Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l'Institut d'Etudes politiques de Grenoble. Il est spécialiste de la vie politique italienne et, plus généralement, de la vie politique européenne. Il tient un excellent blog que l'on peut consulter ici. Il répond ci-dessous à quelques questions au sujet des mouvements de gauche "alternatifs" que l'on voit poindre et croître (ou stagner !) dans plusieurs pays d'Europe.
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On voit émerger, un peu partout en Europe, des gauches alternatives :
Podemos en Espagne, Syriza en Grèce, Die Linke en Allemagne et d'autres.
Qu'ont-elles en commun ? Vous semblent-elles devoir périmer, à terme, la
social-démocratie et le communisme ?
Avant de souligner leurs points
communs, il faut d’abord souligner leurs différences. Certains de ces partis
possèdent un lien historique avec le mouvement communiste international,
contrôlé depuis Moscou entre 1917 et 1991. C’est le cas par exemple de Die
Linke en Allemagne qui reste électoralement et humainement l’héritier du PDS,
le parti-successeur du SED, parti hégémonique de la RDA, même si d’autres
éléments venus de la social-démocratie ou du syndicalisme critique de
l’ancienne RFA s’y sont agrégés depuis (dont un Oskar Lafontaine par exemple).
D’autres s’enracinent dans une
gauche elle aussi communiste, mais qui refusait la domination soviétique sur le
mouvement communiste international. Il s’agit de tous ces partis qui correspondent
à un héritage trotskyste ou même maoïste (comme pour le parti « Socialistische
Partij » aux Pays-Bas). C’est aussi le cas, pour schématiser, de Syriza, qui
affronte d’ailleurs dans l’arène électorale grecque, un parti communiste, le
KKE, réputé pour son immobilisme doctrinal.
Par ailleurs, il existe des
scissions de gauche des grands partis socialistes ou socio-démocrates de
gouvernement. C’est typiquement le cas du Parti de gauche en France.
Enfin, il existe de rares forces - Podemos est pratiquement le seul exemple connu à ce jour - qui ne s’enracinent dans aucune expérience organisationnelle
précédente et revendiquent au contraire leur totale virginité politique, tout
en reprenant d’évidence des thèmes de gauche traditionnels comme la justice
sociale.
Au total, malgré leur diversité
d’enracinement historique, la plupart de ces forces finissent - quand elles
disposent d’élus au Parlement européen - par siéger ensemble dans le groupe
parlementaire de la « Gauche Unitaire Européenne/Gauche Verte Nordique »,
qui n’est autre que l’héritier de l’ancien groupe parlementaire des communistes
de l’ouest du continent. De fait, au Parlement européen, ces formations se
rassemblent beaucoup plus facilement que les héritiers du fascisme et du
nationalisme européens des années 1910-1940, parce qu’elles partagent une visée
internationaliste ancrée dans l’histoire longue du mouvement ouvrier européen. Elles
ont toutes, aussi, une histoire commune plus récente : depuis les années
1980, ces forces – ou les individus qui
les ont constituées – n’ont connu pratiquement que des défaites politiques. Le
moins qu’on puisse dire en effet, c’est que l’influence de ces partis situées à
la gauche de la social-démocratie dominante a été totalement insignifiante sur
l’expérience européenne depuis les années 1980. Ces forces ont certes survécu,
mais elles ont totalement échoué à influencer les évolutions socio-économiques
depuis lors.
Elles ont survécu et même au-delà, puisqu’elles semblent connaître
aujourd’hui une nouvelle jeunesse. Est-ce un feu de paille, un simple phénomène
de mode ou cela vous semble-t-il durable ?
Disons que la période récente rouvre
des opportunités d’agir en profitant de l’épuisement du modèle néo-libéral. De
fait, toutes ces forces possèdent en commun la volonté de réimposer un
compromis entre le capital et le travail tel qu’il a pu exister en Europe de
l’ouest dans les années 1950-1970. Leur
radicalité est donc toute relative puisqu’elles sont sur les positions
sociale-démocrates ou socialistes de l’époque.
