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jeudi 12 octobre 2017

Lettre ouverte à Jean-Luc Mélenchon, par Ambroise de Rancourt





Ambroise de Rancourt a 29 ans. Il est pianiste, diplomé du CNSM (Conservatoire national supérieur de musique) de Paris. Il n'est pas encarté à la France insoumise mais a voté pour Jean-Luc Mélenchon en 2012 et en 2017. Il lui écrit aujourd'hui pour exprimer des craintes et des griefs. 

L'arène nue est plutôt un blog consacré à l'Europe, avec quelques exceptions. La publication de cette lettre en est une. Venant d'un électeur très informé, elle réaffirme utilement ce en quoi croit toute une partie de la gauche (hélas pas la partie la plus revendicative) et exprime ses inquiétudes quant à la généralisation des thématiques identitaires dans le débat public. Elle est d'utilité publique. 


***


Cher Jean-Luc,

Si je t’écris cette lettre aujourd’hui, c’est parce que je t’en veux.

Je t’en veux, parce qu’un nombre incalculable de fois, j’ai failli me brouiller avec des amis, des proches, en prenant ta défense et, plus largement, celle de ton programme. J’ai voté pour toi en 2012, et en 2017. 

Cette année, ce n’était pas pareil : je n’ai pas voté pour toi de façon compulsive. J’ai voté pour toi après m’être penché sur ton programme, longuement, après l’avoir pesé soigneusement, dans ses moindres détails. J’étais persuadé, en votant pour toi, que tu avais des chances de gagner et surtout, de porter un véritable projet : un projet de transformation économique profonde, de défense des acquis sociaux et intellectuels de notre pays, un projet gaulliste à bien des égards, mais surtout, un projet viable, réalisable, consistant intellectuellement. Je n’ai pas été séduit par ta personnalité, qui m’importe peu et ne me fascine guère, ton talent oratoire, que j’apprécie mais dont je ne fais pas un critère décisif, ni par ton personnage, mais j’ai été convaincu par ton programme, bêtement. Naïvement, peut-être. Et si c’était à refaire, je voterais sûrement pour toi, de nouveau.

En défendant ton programme, j’ai réussi à convaincre un certain nombre de gens autour de moi, je ne sais même pas combien, de te donner leur vote. Il y avait de tout : même des gens qui s’apprêtaient à voter pour Hamon ou Asselineau, voire Marine Le Pen, c’est dire si je me suis sacrifié pour la Cause. J’ai dû persuader une bonne partie de ma famille et de mes proches que non, je n’étais pas devenu un bolchevique assoiffé du sang des possédants – il faut dire qu’avec ma gueule et mon nom, c’était peu crédible – ni un hippie décérébré persuadé de pouvoir rassembler l’humanité autour d’un feu de camp et d’une barrette de shit. Non, j’ai défendu ton programme à coups de chiffres, de bouquins, de convictions que j’avais patiemment construites, en amont, au fil du temps. Et n’ayant que peu d’appétence pour la posture de groupie, je n’ai jamais hésité à reconnaître tes angles morts, tes faiblesses, tes renoncements, parce que le fait de militer pour une cause ne doit jamais, à mes yeux, aboutir à l’application aveugle d’une ligne, ou à l’arrêt de mes fonctions cérébrales. Et j’ai croisé suffisamment de militants qui semblaient avoir fait vœu d’abstinence intellectuelle comme un prêtre son vœu de chasteté, pour être dégoûté par ce panurgisme imbécile que l’on retrouve dans tous les partis.

J’ai vraiment cru, et je crois encore, à la capacité de notre pays à changer le cours de la construction européenne – pas à l’aménager, lui « donner sa chance », non : la remettre sur le métier, et la reprendre depuis le début. Je crois également à la mission particulière de notre pays – c’est une idée qui a tendance à faire sourire, d’ailleurs, aujourd’hui – dans sa transmission inflexible et constante de valeurs universelles, qui s’incarnent dans sa défense maniaque, obsessionnelle, de la liberté d’expression, sa haine – je n’ai pas peur du mot – de l’ingérence religieuse dans la sphère politique, son attachement viscéral à l’égalité républicaine. J’ai cru en ta capacité à incarner et défendre tout cela. Aujourd’hui encore, je reste écœuré par ce mélange de mauvaise foi, de dédain souvent inculte et lapidaire, qui caractérise la façon dont tes détracteurs considèrent les gens qui ont voté pour toi, quels que soient leurs motifs. Et je continue à désespérer en entendant nos dirigeants vanter eux-mêmes, aujourd’hui, la fin de notre modèle social et la destruction de nos plus précieux édifices juridiques, comme étant la clé de notre intégration, forcément magnifique et souhaitable, dans la marche néo-libérale du monde. Comme si la résistance à cet ordre n’était même plus acceptable intellectuellement, reléguée au rang de fantasme doré pour collégien rêveur.

Jusqu’ici, en fait, tout allait plutôt bien. Et puis, au fil de mes rencontres, de mes lectures, mais aussi au fil des morts qui s’amoncelaient en France, en Europe, ainsi qu’en Syrie et en Irak, j’ai commencé à m’intéresser, de près, à l’idéologie islamiste. C’était bien avant de me pencher sur ton programme de 2017, d’ailleurs. 

J’ai commencé, donc, à chercher pourquoi et comment une idéologie issue d’une religion pouvait, en s’appuyant sur divers recueils de textes sacrés que l’on doit admettre aveuglément sous peine d’être appelé hérétique, aboutir à l’endoctrinement massif de jeunes de France ou d’ailleurs. J’ai cherché à comprendre pourquoi des enfants juifs, des dessinateurs, des flics, des citoyens qui n’avaient rien demandé, étaient tombés sous des balles, des pare-chocs, des coups de couteau, sur notre sol. J’ai aussi cherché à comprendre pourquoi des centaines de jeunes Français étaient partis faire le jihad en Syrie – et pourquoi on avait laissé s’installer dans notre pays les prédicateurs et recruteurs aux sources de cet embrigadement sectaire. J’ai cherché, à comprendre pourquoi des entrepreneurs du malaise identitaire, qu’ils s’appellent Collectif contre l’Islamophobie en France, Indigènes de la République ou Baraka City, loin de déplorer une partition communautaire de plus en plus marquée en France, semblaient la cultiver, l’entretenir amoureusement. J’ai compris, enfin, qu’entre ces entrepreneurs identitaires et le Front national, il y avait finalement une formidable convergence de points de vue : une vision ethniciste, racialiste, de l’appartenance non plus à une nation mais à une communauté fondée sur la religion, la couleur. « J’appartiens à ma famille, à mon clan, à ma race, à mon quartier, à l’Islam, à l’Algérie », affirme la présidente du PIR, Houria Bouteldja, là où une Marine Le Pen ou un Eric Zemmour s’évertuent à expliquer que l’islam n’est pas et ne sera jamais soluble dans la République.

Dans ce jeu de surenchère verbale, j’estimais qu’il était du devoir du politique de refuser de prendre parti pour l’un ou l’autre camp. Tout en utilisant les moyens juridiques et policiers pour éteindre, dans le respect des libertés publiques, le phénomène identitaire islamiste. Non pas dans le but de terroriser le bon peuple ou de « stigmatiser » - le verbe est à la mode – une religion ou ses fidèles, certainement pas. Mais avec un objectif double, qui semble t’échapper : protéger, d’une part, l’écrasante majorité de nos compatriotes musulmans, sécularisés et laïques, d’un chantage identitaire dont ils font l’objet – injonction leur étant faite, dans le cadre religieux ou associatif, c’est selon, de choisir entre leur identité islamique (voile, alimentation halal, jeûne du ramadan…) et leur adhésion aux valeurs républicaines ; préserver, ensuite, l’ensemble de la population française, musulmane ou non, de la violence que le terrorisme islamiste fait peser sur elle de façon permanente.

La réalité est la suivante : tes déclarations de 2011, où tu affirmais que les prières de rue étaient systématiquement le fait d’intégristes – ce qui d’après mes recherches scrupuleuses s’est toujours montré exact – et que la solution était de les empêcher en faisant respecter l’ordre public ; ou de février 2017, où tu expliquais – et j’étais d’accord avec toi – que, sans quitter un seul instant une attitude de dialogue et de fraternité vis-à-vis des femmes qui le portaient, nous n’avions pas à rougir d’affirmer que le voile, au vu de notre culture et de notre lutte séculaire pour l’égalité, était un signe d’oppression sexiste, bref : tes déclarations sur le sujet de l’islamisme me semblaient respecter à la fois nos principes républicains essentiels, et le devoir de neutralité religieuse du politique dont j’ai parlé plus haut.

Mais voilà. D’abord, je t’ai vu refuser, progressivement, d’employer le terme « islamiste » pour parler des attentats commis aujourd’hui en Occident. Je t’ai vu défendre Clémentine Autain en pleine campagne présidentielle, et pas du bout des lèvres, quand ses liens avec la mafia de l’ « islamophobie » étaient mentionnés par Manuel Valls. Je me suis fait personnellement insulter par des militants LFI, et traiter de troll du FN (sic) pour avoir osé renvoyer à des affiches événements auxquels cette députée avait participé avec, notamment, Marwan Muhammad, ou pour avoir souligné le fait que Mme Autain avait relayé via son mouvement Ensemble des événements auxquels participait Tariq Ramadan – tu sais, le grand réformiste de l’islam, petit-fils du théoricien de la société islamiste rêvée des Frères musulmans et fier de l’être, qui défend un moratoire sur la lapidation des femmes, et qualifie les caricaturistes de Charlie Hebdo de « lâches » lorsqu’il s’exprime sur Al-Jazeera, avant de se faire défenseur  de la liberté d’expression dans les médias français, quelques jours plus tard. J’ai assisté, et j’en ai discuté avec nombre d’autres militants LFI, à des scènes surréalistes d’omerta, d’interdiction de parler du phénomène islamiste, sous peine d’être relégué à un adjectif : facho. Islamophobe, dans les grands jours. Et j’ai accepté ces qualificatifs avec calme, sans jamais me laisser aller moi-même à l’injure. Pour avoir ouvert les yeux très progressivement sur le sujet de l’islamisme, sur lequel je crois pouvoir dire aujourd’hui que je me défends plutôt pas mal, comme on dit, je sais qu’il faut faire preuve de pédagogie, de mesure et de responsabilité, tant je sais qu’est brûlante toute question qui touche à l’unité de notre pays, et encore plus dans une période où les attentats sont autant de coups de boutoir contre notre pacte républicain, chacun étant sommé de choisir son camp.

