Mathieu
Pouydesseau vit
et travaille en Allemagne depuis
15 ans et espère obtenir prochainement la nationalité de ce pays.
Il est diplômé
de l'IEP de
Bordeaux et en Histoire, et travaille dans
l'informatique. Longtemps fédéraliste européen, il fut
un temps au Conseil national du Parti socialiste français, et est
actuellement engagé auSPD allemand. Il s'exprime donc ici en
tant qu'observateur de l'Allemagne connaissant à la fois le
tissu économique et les structures politiques du pays.
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Long
et fouillé, le présent entretien est publié en deux
volets. Ci-dessous, le second volet traite essentiellement de l'Allemagne dans les relations internationales et de la manière dont elle conçoit l'Europe. La première partie, qui faisait le point sur l'état du paysage politique allemand avant les élections législatives de 2017, est disponible ici.
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On
voit bien le long processus de morcellement du paysage politique et
son résultat paradoxal, qui risque d'être, en somme, le maintien
du statu quo. Mais au bout du compte quelles en sont les causes ?
Faut-il
y voir un effet de la montée des inégalités avec
un modèle économique qui fait clairement des gagnants et des
perdants ?
De la politique migratoire d'Angela Merkel ? De l'apparition
dans le pays d'un terrorisme auquel il ne semblait pas s'attendre ?
Il
y a des explications conjoncturelles, d'autres structurelles. Et il
faut sans doute relativiser un peu le conjoncturel (les attaques
terroristes), même s'il s'agit d’événement traumatisants par
leur violence. Il faut savoir que l’Allemagne a un passé
terroriste. C’est le pays où est née la Fraction Armée Rouge,
inspiratrice d’Action directe en France. Et la partie Est a abrité
de nombreuses figures des mouvements terroristes palestiniens ou des
mouvements de libération divers. L’Allemagne est aussi un pays
frappé par un phénomène heureusement peu développé en France :
les massacres aveugles de jeunes gens, dans leurs lycées ou dans des
écoles. Enfin, il existe un fond d’activisme violent de l’extrême
droite dont la face cachée a émergé à la stupéfaction générale
en novembre 2011. On a alors découvert qu’un groupe néonazi avait
pu mener pendant dix ans une « chasse aux métèques » dans
l’impunité totale, tuant 9 immigrés et une policière, et
commettant une attaque à la bombe avec 180 blessés. La violence
terroriste récente, dramatique, n’est donc pas aussi déterminante
que certains l'ont dit.
Les
explications structurelles, davantage économiques, expliquent sans
doute mieux un effritement politique visible dès 2005, et qui
s’accélère. Là, il faut rappeler l’existence d’une société
à trois vitesses en Allemagne.
Une
étude récente publiée par le quotidien économique libéral
Handelsblatt soulignait les ressorts du plein emploi allemand, ainsi
que les contrastes des évolutions de revenu. Entre 2002 et 2017, en
sens inverse d'une démographie déclinante, le nombre d’actifs, a
augmenté de 5%. C’était l’objectif des reformes Schröder :
pousser à la reprise d’activité de toutes les classes populaires.
Mais dans le même temps, le volume d’heures travaillées - et donc
rémunérées - a diminué de 5% ! La durée moyenne réelle de la
semaine de travail rémunérée est passée de 40 heures en 2002 à …
35 heures en 2016 !
L'explication
est simple : l’Allemagne a réglé son chômage de masse en
procédant à une série de réformes ayant abouti à une gigantesque
réduction d’un temps de travail et des salaires imposée
aux salariés. Et le nombre de travailleurs pauvres a sur la même
période explosé : 10% des salariés gagnent moins que le minimum
social et ont recours aux distributions alimentaires. Le taux de
pauvreté a progressé entre 2002 et 2016 et reste, avec plus de 16%
de la population, 20% plus haut que le taux – pourtant lui-même
record – de pauvreté français.
Dans
le même temps, le tiers de salariés travaillant dans les secteurs
exportateurs a vu sa durée moyenne de travail hebdomadaire rester
stable à 41heures. Ces salariés, les mieux rémunérés, n’ont
pas subi ce que les employés de service, agricoles, les
intermittents du bâtiment de l’industrie, ont eu à supporter.
La
troisième catégorie enfin, est constituée des 10% les plus riches
dont la part dans la richesse nationale allemande a explosé, à
rebours d'une tradition allemande d’un certain égalitarisme.