La grande différence avec le
passé, c’est qu’elles ne disposent pour se faire entendre que de l’arme
électorale. Dans les années 1950-1970, le capital européen était tout disposé à
faire des compromis avec les représentants du travail, parce que, d’une part,
les Soviétiques occupaient la moitié du continent, et, d’autre part, parce que le
mouvement ouvrier pouvait peser réellement en termes de rapports de force dans
la vie économique. En 2015, le mouvement ouvrier est un souvenir historique. Partout
en Europe, il n’a plus de poids direct, et a perdu sa capacité à entretenir un
rapport de force dans la société. A la limite, pour prendre le cas français,
les taxis, les buralistes, les agriculteurs bretons, etc. peuvent encore avoir un
impact sur la vie sociale au jour le jour, et mériter quelque attention de la
part du pouvoir politique de ce fait. Ce n’est plus le cas du monde ouvrier, du
travailleur ordinaire des usines et des bureaux, qui fait désormais très rarement
grève et qui ne peut plus rien bloquer, en réalité, que sa propre paie à la fin
du mois. De ce fait, la question pour les partis voulant défendre la justice
sociale devient celui-ci : comment réintroduire de la justice sociale dans
le cadre du capitalisme actuel sans avoir la force du mouvement ouvrier avec
soi pour créer un rapport de force ?
Est-ce à dire que cette gauche alternative n’envisage qu’un aménagement
du capitalisme ? L’idée d’une « sortie du capitalisme », c’est
fini ?
En réalité, tous ces partis sont
critiques à l’égard du capitalisme, mais, contrairement à la situation des
années 1960-70, ils ont des difficultés énormes à proposer autre chose qu’une
gestion de gauche du capitalisme, même s’ils ont souvent affiché leur
conversion à l’écologie. Ils n’ont en fait plus de modèle alternatif de société
et d’économie à proposer, comme pouvaient l’être la planification soviétique ou
l’autogestion yougoslave par exemple.
Cette absence de modèle
alternatif existant déjà là dans la réalité (Russe, Yougoslave) mais plus ou
moins fantasmé, se prolonge dans leur manière de gérer les collectivités
locales quand ces partis de gauche alternative arrivent à leur tête. Par
exemple, « le PDS/Die Linke » a pu participer à la gestion de la
ville-Etat de Berlin sans que la différence ne se voie beaucoup, sans qu’on
puisse parler d’un modèle innovant de gestion de la chose publique. De même, il
y a bien longtemps qu’une municipalité communiste n’est plus considérée en
France comme un haut lieu de l’innovation sociale ou économique. C’est là d’ailleurs
une autre différence avec l’histoire longue du socialisme. Ce dernier s’est très
souvent imposé à travers le « socialisme municipal », donc à travers
des expériences de gestion locale de la chose publique qui permettaient de
montrer en pratique la capacité à innover radicalement et de rompre - mais sans
violence – avec les routines de la société bourgeoise du temps. On n’a plus
constaté, ces dernières années, que ces partis de la « gauche de la gauche »
aient réussi à innover vraiment de cette manière-là. De ce fait, les
expériences de gestion municipale à Barcelone et à Madrid qui ont commencé
cette année vont être décisives : y aura-t-il, comme par le passé de
vraies innovations ? Y aura-t-il à cette occasion l’invention d’un socialisme
municipal pour le XXIème siècle ?
Vous êtes prudent quant à l’avenir de ces formations. Iriez-vous jusqu’à
parler de « fonte des gauches » comme l’a fait récemment France culture
dans une série d’émissions disponibles ici ?
A vrai dire, la tendance n’est
pas uniforme. Certains de ces partis continuent à décliner électoralement à la
mesure de la disparition de leur vieille base ouvrière (comme le « Parti
communiste de Bohême-Moravie » en République tchèque). D’autres se
maintiennent comme Die Linke sans réussir à percer vraiment en dehors de
leur aire historique, en dépit même du fait qu’ils constituent, depuis un
moment déjà, l’opposition de gauche à la « Grande coalition »
(CDU-CSU-SPD) au pouvoir. D’autres ont été totalement entravés par les mécanismes
électoraux, comme le Parti de gauche en France. Tous ces partis restent finalement
des seconds ou des troisièmes couteaux de leur vie politique nationale. Podemos,
qui a été donné un temps par les sondages comme le premier parti espagnol est,
toujours selon les sondages, retombé dans des eaux bien moins glorieuses.
Dans le fond, le seul parti de
cette famille qui ait réussi à percer au point de devenir le premier parti de
son pays est Syriza. Mais pour en arriver là, il a tout de même fallu une crise
économique sans précédent dans aucun pays européen en temps de paix, et trois
élections de crise (deux en 2012, et une en janvier 2015) qui ont totalement
fait voler en éclat l’ordre électoral établi en Grèce depuis le retour à la
démocratie. L’électorat grec n’est pas si différent des électorats des autres
pays de l’ancienne Europe de l’ouest. Il en faut vraiment beaucoup pour faire
bouger l’électorat vers les extrêmes, et plus encore vers les extrêmes-gauches.
