe-t-il vraiment Syriza (et Podemos) dans la famille de la gauche radicale ?
L'eurocommunisme des années 1970 ne permet pas de tout comprendre sur Syriza. Un de ses partis fondateurs est toutefois directement issu de cette orientation, dont un intellectuel grec, Nicos Poulantzas, fut un théoricien remarquable. De façon plus générale, et ceci est vrai non seulement pour Syriza, mais pour d'autres partis, l'eurocommunisme a laissé un certain legs à la gauche radicale contemporaine. Ce legs est à la fois précieux et problématique.
D'un côté, il permet à la gauche radicale de sortir de plusieurs impasses. D'abord l'impasse de la marginalité stratégique, dans ses versions "quiétisme d'extrême-gauche" (on attend tout des masses auxquelles il faudra donner une direction révolutionnaire le jour venu) ou "quiétisme altermondialiste" (le fameux slogan "changer le monde sans prendre le pouvoir", forgé par John Holloway). Ensuite l'impasse de la marginalité sociologique, avec un discours uniquement centré sur les luttes économiques du mouvement ouvrier, alors que diverses vagues de revendications démocratiques exigent de prendre en compte la pluralité des mécanismes de domination.
D'un autre côté, ce legs est aussi problématique dans la mesure où l'eurocommunisme a échoué. Ses défenseurs les plus timorés se sont laissés absorber dans la politique conventionnelle et les structures étatiques, tandis que ses promoteurs aux ambitions révolutionnaires n'ont pas su définir de stratégie vraiment claire. D'une certaine manière, cet échec a aussi concerné le CERES de Jean-Pierre Chevènement….
Oui, vous reprenez ici la formule de Chevènement qui désirait bâtir une alternative entre "le bruit de bottes" du socialisme de type soviétique et "le raclement de pantoufles" de la social- démocratie….
En effet. Il évoquait ainsi de manière savoureuse les deux traditions (sociale-démocrate et communiste) qu'il entendait dépasser. A l'époque, il expliquait que le socialisme ne saurait être construit ni par une avant-garde autoproclamée de la classe ouvrière, ni par "la petite bourgeoisie éclairée". Il pensait que le parti qui se donnait cette tâche devait coordonner les actions des intellectuels, des militants syndicaux, des animateurs culturels..., conquérir le pouvoir d’État, et assurer le dialogue entre le mouvement d'en haut (dans les institutions) et le mouvement du bas (les mobilisations populaires).
Et maintenant on le sait : ça n’a pas marché. Pour quelles raisons ?
Elles sont diverses. D’abord, le mouvement ouvrier a été défait, l'URSS s'est effondrée et l'intégration européenne a ajouté une difficulté à toute velléité de transformation sociale. Du coup, de la même manière que le CERES s'est alors retranché derrière la défense de la République, les partis de gauche radicale sont aujourd'hui en retrait dans leurs revendications : il s'agit moins de construire la société socialiste que d'éviter le saccage de l’État social par la dévaluation interne imposée à certains membres de la zone euro.
Pour autant, il ne s'agit pas d'un bon vieux retour de la social-démocratie. Syriza, et les partis au cœur de la gauche radicale qui se reconstruit en Europe (notamment à travers le Parti de la gauche européenne), expriment la volonté d'une modernité et d'une "mondialité" alternatives, où les principes de démocratie et d'égalité l'emportent sur ceux de la concurrence, de la discrimination ou même de la seule méritocratie.