On
se retrouve donc avec une situation explosive au sein de l’économie
la plus prospère de l’Union Européenne, car elle maintient 50% de
sa population depuis presque 15 ans à l’écart de la prospérité
saluée partout. Un vote « antisystème » comme celui qui
a permis le succès des Pirates en 2011 était un avertissement sans
frais. Aujourd'hui c'est différent. Le vote antisystème se
cristallise sur l’AfD, les autres partis essayant de siphonner son
électorat en se montrant eux aussi subversifs – jusque dans les
rangs de l’Union où le parti régional bavarois CSU est plus
critique encore vis à vis de Merkel que le SPD !
La
chancelière est donc dans une impasse. Son parti la soutient comme
la corde le pendu, et se résigne a une nouvelle Grande coalition en
2017. Il est possible toutefois qu’un score médiocre entraînerait
le départ de Merkel, peut-être en cours de mandat. L’enjeu pour
elle et pour conserver la chancellerie, c’est donc d’assurer à
la CDU-CSU de finir devant le SPD aux législatives de septembre.
Pour
autant, aucun des deux partis de gouvernement n’a de réponse à la
violence et la durée de la crise sociale allemande. L’AfD va donc
continuer à progresser.
Dans
les tous premiers entretiens qu'il a accordés à la presse
britannique et allemande, Donald
Trump
a explicitement visé Berlin (dont
les excédents commerciaux excessifs sont toutefois sous surveillance
du Trésor américain depuis plusieurs années).
Comment les Allemands prennent-ils
l'inflexion manifeste de la politique européenne des États-Unis, et
la récurrence des critiques américaines contre leur
pays ?
Dès
1949 et plus encore après le traité de Paris de 1954, l’Allemagne
a misé sur l’OTAN et le partenariat avec les États-Unis.
Contrairement à la France, pour laquelle l’OTAN enserre une nation
qui se rêve toujours en grande puissance, l’Allemagne a longtemps
vu l'Alliance atlantique à la fois comme un bouclier (avoir été
zone frontière entre les deux blocs, cela marque) et comme la
condition pour redevenir souveraine.
L’alliance
américaine est donc essentielle dans la construction de l’identité
même de l’Allemagne d'aujourd'hui, démocratique et pacifique, non
interventionniste et en paix avec ses voisins. Cela relève bien sûr
pour partie du mythe. Il n’en reste pas moins que l’OTAN et le
parapluie militaire ont permis à l’Allemagne de développer une
conception mercantile du rapport au reste du monde, sans volonté de
puissance et de domination militaire, avec une part du PIB consacre
aux dépenses de Défense en baisse constante depuis la chute du mur.
L'aspect « sécurité et défense » de la souveraineté
nationale allemande a été très efficacement longtemps sous-traité
à Washington.
Cela
avaient commencé à changer sous Schröder. La première fois que
des militaires ouest-Allemands ont été envoyés en opération hors
d’Allemagne, c’est au Kosovo en 1999. Depuis, les Allemands ont
été engagés en Afrique, en Afghanistan – avec le terrible
bombardement de Kunduz qui fit cent morts civils et coûta sa place à
un ministre de la Défense – en Syrie. Pourtant, la République
fédérale n’y voit pas du tout l’accomplissement d’un destin
de grande puissance. Il ne s’agit que de travailler dans le cadre
de l’OTAN.
C'est
donc la mise en cause du parapluie américain, qui inquiète les
Allemands, plus que la critique des excédents commerciaux qu'ils se
taillent sur les autres pays européens et sur les États-Unis ?
Oui
car le changement de braquet qu'esquisse Trump touche là à une
impensé radical des élites allemandes, lesquelles n’ont jamais
développé de doctrine militaire alternative.
Par
exemple, l’Allemagne n’a jamais envisagé l'Europe de la
défense comme un but important. De plus, face à deux pays, France
et Grande-Bretagne, bénéficiant de dispositifs complets de défense
et de sièges permanents au Conseil de sécurité de l'ONU, il
n’était pas dans l’intérêt national de se retrouver dominé
sur le sol européen. Au moins, la domination de l’OTAN par les USA
est-elle conçue comme légitime, alors que reconnaître à la France
ou la Grande-Bretagne une position dominante n’est rien moins
qu'évidente. C’est pour cela que l'idée française de mutualiser
la défense de l’Union émise après les attentats a été ignorée
par Berlin, ou que l’Allemagne a toujours refusé que les dépenses
militaires et de sécurité soient exclus du calcul des déficits
publics.
