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vendredi 24 février 2017

« La Russie n'a jamais cru à une Europe politique unifiée », entretien avec Jean-Robert Raviot





Jean Robert Raviot est professeur de civilisation russe contemporaine à l’université de Nanterre. Il a récemment dirigé l'ouvrage Russie : vers une nouvelle guerre froide ? (La Documentation française, 2016), et a bien voulu répondre aux questions de L'arène nue relatives aux relations entre la Russie et l'Europe. 

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La Russie est souvent décrite comme un pays eurasiatique à cheval sur deux continents, mais avec un fort tropisme européen. Est-ce encore vrai aujourd'hui, dans un contexte de développement rapide de l'Asie et alors que les relations entre l'Europe et Moscou semblent parfois difficiles ? En somme, les Russes se considèrent-ils comme des Européens ?

La Russie est un État-continent, plutôt qu’un État à cheval sur deux continents. Son destin est lié à chacun de ces continents, mais elle n’appartient en réalité vraiment à aucun des deux.

Les Russes, dans leur immense majorité, ne se sentent pas tout à fait européens, mais plutôt… russes. Ils ne s’en ressentent pas moins liés très intimement à l’Europe par leur langue, leur histoire, leur culture et leur religion, et il est évident que, dans leur immense majorité, ils se sentent plus européens qu’asiatiques ! Et s’ils ne se sentent pas européens dans le plein sens du terme, les Russes se sentent pleinement « en Europe ». D’autant que, fait nouveau de l’ère post-soviétique, beaucoup de Russes voyagent désormais beaucoup en Europe. Certains y résident, ou s’y sont installés. Beaucoup de liens professionnels et amicaux se sont noués. Et je ne parle même pas des nombreuses unions et familles franco-russes, germano-russes, italo-russes… Au point qu’on peut parler de l’existence d’une « diaspora » russe aujourd’hui ! Je renvoie aux excellents travaux de ma collègue Olga Bronnikova, sur les expatriés russes, leurs réseaux de sociabilité et leurs communautés à Paris, Londres, Berlin...

J’ajouterais que l’Europe n’est pas du tout perçue comme une menace par les Russes, alors que l’histoire la plus récente pourrait objectivement alimenter le sentiment d’une telle menace – deux invasions venues d’Europe en deux cent ans, de la France de Napoléon (1812) et de l’Allemagne de Hitler (1941)…

La question du rapport à l’Europe et à l’Occident structure la pensée russe et la réflexion sur l’identité de la Russie depuis au moins la fin du XVIIIe siècle. Je ne peux que recommander la lecture de l’ouvrage de référence, qui vient de paraître, de Michel Niqueux, L’Occident vu de Russie, une anthologie de textes traduits et commentés, aux éditions de l’Institut d’études slaves. L’Occident est à la fois attraction et répulsion, « pourri » et en même temps « civilisé »…

Enfin, et je tiens à insister sur ce point, beaucoup de Russes se sentent mal aimés par les Européens, et en particulier par les Français. Nombreux sont ceux qui disent que l’amour souvent passionné qu’ils portent à la France, à ses arts, ses lettres, son histoire, sa culture, n’est guère payé en retour d’un amour de la Russie. Bien des amis russes sont sidérés, et profondément déçus, de voir à quel point leur pays est réduit, dans l’esprit public européen, à des clichés sommaires, à des marronniers journalistiques grossiers, à des réflexes de pensée politisés, la figure de Poutine étant devenue vraiment envahissante quand on évoque la Russie. Dans les années 1990, c’était la mafia et les oligarques…

Je conseille généralement à mes étudiants, et donc je conseille à tous vos lecteurs de regarder le film magnifique d’Alexandre Sokourov, L’arche russe, qui est une œuvre magistrale, extraordinaire, tournée au Musée de l’Ermitage, et qui est une évocation poétique, élégiaque parfois, très lyrique, de la relation compliquée de la Russie à l’Europe occidentale à travers deux siècles d’histoire…




Vous dites que l’Europe n’est pas du tout perçue comme une menace par les Russes. A l'inverse, certains pays européens comme la Suède ou comme les pays Baltes se sentent menacés par la Russie. Sans doute la guerre en Ukraine et l'annexion de la Crimée ont-elles renforcé ce sentiment d'insécurité. Selon vous, courent-ils vraiment un risque ? La Russie commence-t-elle à réaffirmer des ambitions impériales ?