Je me permets une petite parenthèse sur le sujet du terme « islamiste », point qui semble accessoire à première vue, mais qui est pourtant essentiel. Je connais la polémique, et bien, entre Olivier Roy et Gilles Kepel, entre « islamisation de la radicalité » d’un côté, « radicalité de l’islamisation » de l’autre. Laisse moi te dire ces quelques mots, très simples : l’islamisme n’est pas une religion. Dénoncer les comportements de violation de l’espace et des libertés publics n’est pas un acte qui stigmatise une foi et ses fidèles, mais qui condamne clairement, au contraire, une minorité agissante qui tente de fédérer autour d’elle tous les croyants. Rappeler quotidiennement qu’il y a, dans toute religion – hier, c’était le catholicisme, et c’est au prix du sang que sa sécularisation s’est faite sur notre sol, tu le sais, et aujourd’hui, c’est l’islam qui se retrouve face à cette problématique en France – un potentiel de dérive sectaire, et de volonté de soumission de l’ordre politique aux lois divines, le rappeler donc, avec force, n’est pas un acte de méfiance, de xénophobie, de racisme : c’est un acte de courage, nécessaire, douloureux parfois, mais qui est, pour reprendre la formule consacrée de De Gaulle, une « impérieuse nécessité ». En refusant d’employer le terme d’islamisme, tu sèmes le doute pour tous nos concitoyens musulmans, que tu amalgames de fait au seul noyau minoritaire et agissant des fondamentalistes : tu les confonds avec eux, tu leur dis, implicitement, que ceux qui se réclament de leur religion pour tuer, sont de leur famille. Plus que jamais, la distinction entre islamiste et musulman doit être faite par le politique. Sinon, voilà le raisonnement auquel on aboutit : comment, dire du mal du terrorisme, mais aussi de l’oppression des femmes au nom de la religion, du refus des valeurs républicaines, ce serait aussi dire du mal des musulmans dans leur ensemble ? Tous les musulmans seraient donc, à l’insu de leur plein gré, islamistes ? Tu sais aussi bien que moi que non, et que ton devoir consiste à nommer les choses, pour permettre justement à l’immense majorité des musulmans français de se sentir reconnus par leur pays, indépendamment de leur pratique religieuse. Tu sais aussi bien que moi – et là, les témoignages, ce n’est pas dans la presse que je les lis : je les recueille directement – que dans certains quartiers, c’est au nom d’une certaine morale religieuse que nombre de jeunes filles, de femmes, se voient interdire de sortir de chez elles vêtues comme elles l’entendent, et d’aller boire une bière entre amies. Bien sûr, ces phénomènes sont diffus : la pression sociale, familiale, du quartier, ne se fait pas à coups de panneaux placardés sur les murs, mais de regards, d’insultes, d’exclusion du groupe vécues au quotidien par celles qui osent braver ces nouveaux interdits.

Plus récemment, certains députés de LFI ont abondé dans le sens d’une minimisation du phénomène islamiste, par clientélisme électoral ou par volonté de dénoncer un supposé « racisme d’Etat » en France, qui serait la justification unique, socio-économique, des attentats. L’islamisme ne serait en réalité qu’une délinquance comme une autre ; le refus de s’asseoir après une femme, au poste de conduite d’un bus, ne serait qu’une manifestation de sexisme ordinaire. Et ceux qui osent souligner cette proximité – elle n’est pas restreinte aux élus LFI, loin de là : les témoignages abondent, ici et là, pour dénoncer la façon dont nos élus locaux utilisent le clientélisme religieux pour s’assurer de meilleurs résultats électoraux – sont donc, tu l’as dit : la fameuse « fachosphère ». Ils ne peuvent donc pas être des citoyens avertis, mesurés, de bonne foi, imperméables aux raisonnements ethnicistes et racistes du Front national, mais sincèrement convaincus de la nécessité de se battre de façon intraitable pour la défense de notre modèle de société ? 

Indépendamment de ces effets de manche médiatiques, je ne peux pas croire que tu réduises le débat politique à un clivage entre deux camps : les fachos, et les autres. Tu as prouvé, lors de la dernière présidentielle, ta capacité à ramener à son bercail historique une large partie de l’électorat ouvrier, qui s’était tournée vers le FN depuis de trop nombreuses années, et cela a sans doute été la meilleure nouvelle des résultats du printemps dernier. Et tu voudrais, le lendemain, te livrer à des anathèmes nourris par ta détestation de Manuel Valls ? A ce stade, je dois le préciser : je n’ai rien, absolument rien de commun, politiquement, avec lui. Son opportunisme, son inconséquence, son exercice du pouvoir, tout me navre chez cet homme. Mais je n’arrive pas à croire que tu manques à tel point de sens politique, que tu ne comprennes pas que le basculement dans l’invective facile et confortable, tant Valls est aujourd’hui détesté en France, est dangereux. Et par ailleurs, quand on connaît le déferlement antisémite subi par l’homme en raison de la religion de sa femme, la cabale organisée contre lui après une photo le montrant avec une ministre israélienne aux positions hautement contestables – il s’agissait en réalité d’un sommet international sur le terrorisme, et non d’un dîner entre amis de longue date – on ne peut que mettre de côté, l’espace d’un instant, son inimitié personnelle pour faire bloc contre les tentatives d’intimidation teintées de complotisme. Dois-je te rappeler que le premier site à avoir lancé la polémique sur ces fameuses photos, c’est Panamza, tenu par le bien connu Hicham Hamza, spécialiste des théories du complot sioniste resservies ad nauseam après chaque attentat ?

Enfin, le clou du spectacle. Hier, mardi 10 octobre, Houria Bouteldja, auteur du célèbre Les Blancs, les Juifs, et nous, ouvrage dans lequel elle se livre à un étalage de haine contre les deux premiers groupes nommés, auxquels on pourrait ajouter les homosexuels, a partagé ton tweet assimilant Valls et la fachosphère, se félicitant de tes propos : « Qui l’eût cru ? Plein de cœurs pour Mélenchon ». Cette antisémite maladive, cette racialiste décomplexée, qui promeut la « non-mixité », y compris des mariages, qui se permet de manipuler les termes de « race » ou de « tarlouze » comme aux plus belles heures de notre pays dans les années trente, se réjouissant de ton positionnement ? Pour moi, c’est un véritable désastre. Voir s’opérer une jonction entre ton discours souverainiste, républicain, laïque et social, et ceux qui cherchent à le détruire de toutes leurs forces, sans que personne ne songe à contester, au sein de ton mouvement, ce rapprochement ? Mes échanges avec des militants, nombreux, mais aussi des responsables de LFI, sont à cet égard instructifs : ils sont beaucoup à s’inquiéter de cette dérive identitaire d’un mouvement comme le tien. Ils sont beaucoup à ne pas comprendre le cap que tu cherches à fixer, toi le défenseur historique de la laïcité, en envoyant autant de signaux contradictoires, de frilosité face aux nouveaux racistes, aux nouveaux intégristes, qui n’ont rien à envier à ceux que notre pays connaissait déjà depuis des siècles, par leur violence et leur haine de la République.

L’islamisme est aujourd’hui, à mon avis, l’un des thèmes les plus essentiels pour notre pays, avec la construction européenne, la transition énergétique, l’éducation. La différence est que je n’en fais pas la seule, l’unique priorité, et je ne te demande pas de le faire, d’ailleurs. Je te demande simplement, en tant que militant lambda, bon connaisseur du sujet, de remettre tes convictions laïques au centre de ton discours, d’arrêter de caresser les intégristes et agitateurs communautaires dans le sens du poil, parce que d’une part, je pense, je sais qu’il y a urgence. Mais aussi, et SURTOUT : parce que je pense que tu te trompes du tout au tout sur le plan tactique, et qu’une telle mollesse sera sans doute ton premier handicap quand viendra 2022 où, je l’espère, tu défendras à nouveau ton programme, dans toutes ses composantes. Si tu veux rassembler derrière ta candidature, une ligne de partition communautaire et de complaisance vis-à-vis de l’islamisme te coupera inéluctablement d’une large part des Français, appartenant pour beaucoup à cette « France périphérique » qui n’est ni forcément raciste, ni « islamophobe », mais qui sent que face aux nouveaux obscurantistes, la République doit être forte, et fière de son héritage ; et qui vit dans la peur du prochain attentat et de la dissolution des liens entre elle et une partie de ses compatriotes.

Pardonne-moi d’avoir été long, sûrement grandiloquent parfois. Mais je crois trop profondément en l’intelligence, la viabilité, la nécessité de tes propositions pour notre pays, pour te laisser gâcher tout cela par ce qui me semble être un très mauvais calcul politique, qui hypothèque de façon certaine tes chances de te qualifier pour le second tour en 2022. Et je crois me faire en cela le porte-parole d’un certain nombre des sympathisants de La France Insoumise, bien moins négligeable que ce que tu sembles penser. Nous, militants ou citoyens, avons besoin de ton intransigeance dans la défense de notre universalisme républicain, et de ton insoumission, justement, pour faire résonner avec force, partout, ces trois mots : Liberté, Egalité, Fraternité.

Bien amicalement,

Ambroise. 


mardi 11 avril 2017

Kévin Victoire : « Hamon veut unir la gauche, Mélenchon veut fédérer le peuple »






Kévin Boucaud-Victoire est journaliste. Après avoir travaillé pour l'Humanité, il collabore aujourd'hui à Slate et à Vice. Il est également cofondateur du site socialiste et décroissant Le Comptoir. Il vient de publier son premier essai, La guerre des gauches (Le Cerf, avril 2017) et revient pour L'arène nue sur quelques-uns des enjeux de l'élection présidentielle. 