Au
final, les réactions allemandes ayant suivi l'évocation d'un
possible abandon de l’OTAN par les États-Unis sont allés de
l'incrédulité à la panique pure, en passant par la tentative de
définition dans l'urgence d’un chemin propre à l’Allemagne...
sans que soit envisagé à aucun moment de se tourner vers l'Europe.
Certaines voix s'élèvent par exemple pour réclamer la création
d’une force de dissuasion nucléaire allemande. D’autres
affirment que la priorité est à la reconstitution d’un appareil
de défense conventionnel puissant et autonome, pour ne pas être
dépendant, justement, de la France ou de l’UE.
Quant
à la question des excédents commerciaux excessifs.... l’Allemagne
mercantiliste merkelienne ne comprend pas le problème. Pour autant,
je ne serais pas surpris de voir l’Allemagne augmenter ses
commandes de matériel militaire américain pour compenser en partie
cet excèdent, et pour apaiser Washington.
Aucune
chance donc que
la politique européenne de l'Allemagne change
dans
un sens plus redistributif et plus « solidaire », la
République fédérale souhaitant préserver ses amitiés européennes
à l'heure du désamour américain ?
Ma
réponse sera simple : non. La RFA ne souhaite pas préserver ses
amitiés. Elle n’a pas le sentiment d’en avoir besoin, ni d’être
mise sous pression par quiconque.
De
plus, le principe même qui régit le fonctionnement de l’État
fédéral allemand, c'est à dire la solidarité financière entre
régions riches et régions pauvres (principe très largement mis en
œuvre lors de la réunification) est absolument impensable, pour
les Allemands, à l'échelle européenne. Le blocage idéologique sur
ce sujet est total. Car la perception de l’Allemagne de son propre
rôle dans la crise européenne est très différente de la notre. Le
pays se voit comme celui qui aurait paie déjà pour les déficits
des autres. C'est évidemment totalement faux. Mais cette propagande
sert aux élites actuelles à justifier que les 50% les plus modestes
ne voient pas leur situation matérielle s’améliorer depuis 15
ans, mais au contraire se dégrader.
Après
tout ce que vous venez de dire, ne peut-on par affirmer que
l'Allemagne est le pays le plus « souverainiste » d'Europe ?
N'oublions
jamais l'histoire récente du pays. Pendant les dix années qui
suivent la Seconde guerre mondiale, l'Allemagne n'est pas souveraine.
Les quatre puissances occupantes exercent le pouvoir exécutif,
nomment dans les administrations, directement ou par délégation, et
suivant des modalités assez différentes suivant les zones. Ce sont
les trois occupants de l'Ouest qui mènent une unification de leurs
zones par une réforme monétaire et la création du Deutsche Mark.
Des 1949, l'Allemagne est donc coupée en deux par la différence de
monnaie. Ce n'est qu'en 1955 que la partie Ouest retrouve une
souveraineté et forme la République Fédérale d'Allemagne, membre
de l'OTAN. A l'Est se mets en place un régime communiste dominé par
la relation à l'URSS. Ce n'est qu'en 1990 que cette partie de
l'Allemagne connaîtra ses premières - et dernières - élections
libres, avant d'être réunifiée à l'Ouest en octobre 1990.
L'histoire
de l'après-guerre allemand est donc totalement différent de celle
de la France. Pendant que la France combat des peuples colonisés
aspirant à leur leur propre souveraineté, l'Allemagne parcourt un
long chemin pour recouvrir patiemment la sienne.
La
conception même de la démocratie en Allemagne est donc
fondamentalement attachée au principe de souveraineté. La loi
constitutionnelle allemande, la Grundgesetz, est protégée par un
service de police propre - l'équivalent de ce que furent les
Renseignements Généraux en France, mais concentrés sur la
subversion politique d'extrême-droite comme d'extrême-gauche – et
le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe veille jalousement sur la
souveraineté du peuple allemand. Cela passe par des dispositions,
intégrées par dérogation aux traités, qui accordent au Parlement
allemand un droit de regard sur les questions européennes bien plus
important que celuidont dispose l'Assemblée Nationale en France !
Notons d'ailleurs que c'est bien le peuple souverain, via ses
représentants élus qui est ici au cœur de tout, et non l'exécutif,
qui procède du Bundestag. Il n'y a pas en Allemagne de « Président »
puissant (même s'il y en a un) et Angela Merkel, toute chancelière
qu'elle soit, doit régulièrement négocier avec les différentes
ailes de son parti et avec les autres formations au Bundestag.