Malgré ces obstacles, ces partis
situés à la gauche de la social-démocratie peuvent profiter de l’effritement en
cours de cette dernière. En effet, toutes ces années de crise économique ont
montré que la social-démocratie n’avait vraiment rien à proposer de nouveau en
matière de lutte contre l’injustice sociale, et qu’elle était complètement repliée sur des positions qu’on peut résumer en un « néo-libéralisme à
visage humain ». Le quinquennat de François Hollande est typique d’un
repli de ce socialisme majoritaire sur un néo-libéralisme à prétentions très
vaguement humanitaires. La présidence de l’Eurogroupe, telle qu’elle est
exercée par le social-démocrate néerlandais Jeroen Dijsselbloem représente
aussi une illustration parfaite de cette réalité du socialisme majoritaire,
totalement replié sur le « consensus de Bruxelles ». Sans parler des
propos infamants tenus cet été par un Martin Schulz, Président social-démocrate
du Parlement européen, à l’encontre de Syriza.
Ce mouvement vers la droite des
directions sociale-démocrates peut en arriver à frustrer tellement la part de
l’électorat social-démocrate la plus à gauche qu’on peut aboutir à des
situations telles que celle de l’actuel Labour britannique. Avec
l’élection d’un survivant improbable de l’aile gauche du parti des années 1980,
Jeremy Corbyn, les sympathisants et militants ont signifié clairement qu’ils ne
voulaient plus de la ligne du « New Labour ». Plutôt que de rejoindre
un nouveau parti à la gauche du Labour, qui aurait eu de toute façon du mal à
s’imposer à cause du système électoral britannique, ils ont saisi l’occasion
qui leur était (très imprudemment) offerte par les élites travaillistes du
« New Labour » pour subvertir le parti de l’intérieur. La réaction quelque peu démesurée de David Cameron traitant le nouveau leader des travaillistes de « danger pour la sécurité nationale » témoigne d’ailleurs du fait que les partis de gouvernement
ont l’habitude de fonctionner comme un club de gens raisonnables ralliés au
néo-libéralisme. Ils ne conçoivent même plus qu’il puisse exister une opposition
réelle entre eux sur ce point.
L'échec d'Alexis Tsipras en Grèce, qui mènera finalement, tout comme
les gouvernements grecs précédents, une politique « mémorandaire »
va-t-elle affaiblir ou au contraire galvaniser ces gauches alternatives ?
Il va d’abord les diviser !
Il les divise déjà entre ceux qui croient qu’il y a un gain politique à occuper
malgré tout le pouvoir d’Etat pour en priver les adversaires de droite, et ceux
qui n’y voient qu’une trahison des idéaux et des promesses, c’est-à-dire ceux
pour lesquels le pouvoir ne vaut que pour autant qu’on puisse faire la
politique qu’on souhaite vraiment. C’est d’ailleurs une vieille polémique à
gauche.
Par ailleurs, il est probable que
la suite de l’expérience Tsipras va jouer énormément. Arrivera-t-il à se
maintenir au pouvoir à la suite des élections de dimanche prochain ? Si
oui, au prix de quels compromis ? Et pour quoi faire ? Le plus
probable à ce stade, puisqu’il est tenu à la gorge par le nouveau mémorandum, est
cependant qu’il échoue à mener une politique de gauche même minimalement
humanitaire – puisque c’est de cela qu’il s’agit en fait, plus même de grands
projets socio-démocrates à la façon des années 1960-70. La crise sociale
grecque va donc encore s’aggraver. De ce fait, une grande partie des gauches
alternatives semble être en train de comprendre qu’il n’est pas possible de
gouverner un pays à gauche dans le cadre européen actuel. Et aussi qu’elles ne
peuvent espérer faire changer le navire européen de trajectoire tant elles sont
structurellement minoritaires.