La réalité est évidemment beaucoup plus confuse que cela, mais il me semble que fondamentalement, la gauche radicale est une famille politique qui émerge à partir d'une pulsion anti-élitiste, laquelle pousse à une réappropriation de la vie politique, économique et écologique, par le peuple souverain.
Réappropriation de la vie politique par le peuple souverain…. Pensez-vous vraiment qu'il puisse y avoir une sorte de virage « souverainiste » de ces formations de gauche radicale, sous la pression des réalités européennes ? Le nouveau ministre des Finances grec, par exemple, semble être un pro-européen de cœur. En revanche, la décision très rapide de Tsipras de former un gouvernement avec le parti des Grecs indépendants envoie un message de fermeté sur la question européenne....
Si le « souverainisme », c'est la défense de la souveraineté populaire, alors il est déjà partagé par beaucoup de formations de gauche radicale. S'il est réduit à la défense de la souveraineté nationale, on ne constate pas, en effet, le même attachement.
En résumant, la logique de l'intégration européenne et de ses instances indépendantes n'est pas d'abord contestée parce qu'elle est supranationale, mais surtout parce qu'elle est supra-électorale. Ce qui gêne la gauche radicale dans l'architecture de l'UE et de la zone euro, c'est surtout le contenu de classe que cette architecture reflète et protège contre les soubresauts de la volonté populaire.
Toute la question est bien sûr de savoir si ce contenu de classe peut être subverti à l'échelle européenne, et si la logique supranationale de l'UE peut être démocratisée de l'intérieur. C'est une question stratégique qui fait actuellement l'objet de vifs débats dans les rangs de la gauche radicale. Dans ce cadre, ceux qui estiment que nation et souveraineté ne sont pas seulement historiquement mais intrinsèquement liés, me semblent être minoritaires (dans le cas grec, il y a par exemple un courant nationaliste dans Syriza, mais il n'est qu'une des composantes de l'aile gauche du parti). Pour autant, les tenants de cette position peuvent trouver des alliés chez ceux qui pensent qu'un "détour par la nation" est devenu indispensable pour jeter les bases d'une nouvelle construction politique supranationale.
Syriza expérimente en temps réel, et au pouvoir, les termes de ce débat. Les choix de Tsipras ne me paraissent pas contradictoires. D'un côté, Yanis Varoufakis explique aux partenaires européens que leur intérêt est de garder la Grèce dans la zone euro en allégeant le fardeau de l'austérité et de la dette. De l'autre, le choix (contraint) des Grecs indépendants comme alliés montre que Syriza est sérieux dans sa volonté d'en finir avec l'austérité, puisque le point commun de ces deux forces est d'être anti-mémorandum et anti-Troïka. Dans les deux cas, c'est la logique "austéritaire" qui est visée plus que la logique supranationale. Cela dit, si la zone euro continue à produire des divergences entre les variétés du capitalisme européen, et si les élites européennes restent inflexibles envers les États "périphériques" qui en paient le prix fort, ce conflit social continuera nécessairement à prendre une forme nationale.
Si je comprends bien, la gauche radicale apprend en marchant, au moins sur la question européenne. J’imagine qu’il est donc difficile de savoir comment se soldera la passe d’armes Grèce / Allemagne / Banque centrale européenne ? A votre avis, le gouvernement grec peut-il tenir bon sur sa détermination de refuser le mémorandum et la Troïka ?