Il
y a deux principales différences, cependant, entre la vision
allemande de l'intégration européenne telle qu'elle existait dans
les années 1955-2000, et celle qui prévaut depuis 2000. Tout
d'abord, l'Allemagne du XXI° siècle estime avoir suffisamment
expiée les crimes de celle du XXème. Fait notable, la Coupe du
monde de football de 2006 a permis de recommencer à afficher sans
mauvaise conscience un patriotisme du drapeau, une fierté nationale
positive. Depuis lors se succèdent les émissions et films retraçant
la part allemande de souffrance pendant la seconde guerre :
bombardements de Dresde, expulsions des populations germanophones de
Prusse orientale, de Bohême, de Pologne, naufrage des navires pleins
de civils dans la mer du Nord sous les bombes britanniques etc...
Cette relecture fait contraste avec celle de la fin du XXème siècle,
où la grande polémique concernait les crimes de l'armée allemande.
Ce nationalisme assumé trouve depuis des traductions politiques
propres : parti AfD, best sellers populistes de Thilo Sarrazin
(auteur la version allemande de la théorie du « grand
remplacement », longtemps en charge des finances pour le …
SPD de la ville de Berlin, et membre un temps du directoire de la
Banque Centrale Allemande...).
Le
XXI° siècle est cependant aussi le siècle de l'unification
européenne par la monnaie. Or, l'Allemagne est la seule Nation
européenne dont la construction nationale et étatique soit
profondément liée à la création d'une union douanière et
monétaire - la première fois avec la Zollverein (Union douanière)
de 1834, qui précède de peu l'unité politique tardive, la deuxième
fois comme rappelé à l'instant entre 1949 et 1990. Les
est-Allemands étaient fascinés à l'idée de recevoir des Deutsche
Mark au moment de la chute du mur. La décision d'Helmut Kohl de
garantir la convertibilité de la monnaie de la RDA en DM, si elle
entraîna un surcoût considérable de la réunification et accéléra
le déclin économique de la partie Est, explique aussi les succès
électoraux du parti de Kohl sur la période.
Dit
autrement: la création d'une monnaie unique avec l'Allemagne
consiste à jouer avec un expert en unification monétaire et
douanière. Et la question de la monnaie est au cœur même du
processus de construction national – au-delà des tartes à la
crème sur l'hyperinflation de 1923...
L'Allemagne
est donc, par son histoire, souverainiste. Et alors que la
construction européenne fut théorisée par les élites allemandes
de l'après-guerre comme un moyen de se protéger contre eux-mêmes
et contre leur propre histoire, l'Europe est devenue, à partir de
l'unification monétaire, un espace de domination naturel.
La
conception de la souveraineté monétaire est profondément
différente, outre-Rhin, de celle de la France. Nous sommes le pays
de Philippe le Bel, qui frappe de la fausse monnaie et fait brûler
ses créanciers pour conserver le contrôle sur son État, de Louis
XV refinançant son État avec Law et provoquant ainsi l’un des
premiers grands crash financiers de notre histoire. Nous sommes
héritiers de la Révolution issue des États généraux dont l’objet
était d’abord le refinancement de la dette publique, Révolution
qui finança ses guerres avec une monnaie de singe, les assignats.
Pour nous en somme, l’État doit contrôler la monnaie.
Pour
les Allemands, la création d’une monnaie unique précède à deux
reprises, en 1834 et en 1949, la création d’un État-nation.
Comment pouvons-nous nous comprendre - et nous ajuster - avec un tel
éloignement de départ ?
L’amitié
franco-allemande n’a pu fonctionner que le temps des générations
qui avaient vécu les guerres, entre des gouvernements qui n’avaient
pas peur de poser leurs contradictions, leurs conflits et leurs
désaccords. On était très loin de la situation actuelle, notamment
de la vassalité des élites françaises post-euro.
[ La première partie de l'entretien est disponible ==> ICI ]
Bonjour,
RépondreSupprimerje partage von critique de la politique allemande. La création par Mmes Nahles et Merkel du concept de "EU-Ausländer" explique très bien la politique allemande/ Aux Allemands les bénéfices de l' Union EUropéenne et aux non-Allemands les pertes. https://www.bundesregierung.de/Content/DE/Artikel/2016/10/2016-10-12-grundsicherung-auslaendischer-personen.html