Le problème devient alors le
suivant : ces gauches n’ont plus d’autre choix que d’abandonner toute perspective
de changement perceptible, ou de redevenir révolutionnaires au sens ancien du
terme. Or il se trouve que tout le parcours de ces gauches, en particulier de l’aile
communiste la plus traditionnelle comme le PCF en France, a été justement, depuis
les années 1970, d’abandonner toute perspective révolutionnaire. De même, les
partis communistes ont pour la plupart accepté l’appartenance de leur pays à
l’Union européenne et se sont inscrits dans cette perspective vague d’une
« Autre Europe », comme l’avait fait Alexis Tsipras lui-même en
devenant le candidat de ces partis à la Présidence de la Commission européenne
en 2014. Or c’est tout ce récit d’une « Autre Europe », qu’on
obtiendrait à force de pressions électorales douces et répétées, qui se trouve
mis à mal par l’affaire grecque. En clair, on constate que les élections dans
un pays périphérique et débiteur de l’eurozone n’ont plus aucun poids politique.
Même un référendum n’a plus de poids. De fait, il suffit d’imaginer un autre
parcours pour la Grèce, après le 6 juillet 2015, que celui qui a été choisi par
Tsipras, pour se rendre compte que c’est bien d’une révolution qu’il se serait
agit – ou du moins de rupture nette avec l’existant. En plus, comme une telle
révolution ne peut se faire que sur une base nationale, ça déstabilise
complètement cette gauche très européiste au fond. Il suffit de voir les propositions du « Plan B » du groupe Varoufakis/Mélenchon/Lafontaine/Fassina. Ça reste encore une ébauche de plan visant à
faire pression pour une « Autre Europe ». Ce n’est pas très réaliste.
Seule la sortie de la zone Euro ou de l’Union européenne seraient réalistes,
mais ça impliquerait d’en finir pour longtemps avec le rêve de l’Europe unie. Tertium
non datur. La gauche n’a pas fini d’être divisée sur ce point.
En parallèle à l'émergence de ces gauches critiques, on voit monter
partout diverses formes de « populisme de droite ». Dans un cas comme
dans l'autre, qu'ils donnent des réponses de gauche ou des réponses de droite,
on constate que tous ces mouvements ont mis au cœur de leur discours deux
thématiques : celle de l'Union européenne (qu'il faudrait soit quitter soit
remodeler) et celle de la souveraineté (nationale et/ou populaire). Pour quelles
raisons ?
Cet énervement montant contre
l’Union européenne, aussi bien, effectivement, à l’extrême-gauche qu’à
l’extrême- droite des échiquiers politiques, tient au fait que cette dernière contraint
désormais fortement les politiques publiques des Etats membres. Il faut à la
fois respecter l’ordre néo-libéral en économie, et l’ordre « libertaire »
en matière de mœurs au sens large du terme (droits de l’homme, libertés
procréatives, droits des homosexuels, statut des étrangers, etc.).
Contrairement à ce qu’on dit
parfois à gauche, cette double contrainte « libérale/libertaire » ne
résulte pas seulement des traités, mais aussi des rapports de force partisans
au sein du Parlement européen (comme le montrent bien les études du groupe
Votewatch.eu) et au sein du Conseil européen. Si vous êtes, comme actuellement
le très conservateur Viktor Orban, pour la promotion de votre économie
nationale et pour la défense de « l’Europe chrétienne » (et pas
nécessairement celle du Pape François…), vous vous trouvez très largement en
dehors des clous du consensus régnant à Bruxelles. Dès lors, ceux qui défendent
des visions contradictoires avec ce consensus européen
« libéral/libertaire » auront de plus en plus la tentation de quitter
le navire européen, à mesure que leurs propres électeurs comprendront qu’ils
n’ont rien à espérer de l’Union européenne.
Il aurait sans doute fallu une
vision beaucoup plus attentive aux attachements de chaque population pour
éviter ce genre d’écueils : le cas hongrois l’illustre bien. C’est là une
nation « ethnique » qui a peur de disparaitre démographiquement et
qui ne s’est pas remise du traumatisme du Traité de Trianon de 1920. On aurait pu prévoir à l’avance que
l’arrivée d’immigrants ou de réfugiés sur son sol, musulmans de surcroit, serait
immédiatement instrumentalisée par la droite et l’extrême-droite du pays. Il aurait
donc fallu être beaucoup plus prudent et plus réaliste, dans l’ensemble des
dispositions des traités, et respecter mieux les idiosyncrasies de chacun. Si
demain le Royaume-Uni quitte l’Union suite à un référendum, ce sera largement à
cause de ce manque de discernement dans les obligations imposées à ce pays en
déclin séculaire.
Justement ! La Grande-Bretagne, qui a pourtant un rapport très
distendu à l’Europe, a elle aussi trouvé son leader de gauche critique en la
personne de Jeremy Corbyn, dont il se dit qu’il a fort peu de sympathie pour l’UE.