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Dans votre essai La guerre des gauches, vous reconnaissez que « la négation du clivage gauche-droite est de plus en plus à la mode ». On a parfois l'impression que ce clivage est en effet éculé, notamment dans le cadre de l'actuelle campagne présidentielle. Dans son analyse du premier entre les 11 candidats, le journaliste Laurent de Boissieu explique ici  que « de nombreux échanges ont permis de mettre à jour de vrais clivages », notamment ceux autour de la question européenne. Pour votre part, vous considérez pourtant que le clivage droite-gauche est toujours valable. Pourquoi ?

Analysant les cinq premières années de présidence de François Mitterrand, et pas seulement celles qui ont suivi le « tournant de la rigueur » de mars 1983, Cornelius Castoriadis, principal cofondateur de la revue révolutionnaire Socialisme ou barbarie, expliquait au Monde : « Il y a longtemps que le clivage gauche-droite, en France comme ailleurs, ne correspond plus ni aux grands problèmes de notre temps ni à des choix politiques radicalement opposés. » Trente-et-une années plus tard, difficile de ne pas faire le même constat. Ajoutons ce qui constitue le cœur de mon ouvrage : la gauche, qui n’a jamais été un bloc, est morcelée comme jamais au point de ne plus former un camp. Dès lors, il est tentant de chercher un nouveau clivage.

Le clivage opposant souveraino-patriotes d’un côté au européo-mondialistes de l’autre peut sembler au premier abord le meilleur. En effet, le rapport à la mondialisation et dans le cas français à l’Union européenne paraît essentiel tant d’un point de vue économique que politique, voire culturel. Ça l’est en réalité surtout pour ceux qui remettent en question ce cadre, les autres se contentant souvent de se soumettre sagement.

Pourtant, les choses ne sont pas si simples. D’abord, il y a l’épineux problème du FN : alors qu’il s’agit du principal parti souverainiste, au moins d’un point de vue électoral, personne à gauche, à quelques exceptions près, ne veut avoir affaire à lui. Il en va de même pour une partie non négligeable de la droite « républicaine ». 

Ensuite, même en excluant le parti d’extrême droite, l’affaire reste compliquée. Il suffit de voir les tentatives d’union des « Républicains des deux rives » de la fin des années 1990, avec la Fondation du 2-Mars, qui n’a mené à rien, et du début des années 2000, quand Chevènement a voulu tendre la main aux souverainistes du RPR, pour s’en convaincre. Plus récemment, nous avons vu émerger chez les jeunes, des associations souverainistes, mêlant militants de gauche et de droite, comme les jeunes euroréalistes ou le Cre (Critique de la raison européenne) né à Science po Paris et qui s’est exporté dans quelques campus. La première a viré très à droite, les militants de gauche l’ayant vite fuie. La seconde rencontre un très succès relatif et aucun projet politique n’en a émergé. La raison est simple : par-delà une opposition commune à l’Union européenne, peu de choses unissent leurs membres. Ils se retrouvent pour s’opposer (en l’occurrence à l'Union européenne), mais sont incapables de proposer quelque chose de commun.

En réalité, j’estime que le clivage gauche-droite est une sorte de fantôme qui hante notre vie politique. Alors qu’il est en pratique mort, il continue de diriger notre vie politique. Pourquoi ? Parce que droite et gauche sont plus que des camps politiques, elles sont des cultures politiques distinctes, avec leurs valeurs et leur psychologie. Au final, militants de droite et militants de gauche ne sont aujourd’hui pas près de s’extraire de ce champ.

Kévin Victoire
Vous identifiez trois familles de la gauche : la nouvelle gauche libérale, la nouvelle gauche jacobine, la gauche alternative. Et vous classez Emmanuel Macron dans la première catégorie tout en rappelant qu'il est assez proche d'un Alain Juppé par exemple. Quelle est la différence, finalement, entre cette gauche libérale et la droite orléaniste ? Pourquoi ranger Macron à gauche ?

La différence est très faible. D’abord, la droite orléaniste est conservatrice (modérément) et cléricale, quand la gauche libérale se méfie du religieux et croit au Progrès. Pour faire simple, ce qui caractérise principalement la gauche libérale, plus que son adhésion au libéralisme économique, c’est son adhésion au libéralisme culturel, c’est-à-dire à l’idée que chacun peut choisir intégralement son mode de vie. De plus, les électorats ne sont pas complètement identiques d’un point de vue sociologique. La droite orléaniste est bourgeoise. Le cœur de l’électorat de la gauche libérale – même si Macron et ses amis draguent de plus en plus lourdement le grand patronat – se situe plutôt du côté de la nouvelle petite bourgeoisie éduquée des centres-villes travaillant notamment dans les métiers de l’information et de la communication.

Venons-en maintenant au cas d’Emmanuel Macron. L’ex-ministre de l’Economie est en train de réaliser le rêve d’Alain Minc, celui de former un « Cercle de la raison », constitué des modérés des deux bords, comprenez par-là ceux qui ne remettent en question ni la démocratie libérale, ni l’Union européenne ou la mondialisation. On peut donc le voir comme le pionnier d’un vrai centre, camp qui jusque-là était en réalité de droite. Mais les choses sont plus complexes. Macron est le fils politique d’Attali et de François Hollande. Il vient de la gauche, et avouait l’an dernier « Je suis de gauche, c'est mon histoire. Mais la gauche aujourd'hui ne me satisfait pas ». Ajoutons que la majorité de ses soutiens et de ses militants viennent de la gauche et surtout pour beaucoup d’électeurs – plus qu’on ne le soupçonne – le leader d’En Marche ! est le seul « vote utile » pour faire barrage à la droite et à la peste brune, représentée une fois de plus par le FN.

Mais surtout, outre le libéralisme économique, qu’il partage avec Fillon ou Juppé, ce qui définit le mieux l’ancien ministre de l’Economie c’est son adhésion au culte du Progrès, au "bougisme" et son opposition au conservatisme, même si pour attirer une partie de la droite il doit tenir des propos modérés sur la question. Rappelez-vous que pour lui le vrai clivage se situe entre progressistes et conservateurs. Ce n’est pas un hasard s’il a appelé son livre Révolution. Il faut juste admettre deux choses. D’abord qu’il n’est pas révolutionnaire au sens où l’entend la gauche radicale, mais qu’il est l’héritier de cette bourgeoisie, qui, selon Karl Marx et Friedrich Engels, « a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire ». La révolution de Macron correspond à une extension du domaine de la marchandisation. Ensuite, il faut admettre que socialisme et gauche ne se confondent pas et que l’identification de l’un à l’autre est due au Front populaire de 1936 et à l’antifascisme de la même période. Pour finir, Macron est la conséquence logique de l’évolution de la majorité du PS depuis 1983, passant d’un socialisme réformiste à un social-libéralisme… lui-même de moins en moins social.

Pourquoi, selon vous, les deux candidats que sont Hamon et Mélenchon n'ont-ils pu parvenir à un accord en vue d'une candidature unique ?

Hamon et Mélenchon ont des programmes qui ne sont pas si éloignés l’un de l’autre, même si le candidat de la France insoumise est plus radical, et ont des électorats sociologiquement similaires (la classe moyenne éduquée urbaine, de plus en plus précarisée, et les fonctionnaires). Le candidat PS se situe entre le "gauche libérale" et la "gauche alternative", telles que je les définis dans mon livre, et celui de la France insoumise est à cheval entre la "gauche alternative" et la "gauche jacobine". 

Mais deux choses essentielles semblent les séparer. Ils ont des analyses politiques très différentes. Hamon appartient à l’aile frondeuse du PS, c’est-à-dire à un groupe politique qui croît que la solution viendra d’un PS qui retrouverait ses bases, celles de 1981. Mélenchon, lui, estime que le PS est largement responsable de la situation actuelle et que le salut de la gauche ne se fera qu’en-dehors de ce parti, mais aussi et surtout contre lui. La conséquence est que Hamon veut unir la gauche, quand Mélenchon, influencé par le populisme de la philosophe postmarxiste Chantal Mouffe, désire fédérer le peuple dans son ensemble. La deuxième divergence cruciale porte sur l’Union européenne. Hamon appartient à cette gauche qui croit encore qu’il est possible de réorienter l’Union de l’intérieur vers une « Europe sociale ». Mélenchon, malgré des ambiguïtés, se situe plus dans les pas d’une gauche souverainiste, qui estime essentielle de sortir des traités européens. Dans ces conditions, une alliance entre les deux n’aurait pu être que dans une stratégie de « vote utile » : désistement de l’un pour assurer à la « vraie gauche » d’être au second tour, en dépit du projet politique.

Une enquête Ispos montre que les personnes ayant les revenus les plus faibles s'orientent en priorité (et de manière à peu près équivalente) vers un vote Mélenchon ou vers un vote Le Pen. Qu'est-ce qui explique, selon vous, qu'une partie importante de l'électorat populaire fuie la gauche au profit du Front national ?

A partir des 1983, le PS a sciemment abandonné les classes populaires, au profit des « minorités » – je renvoie à l’excellent article de Ludivine Bénard dans Vice sur le sujet – qu’il décide d’instrumentaliser. A partir de ce moment, et de la création de SOS Racisme, ne va plus se préoccuper des classes populaires (ou au mieux pour les réduire aux « banlieues », oubliant ainsi une partie importante d’entre-elles, reléguée dans « la France périphérique »). Dans le même temps, le PCF s’est effondré, en partie à cause de la participation au gouvernement de Mauroy en 1981 et l’effondrement du bloc soviétique en 1991. La gauche « radicale » et l’extrême gauche ont alors beaucoup de mal à s’adapter à cette nouvelle configuration politique. Les classes populaires se sont alors détournées du camp qui devait les représenter. En peu de temps, la gauche a abandonné le peuple, la droite gaulliste a abandonné la nation, laissant au FN le monopole de ces concepts, leur donnant les pires définitions possibles. 