La perception d’une menace russe dans ces pays est bien réelle et historiquement fondée. En revanche, la réalité d’une menace russe relève, à mon sens, du fantasme. Mais la politique internationale n’est pas seulement gouvernée par les réalités, elle l’est tout autant par les perceptions et les représentations…

L’espace balte, depuis l’adhésion de la Pologne et des États baltes à l’OTAN, est redevenu une frontière stratégique majeure en Europe. La mer Noire l’est tout autant, mais c’est plus ancien : la mer Noire était déjà une frontière stratégique majeure de la guerre froide (opposition URSS-Turquie, membre de l’OTAN). Ainsi, tout l’espace situé entre Baltique et mer Noire – cet Intermarium (Miedzymorze, en polonais) où, après la première guerre mondiale, la Pologne de Pilsudski projetait de déployer son influence dans une Fédération des États d’Europe centrale et orientale, allant de la Finlande à l’Ukraine en passant par les États baltes, la Roumanie, la Slovaquie, la Pologne…) - est replacé au cœur des rivalités des grandes puissances européennes. Et précisément, les tensions s’avivent là où les zones d’influence ne sont pas strictement établies : Ukraine, Moldavie et, dans une moindre mesure, Biélorussie.

La Russie ne poursuit pas, à mon sens, une stratégie impériale, ou néo-impériale, mais une politique post-impériale consistant à conserver, là où elle le put, une influence et/ou une capacité de nuisance dans le contexte d’une expansion constante, au cours des vingt dernières années, du « bloc occidental » dirigé par Washington. Cela signifie trois choses : 1. Opposition formelle à toute nouvelle adhésion d’un nouvel État voisin de la Russie à l’OTAN, 2. Opposition au déploiement stratégique du « bloc occidental » aux frontières de la Russie (en premier lieu, le bouclier anti-missiles américain), 3. Utilisation de tous les leviers d’influence du registre du « micro » dans les États voisins (aide aux minorités et rebellions anti-Kiev, anti-Tbilissi, anti-Tallinn…, aide aux russophones et « communautés russes » de l’ « étranger proche », …)

Récemment (novembre 2016) des élections ont eu lieu en Bulgarie et en Moldavie. Ce sont des candidats dits prorusses qui l'ont emporté. Les pays d'Europe centrale et orientale - qu'ils soient ou non membres de l'Union européenne - ne risquent-ils pas d'opter de plus en plus pour un rapprochement avec Moscou, alors que l'Europe s'enlise dans des difficultés qui minent son attractivité ?

Je pense que la Russie a certes des ressources à offrir, notamment énergétiques et minière, mais que celles-ci sont très contingentes (la décision de construire des oléoducs et des gazoducs ne peut pas être prise en un an, ce sont des stratégies à très long terme) et assez limitées. L’UE demeure, malgré la crise politique et économique dans laquelle elle est engluée, très attractive. En revanche, ce qui se profile, c’est la désuétude progressive de cet état de fait, politique, consistant à devoir choisir : UE ou Russie. Cette confrontation, héritage mental et réflexe conditionné de la guerre froide, a largement contribué à précipiter la crise ukrainienne. La guerre froide « dans les têtes » doit absolument être surmontée, c’est l’un des défis majeurs communs à l’Europe et à la Russie, comme j’essaie de le montrer dans Russie : vers une nouvelle guerre froide ? L’Ukraine est aujourd’hui dans une impasse. Les autres pays comprennent bien que l’avenir est à la conciliation des deux influences et à un jeu de négociation – et disons-le, de marchandage – avec l’UE et la Russie.