Comment l’expliquer ?
Ce que j’en comprends, c’est que la dynamique Corbyn est principalement inscrite
dans la vie politique britannique, dans le refus de certains secteurs de la
gauche d’accepter la domination du néo-libéralisme sur le « New
Labour », et dans le refus des politiques conservatrices menées par Cameron
et qui semblent parties pour durer.
Cette élection n’a donc pas un
rapport très net avec l’Union européenne, parce que le Royaume-Uni n’a pas eu
besoin de l’UE pour devenir le paradis (ou l’enfer ?) du néo-libéralisme.
Dans le pays des zero-hour contracts,
l’Union européenne peut encore apparaître, par contraste, comme un espoir de justice
sociale.
Toutefois, il est significatif
que le nouveau leader des travaillistes ne soit pas un fervent européiste. Il
se souvient sans doute que dans les années 1970, c’était la droite
conservatrice qui voulait l’entrée du Royaume-Uni dans le Marché commun, et pas
tellement le gauche travailliste qui avait des doutes quant à ce projet
d’intégration continentale. Cependant, Corbyn n’a pas sauté le pas de plaider la
sortie de son pays de l’Union européenne, alors même qu’il en aurait l’occasion
avec le référendum qu’a imprudemment promis David Cameron sur le sujet. Probablement,
la question écossaise complique l’équation, puisque le SNP (Scottish national
party) se déclare fortement attaché à l’Union européenne.
Bon, on n’ira évidemment pas jusqu’à dire que la « droite de la
droite » et la « gauche de la gauche » s’équivalent sur la
question européenne, et que, selon un célèbre poncif, « les extrêmes se
rejoignent ». N’est-ce pas ?
Bien sûr que non. En dehors du
constat partagé d’une pression de plus en plus grande de l’Union européenne sur
les politiques publiques nationales (surtout en matière de politique économique
où il n’existe plus que la one best way
néo-libérale à tout crin promue par la Commission européenne et la BCE), il
existe une évidente différence d’approche entre l’extrême-droite et l’extrême-gauche
critiques de l’Europe. A droite, il est facile
d’être nationaliste et de dire du mal de Bruxelles, de « l’EURSS »,
tout en se proclamant tout de même pour une collaboration entre nations
européennes souveraines. A gauche, il ne va pas de soi de proposer une rupture
avec le projet européen, considéré comme ayant aussi des aspects très positifs quand
il est pris sous l’angle « libertaire » (au sens par exemple de
défense de l’égalité hommes/femmes, des droits des homosexuels, etc.).
De fait, il suffit que dans un
pays la fierté nationale - au sens de capacité à voir l’avenir du pays comme celui
d’un pays autonome et autosuffisant - soit
un peu développée pour que l’asymétrie des résultats entre la gauche et la
droite eurocritiques soit frappante. La France représente le cas typique de
cette situation : l’extrême-droite a acquis une longueur d’avance dans la critique
de l’Union européenne en faisant appel à l’idée de la grandeur - perdue mais à
retrouver - du pays. Pendant ce temps-là, l’extrême gauche se perd en arguties
autour de la possibilité ou non de rendre l’euro plus social...
Vous connaissez particulièrement bien l'Italie. En tant que pays
d'Europe du Sud largement malmené par la crise des dettes souveraines et de
l'euro, elle devrait avoir, elle aussi, son parti de gauche critique. Ça n'est pas
le cas. Pourquoi ? Quelle formation occupe cette place en Italie ?
Il faut comprendre qu’en Italie,
la « gauche de la gauche » –
le Parti de la Refondation communiste ou les Verts par exemple – a été de
toutes les aventures et mésaventures de la gauche de gouvernement depuis 1993.
Aussi bien au niveau national, régional ou communal, en raison des modes de
scrutin adoptés depuis cette époque, cette gauche a fonctionné comme une
périphérie critique de la gauche dominante, l’ancienne majorité du PCI (Parti
communiste italien) devenue le PDS (Parti démocratique de la gauche), puis les
DS (Démocrates de gauche) et enfin le PD (Parti démocrate). Jamais cette « gauche
de la gauche » n’a été capable de représenter autre chose qu’un groupe de
compagnons de route, certes un peu rétifs et remuants, de la gauche dominante.