Mais attention quand même. D’abord, il y a toujours eu un électorat populaire de droite. En 1981, un tiers des ouvriers ont préféré Valéry Giscard d'Estaing à Mitterrand. Le FN a récupéré une majorité de cet électorat. L’ancien électorat communiste a préféré au départ se réfugier dans l’abstention, même si une part importante de leurs enfants votent maintenant pour l’extrême droite. Rappelons ensuite que le premier parti ouvrier n’est pas le FN, mais l’abstention (61 % aux élections régionales de 2015). Le défi pour la gauche que j’entends défendre sera de basculer franchement vers le populisme afin de retrouver les classes populaires, qu’elles soient d’origine immigré ou non, qu’elles vivent en banlieue ou du côté de la France périphérique.  



samedi 1 avril 2017

[ Vers le Grexit ? 3/3 ] - Grèce : l'impasse politique






Olivier Delorme est écrivain et historien. Passionné par la Grèce, il est l'auteur de La Grèce et les Balkans: du Ve siècle à nos jours (en Folio Gallimard, 2013, trois tomes), qui fait aujourd'hui référence. Il vient également de publier Trente bonnes raisons de sortir de l'Europe.
Alors que la crise grecque semble sur le point de refaire surface en raison de la mésentente entre les différents créanciers du pays, et que l'idée d'un « Grexit » est récemment devenue, pour la toute première fois, majoritaire dans un sondage grec, Olivier Delorme a accepté de revenir pour L'arène nue sur la situation de la Grèce. 
Cette analyse est en trois partie et traite successivement de l'impasse économique, de l'impasse géostratégique et de l'impasse politique dans lesquelles se trouve Athènes. Le premier volet, l'impasse économique, est disponible ici. Le second volet (impasse géostratégique) se trouve là. Ci-dessous figure le troisième volet.

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La troisième impasse dans laquelle se trouve la Grèce est politique. Après que Syriza eut perdu de peu les élections législatives de juin 2012, ses responsables jugèrent que, l’accession au pouvoir devenant probable, il convenait de renoncer à un programme radical au profit d’une approche qu’ils pensaient (ou feignirent de penser) acceptable par l’UE. L’aggiornamento s’opéra donc au profit d’un réformisme néokeynésien, en vérité très modéré, appuyé sur l’idée que les partenaires européens comprendraient que, pour que la question de la dette trouve une solution pérenne et raisonnable, le pays devait sortir de la spirale déflationniste résultant des politiques imposées par le FMI et l’UE depuis 2009-2010. Syriza faisait du même coup l’impasse sur le fait qu’il était fort peu probable que les gouvernements allemand et européens (conservateurs ou prétendument socialistes, mais tous acquis aux dogmes néolibéraux) fassent à un gouvernement de gauche qui s’affichait radicale (bien qu’il ne le fût déjà plus vraiment) un cadeau qu’ils avaient refusé à son prédécesseur conservateur, envoyant celui-ci à l’abattoir électoral alors même qu’il était leur allié idéologique.

Ce que Syriza n’a pas voulu comprendre (ou qu’elle a feint de ne pas comprendre), c’est la nature profondément idéologique de ce qu’il est convenu d’appeler la « construction européenne » dès l’origine, mais de manière bien plus brutale depuis la décennie 1986-1995 (Acte unique européen, traité de Maastricht, création de l’Organisation mondiale du commerce). Ce que Syriza, comme l’ensemble des partis socio-démocrates, feint d’ignorer, c’est que la moindre politique de gauche – fût-elle extrêmement modérée – est désormais impensable dans ce cadre. Et que ce cadre-là a précisément été conçu pour servir à cela. Qu’il est donc irréformable.

Avant comme après la victoire électorale de 2015, j’ai écrit et dit que si les dirigeants de Syriza pensaient ce qu’ils proclamaient, ils iraient dans le mur. Car la position de l’UE n’était pas rationnelle (ce qu’a confirmé l’ex-ministre des Finances Varoufakis dans ses témoignages sur les « négociations » de l’Eurogroupe) mais bien idéologique. Dès lors, le discours de Syriza n’était justifiable que dans la mesure où il permettait d’accéder au pouvoir, dans un pays où la peur des conséquences d’une sortie de l’euro était encore forte, puis de faire la démonstration devant le peuple qu’aucune solution raisonnable n’étant acceptable dans la logique qui sous-tend l’euro, la question qu’il reviendrait à ce peuple de trancher était de savoir s’il préférait rester dans l’euro, ce qui supposait la poursuite des mêmes politiques, ou changer de politique, ce qui supposait de sortir de l’euro. Et nous fûmes un certain nombre à croire, lors de l’annonce du référendum de juillet 2015, que c’était bien la stratégie du gouvernement – jusqu’à ce que celui-ci trahisse, presque immédiatement, le mandat qu’il avait sollicité et reçu.

Je n’avais pas envisagé la troisième solution quant à l’explication du discours de Syriza : qu’il était le paravent, au niveau du petit groupe de dirigeants, ou d’une partie de celui-ci, d’un opportunisme dont le but était d’occuper la place d’un système politique failli et effondré – celui de la Nouvelle démocratie (ND, droite) et du Parti socialiste panhellénique (PASOK) qui avaient alterné au gouvernement depuis le rétablissement de la démocratie en 1974 –, puis de se maintenir au pouvoir à n’importe quel prix. 

Combien de mesures exactement contraires aux convictions affichées de Syriza ont été ratifiées par le deuxième gouvernement Tsipras ? Une capitulation n’est jamais que l’acte initial d’une série sans fin de capitulations. Jusqu’à l’automne 2016, celles-ci ont été justifiées par la perspective d’obtenir, en échange, un allègement de la dette – perspective fallacieuse, puisque le refus allemand d’une telle opération est tout autant idéologique que le refus de tout « accommodement raisonnable » en 2015 – idéologique et électoral, car dans une situation où elle se trouve concurrencée sur sa droite par l’AfD, la chancelière Merkel ne peut consentir la moindre concession à la Grèce.

Comme il était prévisible, la négociation sur la dette n’a donc abouti qu’à des mesures symboliques, en aucun cas susceptibles de permettre un rebond de l’économie grecque. Ces mesures ont d’ailleurs été suspendues par l’UE aussitôt que Tsipras a annoncé, en décembre 2016, quelques « cadeaux de fin d’année » pour les plus pauvres, pourtant eux aussi symboliques, manifestant ainsi que la Grèce était en réalité devenue – comme on disait au XIXe siècle pour des États formellement indépendants mais tenus dans une étroite dépendance par leurs créanciers d’Europe occidentale – une « colonie sans drapeau ».

Dans ces conditions, les discussions de ces dernières semaines ne pouvaient qu’aboutir au résultat auquel elles ont abouti. On sait depuis longtemps déjà que le FMI n’aurait pas dû participer aux plans indûment nommés « plans d’aide », puisqu’ils ne font que maintenir la Grèce dans un état de dépendance et aggravent la situation des Grecs. Pour le faire, le Fonds a en effet enfreint ses propres règles, en même temps qu’il a ignoré les analyses produites en son sein prouvant que les effets récessifs des politiques imposées à la Grèce avaient été massivement sous-évalués, puis que les politiques appliquées ne pouvaient qu’échouer sans une véritable restructuration de la dette permettant sa soutenabilité – une restructuration à laquelle se refuse le gouvernement allemand. Et il semble bien que, au nom des convenances électorales de Mme Merkel, le FMI soit une fois de plus en passe d’accepter ce qu’il devrait refuser au regard de ses propres principes, l’absence de restructuration le conduisant, une fois de plus et de manière absurde, à exiger davantage de mesures récessives dont on sait qu’elles ne feront qu’aggraver encore et toujours la situation.

La course à l’abîme et aux « réformes » structurelles, à la baisse des pensions (alors qu’en raison du chômage de masse, des familles entières n’ont plus que la pension de l’aïeul comme seul revenu régulier) et à la liquidation de ce qui reste d’État social aussi bien que de patrimoine national va donc se poursuivre. À la Vouli (le Parlement), le Premier ministre Tsipras a présenté cette nouvelle capitulation comme un « compromis honorable » consistant à aller « au-delà de l’austérité », à « en finir avec les plans d’aide » et à « faire sortir le pays de la crise ». Alors qu’il s’agit juste du contraire : cette inversion de la parole politique posant la question désormais centrale en Grèce : celle de la démocratie.

Déjà, l’adoption des trois mémorandums avait constitué une négation du droit d’amendement des députés et des prérogatives du Parlement, fondements de la démocratie représentative qui figurent parmi les principes dont se réclame l’UE. Puis, au lendemain de la victoire électorale de Syriza en janvier 2015, Jean-Claude Juncker affirma qu’il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens. Aujourd’hui, le même président de la Commission répond par lettre à deux députés grecs au Parlement européen – qui arguaient des principes mêmes de l’UE pour demander le rétablissement des conventions collectives abolies par les mémorandums – que « les mesures convenues dans le cadre d’un programme d’ajustement n'ont pas nécessairement à se conformer à l’acquis européen » et que « lorsque des mesures nationales sont convenues dans le cadre d’un programme d’ajustement, la Grèce ne met pas en œuvre la législation européenne et, par conséquent, la Charte des droits fondamentaux de l’UE ne s'applique pas comme telle dans les mesures grecques ». Autrement dit, l’UE est habilitée, en Grèce, à violer les principes sur lesquels elle prétend se fonder.

Dans ces conditions que reste-t-il des droits fondamentaux, économiques et sociaux, proclamés et garantis par la Constitution du 9 juin 1975 ? Quelle est encore la crédibilité de Syriza, dont toute la campagne pour les élections de janvier 2015 fut axée sur la volonté de rendre sa dignité au peuple grec, Tsipras annonçant, le soir même de la victoire, que son gouvernement serait « chaque mot de la Constitution » ? Que subsiste-t-il, en Grèce, d’un État de droit que l’UE prétend ranger au nombre de ses principes fondateurs et qu’elle a vaporisé, en Grèce, depuis 2010 ? Quelle est encore la crédibilité des mécanismes démocratiques – vidés de sens et de contenu par l’UE – et la crédibilité de la parole des formations politiques ?