Lorsqu’à Kiev en 2014, on brandissait des drapeaux européens dans les rues, ce n’était pas pour célébrer la construction européenne ou en appeler à une invasion libératrice des troupes de l’OTAN – pour reprendre un cliché de la propagande russe – mais parce que « l’Europe », idéalisée, imaginée, représentait l’espoir d’un progrès social, économique et politique que l’on attend toujours désespérément… A Moscou, on a très bien compris cela. A Bruxelles et Berlin, pas encore…

Le chercheur et spécialiste de l'Allemagne Hans Kundnani expliquait dans un article paru début 2015 dans Foreign Affairs que l'Allemagne oscillait entre son arrimage occidental et une tendance à s'identifier à la Russie pour des raisons historiques profondes. La presse allemande de son côté fait parfois paraîtredes éditoriaux sur la relation germano-russe tels que celui-ci qui s'intitule de manière assez claire « L'âme sœur ». Existe-t-il une relation spéciale entre les deux pays ?

La relation russo-allemande est ancienne, étroite, intime, complexe, passionnelle… Il y aurait beaucoup, beaucoup à dire. Trop pour l’espace imparti par le format d’une interview… Je ne crois pas que l’Allemagne oscille aujourd’hui entre plusieurs ancrages. Nous ne sommes plus à l’époque des débats sur le Sonderweg, la république de Weimar… L’Allemagne est au cœur de l’Europe et, qu’elle le veuille ou non, elle est arrimée à la Russie. Tout comme la Russie est arrimée à l’Allemagne, qu’elle le veuille ou non. Les relations économiques vont s’approfondir et se poursuivre. Les deux pays ont d’ailleurs tout pour faire de bonnes affaires ensemble ! Il est évident qu’un éventuel renforcement de la relation germano-russe pourrait remodeler l’architecture sécuritaire de notre continent, surtout si elle s’accompagnait d’une prise de distance d’avec l’allié tutélaire américain et d’un démariage au sein du couple franco-allemand…

Imaginons que l’euro s’effondre, que l’OTAN se distende sous impulsion américaine, que l’UE voie sa voilure très réduite… Alors l’Allemagne, sans doute, pourrait chercher avec Moscou un partenariat plus étroit, une alliance sécuritaire lui permettant d’asseoir son influence déjà très forte en Europe de l’Est. Mais de là à ce que l’Allemagne se tourne vers l’Est et rompe avec l’Ouest… Il y a un océan ! L’industrie allemande ne peut pas se satisfaire du marché russe, même étendu à l’Asie centrale, c’est un marché trop exigu et dont la solvabilité est trop conditionnée aux aléas des prix mondiaux des matières premières. L’Allemagne a besoin de clients solides, solvables et de vastes marchés, toujours en expansion: priorité, donc, au marché intérieur de l’Allemagne (c’est-à-dire l’Europe, en premier lieu la zone euro), et aux marchés nord-américain, chinois et, à l’avenir, au marché indien. Je ne crois donc pas à un tournant russe/eurasiatique de la politique allemande.

Pensez-vous, comme on l'entend parfois, que la Russie a intérêt à faire éclater l'Union européenne ?

A Moscou, on ne croit pas, et on n’a jamais cru à une Europe politique unifiée et on ne l’a jamais souhaitée, car l’UE (la construction européenne) est, depuis ses origines, vue comme un projet voulu et dicté par Washington pour légitimer durablement sa domination sur l’Europe et, aussi, pour faire de l’Allemagne une puissance-relais du bloc euro-atlantique. Ainsi, la vague souverainiste et populiste qui touche aujourd’hui toute l’Europe séduit plutôt en Russie. On y voit une sorte de sursaut des peuples européens contre le carcan d’une UE parfois comparée à l’ex-URSS… Les discours conservateurs ou populistes tchèques, polonais ou hongrois allant dans ce sens sont souvent cités dans la presse russe. Viktor Orban exprime à merveille cette vision d’une UE devenue une URSS « soft » : il a fait ce parallèle à de nombreuses reprises dans ses discours.

La Russie est néanmoins, et surtout, un acteur pragmatique et réaliste des relations internationales. Elle a intérêt à un marché européen unifié sur le plan des normes (beaucoup plus simple pour les relations économiques et commerciales) et, par conséquent, n’a guère intérêt à faire éclater l’UE en tant que marché unique et union douanière. D’ailleurs, les diplomates et fonctionnaires russes qui sont en charge de la mise en œuvre (difficultueuse) de l’Union eurasiatique se calquent bien souvent sur les modèles européens…





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