Du coup, elle a accepté toutes les réformes néo-libérales faites par cette
gauche dominante avec laquelle elle n’a jamais rompu. Il faut ajouter à cela
d’innombrables querelles de personnes, la construction de chapelles et de
sous-chapelles suite aux défaites successives, une fixation funeste sur les
gloires passées du communisme italien, une propension extraordinaire au choix
de leaders médiocres, un zeste de corruption aussi au niveau local et
régional.
Face à cette situation va se
créer, en 2007-09 et à l’initiative de l’humoriste Beppe Grillo, le
« Mouvement 5 Etoiles », qui va s’affirmer « au-delà de la
gauche et de la droite ». Au départ, il va attirer des militants souvent
liés à des combats écologiques locaux, qui auraient dû être à gauche de la
gauche si cette dernière ne les dégoutait pas de l’être. De fait, le dégoût d’une
partie des électeurs italiens contre la classe politique est alors tel que ce
mouvement labellisé « ni droite ni gauche » rencontre un immense
succès aux élections de février 2013.
Après un passage à vide, il
semble que le M5S représente désormais la grande force d’opposition au
gouvernement de centre-gauche de Matteo Renzi, notamment sur des problématiques
de gauche comme la défense d’un revenu minimum garanti pour tous les Italiens. Il
faut également noter que le M5S ose tenir un discours très critique à l’encontre
de l’Union européenne, et de la zone euro en particulier. Jamais un parti de
gauche italien n’aurait osé tenir ce genre de propos, parce que la gauche
italienne est, depuis les années 1970 et la période de l’euro-communisme, très
européiste. Pour beaucoup, l’internationalisme communiste a été remplacé par
l’européisme. De ce point de vue, le M5S est un mouvement nationaliste, car il
entend faire prévaloir les intérêts réels des Italiens, de l’économie
italienne, sur toute forme de croyance européiste, en se prévalant de la
réalité d’une Italie, si j’ose dire, déjà européenne (honnête, travailleuse, instruite,
connectée, etc.). En quelque sorte, le M5S pense que l’Italie a assez d’Europe
en elle pour ne pas avoir besoin de recevoir des leçons de Bruxelles et de
Francfort.
Par ailleurs, il semble que le
mouvement du PD vers le centre – voire vers la droite - impulsé par Matteo
Renzi, son leader depuis fin 2013 et actuel Président du Conseil, est devenu
tel qu’une partie de la minorité du PD va essayer cet automne de fonder un nouveau et véritable parti de gauche. Il
est donc possible qu’une force alternative finisse par exister à la gauche du
PD. Pour finir, il faut noter que l’un des problèmes de la gauche italienne réside
dans son rapport au communisme. Les dernières élections ont montré que la
marque communiste (la faucille et le marteau) ne valait plus rien sur le marché
électoral italien. Il est sans doute temps de faire le deuil du PCI et d’aller
vraiment de l’avant…
Selon vous, à quel parti de « gauche alternative » déjà
existant la nouvelle formation italienne issue du PD pourrait-elle ressembler ?
Quelles sont ses chances de percer dans le paysage politique du pays ?
Cette force nouvelle sera sans
doute critique vis-à-vis de l’Union européenne actuelle, mais n’ira probablement
pas jusqu’à prôner une rupture avec la zone euro ou l’UE.
Cette problématique restera donc
le privilège du M5S ou de la droite extrême, représentée par la Ligue du Nord
de Matteo Salvini. Ce parti a investi dans l’euroscepticisme depuis 1999. Il a
pourtant participé à tous les gouvernements de Silvio Berlusconi sans influer
en rien sa politique européenne. Du coup, malgré son retrait dans l’opposition
depuis octobre 2011, il était jusqu’à peu en déclin. A présent, son nouveau
leader a décidé de jouer à fond la carte de l’anti-UE, et de le faire au nom de toute l’Italie (alors qu’il s’agit
au départ d’un parti de défense des intérêts du Nord de l’Italie contre le Sud
du pays). Comme souvent à droite de l’échiquier, ce discours eurocritique se
joint à une xénophobie affirmée, en l’espèce à un refus de toute présence de
l’Islam en Italie. Du coup, ce parti n’a jamais été aussi haut dans les
sondages d’opinion…
Au total, la gauche critique joue
un rôle électoralement mineur sur l’échiquier italien, et je doute qu’avec le
M5S d’un côté et la Ligue du Nord de l’autre, un quelconque discours critique
sur l’Europe venant de ce côté-là rencontre beaucoup d’audience.