On sait que, après 2009, le PASOK qui, depuis les années 1980 réunissait autour de 40 % des suffrages, s’est effondré sous les 10 %, et que la ND, dont l’audience électorale était du même ordre est tombée à 18,85 % en mai 2012 pour se stabiliser entre 27,8 % et 29,7 % aux trois scrutins suivants (juin 2012, janvier puis septembre 2015). Alors que beaucoup de Grecs pensent que le gouvernement Tsipras est en sursis et que de nouvelles élections législatives se tiendront à plus ou moins brève échéance, les sondages donnent la ND et le PASOK à des niveaux du même ordre (sous les 30 % pour la ND, autour de 6 % pour le PASOK). D’autant que la ND est désormais dirigée par Kyriakos Mitsotakis, rejeton d’une des familles les plus caricaturales du vieux système clientéliste, qui affiche sa grande proximité avec l’Allemagne afin d’accréditer l’idée qu’on lui concédera, à Berlin, ce qu’on a refusé à ses prédécesseurs, ce qui, vu l’état de l’opinion grecque et le fort ressentiment à l’égard de l’Allemagne, est à double tranchant. De surcroît, ce leader, à la popularité déjà bien faible pour un chef du principal parti d’opposition candidat au poste de Premier ministre, est périodiquement mis en cause pour son implication présumée dans le plus grand scandale de corruption qu’ait jamais connu la Grèce – celui des innombrables pots-de-vin versés par l’Allemand Siemens. C’est dire combien le discrédit frappant Syriza, qui a obtenu 16,8 % en juin 2012, 36,3 % en janvier 2015, 35,4 % en septembre et se retrouverait autour de 15 %, ne profite pas aux formations de l’ancien système. 

Les sondages semblent indiquer aussi que disparaîtrait de la Vouli le parti centriste pro-européen Potami (Le Fleuve), dont la fonction, comme Ciudadanos en Espagne ou Macron en France aujourd’hui, est de fournir une « roue de secours » à des majorités épuisées, en se réclamant de la nouveauté et de la modernité. Il en irait de même de l’Union des centres, entrée à la Vouli en septembre 2015, ainsi que des Grecs indépendants, scission de la ND qui s’affichait souverainiste, mais qui, partenaire de coalition de Syriza, subit logiquement les conséquences du rejet de la politique du gouvernement.

Dans l’état actuel, seuls les néonazis d’Aube dorée (prétendument partisans d’une sortie de l’euro et de l’UE) et les communistes orthodoxes du KKE (favorables la sortie de l’euro et au « désengagement » de l’UE) semblent en position de tirer une partie des marrons du feu – les uns et les autres restant néanmoins en-dessous de 10 %. Enfin les différentes formations qui se trouvent à la gauche de Syriza – l’EPAM, qui défend depuis le plus longtemps une sortie de l’euro ; ANTARSYA, gauche anticapitaliste et libertaire ; Unité populaire, issue de l’aile gauche de Syriza, et Cap sur la liberté de l’ancienne présidente du Parlement, Zoé Konstantopoulou, qui ont quitté Syriza après la capitulation de juillet 2015 – admettent désormais tous, plus ou moins ouvertement, la nécessité, avant ou après une négociation, d’une sortie de l’euro, voire de l’UE. Mais ces partis sont pour l’heure incapables de présenter un front commun et aucun d’entre eux ne semble en mesure d’obtenir une représentation parlementaire.

Dans ce paysage politique ravagé, par les injonctions européennes et les reniements de Syriza, beaucoup de Grecs estiment que si des élections intervenaient, elles ne serviraient à rien. Elles seraient les septièmes depuis 2007, aucune assemblée n’étant depuis cette date allée au terme de son mandat : ce qui montre à quel point les politiques européennes ont rendu le pays ingouvernable.

Le score étriqué que les sondages accordent à la ND et au PASOK risque en outre de ne pas leur permettre de pouvoir reconduire une coalition qui a gouverné le pays entre 2011 et 2015 (il faut totaliser autour de 40 % des suffrages pour obtenir une majorité absolue à la Vouli). À moins que le véritable but de Tsipras ne soit aujourd’hui de revenir avec assez de députés pour être indispensable à une formule de « grande coalition » qui se généralise en Europe à mesure que le rejet, par les peuples, des politiques induites par l’appartenance à l’euro et à l’UE réduit l’audience électorale des anciens partis de gouvernement : si l’on ajoute aujourd’hui les scores donnés à ces trois partis qui ont gouverné la Grèce depuis 1974, on parvient à peine à 50 % du corps électoral ! Et quelle serait d’ailleurs la viabilité d’une telle combinaison, dès lors qu’il s’agira, de toute façon, de poursuivre la même politique sous la même tutelle ? Ne serait-ce pas, surtout, la meilleure façon de permettre l’ascension électorale d’Aube dorée ?

Quant à l’abstention qui a atteint 43,5 % en septembre 2015, dans un pays où le vote est obligatoire et où la participation tourna longtemps autour de 80 %, elle sera le meilleur baromètre du discrédit, non de tel ou tel parti, mais bien de la démocratie elle-même. Sur le terrain en tout cas, l’épuisement psychique et parfois physique, en même temps que le rejet de toute parole politique, est sensible chez beaucoup. 

Les perspectives apparaissent dès lors bien sombres. L’échec de Syriza a en réalité tué, et sans doute pour longtemps, l’idée qu’une alternance soit autre chose qu’un leurre permettant de poursuivre une politique déterminée ailleurs et hors de tout contrôle démocratique. La contestation sociale ne s’est jamais éteinte. Mais les niveaux de mobilisation sont loin des hautes eaux de 2010. Si les grèves et les manifestations sont permanentes, elles restent catégorielles, éclatées, elles ne coagulent pas (encore ?) en un mouvement populaire puissant capable d’emporter le régime comme ce fut le cas en Argentine, dans des conditions économiques et politiques assez comparables, en 2001 – depuis le début de la crise, remarquons que l’image d’un hélicoptère survolant le Parlement grec, en référence à celui qui exfiltra alors le président De la Rua de la Casa Rosada, est un classique de l’iconographie des manifestants. 

De même, l’armée a-t-elle été dépolitisée depuis le retour de la démocratie en 1974, alors que, depuis l’indépendance, elle était intervenue maintes fois dans la vie politique, qu’il s’agisse de « coups » d’extrême droite (le plus connu étant celui des Colonels en 1967) ou d’officiers modernisateurs (en 1909, le coup de Goudi inaugura une des périodes de modernisation et de démocratisation les plus intenses de l’histoire du pays). Peut-on pour autant exclure que, si Erdogan envenimait la situation en mer Égée – dans une stratégie de fuite en avant classique pour des régimes autoritaires en difficulté intérieure –, une partie de l’armée considère que les gouvernements successifs, qui ont accepté le carcan imposé par l’UE, ont mis en danger les intérêts supérieurs de la nation ? Il est certain, en tout cas, que la fragilisation de la démocratie par l’UE rouvre un champ des possibles qui semblaient ne plus l’être depuis longtemps.

Un autre possible paraît d’ailleurs s’ouvrir avec l’arrivée au pouvoir du nouveau président américain et la dernière pseudo-négociation sur la poursuite de la participation du FMI au processus de mise en tutelle de la Grèce appelé « plan d’aide », qui a donné l’occasion au ministre des Finances allemand Schäuble d’agiter une fois encore la menace d’un Grexit forcé. Sur la chaîne Bloomberg, l’économiste Ted Malloch, pressenti par le président Trump pour représenter les États-Unis auprès de l’UE (où certains s’activent à empêcher cette nomination considérée hostile), a déclaré le 5 février dernier que la Grèce ne pouvait continuer à souffrir ainsi de stagnation, ajoutant : « je ne veux pas parler à la place des Grecs, cependant du point de vue d’un économiste, il y a de très fortes raisons pour la Grèce de quitter l’euro », ce qui devrait, selon lui, être assorti d’un plan d’accompagnement.

Venant peu après l’entretien accordé par le président Trump au Times (16 janvier) dans lequel ce dernier se prononçait en faveur de la conclusion rapide d’un accord commercial bilatéral avec le Royaume-Uni et d’une aide américaine aux pays qui choisiraient de quitter l’UE, la déclaration de Malloch a bien sûr été entendue à Athènes. Il faut rappeler ici combien une partie des « élites politiques » grecques, quelle que soit leur appartenance partisane – y compris des membres du groupe dirigeant de Syriza et de l’actuel gouvernement –, est intimement liée aux États-Unis où nombre d’hommes politiques grecs (qui parlent parfois mieux l’anglais que leur langue « maternelle ») ont été formés, où ils ont souvent accompli tout ou partie de leur vie professionnelle.

C’est dans cette perspective qu’il faut dès lors considérer ce que, dans son précieux blog, l’historien et ethnologue Panagiotis Grigoriou, relevait récemment quant aux rumeurs de plus en plus insistantes d’un retour à la drachme – une drachme adossée au dollar. Pour l’observateur de la politique grecque, il ne serait pas très étonnant de voir une partie de ces élites, à la fois coincées dans l’impasse de l’euro allemand et habituées à être les courroies de transmission d’un étranger dominant, envisager de troquer une tutelle euro-allemande inflexible, et de plus en plus impopulaire, contre un retour à la tutelle américaine espérée moins contraignante, plus bienveillante – à un moment où, pour les États-Unis, l’importance géostratégique de la Grèce (et donc l’intérêt d’y être plus présents) pourrait être réévaluée alors que le régime islamo-autoritaire d’Erdogan devient de plus en plus imprévisible.

En Grèce en tout cas, la magie de l’euro semble désormais ne plus vraiment fonctionner : pour la première fois, un sondage donne une majorité, et très nette : 54,8 % (soit 29,6 % des électeurs de la ND et 66,2 % de ceux de Syriza lors des dernières élections législatives) sinon pour une sortie de l’euro par principe, du moins pour un rejet des nouvelles mesures exigées par les créanciers, même si cela doit conduire à une sortie de l’euro et un retour à la drachme, 32,2 % des personnes interrogées se prononçant pour l’acceptation et le maintien à tout prix dans l’euro.