Pour l’instant, chacun des acteurs tente en effet de prouver à l’autre qu’il veut gagner le bras de fer, sans que l’on sache qui cédera le premier. La gauche de Syriza craint que la direction du parti ne soit pas assez préparée à assumer une éventuelle sortie de l’euro, si l’Allemagne et la BCE se montrent inflexibles jusqu’au bout. Pour autant, il semble qu’il y ait consensus dans le parti sur le fait que les mémoranda doivent être au moins partiellement démantelés, et la dette au moins partiellement restructurée. Si même cela n’est pas obtenu, le coût politique pour Syriza et pour toute la gauche radicale serait terrible. Le plus raisonnable pour ses créditeurs serait donc d’accepter une restructuration sans annulation, et de se donner quelques mois pour négocier sur la nature des fameuses « réformes structurelles ». Sinon, ils prendraient le risque de perdre un membre de la zone euro, ce qui représenterait un vrai saut dans l’inconnu, et pas seulement pour la Grèce ! 

A lire ou relire sur L'arène nue et sur le même sujet
Victoire de Syriza : vers l'auto-destruction de la zone euro ? : ICI
Dette : la Grèce va-t-elle rembourser la France ?  LA 
La victoire sans appel de Syriza est une vraie preuve de sang froid : ICI

6 commentaires:

  1. Rokag3

    Siriza a un mandat du peuple Grec, et ce mandat c'est vaincre pour ne pas mourir.
    Le 99% grec a tout perdu, les vieux leur retraites (et bien souvent la vie), la classe moyenne ses revenues et la valeur de leur biens, les familles ont perdus leurs jeunes les plus brillants.
    Et tous ont le sentiment d'avoir perdu leur dignité.
    Siriza ne peut pas échouer parce que les grecs n'ont plus rien à perdre.
    C'est vers la Russie que nous nous tournerons

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  2. Après l'ultimatum de la BCE, voici maintenant l'ultimatum de l'Eurogroupe.

    Vendredi 6 février 2015 :

    La Bourse de New York a perdu près de 0,5% vendredi, plongeant dans le rouge en fin de séance après que Jeroen Dijsselbloem, président de l'Eurogroupe, a dit que la Grèce avait jusqu'au 16 février pour demander un prolongement de son programme d'aide, faute de quoi le pays risquait d'être privé de soutien financier.

    http://www.challenges.fr/finance-et-marche/20150206.REU9325/lead-1-wall-street-finit-en-legere-baisse-avec-la-grece.html

    En clair :

    Lundi 16 février, si la Grèce ne demande pas officiellement un prolongement de son programme d'aide, la Grèce n'aura plus aucun soutien financier de la zone euro.

    Et si la Grèce ne reçoit plus aucun soutien financier de la zone euro, elle sera obligée d'en sortir.

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  3. Mais qu'elle sorte !! elle a tout à gagner. Elle trouvera de l'aide ailleurs. Et que cette Europe trop mal ficeléee explose en vol une fois pour toute

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  4. Une contribution à la réflexion sur le blog : www.lacrisedesannees2010.com : l'article notamment intitulé : la "petite Grèce" viendra-t-elle à bout de l'Allemagne ?

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  5. La gauche radicale décrite dans cette article n'est pas du tout réaliste: nier en 2015 que la souveraineté nationale soit la condition nécessaire de la souveraineté populaire, c'est nier l'existence même d'un peuple! Comment définir un peuple sans frontière ni références culturelles et politiques communes? C'est une mentalité typiquement petit-bourgeoise et non populiste (au bon sens du terme).
    Aucune politique ne peut se définir sans limites, et c'est le piège dans lequel l'extrême-gauche est empêtrée depuis sa naissance.
    Le pragmatisme dont semble faire montre Syriza, par opposition à la gauche radicale irréaliste, ne laisse que deux solutions: soit les Grecs capitulent devant la Troïka, sous forme d'un échelonnement de la dette grecque, soit
    la Grèce sort de l'euro en se rapprochant de la Russie, signant un coup d'arrêt terrible pour l'UE. D'ailleurs, l'intervention de B.Obama dans les affaires européennes n'a pour but que d'éviter ce rapprochement qui serait funeste à l'idéal de construction européenne pro-USA...

    CVT

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  6. Il ne reste plus à la Grèce comme choix que de payer ses dettes. La Troïka ne cédera pas car sinon ce sera la débandade et l'effondrement de l'Europe.
    La petite Grèce David ne vaincra pas le Cyclope Allemand cette fois.
    L'autre choix éventuel qui la ferait tomber de Charybde en Scylla serait la sortie de l'Européen en s'inféodant avec une Russie pas si vaillante que cela, pourquoi pas les Chinois tant qu'on y est? Ils en ont les moyens eux au moins.
    Question souveraineté, on fait mieux.

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