Pour ceux qui, comme moi, pensent depuis le début de la « crise grecque » que l’euro en a été la cause essentielle, la prise de conscience de l’opinion que semble traduire ce sondage est sans doute une raison d’espérer que le peuple grec trouve enfin une issue à la triple impasse actuelle. Il reste que le temps perdu ne se rattrape pas et que la sortie – de toute façon inéluctable – serait plus dure aujourd’hui qu’elle ne l’aurait été en 2010, 2012 ou 2015 parce que, tout au long de ces années sacrifiées, le potentiel productif – et donc de rebond – n’a cessé de fondre. Pour les mêmes raisons, cette sortie sera plus difficile demain qu’aujourdhui ; elle le sera d’autant plus qu’elle sera imposée ou/et improvisée, au lieu d’être choisie, préparée et négociée.


Pour aller plus loin, on peut également regarder ce reportage sur la Troïka :





jeudi 23 mars 2017

Gauche : l'Union européenne au cœur de la présidentielle.









Beaucoup de gens s'accordent à le dire : on ne parle pas assez d'Europe dans cette campagne présidentielle. Et pourtant, c'est essentiel. C'est le cadre rigide, contraint, à l'intérieur duquel se meuvent tant bien que mal les États membres de l'UE.
Comment les différents candidats envisagent-il de se mouvoir ? Pour le savoir, rien de tel que d'éplucher les programmes. C'est ce que s'attache à faire le collectif Chapitre2, composé de militants de gauche, qui ont épluché les programmes des candidats... de gauche. Et c'est bien leur droit, c'est ça être militant.
Là en plus, c'est bien fait, et plein d'enseignements. On peut ainsi lire sur leur site des analyses relatives au programme « Europe » de :
- EELV (ils n'ont plus de candidat, mais on y croyait à fond),
De cela, Chapitre2 propose de discuter de vive voix avec les représentants des candidats ou formations sus-citées le samedi 25 mars à 16.30 au Lieu-dit (75020).

Voici leur présentation de l’événement. 
Viendèze, y'aura peut-être des merguez. 

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Le groupe de réflexion et d'action politique "Chapitre 2" organise, samedi 25 mars 2017, une initiative publique intitulée "L'Union européenne au cœur de la présidentielle".
Cette rencontre, organisée à l'occasion du 60ème anniversaire du traité de Rome, se déroulera au "Lieu-Dit" à Paris, de 16h30 à 19h00. 
De quoi s'agit-il ? Depuis plusieurs semaines, Chapitre 2 produit un travail de décryptage des programmes des forces se réclamant de la gauche sur l'Union européenne dans la perspective de la campagne présidentielle et législative. 
Décryptage, mais aussi interpellation car nous affirmons une chose : aucun programme de gauche ne peut s'appliquer dans le cadre du système européen, ses institutions, traités, directives et règlements. 
A ce jour, Ensemble, Europe Ecologie-Les Verts, France insoumise, le Nouveau parti anticapitaliste, le Parti de gauche, le Parti socialiste et Primaire citoyenne ont confirmé leur participation. 
Venez nombreux pour ce débat unique sur les questions européennes, si souvent escamotées dans ce type de moment politique et pourtant tellement déterminantes pour le futur des Français et de notre pays.
                                                                               
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mardi 14 février 2017

Congrès de Podemos : la rébellion matée







Par Christophe Barret
Auteur du livre Podemos, pour une autre Europe (Le Cerf, 2015). 


Ce week-end se tenait en Espagne le congrès de Podemos, un congrès décisif puisqu'il a vu se tenir, dans une formation pourtant peu encline à promouvoir le leadership vertical, une véritable guerre des chefs. Pablo Iglesias et son numéro deux, le jeune et brillant politiste Íñigo Errejón, se sont en effet affrontés. A priori légitimistes, les militants ont reconduit le premier dans ses fonctions de secrétaire général. Christophe Barret, spécialiste de l'Espagne et de Podemos en particulier, revient sur l’événement pour L'arène nue. 

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Pablo Iglesias l’a donc largement emporté. Il est réélu secrétaire général de Podemos et ses partisans occupent désormais la majorité des sièges, au sein du Conseil citoyen du parti. "Vistalegre II" a été, en fait, le cadre de clarifications qu’il convient d’analyser sans tomber – bien-sûr ! – à la caricature.

Première clarification : le choix de la « verticalité »

À la gauche de la gauche, la notion de « verticalité » fait débat. On l’a évoquée, en France, quand est né le mouvement Nuit Debout. Pablo Iglesias a, de plein gré, accepté cette « verticalité » que beaucoup de fidèles au mouvement des Indignés rejetaient. Il y a donc maintenant un chef unique à Podemos. Une bruyante minorité, celle des anti-capitalistes (soit environ 15 % des militants et sympathisants), reste toutefois vigilante. Et c’est tant mieux.

Le poste de « secrétaire politique », occupé par Íñigo Errejón est voué à disparaître. Il est vrai que l’équivalent d’un tel poste n’existe pas, dans aucun autre parti. Le numéro 1 pourra, il est vrai, continuer à convoquer des congrès à sa guise. Comme il vient de le faire pour « Vistalegre II », qui - il faut l’avouer – ne restera pas dans les annales comme une référence. Les conditions dans lesquelles ce congrès s’est déroulé sont, à certains égards, surprenantes. Nombre de militants se sont plaints du caractère précipité de sa convocation et du peu de temps laissé aux cercles territoriaux et thématiques pour débattre. D’autres n’ont pas compris pourquoi les deux journées du congrès, consacrées à la présentation de motions, étaient organisée presque au terme du processus électoral. Les militants et sympathisants étaient appelés à se prononcer, par voie de vote électronique, depuis déjà plusieurs jours ! Erreur de jeunesse : Ínigo Errejón a cru, à tort, qu’il lui suffirait de s’appuyer sur tous les déçus de la centralisation pour l’emporter. Certains se sont manifestement mobilisés, d’autres ont en fait quitté le bateau. Quoi qu’il en soit, un parti est maintenant en ordre de marche et prêt à assurer travail parlementaire qu’il réclamait.

Seconde clarification : le choix de l’opposition frontale

Pablo Iglesias ébauche une ligne politique originale, d’abord fondée sur l’intransigeance. Désormais, Podemos se développera dans l’optique d’une opposition frontale avec les partis représentatifs de « l’oligarchie ». Íñigo Errejón, au nom d’une même fidélité à la vocation originelle du parti était devenu plutôt favorable à l’alliance avec ces partis traditionnels, afin de ne pas rompre avec un autre principe du populisme de gauche : ne pas apparaître comme trop radical. On touche, là, peut-être aux limites de cette théorie… Les succès de ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement « municipaliste », à Madrid notamment - où Podemos gouverne, grâce à une alliance conclue avec le PSOE et d’autres forces de la gauche dite de progrès -, pouvait cependant lui donner raison !

De même, certains sont effrayés par la place que prend désormais une gauche très radicale, au sein du Conseil citoyen. Viennent d’y entrer Manolo Monereo – ancien du PCE et un de ses mentors politiques, avec Jorge Verstrynge et Juan-Carlos Monedero – et Diego Cañamero – ancien dirigeant du Syndicat Andalou des Travailleurs, qui se défini comme « anticapitaliste » et d’« action directe ». Mais la volonté d’en découdre, partagée avec d’autres tendances venues par exemple d’une social-démocratie qui ne se reconnaît plus dans les choix du PSOE, peut ne pas être condamnée a priori.

Aucune nouvelle « purge » ne semble annoncée après des querelles d’appareil qui, il est vrai, pouvaient laisser présager le pire. La veille école communiste n’est donc qu’une tendance parmi d’autres au sein du nouveau Conseil citoyen.

Íñigo Errejón, certes, doit perdre ses fonctions de secrétaire politique et de porte-parole de groupe parlementaire. Mais il a indiqué sa volonté de ne pas quitter Podemos, et Pablo Iglesias, au lendemain du congrès, a jugé sa présence indispensable. Car la position d’Íñigo Errejón peut lui permettre de patienter, d’un strict point de vue personnel. Sa tendance a obtenu 37 % de voix lors de l’élection du nouveau Conseil citoyen. Elle a remporté 23 des 62 sièges qui le composent (NB : la tendance « anti-capitaliste » y fait son entrée, avec deux représentants – dont le député européen Miguel Urbán). Le travail parlementaire, sur lequel Errejón voulait aussi appuyer son action, pourrait donc se développer en parallèle à « la mobilisation de la rue » promue par Pablo Iglesias. De nombreux militant ne voient pas de contradiction entre l’une et l’autre démarche.


Troisième clarification, à venir : la question programmatique.

Christophe Barret, envoyé spécial
de L'arène nue en Espagne
 (hé hé). 
Comme l’explique Chantal Mouffe, le populisme de gauche est tout sauf un programme. Or, l’appareil est maintenant en ordre de marche. Une stratégie politique est définie. Le contenu programmatique, en toute logique, devrait donc maintenant suivre.

La base militante, au cours des deux journées de congrès, a très régulièrement interrompu ples discours pour scander comme une litanie, le mot « unité ». Pablo Iglesias le sait, l’Espagne qui souffre ne doit pas être déçue. Au lendemain du congrès, il a d’ailleurs rappelé à quel point la situation internationale était inquiétante : aux États-Unis, en France et en Grèce. Et il a, au cours d’un entretien télévisé, dénoncé l’action des « oligarchies allemandes ». D’un point de vue d’Européens attentifs à la revendication de la souveraineté, Pablo Iglesias et Íñigo Errejón ont maintenant quelques cartes maîtresses en main pour favoriser l’alternance à l’échelle du continent. « Unité » et « humilité » étaient, très logiquement, au cœur du discours de clôture de « Vistalegre II » prononcé par Pablo Iglesias.

Une rébellion a été matée, à Podemos, qui débouchera peut-être sur le meilleur.


[ Pour poursuivre la réflexion, on pourra également lire ici l'article de Vincent Dain sur Le Vent se Lève.] 


mardi 31 janvier 2017

« les gens s'abstiennent.... parce qu'ils estiment la démocratie ! » entretien avec Nicolas Framont







Nicolas Framont est sociologue et enseignant à l’université Paris-Sorbonne. Il est l'auteur, avec Thomas Amadieu, de Les citoyens ont de bonnes raisons de ne pas voter (Le bord de l'eau, 2015), et co-dirige la revue Frustration

Le présent entretien a été mené par Frédéric Farah. 

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Au début de votre ouvrage «  les citoyens ont de bonnes raisons de ne pas voter », vous rappelez six fausses solutions proposées par la classe politique pour inviter à voter ou à limiter les effets de l’abstention : simplifier le vote, rendre le vote sexy, réenchanter l’action , faire de la pédagogie, culpabiliser, punir), le recours aux primaires dans les différents partis de droite ou de gauche peut-il constituer un recours efficace à la défiance des citoyens à l’égard de leurs élus ou au contraire n’est ce pas un énième leurre ?  

C’est totalement un leurre en effet. D’abord parce que les primaires successives se sont avérées inefficaces pour lutter contre l’indifférence politique de la majorité des Français. Lors des primaires de droite et des deux primaires du Parti Socialiste, ce sont les citoyens de classe supérieures qui ont constitué la majeure partie des votants, tandis que les classes populaires ont été quasi absentes. Cela signifie que les primaires accentuent le biais sociologique déjà à l’œuvre dans les élections conventionnelles : leurs électeurs ne sont pas représentatifs des citoyens français, pas plus que ceux qui passent des soirées entières à les commenter. Ils sont en quelque sorte des grands électeurs qui permettent d’abord aux deux forces du bipartisme français déclinant de se redonner une légitimité par monopolisation du débat public et omniprésence médiatique. En faisant en quelque sorte « pré-élire » leur candidat, les Républicains et les Socialistes veulent accentuer leur poids électoral et utiliser ce succès pour revendiquer leur monopole sur la politique française. Sans compter la rentabilité financière d’une telle opération. Et pour finir, on ne peut guère dire que les primaires enrichissent la politique française : elles conduisent à la création d’écuries marketing autour des candidats, qui devient un produit dont on doit vendre les atouts, sans la moindre audace programmatique. Le fait que le « revenu universel » (qui ne l’est en réalité plus désormais) de Benoît Hamon passe pour un énorme pavé dans la marre en dit long sur le manque d’envergure idéologique des débats de primaire. 


Que révèle selon vous l’abstentionnisme ? La défiance des français à l’égard de leur classe politique vous semble-t-elle justifiée ?

Dans notre livre, nous nous élevions contre les explications psychologisantes ou méprisantes de l’abstention : les gens s’abstiendraient parce qu’ils auraient la flemme et seraient obsédés par leur petite personne. C’est faux : nous vivons dans un pays où l’intérêt pour la politique et le débat d’idée est fort, et où l’on croit encore en l’importance de l’action publique. Et c’est sans doute pour ça que beaucoup s’abstiennent : quand on estime la démocratie, comment trouver un enjeu à voter quand cet acte se réduit de plus en plus souvent à un arbitrage entre candidats et partis qui n’ont pas de différences substantielles sur le plan idéologique ? Il faut être extrêmement tatillon ou chroniqueur sur BFM TV pour trouver qu’il y a un gouffre entre Alain Juppé et François Fillon ou entre eux et Emmanuel Macron. Tous sont imprégnés d’une idéologie libérale et individualiste, qui passe par la destruction progressive des conquêtes sociales du 20ème siècle, et ils sont des contempteurs béats de la mondialisation heureuse et d’une Union Européenne technocratisée. Tous rêvent d’un monde où la décision politique serait une affaire de « bonne gouvernance » en vue d’un projet d’accumulation de richesse inégalitaire. La lutte contre le chômage ou pour le « pouvoir d’achat » ne devient alors qu’un bon prétexte pour satisfaire l’appétit des citoyens les plus fortunés. Quand on aime la démocratie, comme beaucoup de nos concitoyens, on peut vouloir éviter de voter pour des candidats qui en sont les fossoyeurs. Lorsque ceux qui ont enterré le « non » français au traité constitutionnel européen en 2005 et ceux qui usent sans scrupules du 49.3 et des lacrymogènes appellent à la mobilisation populaire et l’élan démocratique, cela peut donner envie de se retirer de ce jeu malsain !

Mais ce n’est pas tout : en même temps que s’homogénéisait le projet économique et social de la plupart de nos partis politiques, leur composition sociale s’embourgeoisait considérablement. Les ouvriers et les employés sont ultra minoritaires au parlement et les ministres de ces dernières décennies ont pour point commun une appartenance à la classe supérieure. De ce fait, ils sont en conflit d’intérêt permanent vis-à-vis du monde la grande bourgeoisie dont ils font tous, de Le Pen aux socialistes, pleinement partis. C’est selon moi la deuxième grande explication de l’abstention : quand vous vous rendez compte que les candidats disent globalement la même chose (même si certains sont plus libéraux que d’autres, veulent supprimer plus de services publics alors que d’autres se content de les tayloriser etc.), vous êtes tentés de vous demander pourquoi : alors vous vous rendez compte que cette homogénéité idéologique est liée à une homogénéité sociale : ceux qui prétendent vouloir nous représenter sont pour la plupart des citoyens fortunés qui sont parties liés avec l’univers social de la grande bourgeoisie française. Les épisodes comme l’affaire Pénélope Fillon ne sont que les révélateurs périodique de cette homogénéité sociale. 

Or, comment faire confiance à des gens dont la distance sociale vis-à-vis du reste de la population est devenu si grand qu’ils ne vivent plus sur la même planète ? Quand on sait que dans le même temps, une bonne partie des programmes sont remplacés par une personnalisation croissante des candidatures (le cas ultime est celui de Macron, qui mise tout sur sa personnalité et tarde à publier son programme), comment s’étonner que les Français soient de plus en plus circonspects face à la démocratie représentative ?

Comment expliquez-vous que la classe populaire ou les classes populaires font l’objet d’un tel abandon et d’un tel mépris de la part de la classe politique française ?

D’abord parce que la classe populaire sont victime du mépris de classe usuel de la bourgeoisie, dont les membres éminents de notre classe politique font partis. Je parlais plus haut de leur rapport à l’argent, cela ne suffit évidemment pas pour leur décrire : ce sont des gens qui évoluent dans des cercles de notabilité où l’ouvrier et l’employé sont une figure floue et inconnue. Accentué par le séparatisme géographique parisien, cette distance avec la classe populaire peut se traduire par le mépris mais aussi par la négation : entre Science Po et la Sorbonne, on peut croiser des gens pour qui la classe ouvrière ça n’existe pas, qui pensent que leur réalité sociale n’existe que dans les romans de Zola et qui estiment sincèrement que le monde est composé de bourgeois. La classe populaire disparaît dans leur discours et dans leur préoccupation, et comment s’en étonner ? Même les membres de la classe populaire n’ont souvent plus conscience de former le groupe majoritaire ! 70% des gens qu’on voit à la télévision sont cadres et professions intellectuelles supérieures, alors que 60% de nos concitoyens sont ouvriers et employés !

Ensuite, il y a cette équivalence hâtive qui est faite entre électorat populaire et Front National : les ouvriers et les employés seraient devenus de bons fachos, des beaufs infréquentables. On a beaucoup parlé de cette note du think tank socialiste Terra Nova, qui concluait que les classes populaires ouvrières avaient des valeurs conservatrices et qu’il fallait donc plutôt miser sur les jeunes et les classes moyennes diplômés. C’est de la caricature éhontée, qui se base beaucoup sur cette idée que l’électorat ouvrier PCF serait devenu un électorat ouvrier Front National, à partir d’un « glissement » qui aurait eu lieu dans les années 1990. Bien que la plupart des travaux là-dessus aient démontré la fausseté de ce constat, il reste très répandu. Je crois que dans le fond il arrange bien la plupart des membres de la classe politique, qui ont trouvé là une raison valable de lâcher la classe populaire pour laquelle ils n’ont pas l’intention d’agir : qui veut faire une politique favorable à la classe populaire doit lutter contre les inégalités en sa défaveur et restaurer les protections qui la protégeaient de la précarité. Cela passerait par une ponction sur les revenus des riches et ça, la plupart de nos politiques ne peuvent s’y résoudre.

Lorsque que l’on vous lit, chacun des partis politiques en incluant l’extrême droite et gauche, aucune des formations politique ne semble trouver grâce à vos yeux ? Pourquoi ?  

Nous avons écrit le livre entre les élections départementales et régionales : ces élections locales sont trustées par des militants désireux de sauver leurs sièges et de chipoter sur des petits fiefs. Ce n’est pas là que la politique française montre son meilleur visage, d’un bord à l’autre. A l’approche de présidentielle, des choses plus fortes se créent, car c’est l’élection reine où ceux qui veulent contester le système politique et économique peuvent jouer leur rôle, étouffés par la dimension gestionnaire des scrutins locaux. 

Mais à présent, je suis agréablement surpris par le mouvement « France Insoumise ». Son affranchissement complet vis-à-vis du Parti Socialiste et de ses satellites permet à son leader, Jean-Luc Mélenchon, de pouvoir jouer sa propre partition et de pouvoir redonner de l’enjeu à notre vie politique. Le projet d’assemblée constituante me séduit : voilà un grand coup de balai qui ne tuera personne mais qui renouvèlera la démocratie représentative. C’est un moyen plutôt rationnel de mettre fin à une situation bloquée sans en arriver au chaos. Ensuite, on a enfin une force politique d’ampleur qui pense en dehors du logiciel libéral caractérisé par le couple compétitivité-union européenne, tout en donnant des perspectives excitantes comme la reconversion écologique. C’est rare qu’un candidat nous donne à voir autre chose qu’un simple nouveau mode de gestion du capitalisme mondialisé.

Mais c’est surtout dans le rapport à la classe populaire que je trouve qu’un grand progrès a été accompli par la France Insoumise : d’abord, Mélenchon parle des ouvriers dans ces discours, et pas de façon abstraite. Dans son discours de Tourcoing, j’ai trouvé remarquable et émouvant (parce que je n’avais pas entendu ça depuis bien longtemps) que le candidat parle des conditions de vie, des petites souffrances quotidiennes de ceux qui sont malades de leur pauvreté. Ensuite, on a pour la première fois une candidature de gauche qui ose braver le tabou du protectionnisme et dire haut et fort que non, faire produire des choses à l’autre bout du monde et dans n’importe quelle condition, ce n’est pas promouvoir l’amitié entre les peuples. Je pense qu’une telle mesure peut parler aux ouvriers et aux employés qui sont ceux qui subissent la mondialisation, tandis que la classe supérieure ne fait qu’en bénéficier.

Dans votre analyse, vous revenez sur le libre échange et la construction européenne comme éléments qui participent de cette crise politique ? Pouvez vous nous en dire davantage ? 

Je peux vous répondre en vous parlant du CETA : son cas met bien en valeur les énormes défauts de ces deux processus. Le CETA (pour « Comprehensive Economic and Trade Agreement ») est un accord commercial entre l’Union Européenne et le Canada. Il contient plusieurs dispositions pour harmoniser les normes de production et de commercialisation dans tous les pays concernés de façon à rendre possible des échanges équitables entre ces pays. Un tel traité a des conséquences sur la législation de pays souverain, et les force à une adaptation pour favoriser ce « libre-échange ». Mais dans un accord de libre-échange, on s’aligne toujours vers le bas : car c’est le pays qui a le plus de normes sociales et environnementales qui devient le moins bon marché, et qui va « décourager l’investissement » comme disent les économistes. Contrairement à ce que son nom indique, la zone de « libre-échange » contraint les Etats à s’adapter, et restreint leur marge de manœuvre : toute législation qui défavoriserait les entreprises installés en France pourrait être attaqués en Justice. Un traité de libre-échange est donc un acte éminemment politique : telle une sorte de constitution commerciale, il définit ce dont on ne pourra plus discuter à l’avenir. Il constitue donc une limitation des souverainetés populaires.

En soi, cela n’a rien de scandaleux : un pays peut se contraindre à ne plus avoir de discussion sur une série de principe, comme le prévoit sa constitution. Mais ce qui est intolérable dans le cas du CETA et des traités commerciaux négociés et signés par l’UE, c’est qu’ils ne sont soumis à aucun processus démocratique : les institutions européennes ont agi avec discrétion et la seule instance démocratique qui s’est opposé au processus de ratification du traité – la Wallonie - a fini par être contrainte au silence et n’a obtenu aucun amendement majeur. Parce que dans le logiciel de l’Union Européenne, le CETA n’est pas un acte politique : c’est quasiment un acte bureaucratique, le prolongement d’une logique que la Commission Européenne a inscrite dans ses gênes depuis ses origines : la réalisation de l’utopie néolibérale de la libre-concurrence, qui contraint les Etats et les peuples à renoncer à leurs instances de régulation du capitalisme. Une aubaine pour les grandes entreprises qui sont dûment représentés à Bruxelles, où elles entretiennent une armée de lobbyistes.

Mais ce ne sont pas eux qui contraignent l’UE à tenir ce projet : sa logique le porte tout entier, et contribue à le retirer du débat démocratique. 

Mais on aurait tort de considérer l’UE comme une instance autonome, sorte de démiurge aux caprices duquel on devrait se soumettre. Elle est investie de ce pouvoir de concrétisation du projet néolibéral d’affaiblissement de la démocratie et d’affranchissement du capitalisme par des dirigeants bien réels qui ont beau jeu ensuite de jouer les victimes. Nos politiques savent qu’il est payant électoralement d’afficher son scepticisme devant l’Union Européenne, mais ce sont bien eux, droite et socialistes compris, qui l’ont forgé et continuent de lui laisser toute latitude.

Et pour répondre à votre question, libre-échange et Union Européenne contribuent donc à retirer du débat démocratique nombre de questions essentielles. En faisant de nos dirigeants de simples exécutant d’un projet général qu’il est interdit de contester, ces deux processus conjoints contribuent à supprimer tout enjeu à leur élection et plus généralement à déposséder les citoyens de la politique.

Vous montrez que le clivage gauche droite s’est vidé progressivement de tout sens. Faut-il donner raison à Macron qui affirme que le vrai clivage repose sur progressiste et conservateurs et ouverture et repli ?  Macron n’est il pas au contraire l’un des symptômes de la crise politique et de son aggravation plus que de sa résolution ? 

Ce clivage ne s’est pas vidé de tout sens, il a été vidé de tout sens. Quand un gouvernement continue de se dire de gauche alors qu’il détruit le code du travail, oui ça contribue à brouiller les pistes. Un jeune qui aurait commencé à s’intéresser à la politique sous Hollande doit avoir bien du mal à définir les différences entre ces deux appellations. Encore hier j’entendais à propos du programme de Benoît Hamon qu’il était « très très à gauche » parce qu’il comptait donner 700€ à plein de monde : aux dernières nouvelles, la gauche ce n’était pas la charité, c’était le partage des richesses !

C’est du moins ainsi que ce clivage s’est construit tout au long du 20ème siècle, à une époque où le clivage droite-gauche faisait écho à un clivage de classe : sont de gauche ceux qui sont pour le partage des richesses et la classe ouvrière, de droite ceux qui estiment que la richesse des riches et la liberté des entrepreneurs profitent à tous. Il s’agit de deux positions intéressantes et à partir desquels il est encore possible de mener une discussion : les données du problème n’ont guère changé depuis le 19ème siècle, surtout qu’on est arrivé à une époque qui renoue presque avec le même niveau d’inégalité. La question écologique s’est ajoutée, mais elle se situe sur le même clivage : ou bien vous pensez que par des petits gestes et des entreprises plus « vertes » on va se sortir de ce bourbier climatique, et vous êtes de droite (vous croyez en la Responsabilité Individuelle, très bien), ou bien vous estimez que la collectivité doit s’organiser pour faire face à ce défi et qu’elle doit contraindre un minimum notre économie à s’adapter à cette course contre la montre, et vous êtes de gauche. Bon, si vous pensez qu’il n’y a pas de problème écologique, vous n’êtes ni de droite, ni de gauche, vous êtes aveugle ou malhonnête.

Donc ce clivage a un sens : il est une grille de lecture de notre débat politique et une façon de se situer. Ce n’est pas une frontière absolue et fixe dans le temps, les choses évoluent, bien entendu, mais il a un sens.

Mais quand tout une partie des politiques « de gauche » se mettent à faire la même chose que les politiques de droite et à tenir globalement le même discours, alors oui on n’y comprend plus rien. Et avec Thomas Amadieu on a tendance à penser qu’au point de confusion où on en est, autant trouver d’autres appellations sous peine de céder au chant des sirènes des candidats « de gauche » qui dans trois ans massacreront ce qui reste du code du travail en continuant de célébrer Jaurès et de chanter l’Internationale.

Alors quel autre clivage pouvons-nous utiliser en remplacement ? Macron en a trouvé un, très prisé des néolibéraux et autres gens de droite : « conservateurs repliés sur eux-mêmes » versus « progressistes ouverts sur le monde ». C’est bien pratique : vous pouvez contribuer à tuer des métiers et fermer des usines et être « progressiste » parce que vous aurez « ouvert sur le monde » votre économie, tandis que ces ouvriers qui n’ont pas le bon goût de voyager autant que vous vont devenir de fieffés « conservateurs » repliés sur eux-mêmes alors qu’ils devraient profiter de la mondialisation heureuse. C’est un beau lifting, qui va pouvoir permettre tout un tas de chose au nom du « progrès » et de « l’ouverture ». Bientôt, légaliser l’exil fiscal pourra se faire au nom du « progressisme » vous verrez : on ne va quand même pas être repliés sur nous-mêmes et tourner le dos aux gentils habitants des Îles Caïman quand même ?

Du coup, oui, Macron pousse la logique à l’œuvre dans notre vie politique jusqu’au bout : en détruisant le clivage droite-gauche en en amenant son nouveau clivage, il rend impossible toute discussion économique et social : ceux qui s’enchantent de la mondialisation heureuse, comme son ami Alain Minc, seront « progressistes » (alors qu’avant ils étaient tout simplement « de droite ») tandis que ceux qui luttent contre ses méfaits seront « conservateurs ». Notez le changement d’étiquette : avant la CGT pouvait dire qu’elle luttait « pour le progrès social », et avec Macron elle deviendra un syndicat « conservateur ». Le MEDEF se frotte les mains des prouesses marketing de Macron, car précisons que celui-ci pousse également à son paroxysme la logique de porosité sociale entre la grande bourgeoisie et les politiques. Lui-même rompu à l’art du pantouflage, Macron est soutenu par la génération montante du patronat français, des PDG de la French Tech londonienne qui ont participé à ses dîners de levée de fond à Patrick Drahi, patron de SFR Presse, qui lui a envoyé son meilleur lieutenant, Bernard Mourad, pour épauler sa campagne.

Face au constat que vous livrez, que préconisez-vous pour sortir de cette crise ou en atténuer ses effets ? 

Dans le livre, nous prônions des aménagements institutionnels pour limiter la force du bipartisme et permettre le renouvellement de la classe politique. Depuis, comme je le développe dans mon prochain livre, Les Candidats du Système, qui sortira le 14 mars, je suis convaincu qu’on ne résoudra pas la crise politique sans résoudre la crise sociale : tant qu’une minorité de la population sera aussi riche, et à mesure que son pouvoir croîtra, nulle démocratie ne sera possible. L’ascension fulgurante de quelqu’un d’aussi liée à la finance et au patronat qu’Emmanuel Macron montre qu’une bourgeoisie puissante parvient toujours à imposer ses vues sur le destin de notre pays, et qu’elle sait même tirer parti de cette crise politique en investissant dans un produit marketing conçu pour donner l’illusion du changement. Ce pays a besoin d’un choc d’égalité pour redonner le pouvoir aux citoyens, sinon nous sommes condamnés à revivre tous les cinq ans les mêmes désillusions.